Les Forçats du mariage/1
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Le 21 avril 1860, le comte Robert de Luz, l’un de ces oisifs fastueux qu’on appelle les rois de la mode, annonçait ainsi à son ami Pierre Fromont une nouvelle qui faisait scandale dans le monde du high life :
Avant de lire cette lettre, mets-toi en parfait équilibre, cale ta chaise et cramponne-toi à tout ce qui peut te soutenir. Es-tu solide ? — Oui. — Gare le choc ! Eh bien ! je me marie !…
Allons ! remets-toi… Le coup a été rude, hein ? Ton pauvre Robert !… Que veux-tu ! Il y a comme cela dans la vie des naufrages inattendus, des désastres inouïs ! Cependant, rassure-toi : je n’ai subi dans ma personne aucune avarie grave, ni au moral, ni au physique. Je continue à jouir de l’usage complet de mes facultés. Je possède encore toutes mes dents et la plus grande partie de mes cheveux. J’ai toujours bon estomac, et mon cœur se porte bien. Je n’aspire en un mot ni à la monotonie nauséabonde du pot-au-feu, ni aux douceurs émollientes de la famille.
Quoi donc a pu me conduire à cette résolution désespérée ? Un beau matin, le comte de Luz s’est réveillé comte Job, c’est-à-dire ruiné de fond en comble. Les huissiers étaient à ma porte, menaçant de saisir mon mobilier et mes tableaux, mes beaux tableaux ! Au mot tableau, tu t’attendris, n’est-ce pas ? mon cher artiste. Toi qui es un sage, tu ne comprends guère qu’on puisse manger en dix ans une fortune de huit millions. J’ai jeté mon argent par toutes les fenêtres ; je suis un vil dissipateur, je le reconnais, je m’en flatte même ; car le dissipateur, selon moi, a une véritable mission sociale : il éparpille ces monstrueux amas de richesses qui font les grandes misères.
Or, que pouvait faire un pauvre diable de comte comme moi, sans comté et sans un sou vaillant ? Travailler ?… À quoi ? — Ce n’était pas possible. Sérieusement, est-ce que je suis fait pour cela ?
Le stoïcisme dans l’infortune, les joies du travail austère, épargne-moi ces vertueuses sornettes.
Il y a parmi les hommes, comme parmi les végétaux, cela est incontestable, des êtres utiles et des êtres de luxe. Toute modestie à part, puis-je me classer parmi les légumes ? Non, car je ne suis bon à rien. Ma destinée, c’est le plaisir.
Le mariage, cette belle institution sociale, a été inventé évidemment par les hommes légumes à l’usage des hommes légumes ; et si je me résous à descendre dans cette classe intéressante des légumineux, c’est que mon mariage doit m’apporter trois cent mille francs de rente.
Les industriels Rabourdet payent à leur unique enfant le titre de comtesse. S’inquiètent-ils autrement de son bonheur ? Non. Et pourtant, selon toute probabilité, elle sera malheureuse.
Toutefois, je suis moins pervers qu’on ne le pourrait croire : j’ai des remords. Je sens fort bien que je commets-là une très-vilaine action. C’est la première de ma vie. Je le dis avec quelque fierté.
Vendre son titre, c’est honteux, crieront les augustes fossiles du noble faubourg. Mais moi, qui n’attache à ce titre que la valeur qu’on veut bien lui donner, je le vends avec d’autant moins de scrupules que les Rabourdet me l’achètent fort cher.
Ce qui me semble déloyal, immoral même dans le sens vrai du mot, c’est d’engager frauduleusement ma liberté, alors que je compte bien la garder tout entière ; c’est de me lier par un serment éternel, quand dans six mois… que dis-je ? dans trois mois peut-être… Tiens, je ne suis pas sûr, en ce moment même, d’être fidèle à ma femme plus de quinze jours ; car ni serment ni sacrement ne pourront jamais faire que je ne sois par nature, par race, un parfait mauvais sujet, d’autant plus inconstant que je suis plus blasé ; aussi passionné que sceptique, et plus sceptique que toi.
Quelle gracieuse fille pourtant que Marcelle Rabourdet ! On se demande par quel phénomène de génération de simples légumes, comme les Rabourdet, ont pu produire une fleur aussi rare.
Cependant, comme artiste, tu apprécierais peu sa beauté. Pour toi, qui es un vigoureux réaliste, les chairs sont trop blanches, trop morbides. Ce n’est point une baigneuse de Courbet, c’est une fine et frêle Parisienne.
