Librairie internationale (p. 39-45).

iii


Pour rejoindre son coupé, qu’il avait laissé rue de Vaugirard, Robert dut faire un détour assez long.

Il vacillait dans la rue comme un homme ivre.

Il resta quelque temps enfoncé dans sa voiture sans penser à rien, plongé dans une somnolence voluptueuse. Cependant, peu à peu, il reprit conscience de sa situation et put envisager froidement les nouveaux embarras qu’il venait de se créer.

Qu’allait-il faire de cet amour ? Sans doute, il préférait Juliette à Marcelle ; mais Marcelle le sauvait de la misère, qu’avant tout il redoutait. Que résoudre ? Un tel tumulte de pensées tournoyait dans son cerveau qu’il n’arriva pas à former une résolution. Il attendrait au lendemain pour prendre un parti.

Il était maintenant trop tard pour se présenter chez les Rabourdet. Néanmoins il dit à son cocher : rue de Provence, 27. Il passa devant l’hôtel ; toutes les lumières étaient éteintes.

— Je ne dormirai pas, pensa-t-il.

Il se fit conduire à son cercle.

Il y trouva nombreuse réunion. On y jouait gros jeu.

— Je vais jouer, se dit-il, et si je gagne, j’épouserai Juliette. Le hasard déconcerte si souvent nos prévisions et nos projets les plus mûrement réfléchis, que le plus sage est peut-être de ne consulter que lui.

Cette idée de remettre au hasard le soin de trancher les difficultés de sa position, de jouer ainsi sa destinée au lansquenet, lui parut originale. Il n’aurait d’ailleurs pas la peine d’y penser.

Il s’approcha d’une table où le jeu semblait fort animé.

Il reconnut, assis à cette table, un jeune homme qu’il n’avait pas vu depuis longtemps.

Il l’accosta.

— Étienne Moriceau ! Est-ce bien vous ? Comme vous êtes changé !

— C’est ma barbe qui me change ainsi, répondit Étienne. Lorsque j’étais officier de marine, je ne portais que les favoris réglementaires.

— Et depuis quand avez-vous quitté la marine ?

— Depuis un an. J’ai perdu mon père, ajouta-t-il avec tristesse.

— Et votre fortune vous suffit ?

— Je n’en sais rien encore. Mon père, vous le savez, était armateur, et, comme tel, avait des affaires dans tous les pays du monde. La liquidation sera longue. Toutefois, ce que j’ai pu réaliser à Nantes me permet de vivre de mes rentes.

— La marine, je crois, ne vous a jamais plu infiniment ?

— C’est un métier assez rude. La discipline et les quarts de nuit surtout m’étaient insupportables. Je suis indépendant comme un peau-rouge. Je tiens un peu du sauvage par ma mère, qui était créole. Cependant je n’aime pas l’aventure. J’ai, comme mon père, des goûts tranquilles et modestes. Peut-être me marierai-je ; j’ai besoin d’affection. Depuis la mort de mon père, je voudrais me reconstituer un foyer.

Robert, en l’écoutant, l’observait et se disait :

— Voilà un assez beau garçon, suffisamment riche. Il m’a l’air d’un honnête légume qui ferait un excellent mari. Si tout à l’heure la fortune m’est contraire, j’y penserai pour Juliette.

Il se mit au jeu à côté d’Étienne Moriceau.

Il gagna d’abord une somme assez considérable.

Étienne perdait.

Robert, quoique beau joueur, apportait au jeu sa fougue expansive et ne cherchait nullement à dissimuler ses émotions. Il ne posait, ni pour le calme de l’homme blasé, ni pour le flegme anglais. Il était resté jeune, et le laissait voir.

Il suivait le jeu d’un regard ardent. On devinait la fièvre qui l’agitait aux spasmes de sa main nerveuse, aux contractions des muscles du visage, aux exclamations inconscientes qui lui échappaient.

Étienne, au contraire, semblait impassible.

Il était, lui, très-brun. Ses cheveux et sa barbe un peu crépus, son teint fortement basané, révélaient son origine créole. Ses yeux d’un bleu pâle imprimaient à ce visage énergique une sorte d’étrangeté qui éveillait la curiosité et l’attention.

Ce regard était d’une extrême douceur, langoureux même et un peu couvert comme celui des hommes chez lesquels l’amour domine. Qu’Étienne gagnât ou perdît, ce regard clair était impénétrable ; pas un muscle de son visage ne bougeait ; sa main très-petite et brune ramassait l’or ou le jetait sur le tapis, sans qu’on y pût découvrir le moindre frémissement. Sa voix, particulièrement harmonieuse, ne vibrait pas.

— Je tiens ! Banco ! Je les fais ! À moi !

Il prononçait ces mots avec un sourire si calme qu’on l’eût pu croire également indifférent à la perte comme au gain.

Le seul signe extérieur qui trahît chez lui une émotion assez vive, c’était la sueur qui perlait à son front. De temps à autre, on voyait une gouttelette rouler sur la tempe et se perdre dans les favoris.

— Il me semble, lui dit tout à coup Robert, que pour un homme qui accuse des goûts modestes, vous jouez un joli jeu.

— J’ai la passion du jeu, répondit-il tranquillement, en attendant que j’en aie d’autres.

— Tiens ! vous avez des passions. Ma parole ! on ne s’en douterait pas.

— Mon Dieu ! oui, j’ai des passions, reprit-il avec le même sourire impassible, ou pour parler plus exactement, je les sens qui couvent. Les occasions seules m’ont manqué.

— Cependant c’est ce qui manque le moins. Le diable ne s’occupe donc pas de vous ?

— Comme marin, je n’ai pu avoir que des amours de passage.

— Viendriez-vous à Paris chercher des amours constants ?

— Je suis venu ici tout simplement pour me distraire : je m’ennuyais à Nantes.

— Il est fâcheux que je me marie ; j’aurais pu vous procurer quelques distractions.

— Vous vous mariez, vous ?

— Je ne suis pas encore décidé. Je vous dirai cela dans quelques heures.

À partir de ce moment, la chance tourna complètement.

Moriceau gagna, et Robert perdit jusqu’à sa dernière pièce d’or.

Il emprunta alors à Étienne. À cinq heures du matin, il perdait 60, 000 francs ; il en devait 40, 000 à Moriceau.

— Eh bien ! je me marierai, dit-il avec un sourire amer ; le sort en est jeté.

Il soupira :

— Pauvre Juliette !

Étienne comprit que cette perte venait de décider le comte de Luz à un mariage qui ne lui convenait pas autrement.

— Ne vous mariez-vous que pour payer cette dette ? demanda-t-il à Robert. Je vous assure que je ne suis nullement inquiet de mon argent. Et même, si je pouvais vous rendre service… J’ai gardé un si agréable souvenir du voyage que nous fîmes ensemble que je serais vraiment heureux de vous obliger.

— Quarante mille et six cent mille, repartit Robert, font six cent quarante mille. Outre cette énorme dette, il faut vivre ; et moi, je ne puis vivre à bon marché. J’ai voulu tenter une dernière fois la chance ; la chance a décidé : je me jetterai dans la gueule du Minotaure. Je vous invite à mon mariage dans huit jours ; mais auparavant, demain soir, à mon enterrement.

Il lui remit sa carte, lui serra cordialement la main, et ils se séparèrent.