Librairie internationale (p. 214-224).

xxv


C’était un dimanche des derniers jours de mai. Il faisait beau. Tout Paris était aux champs. Jusqu’alors la saison très-pluvieuse avait retenu les oisifs voyageurs qui, chaque année, avides d’air pur et de locomotion, émigrent par groupes joyeux vers les villes d’eaux et les bains de mer. Les de Luz et les Moriceau n’avaient pas encore pris leur volée.

M. et Mme Rabourdet, installés à la campagne avec Marcelle, attendaient leurs invités dans un vaste salon Louis xv à pans coupés. Le plafond et les dessus de portes représentaient des pastorales de Watteau. Les boiseries sculptées, vert d’eau et or, offraient un gracieux fouillis de colombes et d’amours qui rappelaient l’art précieux de cette époque de décadence. C’était coquet et grandiose, voluptueux et royal.

La timide Sophie, malgré sa belle robe de poult de soie antique semé d’épis d’or, faisait tache, avec sa figure honnête et bourgeoise, au milieu de ce luxe princier, plein d’incitations lascives.

Frais rasé, rondelet, gris-pommelé, roide et compassé, M. Rabourdet avait beau se cambrer fièrement, renverser la tête, rejeter jusque sur l’épaule les revers de son habit pour mieux faire valoir les proportions magistrales de son auguste thorax, il avait beau agiter ses breloques, humer délicatement sa prise, secouer son jabot avec une noble insouciance, rien ne parvenait à le grandir et à l’ennoblir. On retrouvait l’homme de basse origine dans sa main carrée, dans ses gestes vulgaires, dans sa phrase prétentieuse, et surtout dans le regard vaniteux qu’il jetait sur ces magnificences.

Néanmoins, il paraissait préoccupé, presque morose : on l’eût dit absorbé par de profonds calculs. Tout à coup, il s’approcha de la pendule de malachite, et passant son doigt sur le marbre :

— À quoi donc vous servent vos domestiques, s’écria-t-il d’un ton hargneux, s’ils n’époussètent même pas les meubles ? Ce n’est pas mon rôle cependant de veiller à cela. J’ai bien assez de mes affaires. Mais vous n’êtes bonne à rien qu’à pleurnicher.

La douce Sophie ne répondit pas.

Pourquoi l’olympien Rabourdet montrait-il cette mauvaise humeur ? Il venait pourtant de poser sa candidature, et le gouvernement lui promettait son appui le plus officiel. Il allait parvenir au sommet de ses ambitions, consacrer au bien de son pays ses éminentes facultés, parler à la France, à l’univers. Mais, hélas ! un rayon manquerait à son auréole : l’amour d’une femme du monde.

Robert l’avait présenté à la princesse Ircoff ; la princesse l’avait toisé du haut de son binocle, avec une superbe écrasante.

Deux ou trois autres présentations dans le très-grand monde avaient amené le même résultat : échec et mat. Cependant il vieillissait, malgré sa gloire et ses millions ; et, avant de faire ses adieux à la galanterie, il voulait être aimé pour lui-même, être aimé du moins par une femme assez haut placée pour qu’il pût croire à un amour désintéressé.

Il était blasé sur les faveurs des danseuses, dont il connaissait au plus juste le tarif. Voyait-il à l’Opéra luire une nouvelle étoile ? Cela me coûtera tant, se disait-il, mieux vaut acheter du trois pour cent. Dans ses songes, de fines marquises, de fières duchesses, des princesses même se détachaient des panneaux antiques de son château et ne dédaignaient point de lui roucouler les déclarations les plus folâtres. L’amour d’une grande dame, ce désir, persistant comme une idée fixe, l’aigrissait, le rendait triste, malheureux.

Il portait ainsi le châtiment de sa vanité.

— Quand je pense que Robert ose inviter ici, chez nous, sa… une femme qui…, dit Mme|Rabourdet avec une indignation concentrée.

— Au lieu d’appeler votre gendre : Robert, veuillez donc prendre l’habitude de dire : M. de Luz.

— Il me semble qu’entre nous…

— Entre nous ! Pour qui donc me prenez-vous, moi, madame ?

— Pour M. Rabourdet, négociant.

M. Rabourdet laissa échapper une sorte de rugissement.

— Ah ! ah ! il vous sied bien de mépriser le commerce !

— Ce n’est pas moi qui le méprise, c’est vous qui sans cesse en rougissez et voulez prendre des airs qui ne vous vont point.

— Que signifient ces inconvenants sarcasmes ?

— Ils signifient que je suis profondément désolée, lasse enfin, de vous voir depuis deux ans sacrifier le bonheur de notre enfant à de ridicules questions de vanité.

— Ridicules ! avez-vous dit ? Il n’y a ici, entendez-vous bien, que vous et Marcelle de ridicules. Pourquoi Marcelle n’est-elle pas heureuse ?