Figure-toi un petit pied cambré, coquet, un vrai pied de race, une main étroite, allongée, d’une transparence nacrée et rose en dedans comme une coquille. Le front un peu bombé, réfléchi et mélancolique, la bouche sérieuse, fière, un peu triste, mais un sourire, si bon, si tendre, et des dents mutines et fraîches, les dents d’une enfant.
Elle a adopté une coiffure grecque qui sied à ses cheveux blonds, à son profil pur. Elle est grande. Son corps souple, trop souple même, semble toujours chercher un appui. Je voudrais à la future comtesse de Luz plus de hauteur dans l’attitude. Mais j’oublie de te parler de ses yeux. Ils sont d’un bleu sombre, profonds et lumineux. Sais-tu ce que je lis avec terreur dans son regard ? Une âme ardente et douce, des affections concentrées et éternelles. Toutes les fois que je rencontre ce regard qui semble scruter le mien, j’éprouve comme un frisson au cœur. Je sens que cette pauvre fille va m’aimer de toute son âme, tandis que moi…
Au portrait que je viens de tracer, tu as pu croire que je l’aimais. Eh bien ! non, je ne l’aime pas. J’ai beau me fouetter l’imagination, elle ne m’inspire que de la pitié. Je suis attendri auprès d’elle, jamais troublé. Pourquoi ? C’est peut-être qu’à mon insu tout mon être se révolte à cette pensée d’amour forcé et éternel. Ce devoir et cette chaîne perpétuelle me font comprendre par instants tous les crimes du mariage, me font comprendre comment une créature honnête, enserrée dans ces liens inextricables, peut devenir perverse jusqu’à la férocité.
Pour quelques drames sanglants qui se déroulent devant les tribunaux, que de forfaits ignorés, que de turpitudes secrètes, que de mystérieuses douleurs ! Et en dehors de ces crimes effectifs, que de crimes de désirs ! « Ah ! si pour faire mourir son prochain, il ne s’agissait que de cligner de l’œil, disait Jean-Jacques, combien de couples resteraient debout ? »
Après cela, je prête peut-être à ma fiancée des pensées et des sentiments qui ne sont point en elle. Je l’ai vue au plus une dizaine de fois, et toujours devant maman Rabourdet, cela va sans dire. Que sait-elle de mon passé ? Rien. J’ignore tout d’elle également. Dans les pays où le divorce est établi, il est permis de se voir, de s’étudier avant le mariage ; mais chez nous, où on se lie pour la vie, on ne doit que s’entrevoir. Au reste, c’est peut-être logique : si l’on se connaissait davantage, voudrait-on se lier pour toujours ? Si Marcelle, en effet, connaissait cet être capricieux, personnel, corrompu, qui s’appelle le comte de Luz, son cœur virginal ne frémirait-il pas à l’idée de s’unir à ce cœur fatigué, mais non rassasié, toujours avide d’émotions, d’excitations factices ?
Mon mariage est-il une exception ? Point. Tous les mariages aujourd’hui se concluent dans des conditions analogues. Faut-il s’étonner que notre société tombe en pourriture, quand le mensonge, l’hypocrisie, la corruption sont à la base même, dans la constitution du foyer ? Le mariage indissoluble est, selon moi, la plus immorale de nos institutions. J’ai l’air de faire du paradoxe. Mais, si tu réfléchis, tu reconnaîtras que nos coutumes seules sont paradoxales, nos mœurs, absurdes, nos préjugés, idiots.
Ces colères, diras-tu, me seyent assez mal. C’est vrai ; mais je suis irrité contre moi-même, irrité contre tout le monde ; car je me sens sur le point de perdre mon estime propre, et je ne prévois pas bien au juste de quelle façon je vais patauger à travers les entraves morales et matérielles du mariage. Que ferai-je de mes passions ? La raison, peuh ! Il n’y a que les lymphatiques qui raisonnent. Me jeter dans la politique, rechercher les dignités, les honneurs ? Je ne suis pas ambitieux ; car je ne suis pas plus bilieux que lymphatique. Étant nerveux-sanguin, il me faut les plaisirs qui surexcitent jusqu’à la fièvre : l’amour, le jeu, le mouvement, le bruit, la vraie vie enfin.
Je termine ma lettre, déjà trop longue, par une bonne et honnête résolution. Je veux faire quelque chose pour cette charmante fille qui va me confier son bonheur ; je veux rompre avec la princesse et avec Nana. Enfin, j’irai ce soir annoncer mon mariage à ma belle Juliette. J’en ai froid entre les épaules. Pauvre Juliette ! Elle m’aime tant ! Et moi… Je n’ose sonder mon propre cœur. L’aimer, c’est beaucoup dire. Mais ses regards pleins d’un amour aussi ardent que naïf, sa voix aux vibrations émues, la volupté irritante qui émane de toute sa personne me troublent malgré moi.
