Les Flagellants et les flagellés de Paris/VII

Charles Carrington (p. 101-126).
TROISIÈME PARTIE




CHAPITRE VII
La Dame aux Camélias. — Un homme peu exigeant. — La corde de Jouvence. — Nina la Bouillabaisse. — Six Femmes pour un cocher. — Cora Pearl. — Le manche de couteau. — Un carnet pas banal.


Marie Duplessis, plus connue sous le nom de La Dame aux Camélias était nantaise. Son père tenait une boutique de confiseur, rue des Verriers, n°52, à Nantes, à l’enseigne du Berger Nantais. Marie fut élevée dans un couvent. Elle était sur le point de le quitter pour épouser un de ses cousins, lorsque son père mourut et fut déclaré en faillite. Naturellement le cousin, qui tenait plus à la boutique qu’à la fiancée, la lâcha carrément. Marie ne songea pas un seul instant à rentrer au couvent. Elle se retira chez une vieille tante. Elle n’y fit pas un long séjour, elle se fit enlever par le fils d’un riche armateur de Nantes. Ils parcoururent la Suisse, l’Espagne et l’Italie. Son amant mourut subitement à Naples. Pas embarrassée pour si peu, elle accepta l’hospitalité chez un peintre célèbre qui voyageait avec eux depuis six mois ; elle revint à Paris et devint le modèle de l’artiste. Malheureusement, si elle était un modèle au point de vue de la perfection du peintre, ce n’était pas un modèle de vertu ; elle abandonna son peintre pour un comédien. Cette liaison prouve bien le cœur de la femme.

Son nouvel amant n’était plus jeune,il n’était pas beau, il était brutal, il manquait complètement de talent, malgré cela,elle resta avec lui pendant deux ans, deux siècles !

Un jour, elle disparut, vers 1845, elle tenait un magasin de gants et de parfumerie, passage de l’Opéra. La police d’alors n’était pas tracassière, il est vrai de dire que les gantières étaient moins nombreuses qu’aujourd’hui ; elles pouvaient travailler en paix. Il faut croire qu’elle avait la pointure des clients, car elle en avait une quantité et aurait pu dire avec orgueil, comme Alphonse du Gros-Caillou : « Tous sortaient contents de chez moi ».

Un soir, un grand seigneur espagnol, ancien ministre des finances, entra chez elle, il fut si charmé qu’il y revint. Bref, il lui fit comprendre que le métier qu’elle exerçait ne la conduirait pas à l’obtention du prix Monthyon ; il la décida à accepter un appartement rue Saint-Lazare. Le nom de la rue ne lui allait guère, mais comme l’appartement était splendidement meublé, qu’il lui donnait une voiture et 2.000 francs par mois, ses hésitations ne furent pas de longue durée.

Elle s’installa.

Le financier n’était pas exigeant. En retour des cadeaux de toutes sortes dont il la comblait, il ne lui demandait que de le recevoir de trois à cinq heures, mais d’une façon toute particulière.

Il fallait qu’elle fût vêtue de blanc, d’un peignoir et d’une chemise en mousseline transparente, les cheveux dénoués, les bras nus, un bouquet de fleurs d’oranger au côté, une couronne de mariée sur la tête, des bas blancs et des bottines noires.

Le maniaque arrivait à l’heure juste, il s’asseyait, il lui parlait de la pluie et du beau temps, du dernier scandale mondain ; il lui faisait un cours sur la conversion de la dette espagnole, lui embrassait les mains, puis. il s’en allait comme il était venu.

Marie quittait en hâte ses vêtements blancs et courait chez son amant manger une partie des 33 fr. 35 c. de l’heure qu’elle gagnait si facilement, moins durement que dans son arrière-boutique du passage de l’Opéra.

À la suite d’une Révolution, le financier espagnol fut rappelé à Madrid, mais avant de partir, il la recommanda à un banquier juif qui habitait Berlin. Il l’emmena dans cette ville où elle acquit rapidement une grande réputation par ses talents et sa souplesse à se plier aux exigences des passionnés.