— Parce que vous l’avez mariée par vanité, je le répète, à un débauché qui ne l’aime pas ; parce que, depuis son mariage, au lieu d’arrêter Rob… M. de Luz, vous l’encouragez dans la dissipation, vous essayez même de suivre ses traces.

— Qu’appelez-vous dissipation ? Ne comprendrez-vous donc jamais que nous autres hommes, fatigués, écrasés par les affaires, les soucis, les luttes de la vie, nous ayons besoin de distractions fortes, d’émotions variées, de plaisirs intenses ? Vous qui vous plaignez sans cesse et posez en victime, en quoi m’avez-vous aidé dans l’œuvre de notre fortune ?

— Dieu m’est témoin, soupira Sophie, que je ne réclame rien pour moi, mais pour notre enfant. Comme moi, elle serait plus heureuse avec moins de fortune et plus d’affection.

— Marcelle n’est, comme vous, qu’une sotte ; si elle tyrannisait moins son mari, il l’aimerait davantage. Ce sont vos conseils et vos doléances qui troublent ce jeune ménage.

— Moi, moi ! c’est moi qui suis cause du malheur de ma fille !

— Positivement ! Si vous l’aviez mieux élevée et lui aviez inculqué le respect de la supériorité masculine, aujourd’hui elle ne voudrait pas faire de son mari un ridicule Sigisbé, une sorte de chauffe-la-couche.

— Ah ! je ne lui ai rien conseillé. Je lui ai donné mon cœur, voilà tout.

— Votre cœur ! votre cœur ! Vous croyez avoir tout dit avec ce mot-là. Mais nous aussi, nous avons un cœur. Seulement il est moins borné ; il peut contenir plusieurs affections, sans qu’elles se nuisent l’une à l’autre. Cela nous empêche-t-il d’aimer nos femmes, de les respecter ?

— Oui, vous aimez vos femmes, repartit Mme Rabourdet avec une indignation qui l’ennoblissait presque, vous les aimez comme de bons chiens fidèles, comme des servantes qui mettent l’ordre dans la maison. Vous les respectez, dites-vous ? Ce que vous respectez en elles, c’est votre propriété, votre chose. Mais vous n’avez jamais pour elles que paroles sèches ou indifférentes. Si, dans votre for intérieur, vous méprisez vos maîtresses, du moins leur montrez-vous tous les dehors du respect. À elles les attentions, les hommages, les riches présents, à elles tout votre amour. Ainsi, depuis le retour de Mme Moriceau, Marcelle s’est vue complètement délaissée, délaissée malgré sa beauté, sa jeunesse, sa fortune.

Mme Moriceau ! s’écria M. Rabourdet qui devint cramoisi, vous supposez que Mme Moriceau est la maîtresse de M. de Luz !

— Il n’y a que vous qui l’ignoriez.

— M. de Luz m’a certifié que cela n’était pas.

— Et vous croyez un homme qui trompe Marcelle vingt fois par jour ?

— Il ment par nécessité, parce que Marcelle l’ennuie sans cesse de ses soupçons, de ses reproches.

— Pauvre enfant ! Elle ose à peine le questionner.

— Alors, s’il ment, c’est par bonté, parce qu’il la voit inquiète.

— S’il était bon, la tourmenterait-il ainsi ? inviterait-il ici même une femme pareille ?

— Allons donc ! vous me faites pitié, madame Rabourdet ; une femme qui tient aux de Brignon par sa mère ! Voyez comme vos accusations sont injustes ; c’est moi qui ai prié M. de Luz d’inviter les Moriceau. Ne savez-vous pas que nous sommes en affaires ?

— Pauvres affaires, si les bruits sont vrais. On dit les Moriceau ruinés ; on ajoute même que c’est notre gendre qui paye les toilettes extravagantes de madame.

— Lui ! il n’a jamais le sou.

— Que fait-il alors de la dot de Marcelle ? Je vous dis, moi, qu’il jette l’argent par les fenêtres.

— Voudriez-vous que le comte de Luz, mon gendre, bardât comme un cuistre ?

— Non ; mais il ruine notre fille. Marcelle m’a avoué hier qu’elle avait déjà plusieurs fois donné sa signature.

— Elle a donné sa signature ? s’écria M. Rabourdet, qui suspendit sa marche magistrale à travers le salon.

— Que n’avez-vous insisté pour la marier sous le régime dotal ? C’est votre faiblesse qui…

— Ma faiblesse ! interrompit M. Rabourdet avec une explosion de colère,

Il eût pardonné toutes les injures, excepté celle* là. Il se regardait non-seulement comme un grand homme, mais avant tout comme un homme fort, résumant en lui la toute-puissance masculine.

En ce moment, Marcelle entra, attirée par le bruit de cette altercation.