Qu’on ne m’accuse pas d’être un libertin. Je n’aurais eu qu’un mot à dire, pas même un mot ; un regard, une pression de main, eussent suffi pour que cette superbe fille me tombât dans les bras. Je l’ai respectée pourtant. Est-ce par vertu ? Non, c’est peut-être par un raffinement de corruption.
Tu ne saurais croire que de voluptés dans cette lutte contre le désir. Et puis, un amour platonique, c’était si nouveau pour moi. Enfin, je t’ai dit quelle lugubre histoire me fit faire la connaissance de cette enfant. Eh bien ! je renoncerai même à cet amour chaste ; car il est plein de dangers pour elle, pour moi, pour l’avenir de tous.
Quitte donc ton air rogue, donne-moi l’absolution et récite sur ton pauvre Robert un De profundis. Dans quel abîme va-t-il rouler, grands dieux ?
Ayant terminé cette lettre, Robert prit une autre feuille de papier qui portait ses armoiries avec cette devise : Fiat lux.
Il écrivit :
« Ma belle princesse et adorée souveraine,
Je vais me marier !!! Pardonnez-moi de vous annoncer aussi brutalement cette nouvelle ; mais voilà une heure que je cherche en vain une formule décente pour vous instruire d’un fait aussi prosaïque. Il est vrai que mon émotion très-réelle en écrivant ces lignes, qui peut-être vont nous séparer à jamais, m’ôte un peu de ma présence d’esprit ordinaire. Croyez que pour recourir à cette honteuse extrémité, il a fallu que j’y fusse contraint par d’irrémédiables désastres. Pardonnez-moi de vous les avoir cachés. Vous m’eussiez offert peut-être dans votre royale générosité de partager vos roubles avec moi. Mais ce que l’honneur m’empêche d’accepter d’une femme que j’aime, je puis sans honte l’accepter d’une femme que je n’aime pas, à cette condition que le contrat soit paraphé devant notaire.
Adieu donc ! Et j’ai le cœur bien gros en prononçant ce mot. Je ne vous dirai pas le : « Soyez heureuse » traditionnel. Non ; j’espère que vous souffrirez un peu de notre séparation, pas trop cependant. Je ne veux pas que des larmes rougissent vos beaux yeux. Rappelez-vous nos conventions : tout entre nous doit rester élégant, le chagrin comme le bonheur. Vous m’avez toujours paru la plus complète personnification de la coquetterie noble, du plaisir délicat. Notre amour n’a jamais été de la passion, car la passion vraie fait souffrir, et la vraie souffrance est laide.
Or, vous ne pouvez être que belle, toujours belle. Tout mon mérite est d’avoir su vous comprendre et vous adorer comme vous êtes digne de l’être. Daignez donc, je vous en prie, garder un bon et tendre souvenir à votre admirateur toujours enthousiaste et profondément reconnaissant,
Robert essuya une larme et sourit.
— Bah ! dans quinze jours elle ne pensera plus à moi, et le baron de T… recueillera mon héritage.
Il prit une feuille de papier encadrée d’une large bande noire, et traça rapidement ces mots :
Tu sais l’événement funèbre. C’est dans deux jours l’enterrement de ton pauvre Robert. On se réunit après-demain 23 avril, dans son hôtel de la rue Montaigne. Invite tes amies. Convoi de première classe. Dîner de sept heures à dix ; de dix à trois heures du matin, bacchanale échevelée digne de la décadence romaine. Que dis-je ? Je veux que nous, pauvres petits crevés de la décadence parisienne, nous enfoncions ces grands Romains dont on rabâche depuis trop longtemps. À trois heures l’enterrement ; cotillon lugubre et carnavalesque. Les dames en dominos noirs, les hommes en croque-morts.
On parlera de cette fête dans la postérité la plus reculée.
Désarticule tes jarrets, aiguise ton esprit, chauffe ton entrain d’enfer. Je veux qu’on te porte en triomphe, et que les foules te proclament la reine du Sabbat.
On vous supplie, ô trop belle Nana, d’être fidèle pendant deux jours encore, en signe de deuil, au malheureux trépassé.
Ces trois lettres terminées, Robert sonna :
— Jetez ces lettres à la poste, dit-il à son valet de chambre. Faites-moi servir mon dîner et qu’on apprête mon coupé. Je sortirai à sept heures.