Marie était une femme à tout faire, elle avait érigé en principe, la fameuse maxime de Mlle de Raucourt : « Chez la femme, tout est vase légitime », elle connaissait l’histoire de cette danseuse de l’Opéra, qui était constamment enceinte ; un jour, devant la célèbre Taglioni, on la plaignait en demandant : comment cela se faisait ?

La Taglioni répondit :

– Une souris qui n’a qu’un trou est bientôt prise.

Pour ces raisons elle était très recherchée, et pour elle aussi ; elle ne travaillait pas pour des prunes, ce qui fit que quelque temps plus tard, elle revint à Paris à la tête d’une grosse fortune.

On pourrait penser qu’elle se retira sous sa tente, point, ce n’était pas une femme à dételer, c’était une femme de tempérament, une outrancière !

Elle fit la connaissance d’un grand seigneur russe, un vieux diplomate qui avait toutes les passions ; mais, comme dit le proverbe : « Ils veulent t’bien, mais ils ne peuvent t-pas » ; elle n’était pas embarrassée pour si peu, elle eût fait pousser des cheveux sur un manche à balai.

— Prince, lui dit-elle un soir qu’ils causaient au coin d’un bon feu de bois, vous êtes à côté de moi d’une froideur à frapper toutes les carafes de la maison, qu’avez-vous ?

—Rien !

— C’est peut-être justement pour cela.

— J’ai envie d’aller consulter une somnambule.

— N’en faites rien, Prince, les philtres et les élixirs de longue vie ne sont plus de mode aujourd’hui, il y a bien la fameuse méthode de Brown-Séquard, qui consiste à transfuser du sang jeune dans les veines d’un vieillard, mais je la crois inefficace.

— Le sang jeune ! mais je l’ai ; toute ma vie, j’ai été attaché à la femme, par la même raison que les fruits tiennent à l’arbre, et, croyez-le bien, je souffre quand je suis à côté de vous, mon sang bouillonne à votre approche, à l’odeur fraîche de votre chair rose ; à l’éclat de votre regard profond, il me semble alors que je vais vous étreindre dans une suprême caresse : hélas ! l’impuissance éteint mon désir, le cerveau seul est en érection !

— Prince, lui répondit-elle,vous avez entendu parler de la flagellation ?

— Oui, dans mon pays, on flagelle les serfs au moyen du knout ; j’ai assisté à plusieurs exécutions et je vous assure que ce n’est pas un plaisir.

— À moi, on m’a dit le contraire : un docteur de mes amis, m’a affirmé… Ah ! à ce sujet, avez-vous vu les Aïssaouas ?

— Oui, et j’ai trouvé ce spectacle dégoûtant, sans toutefois pouvoir me l’expliquer.

— L’explication est bien simple, ce sont des jouisseurs ; avez-vous remarqué leur mouvement cadencé de la nuque, en respirant un parfum spécial ? Ce mouvement produit le même effet que la flagellation et que le spasme suprême du pendu, vous le connaissez ?

— Non, mais on m’a dit qu’il existait une secte de gens qui pratiquaient la pendaison.

— C’est exact,j’ai eu un amant qui en faisait partie.

— Je serai bien curieux de connaître cette joie-là.

— Cela est facile, le cordon de soie sera peut-être pour vous, le cordon de Jouvence. Elle sonna sa femme de chambre, fit enlever la suspension, elle fixa un cordon de soie au piton, tous deux se déshabillèrent, le prince passa sa tête dans le nœud coulant, elle renversa le fauteuil qui avait servi de marche-pied et attendit quelques secondes ; le prince tira la langue et… elle le dépendit.

La bonne en fut quitte pour laver le tapis avec une éponge.

Voilà la femme que Alexandre Dumas fils poétisa dans un roman célèbre, à tel point que, quand elle mourut, ce fut presque un événement public. Toutes les dames de la haute aristocratie visitèrent son appartement, et lorsqu’on vendit son mobilier aux enchères publiques, il fut vendu plus de quatre fois sa valeur.