Comme elle était changée, la pauvre Marcelle ! Elle avait maigri ; son sourire triste dessinait autour des lèvres pâlies un pli navrant. Ses yeux, fatigués par les larmes, avaient perdu cet éclat de jeunesse que donne le bonheur. Sa taille, autrefois languissante, s’était ployée davantage. On lisait tout un drame douloureux dans ce front penché et mélancolique.

— Voyons, Marcelle, interrogea M. Rabourdet, ta mère me reproche de t’avoir sacrifiée en te mariant au comte de Luz. Es-tu heureuse, oui ou non ?

— Je suis heureuse, père, répondit-elle avec un soupir.

— Alors, tu ne regrettes pas de l’avoir épousé ?

— Je ne regrette rien, puisque je l’aime. Cependant, parfois, je le voudrais si laid, si maussade, que personne n’eût envie de me le prendre, dit-elle avec un sourire forcé qui lui fit monter les larmes aux yeux.

— Ta mère m’apprend que tu as signé déjà plusieurs procurations.

— Oui, plusieurs papiers d’affaires.

— Sans les lire ?

— Pouvais-je paraître me défier de mon mari ? répondit Marcelle avec fierté.

— En affaires, mon enfant, il est admis qu’on doit toujours se défier.

— Je ne fais pas d’affaires avec mon mari.

— Cependant, s’il te priait de signer de nouveau, demande-lui la permission de me soumettre le papier.

— Mon père, je ne ferai jamais cela. Mon mari me dit : Signe. Je dois signer, les yeux fermés.

— Mais s’il te ruine ?

— Peu m’importe, je ne tiens pas à l’argent. Si nous étions pauvres, fit-elle à demi-voix, il serait plus à moi.

— Tu raisonnés en femme romanesque et non en mère de famille. Je suis loin de t’engager à contrôler les dépenses de ton mari : il a le droit d’employer, comme il l’entend, les revenus de la communauté ; mais je te défends formellement de le laisser entamer le capital. Tu m’entends ; je te le défends.

En cet instant, le domestique annonça Mme Dercourt, puis Pierre Fromont.

— Marcelle emmena Cora dans sa chambre. Elle se jeta dans les bras de son amie, et lui conta sa conversation avec son père.

— Ce que je n’ai osé lui dire, ajouta-t-elle, c’est que Robert m’a priée tout à l’heure de l’accompagner demain chez son notaire. Je suppose qu’il s’agit de la vente d’une grande propriété que nous possédons en Normandie. Conseille-moi, je suivrai ton avis.

— Voici mon sentiment sur cette matière très-délicate, répondit Cora : Une femme doit rester indépendante matériellement de son mari. C’est le moyen pour elle de conserver toujours son indépendance morale et sa dignité ; mais il eût fallu le stipuler dans le contrat. Maintenant, tu dois agir avec une grande circonspection. Si tu refuses ta signature, sans doute il n’insistera pas ; mais… — elle hésita, — je ne sais ce qui pourrait arriver. Ces conflits d’intérêts sont, entre époux, le plus grand dissolvant de l’affection.

— Alors je suivrai le conseil de mon cœur.

— Tu signeras tout, pauvre femme.

— Que veux-tu donc que je fasse ?

— Lis d’abord le papier qu’il te présentera, et s’il s’agit, comme tu le supposes, de la vente d’une propriété, demande-lui à connaître le remploi de la somme.

— Moi ! femme d’affaires !

— Pourquoi pas, chère amie ? C’est moi-même qui touche mes revenus et donne les quittances. M. Dercourt m’a souvent offert ses services, à simple titre d’intendant, pour m’épargner un ennui. Je lui ai répondu que cette occupation m’intéressait. Une fois par an je visite mes fermes de la Beauce. Mon mari m’accompagne, car nous ne pouvons nous quitter ; mais c’est moi-même qui règle les baux et avise aux améliorations. Car, sans que tu t’en doutes, je me connais en agriculture. Si les femmes manquent d’aplomb et de sagacité dans les affaires, c’est que leur éducation et les lois du mariage les en éloignent. J’accepte les conseils de mon mari, lorsqu’ils me semblent bons. À mon tour, je l’accompagne dans sa terre de l’Allier, où il a fondé une ferme modèle. Il a entrepris d’arracher ce pays arriéré à l’ignorance où il croupit. Il accomplit là-bas, sur un petit coin de terre, de grandes et bonnes choses : car, vois-tu, chère amie, pour s’aimer longtemps, il faut travailler ensemble, s’intéresser aux mêmes occupations et ennoblir son affection par des idées généreuses.

— Vous êtes des philosophes, vous ; mais mon Robert est un artiste qui pense avec ses nerfs. Quant à moi, je ne sais qu’aimer.

— Eh bien ! une idée : dis-lui qu’avant de vendre cette propriété de Normandie, tu voudrais la visiter avec moi et M. Dercourt, et voir s’il n’y aurait pas moyen d’en augmenter le produit.

— Je tâcherai de suivre ton conseil, répondit Marcelle en inclinant la tête d’un air accablé.