Librairie internationale (p. 198-202).

XXIII


Juliette ne rentra qu’à sept heures.

Étienne l’attendait au salon. Il tenait un journal à la main et paraissait parfaitement calme.

Quand il entendit le frôlement de la robe de sa femme, pas un muscle de son visage ne bougea. Seulement, par l’effet sans doute d’une violente contraction de l’organisme, ses coudes se rapprochèrent du corps ; des gouttes de sueur perlaient à ses tempes.

— Comme tu rentres tard ? dit-il d’une voix tranquille.

Elle avait préparé une histoire, car elle sortait rarement seule, surtout pour une absence aussi longue.

— Je suis allée, répondit-elle, à mon ancien couvent, rue Notre-Dame-des-Champs. Là j’ai appris qu’on prêchait à Saint-Sulpice. Le sermon s’est prolongé ; puis je me suis confessée. Depuis si longtemps je n’avais rempli mes devoirs religieux !

Étienne, en l’écoutant, ne la regardait pas, craignant peut-être de découvrir qu’elle mentait. Mais sa pupille, extrêmement dilatée, ne laissait plus au tour de la prunelle qu’un mince filet bleu clair.

— Et tu n’as pas eu froid à l’église si longtemps ? demanda-t-il.

— Non. Est-ce qu’il fait froid ?

— Une autre fois, je t’en prie, ne t’attarde pas ainsi, j’ai eu beaucoup d’inquiétude.

— D’inquiétude ? Pourquoi ?

— Tu étais sortie à pied, je redoutais un accident.

— Il faut bien pourtant que tu t’habitues à me laisser sortir seule. Tu n’exiges pas, j’espère, que je t’en demande chaque fois la permission. Je suis une grande personne, ce me semble.

— Tu as raison. Une autre fois, je saurai mieux commander à mes impatiences,

Il s’avança pour l’embrasser.

Juliette lui présenta son front si bas, qu’il ne put qu’effleurer ses cheveux.

— C’est bien, mon enfant, dit-il, d’aller à confesse, si tu as la foi. Cependant, permets-moi un avis : il vaut mieux qu’une jeune femme n’abuse pas du confessionnal, surtout quand son mari l’aime et peut la conseiller.

— Pourquoi donc ? s’écria Juliette avec un ton de révolte.

— Tu veux le savoir ?

— Oui.

— Absolument ?

— Absolument.

— Eh bien ! je vais te faire une grosse révélation, peut-être maladroite. Pourtant il faut bien que tu me connaisses. Jusqu’à présent je te l’ai caché : je craignais de t’apparaître sous un aspect trop désagréable ; je craignais surtout de t’imposer ma personnalité : car je n’oublie pas et je n’oublierai jamais que le devoir le plus cher que j’aie contracté envers toi, c’est celui de te rendre heureuse, aux dépens même de mon propre bonheur. Cependant… t’avouerai-je cette faiblesse ?

— Mais, parle donc, tu m’inquiètes, tu m’effraies presque.

Il se mit à genoux, lui baisa les mains, et d’une voix timide, avec un regard qui demandait pardon, comme s’il était honteux de son aveu :

— Je suis jaloux, dit-il.

Juliette partit d’un éclat de rire nerveux, forcé, qui résonna douloureusement au cœur d’Étienne.

— Ne ris pas, ma chère femme, car c’est une horrible maladie.

— Et tu es jaloux de mon confesseur ? Eh bien ! si tu le veux, je n’irai plus à confesse.

— Tu ne m’as pas compris. Fais tout ce que tu croiras devoir faire ; seulement, je t’en supplie, ne t’absente pas aussi longtemps.

— Je te remercie ; car il m’eût été très-pénible de renoncer à mes pratiques religieuses. Pour te rassurer, je prendrai un vieux, vieux confesseur, le plus vieux des confesseurs.

Étienne se retira chez lui, Sous prétexte de malaise. En effet, il était d’une pâleur verdâtre. Ses traits étaient altérés, ses yeux, enfoncés.

— Tu es malade ? s’écria Juliette.

— Non, seulement un peu de fatigue.

— Qu’as-tu donc tait ?

— Je t’ai attendue. Les émotions m’éprouvent beaucoup.

Juliette se jeta à son cou en pleurant.

Sans doute ces larmes étaient sincères. Cependant elle ne songea pas un instant à rompre avec Robert. Elle dissimulerait mieux, voilà tout, s’abriterait derrière le voile de la religion. Ainsi cette femme si fière, d’une franchise souvent brutale, s’abaisserait jusqu’à la ruse, jusqu’à l’hypocrisie, jusqu’à cette indignité : tromper un homme de cœur.