Le proverbe ancien qui dit que la vertu et la réputation ne tiennent qu’à un fil, est extrêmement juste, tous les jours on en voit la preuve : en amour, en politique ou en littérature ; tel, obscur la veille, est célèbre le lendemain ; la gloire est une fumée, dit un autre proverbe, mais c’est une fumée qui enivre et saoule les plus sobres.

Nina la Bouillabaisse en est la preuve flagrante. Ce surnom indique une Marseillaise. Elle fut débauchée par un agent de change, qui, lorsqu’il en eut assez, l’envoya à Lyon à un de ses amis notaire. Ce dernier, en raison du scandale qu’elle causait, l’envoya à Bordeaux au curé d’une des principales églises ; le prêtre, effrayé des exigences de Nina qui aurait mangé le Tabernacle, l’expédia par l’express à un de ses amis, avocat à Paris. Une fois « dans nos murs », elle n’eut plus besoin de recommandations, elle fut vite en vogue, grâce à ce qu’une nuit de balà l’Opéra, elle soupait avec plusieurs jeunes gens, à la Maison Dorée. Un des convives la pria de désigner le mets qu’elle désirait, elle répondit sans hésitation : une bouillabaisse ; à tous les services elle demanda une bouillabaisse.

Tous les convives se mirent à applaudir, on la baptisa Bouillabaisse et on lui fit, séance tenante, vingt propositions. Nina était une fille intelligente, elle se tint ce raisonnement : Tant que je n’étais que Nina, je n’avais que des amants plus rosses et plus mufles les uns que les autres, ils jouaient à la balle avec moi ; le matin un blond, à midi un châtain, le soir un brun ; la nuit il aurait fallu un tourniquet à ma porte, et toujours la dèche ; je demande une bouillabaisse et les amants sérieux tombent comme grêle. Puisque à Paris la bouillabaisse est un talisman, je ne demanderai plus au restaurant que mon plat national.

Au café Anglais : Garçon, une bouillabaisse ; chez Julien, une bouillabaisse ; partout en un mot, ce fut pendant quinze jours le mot à la mode.

À la Bourse : La bouillabaisse est à 120 francs, dont 10.

Au Cercle : Je te joue une nuit chez Bouillabaisse en cinq sec.

Ce fut à Nina Bouillabaisse qu’arriva l’aventure suivante qui, lorsqu’elle fut connue, fit rire tout Paris ; il est bon d’ajouter qu’elle ne courut pas les salons, mais bien les cabinets particuliers.

Le Tout-Paris se souvient de l’archi-millionnaire L…, qui s’était fait une réputation de viveur excentrique et dont la générosité avec les femmes était proverbiale ; il était le petit manteau bleu des filles dans l’embarras.

Une nuit, L… soupait seul dans un cabinet de la Maison Dorée, il s’ennuyait, comme dirait Cléo de Mérode, à 100 francs par tête, ne sachant que boire ni manger, ni à quel sein se vouer pour se distraire — il les avait tous adorés — une idée folle lui traversa la cervelle.

Il sonna le garçon.

— Joseph, lui dit-il, va me chercher six putains.

– Monsieur est donc en bien belle humeur ce soir, qu’il veut se faire taquiner le goujon ? répondit Joseph.

— Va toujours, ce n’est pas pour toi, allons plus vite que ça, ajouta L…

Joseph descendit sur le boulevard, raccrocha six filles qui flânaient sur les chaises, attendant pour charger ; il les mit au courant. En une minute, sans se faire prier, elles firent irruption dans le cabinet où le millionnaire bâillait à se fendre la mâchoire jusqu’aux oreilles.

Joseph s’en alla discrètement ; aussitôt la porte fermée, L… les fit mettre sur un rang et les examina.

— Vous voilà six, leur dit-il, combien pour le tas ?

— 500 francs, répondit Bouillabaisse.

— Non, 20 francs par tête.

— Ça va, s’écrièrent-elles en chœur.

L… sonna à nouveau.

— Joseph, va me chercher mon cocher.

Le cocher entra, raide, comme tout cocher de bonne maison.