Puis il s’étira les bras et soupira.
— Quelle fatigue que l’existence ! pensa-t-il. Les riches se donnent autant de peine pour s’amuser que les pauvres pour vivre. Celui qui travaille, du moins, n’a pas le temps de sentir son cœur : la fatigue physique le sauve de ces fièvres morales qui nous usent avant l’âge, nous, malheureux oisifs !… Et cette agitation maladive devient pour nous, non-seulement un attrait, mais un impérieux besoin.
C’est pourquoi je ne puis aimer Marcelle ; car ce serait le bonheur sans fatigue, sans souffrance. C’est pourquoi j’aimerai Juliette, quoi que je fasse, parce que Juliette, c’est l’émotion vertigineuse, la passion qui fait souffrir, mais qui fait sentir la vie… Néanmoins, ce soir, j’essayerai de rompre, je lui annoncerai mon mariage.
Il se leva. En pensant à Juliette, une chaleur brûlante l’avait envahi, ses mains étaient moites ; une sorte d’angoisse lui tordait les nerfs.
Il ouvrit sa croisée.
En cet instant le ciel, qui tout le jour avait été sombre, s’éclaira des feux pourpres du soleil couchant. Robert sembla comme enveloppé de flammes.
— Vive le soleil, la passion, le plaisir, l’amour, tout ce qui réchauffe, tout ce qui fait vivre ! s’écria-t-il gaiement. Bon et généreux soleil, que de fois déjà ne m’as-tu pas consolé !
Et, chassant soudain la philosophie noire qui l’avait un moment attristé, cet être mobile se baigna avec ivresse dans ces clartés chaudes et joyeuses.
En véritable artiste, Robert était un fanatique de la lumière, un idolâtre du soleil. Le soleil, pour lui, c’était le créateur souverain, le dispensateur de la vie, la vraie source d’amour, c’était Dieu lui-même.
« Nos passions, disait-il, ne sont que des émanations de cet astre divin. Aussi les hommes du Nord sont-ils froids, flegmatiques, et les habitants du Sud, ardents, enthousiastes. Enthousiasme ne signifie-t-il pas Dieu en nous, Dieu, c’est-à-dire la vie, la chaleur, l’expansion, la lumière qui rayonne, le soleil, en un mot ? »
Son corps comme son âme semblaient formés d’un rayon de soleil. Ses cheveux blonds avaient des reflets d’or qui scintillaient. Sa peau d’ambre pâle avait elle-même un grain lumineux. Ses yeux noirs paraissaient en pleine lumière d’un jaune brun. Son regard, parfois insaisissable comme sa nature fantaisiste, pouvait exprimer, dans la même heure, tous les contrastes, toutes les nuances de l’esprit, ou toute la gamme des passions humaines. Ce qui dominait pourtant, c’était une expression d’ardeur voluptueuse, non-seulement dans le regard, mais dans le tour des paupières et le bas du visage déjà fatigués, dans la narine soulevée, dans les lèvres sensuelles, rouges, un peu grasses, et jusque dans les dents petites et brillantes, où se lisait l’impatience du désir.
Sa structure élégante et svelte n’accusait point la force ; cependant on devinait dans cet homme une vitalité nerveuse très-puissante. Sa main petite et blanche comme une main de femme, molle et fiévreuse comme celle des hommes adonnés aux voluptés, avait pourtant des muscles d’acier. On citait de Robert des faits qui dénotaient une vigueur peu commune.
C’était bien réellement, comme il le disait lui-même, une créature de luxe faite pour le plaisir, pour ses excès et ses fatigues.
Gâté par son père, par sa mère, par toutes les femmes, resté maître dès vingt ans d’une grande fortune, il ne semblait pas se douter à trente ans que la vie pût cacher des obstacles et des déboires. Sa ruine l’avait étonné plutôt qu’attristé. Il comptait sur un prompt secours ; car très-naïvement il croyait qu’aucun malheur véritable ne pouvait l’atteindre.
Et cependant, quelque peu matée par l’infortune, cette forte et exubérante organisation eût pu devenir une individualité remarquable. Son esprit original, sa vive intelligence, son âme généreuse, sa parole passionnée l’eussent rendu apte aux fonctions sociales les plus élevées ; mais énervé trop tôt par l’amour et par la morale facile de notre époque, il résumait toute sa philosophie dans ces mots : « Notre vie n’a, et ne peut avoir qu’un but, le bonheur. Le vrai sage doit le prendre où il le trouve, et le saisir vite quand il le rencontre. »