Librairie internationale (p. 161-168).


XVIII


Le lendemain, pour aller aux Italiens, Juliette avait apporté à sa toilette une recherche inaccoutumée. Elle se faisait, disait-elle, une grande fête de ce spectacle qu’elle voyait pour la première fois. Mais en réalité, elle voulait éclipser Marcelle aux yeux de Robert.

Elle portait une robe de satin bouton d’or recouverte d’un léger réseau de dentelle noire. Le corsage, haut comme la main, faisait valoir la grâce voluptueuse de la taille et découvrait le galbe élégant des épaules. Les manches fort courtes, retenues par une agrafe de topaze, laissaient ses beaux bras entièrement nus. Pour tout bracelet, le poignet très-fin ne portait qu’un cercle d’or mat.

Un mince bandeau d’or relevait ses cheveux qui retombaient par derrière en boucles massives. Cette coiffure, nouvelle alors, mettait en relief son profil énergique et pur, et faisait ressortir la blancheur de la carnation, en opposition avec l’ébène des cheveux et des sourcils.

Ce mélange de lumière et d’ombre rendait plus irritante encore la volupté contenue qui était le caractère même de sa beauté.

L’amour irradiait de cette belle femme, comme le rayon s’échappe du soleil, comme le parfum s’exhale des fleurs. Il semblait qu’on respirât auprès d’elle une atmosphère embrasée.

Il était un peu tard quand Robert entra dans la loge. Ce fut un événement ; car depuis son mariage, il n’avait pas encore reparu dans le monde. On se demandait quelle était cette femme qui excitait la curiosité de la salle entière, et quel pouvait être l’homme basané qui les accompagnait.

Robert remarqua l’attention dont il était l’objet, l’admiration que soulevait Juliette ; et quelque blasé qu’il fût sur les succès de ce genre, cette ovation tacite caressa agréablement sa vanité.

— Madame de Luz n’a pu vous accompagner ? demanda Étienne.

— Elle est très-souffrante ce soir ; j’ai même cru un moment ne pouvoir sortir moi-même.

Quant à Juliette, bien que depuis une heure le retard de Robert lui causât une anxiété très-vive, elle ne laissa rien paraître de l’émotion qui l’envahit en le voyant entrer. Elle le salua avec indifférence, affectant d’être absorbée par le spectacle.

— Vous aimez donc beaucoup la musique ? demanda Robert.

— C’est ma seule passion, répondit-elle sèchement.

— Vous m’attendiez plus tôt ?

— Assez patiemment, comme vous le voyez.

— Ne vous offusquez pas des boutades de ma femme, reprit le bon Étienne. Elle est assez jolie pour avoir le droit d’être capricieuse ! Parfois elle simule l’insensibilité, la dureté même ; mais au fond elle est affectueuse et bonne.

La musique commençait.

Robert se pencha vers Juliette, et lui effleurant les cheveux de son haleine :

— Que vous êtes belle ce soir ! murmura-t-il, voyez comme on vous admire.

La narine mobile de Juliette se souleva, sa paupière s’alanguit. En s’appuyant dans son fauteuil, son épaule rencontra la main de Robert. Elle frissonna.

— As-tu froid ? demanda Étienne.

Elle fit un signe négatif.

On jouait Otello. Dans la disposition d’esprit où se trouvait Juliette, cette musique lui ébranlait les nerfs. À la fin de l’acte, Robert vit ses yeux mouillés.

Étienne venait de reconnaître dans la salle un de ses anciens camarades de marine. Il sortit pour aller lui serrer la main.

Juliette et M. de Luz restèrent seuls.

— Comment, la musique vous impressionne jusqu’aux larmes ? interrogea Robert.

— Quelquefois, répondit Juliette en levant sur lui un regard voilé.

— Ne trouvez-vous pas, reprit-il, l’air de la salle étouffant ? Si nous passions dans le salon de la loge ?…

— Oui, dit-elle.

Tremblante, elle suivit Robert.

Elle se laissa tomber sur le sopha.

Robert s’assit à côté d’elle, chercha sa main. Elle la lui abandonna.

Il la porta à ses yeux et Juliette les sentit humides.

— Moi aussi, je pleure, murmura-t-il ; mais, ce n’est pas la musique, c’est le bonheur de vous revoir, Juliette, car…

— Taisez-vous, interrompit-elle en se soulevant.

Robert la fit se rasseoir.

— Car je vous aime, dit-il d’une voix altérée. Je n’ai pas cessé un moment de vous aimer. Depuis huit mois, vous seule occupez ma pensée ; votre regard me poursuit, m’obsède, il me pénètre, il m’embrase. Me pardonnez-vous ? M’aimez-vous toujours ? Si vous le vouliez, nous pourrions être heureux encore.

— Quitteriez-vous pour moi votre femme ? dit-elle lentement, en attachant sur lui un regard profond et vindicatif.

À cette question inattendue, il resta interdit.

Elle se leva fière, hautaine.

Mais Robert, dans un élan de passion, la saisit, l’enlaça.

Juliette, surprise, ploya, poussa un cri sourd.