— Tu vois ces six putains, lui dit-il,j’ai payé pour toi.

— Faut-il éteindre le gaz, dit Nina ?

— Ah ! non, par exemple, j’en veux pour mes 120 francs !

— Mais, hasarda le pauvre cocher, Monsieur, il y en a six !

— Ça te fait peur, à toi, le roi des lapins ?

Il resonna Joseph.

— Va me chercher un martinet.

Joseph revint peu après avec un martinet à faire envie au Père Fouettard.

Il appela Nina Bouillabaisse.

— Toi, lui dit il, tu n’auras pas le cocher.

— Cela ne me gêne pas, quand un homme est à poil, il n’a pas son blason dans le dos, et celle du plus infime roturier vaut celle du plus grand seigneur.

— Garde tes réflexions ; tu vas prendre ce martinet flambant neuf et quand tu verras mon cocher fléchir, colle lui en une volée sur les reins, cela te donnera une leçon.

La séance commença, elle dura une demi-heure, quand le combat finit, faute de combattants, Nina Bouillabaisse s’écria :

— N. de Dieu,j’emporte le martinet comme souvenir.

— Tu as raison, dit L…, viens chez moi ce soir, nous en ferons l’épreuve !

Ce ne fut pas, comme bien on le pense, Nina Bouillabaisse qui raconta cette héroïque et érotique aventure ; ce furent les garçons de la Maison Dorée.

Comment ?

Oh ! c’est très simple, les garçons,friands d’assister aux scènes qui se passent dans l’intérieur des cabinets particuliers, ont imaginé (il en était, du moins, ainsi autrefois) un moyen économique de jouer le rôle de voyeurs, sans bourse délier, cela devient même une passion pour certains, passion qui a été décrite par Tissot de Genève, sous ce titre : Onanisme !

Ils percent un trou dans la porte du cabinet, trou imperceptible, puis, aux aguets, quand les amoureux ont fini de dîner, qu’ils deviennent tendres, ils se mettent à leur observatoire, et malgré la lumière, ils voient la lune en plein midi.

Il est, je pense,inutile d’insister, mais de même qu’il faut se défier des écrevisses en cabinet particulier,il faut se défier des garçons et baisser la portière, au besoin l’assujettir au moyen d’une chaise.

Il faut croire que le martinet fut fort goûté de L…, car il garda Nina Bouillabaisse jusqu’à sa mort en lui laissant la forte somme.

Bouillabaisse retourna à Marseille, où elle se maria.

Elle peut manger à son aise du mets qui a fait sa fortune.

Vers la fin de l’Empire, le journal la Presse, sous la signature de Nestor Roqueplan, parlait ainsi de la fameuse Cora Pearl.

— D’où vient Mademoiselle ? ou pour mieux dire Miss Cora Pearl ?

— Du bois de Boulogne.

— Quel est son maître ?

— La nature.

— Pourquoi débute-t-elle ?

— Parce que cela lui plaît et qu’elle désire plaire au public, sous ce nouvel aspect.

» Quant à d’autre aspect, tout Paris le connaît, Cora Pearl est une centauresse, elle a créé l’amazone.

» La première, elle a paru dans nos promenades élégantes, avec de vrais chevaux qu’elle montait avec une distinction et une habileté sans pareille, ou dans des voitures que les plus raffinés ont considérées comme des modèles, sous le rapport de la coupe et de la couleur, de même qu’ils ont admiré ses attelages si bien appareillés, le style et la tenue de ses harnais, de ses livrées et de ses gens, au nombre desquels se trouve un groom dont l’exiguité et la gentillesse contrastent avec la gravité.

» Quiconque connaît les chevaux n’aurait jamais confondu Cora Pearl avec les centauresses maladroites qui ont voulu quelquefois la rivaliser. Efforts gauches et vite découragés, écurie pauvre, mauvais cochers, chevaux de carton, ménage à effets, chic incomplet et fugitif.

» Pour Cora Pearl, le cheval n’est pas seulement un luxe, c’est un art ; ce n’est pas seulement un art, c’est une administration. Une visite dans ses écuries fait comprendre la manière de dépenser sérieusement des sommes folles pour ce seul chapitre d’un budget fantastique.

» C’est de l’insenséisme rationnel.

» Il y a de quoi désespérer les petits centaures propriétaires d’un seul cheval à deux fers, qui ébouriffent en passant les bonnes gens assis sur les marches des Champs-Élysées, et qui engagent dans une course un quart de cheval. »

Le samedi 27 janvier 1866, Cora Pearl, de son vrai nom Emma Cruch, réunit ses amis, et le nombre en était grand, dans l’élégante salle des Bouffes-Parisiens.

Des loges avaient été louées 500 et 1.000 francs, les simples strapontins se vendaient à la porte de 4 à 5 louis, le droit de jeter un coup d’œil à travers les vitres était disputé avec un acharnement inouï par une nuée de concurrents de tout âge. Jamais on ne vit dans une salle de théâtre plus de toilettes invraisemblables, plus de fleurs, plus de diamants, plus de luxuriantes épaules. Tout le personnel de Laborde et de Cellarius s’était donné rendez-vous dans le nouveau salon de Cora Pearl.

Quant aux hommes ils étaient nombreux : des ambassadeurs, des députés, les rois de la finance et du sport avaient tenu à faire honneur à une invitation aussi affriolante.

Voir Cora Pearl dans ce costume diaphane qui commence bien au-dessus dugenou pour se terminer bien au-dessous de la poitrine et se prête dans l’intervalle aux explorations les plus audacieuses ; voir passer à quelques pas de soi, sur des planches vulgaires, transfigurées par le pied mignon de la rutilante déesse que l’on n’avait aperçue que jus que là au bois, au fond d’une loge ou d’un boudoir, toujours fuyante, toujours indécise, toujours dépoétisée dans son costume par les grotesques exigences d’une civilisation maussade ; la saisir enfin, la tenir sous le feu de sa lorgnette sans qu’elle puisse échapper cette fois, dévorer les ailes blanches, cette jambe fine,faire le tour de ces beautés secrètes, et mordre à bouche que veux-tu dans ce fruit si longtemps interdit, c’était évidemment une de ces joies incomparables, une de ces joies sans seconde, qui marque dans la vie d’un homme un de ces régals que l’on n’ose espérer, auxquels on ne peut croire même quand on les tient dans la main.

Depuis plus de quinze jours il n’aurait pas fallu parler à ces hommes intelligents, ou de la Prusse ou de la question d’Orient, ou de la lettre de l’Empereur, ou du prix du pain, ou de l’autorisation préalable abolie en matière de journaux, ou de Galilée, ou de Don Carlos ; Cora Pearl ! Cora Pearl ! ils ne voyaient que Cora ! Ils n’entendaient que Cora. Sa visite au directeur, cette détermination prise brusquement par elle, et sans que rien présageât un tel événement d’aller faire l’amour en public, là, sous le feu de la rampe et d’arborer le costume traditionnel, et de chanter le couplet, et d’entrer, de sortir, de suivre le bâton du chef d’orchestre comme la première venue des figurantes en maillot ; voilà de quoi ils vivaient, ces hommes !

Voilà où leur pensée, disait Gasperini dans La Liberté, s’était perdue, concentrée, figée ; ils attendaient la soirée de ce samedi mémorable avec une impatience fébrile, anxieuse.

La salle haletait d’émotion, quand les trois coups sacramentels annoncèrent l’ouverture d’Orphée.

La portière doublée de velours rouge s’ouvrit, et Cora en personne, costumée pour son rôle, apparut.

Elle était en amour Louis XIV…

Un maillot couleur de chair, un maillot fin, très léger, transparent, un joli manteau en velours bleu, à ramages et à franges d’or,se drapait sur ses épaules ; des ailes d’azur à plumes blanches et dorées ; des sandales à courroies jaunes s’attachaient sur la cheville ; des faux cheveux en boucles éparpillés sur le haut de la tête et sur le cou.

Ces messieurs trouvaient Cora ravissante.