— Laissez-moi, dit-elle.

— Non, car tu m’aimes aussi.

— Je ne vous aime pas. Je ne veux pas vous aimer.

— Enfant ! tu ne veux pas. Est-ce que tu peux résister à cet amour ? Un aimant plus fort que notre volonté nous attire l’un vers l’autre.

— Non, non, répétait-elle frémissante.

— Soyez sincère, Juliette, vous voulez vous venger, n’est-ce pas ? me faire expier le passé, vous assurer de mon amour. Eh bien ! j’attendrai votre pardon.

— Je ne vous pardonnerai jamais.

— Alors, pourquoi êtes-vous venue me chercher ?

— Parce que…

— Parce que, malgré toi, tu souhaitais de me revoir.

— C’est le démon qui m’y poussait.

— Le démon, Juliette ! dis plutôt la passion, la divine passion à laquelle on ne peut résister.

— Pour quelle femme me prenez-vous donc ? Tromper Étienne, cet homme si bon ! Y pensez-vous ?

— Non, je n’y veux pas penser. Mais Étienne ne peut empêcher cet attrait irrésistible qui nous unit, qui nous étreint. Il est bon, il est tendre, c’est vrai ; il est fait pour le dévouement, le sacrifice ; mais il ne peut éteindre cette flamme qui nous brûle ; il ne peut t’aimer comme je t’aime ; il ne t’émeut pas, il ne te brûle pas, lui.

— Je l’aime, dit-elle faiblement.

— Non, tu ne l’aimes pas. Ton cœur bat-il quand tu l’entends venir, ou quand il s’éloigne ? Lorsqu’il est auprès de toi, te sens-tu troublée, engourdie ? As-tu jamais pleuré d’amour sous un de ses regards ? Non, car pour communiquer ce feu qui dévore, il faut le porter en soi, il faut…

— Assez, interrompit Juliette, pâle, oppressée, les lèvres tremblantes.

En cet instant, la porte de la loge s’ouvrit. Marcelle entrait, accompagnée de son père.

Elle avait deviné, à l’impatience de Robert, que ce n’était pas sa seule amitié pour les Moriceau qui le conduisait aux Italiens. Poussée par la jalousie, elle avait surmonté la douleur, et s’était habillée pour venir les rejoindre.

En trouvant son mari seul avec Juliette dans une demi-obscurité, en remarquant leur embarras et l’empressement même de Robert à l’accueillir, elle ne douta plus : ses soupçons devinrent une certitude. Le coup qu’elle reçut au cœur fut si douloureux qu’elle se sentit chanceler.

Quant à l’auguste Rabourdet, il ne vit que la beauté de Juliette. Il fut ébloui d’une telle splendeur. Juliette, en effet, possédait au plus haut degré cet attrait voluptueux qui captive les vieillards.

De temps à autre, l’égrillard Démosthènes poussait le coude de Robert ; et joignant sur ses lèvres le bout de ses doigts, faisant le geste d’envoyer un baiser :

— Ravissante, adorable, une merveille, murmurait-il à l’oreille de son gendre.

Pendant le dernier entracte, Robert sortit avec lui dans le couloir.

— Je vais, lui dit-il, vous procurer une occasion d’être infiniment agréable à cette charmante femme. Vous savez le petit hôtel de la rue de Courcelles. Elle en a envie. Le mari ne s’en soucie guère, car il n’a pas immédiatement les fonds disponibles. Je leur ai fait espérer que vous avanceriez la somme.

— Diable ! 400,000 francs ! mais il faudrait être sûr que…

— Vous êtes sûr d’être remboursé, voilà tout. Madame Moriceau est une honnête femme, mon cher beau-père.

— Alors je ne vois pas pourquoi…

— Vous n’êtes donc pas l’homme chevaleresque, quasi-royal que je soupçonnais ?…

— 400,000 fr. ! Diable ! comme vous y allez, de la chevalerie à ce prix-là !

— De la chevalerie hypothéquée sur un immeuble qui en vaut au moins 500, 000.

— Quelle est la fortune de ce M. Moriceau ?

Quand Robert lui eut exposé la situation pécuniaire d’Étienne :

« — Vous allez, n’est-ce pas ? objecta le prudent financier, lancer cette jolie femme dans le grand monde. Mobilier 100,000 francs ; chevaux, voiture, train de maison, toilettes, inexpérience de la vie, 200,000 ; cela fait 300,000 francs pour la première année. Au bout de trois ans, si les créances lointaines ne se liquident pas, ils seront ruinés. Il arrivera donc un moment où…

— Où la reconnaissance du cœur… reprit Robert.

— Non, j’espère plutôt dans les reconnaissances sur papier timbré, répondit avec un rire cynique le futur Démosthènes de la Chambre.

— Vil commerçant ! dit Robert, en riant aussi. Eh bien ! c’est entendu, vous avancez l’argent.

Il rentra et parla à l’oreille de Moriceau, qui sortit avec eux ; et, sur l’heure, l’affaire se conclut.

Étienne, en vrai mari, remercia Robert avec effusion.