Le corsage de la robe était littéralement couvert de diamants, aigrette dans les cheveux, guirlande de diamants par-ci, ceinture de diamants par-là.

Elle flamboyait.

Malheureusement, elle chanta, elle parla, elle fit même l’espiègle, la pauvre fille ! Dans ce rôle de l’amour qu’elle croyait probablement plus facile, elle s’avança, souriante jusqu’au fond de son boudoir. Là, elle s’arrêta, elle prit une flèche de son carquois et elle la mit avec un geste indéfinissable sur son arc d’or. Mais, avant de viser, elle hésita ; à ce moment, quelques voix se firent entendre, des fervents applaudirent, mais l’amour était démonté et l’artiste blessée au cœur.

Il était curieux de voir avec quelles figures agitées, avec quels yeux ardents, toutes ces femmes suivaient leur amie, et quelles joies sourdes se mêlaient,quand elles s’aperçurent que la débutante faiblissait, à leurs applaudissements de condoléances.

À l’issue de la représentation, un de mes amis me disait : « Quoi, c’est la femme au luxe proverbial, aux voitures et aux attelages princiers, aux toilettes ducales ! Et la grâce ? Et la fo…o…orme ?

Qu’en font donc tous les Bridoisons de l’aristocratie financière ? Je comprends à présent les odeurs de Paris. »

Gestes contraints, désinvolture flasque, voix peureuse, accent déplorable, triste exhibition qui faisait regretter le parascenium antique.

Si l’amour était ainsi fait, il n’eût perdu ni Troie, ni Eurydice.

Portrait peu flatteur, mais encore au-dessous de la vérité, car l’engouement pour cette hétaïre aux cheveux roux, aux jambes en manches de veste, aux bras d’araignée, ne pourrait s’expliquer s’il n’y avait des dessous.

Les dessous c’étaient des talents intimes et personnels.

L’Empereur Napoléon III, qui avait été renseigné par un de ses amis qui la connaissait par expérience, voulut, à la suite de la représentation des Bouffes-Parisiens, passer une nuit avec elle ; il lui dépêcha, comme ambassadeur, le général Fané, pourvoyeur en titres. Comme bien on le pense, les pourparlers ne furent pas longs, il ne fut pas question de prix, car elle connaissait la générosité du souverain.

Le général lui demanda des arrhes, elle lui répondit : « Pas de ça, Lisette, mais je vais te faire voir les trois poissons. »

Aussitôt elle ouvrit son peignoir : « Tu vois, lui dit-elle, ceci est la barbue » ; puis se tournant, elle ajouta : « Voici la raie » ; alors elle le prit par le bras et le planta devant l’armoire à glace, en lui disant : « Voilà le maquereau ! Et je t’assure qu’il n’y en a pas de pareils aux halles et qu’ils ne sont pas conservés dans la glace. »

Le soir convenu, elle fut introduite aux Tuileries. Soit qu’elle eût mal digéré son dîner, soit qu’elle fût émue de partager la couche d’un César, pendant la nuit, elle se leva plusieurs fois en proie à des coliques pressantes. Le lendemain matin, elle fut reconduite chez elle, dans le célèbre petit coupé sans armoiries, qui ne servait qu’à cet usage.

Dans la matinée, le général, en képi à trois ponts, surintendant des plaisirs de Sa Majesté, lui apporta une somme de 5. 000 francs en or.

Elle fit une moue significative.

— Tu ne m’apportes que cela, lui dit-elle, com bien as-tu gardé pour ta commission ?

— Mais, rien !

— Eh bien ! remporte ton argent, je n’en veux pas.

Le général Fané rendit compte à l’Empereur de sa mission.

— Ah ! elle ne trouve pas que c’est suffisant, lui dit-il ; rends-moi mon or et donne-lui ces cinq mille francs en billets de 100 francs, et tu lui diras ceci :

« Mademoiselle, vous avez raison, l’Empereur m’a dit que vous êtes allée assez de fois aux lieux, pendant la nuit, pour avoir besoin de papier ! »

Elle était d’une perversité précoce ; un soir, elle valsait avec le jeune duc de X., récemment marié, jeune alors, charmant, timide, qui n’avait jamais quitté son précepteur, un Révérend Père Jésuite célèbre. Elle avait fait plusieurs fois le tour du salon. Il la pressait de plus en plus, d’une façon étroite, n’osant lever les yeux sur elle, paraissant comme enivré par une bonne odeur de chair fraîche, lorsque tout à coup, elle sentit un corps dur qui la gênait, elle voulut sans rien dire le déplacer et, n’y parvenant pas, elle lui dit :

— Monsieur le Duc, ôtez donc le couteau que vous avez dans votre poche, le manche me gêne.

Le pauvre valseur rougit jusqu’aux oreilles…

La malicieuse savait bien que l’on ne va pas dans le monde avec un couteau dans sa poche, comme les Normands à la foire.

Un soir, sa mère lisait le journal à voix haute, il s’agissait d’un fait divers à sensation. Une jeune femme avait subi les « derniers outrages ».

« Maman, qu’est-ce que c’est que les derniers outrages ?… »

Sa mère embarrassée, qui était loin de soupçonner la précocité de la jeune fille, répondit : « C’est de cracher à la figure de quelqu’un. »

A quelque temps de là, étant avec sa mère, en visite dans une maison amie, la conversation vint à tomber sur le même sujet.

— C’est horrible, disait l’une.

— La malheureuse, ajoutait l’autre.

Elle, le plus tranquillement du monde :

— Elle n’avait qu’à s’essuyer.

La gaillarde passait tous ses étés dans un magnifique château qu’elle possédait en Touraine.

Un jour, dans son parc, derrière une haie, elle s’accroupit pour satisfaire un petit besoin personnel. Se croyant seule, elle s’était mise à l’aise ; de l’autre côté de la haie qui bordait la route, un jeune garde-chasse, pris du même besoin, s’offrait la même satisfaction ; le bruit de l’eau qui tombait en cascade sur les feuilles lui fit lever la tête, sans se déranger, elle cria au garde-chasse :

— À ta santé, Baptiste.

Baptiste, sans se presser et sans s’émouvoir, lui répondit :

— Si Madame voulait trinquer ?

— Tout de même.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Sur ses vieux jours, elle devint proxénète ; elle disait avec un profond cynisme : « Les imbéciles devraient rayer ce mot du dictionnaire et y substituer l’expression : Intermédiaires. »

En effet, elle était une intermédiaire très habile pour alimenter les maisons de rendez-vous, elle était à l’affût des femmes gênées momentanément ; elle avait un tarif très étudié, précis comme barème : ses émoluments, sa commission étaient en regard du nom de chaque femme ; comme complément de ce tarif elle tenait à jour un agenda sur lequel étaient inscrits les noms des michés de passage, les noms des ordinaires y figuraient, depuis les collégiens jusqu’au vieillard, à qui il faut toutes les herbes de la Saint-Jean pour accomplir une légère station sur l’autel de Vénus.

Ce livre est des plus curieux, surtout à cause de ses annotations du genre de celle-ci :

A…, notaire,dépense 100.000 francs par an, une fois par mois, une nouvelle petite fille de onze à quatorze ans au plus, lui choisir tout ce que l’on pourra trouver de plus maigre.

Ne jamais lui écrire à son domicile particulier, à cause de sa femme.

V… de S…, ancien habitué de la Leroy, rue Duphot, toutes les semaines, le vendredi, lui envoyer la plus forte femme possible, 100 francs, une demi-heure de séance, la beauté n’y fait rien, pourvu qu’elle ait un estomac volumineux.

N…, curé de… Tous les mois, lui adresser une femme de trente ans environ ; brune, entièrement vêtue de noir, le costume d’une veuve en grand deuil, n’a pas besoin d’être jolie pourvu qu’elle ait une grande bouche ; cette dernière condition, pour une raison spéciale, est indispensable.

Le Baron. Tous les quinze jours, lui envoyer une jeune femme ayant l’apparence d’une ouvrière ; vêtue d’une de ces longues blouses comme en portent les polisseuses de la rue Pastourelle, les cheveux ébouriffés comme si elle venait de courir pour arriver plus vite au rendez-vous. Elle devra savoir faire une omelette…

Mme de E…, après minuit, ses jours de réception, veut une femme blonde, rousse de préférence, surtout pas de parfum atténuant la femme au naturel.

Madame la vicomtesse de T…, une femme du peuple, chiffonnière ou balayeuse, lui écrire le jour et l’heure ou la femme sera libre, lui donner rendez-vous dans un hôtel borgne ; conditions expresses, que la femme ait ses menstrues et sur tout qu’elle ne change ni de linge ni de vêtements.

Le marquis de R…, tous les samedis, un de ces petits italiens crasseux qui vendent des figurines en plâtre, à la terrasse des cafés ou sur les parapets des ponts, le choisir entre treize et quatorze ans, il faut qu’il vienne avec son panier.

Copier en entier ce Bottin du monde vicieux, serait chose impossible, tant il renferme de monstruosités et de turpitudes, ces exemples suffisent, je pense, pour en indiquer la nature.

Une femme joua un grand rôle dans la vie de Cora, ce fut Marthe de Vère, comme elle fut une célébrité dans le monde de la galanterie, elle est ici bien à sa place.

Marthe de Vère, vrai nom Esther Mordet, fut une favorisée ; peu de femmes eurent une plus brillante fortune : d’une très bonne famille, instruite, bien élevée, jolie à ravir, elle se fit enlever par un officier qui la lâcha quelques mois plus tard.

Dans ses pérégrinations, elle rencontra un Anglais colossalement riche, sir Robert Persil, allié à la famille des Northumberland.

L’Anglais devint éperdument amoureux de Marthe ; il lui fit le royal cadeau d’un million placé en rentes sur l’État, il lui acheta un hôtel aux Champs-Élysées.

Malgré cela, elle regrettait toujours son officier, son premier amour ; pour se consoler, elle débuta dans un drame à la Porte-Saint-Martin. Elle fut si abominablement mauvaise dans son rôle, qu’elle fut sifflée outrageusement ; jamais on ne vit plus horrible tempête, excepté toutefois la représentation des Funérailles de l’Honneur, et à celle de Zacharie où Frédérick Lemaître fut si remarquable.

Ce début orageux ne la découragea pas. Elle resta au théâtre, cinq ou six ans, jouant toutes les pannes dont personne ne voulait ; c’est que les planches pour elle étaient une réclame permanente, et surtout fructueuse à ce point qu’elle y gagna plus de cinq millions, quoique n’émargeant que cent cinquante francs par mois. Marthe était plus forte que le fameux sous-lieutenant de La Dame Blanche.

Marthe était, comme on dit vulgairement, une fille à poils.

Vers les dernières années de l’Empire, son duel à coups de cravache avec Cora Pearl, fit un tapage infernal dans le monde de la haute gomme. La cause en fut assez curieuse et n’est pas connue.

Les deux femmes étaient en délicatesse pour un étranger fort riche ou du moins qui passait pour tel, il se disait Arménien et se faisait appeler le prince Khoras.

Depuis longtemps elles cherchaient à se rencontrer. Un matin, toutes deux se promenaient dans la grande allée, l’une montait, l’autre descendait. Elles coururent l’une sur l’autre avec une furie sans égale, les coups de cravache tombaient dru comme grêle, les spectateurs n’intervinrent pas. Après un combat qui dura un bon quart d’heure, les deux adversaires, lassées, meurtries, durent s’arrêter. Cora Pearl sortit de cette affaire en si fâcheux état qu’elle fut plus de deux mois sans pouvoir quitter sa chambre.

L’épilogue de cette rivalité rappelle la fable de l’Huître et les Plaideurs : le fameux Arménien qui n’était qu’un vulgaire rasta, les laissa toutes deux pour Obarucci à laquelle il emprunta deux cent mille francs, puis fila, sans dire qu’il reviendrait.