Les Flagellants et les flagellés de Paris/Texte entier

Charles Carrington (p. T-296).
Charles VIRMAÎTRE


Les Flagellants
et
Les Flagellés
de Paris
Paris
Charles Carrington
XIII, Faubourg Montmartre, XIII

MCMII


En guise de Préface




Nous laissons aux savants et aux médecins aliénistes et criminologistes le soin d’étudier les aberrations du sens génésique et nous attendons toujours quelque traité où l’on montrera à nous autres profanes, n’ayant que l’éducation superficielle de la plupart des gens ordinaires, pourquoi et comment il existe un nombre très considérable de gens, doués d’une intelligence souvent au-dessus de la moyenne, qui éprouvent un plaisir singulier aboutissant à la suprême jouissance en étant fouettés ou en fouettant. Et même il y en a beaucoup qui négligent absolument toutes caresses, se contentant de la douleur ; la soumission à des fustigations plus ou moins fortes les satisfaisant complètement et remplaçant tout le reste.

On nous répondra que c’est une importation de l’Angleterre. Nous déclarons alors que nous avons trouvé cette fantaisie incrustée dans de jolies petites cervelles françaises qui ne connaissaient rien de rien de la pudique Albion, et dans de vieux livres français tels que « Les Dames galantes », de Brantôme, on en parle tout au long. De même on nous objectera que ces plaisirs — puisque plaisir il y a — ne sont pas français mais russes : « C’est du Nord que nous vient la lanière » — ou qu’on se pervertit à l’aide de lectures malsaines. Sans prendre la peine de nier aucune de ces influences, nous osons émettre l’opinion que cette dépravation peut très bien surgir à l’insu de l’individu atteint, et être même innée. Est-ce le résultat de quelque hérédité morbide ? Cela se peut, mais combien il est difficile de remonter à la source ! On ne peut pourtant pas demander à la grand’mère de sa femme ou de sa maîtresse si elle a jamais entendu parler de quelque cas de flagellation dans sa respectable famille.

Si nous parlons de flagellants et de flagellés on tâchera aussi de nous faire taire en exprimant l’opinion que les personnes qui reçoivent les coups de verges et autres instruments de supplice se font payer, et alors il ne saurait être question d’un goût quelconque. Cela peut être vrai pour quelques cas très rares, mais le fait de tirer argent d’une chose qui ne vous déplaît pas se voit tous les jours et explique en somme la prostitution elle-même. En général, personne au monde ne fait ce qu’il ne veut pas faire, et tout homme ayant un peu l’expérience des femmes vénales, dira qu’il a souvent trouvé des prostituées qui mourraient de faim plutôt que de se prêter à certaines complaisances hors nature que d’autres femmes non publiques, dans des sphères très élevées, pratiquent journellement sans dégoût et même en les recherchant. Plus nous avançons dans les mystères de l’amour raffiné et compliqué, moins nous pourrons trouver la raison de ces déviations. Cela existe, c’est ce que l’on peut dire. Il semble pourtant étrange qu’une jeune femme ayant tout pour plaire, choyée, idolâtrée, et très courue, puisse trouver ces hommages fades, et méprisant ce qu’elle appelle dédaigneusement « l’amour banal », demander avec joie à être humiliée, abaissée et fouettée ?

Allons, messieurs les médecins, expliquez nous cela, s’il vous plaît !

En attendant que les princes de la science veulent bien nous faire le don de quelque ouvrage sérieux, pondéré et concluant, nous prendrons la liberté d’offrir ici quelques documents qui aideront les savants psychologues et guérisseurs de corps et d’âme — puisque l’un ne va pas sans l’autre — à faire la lumière. Nous sommes ravis d’ajouter que tout ce qui va suivre est absolument vrai et pris sur le vif, mais nous savons d’avance que l’on va nous traiter de menteur. Cela ne nous fait pas reculer, au contraire. Lorsque l’on parle des tares de l’humanité, l’auditoire se divise en deux camps : les simples qui ignorent ces divagations,et ceux qui connaissent ou qui pratiquent ces bizarreries de la volupté. Les premiers sont étonnés et crient à l’impossible. Les autres font chorus,se disant que s’ils osent se montrer au courant, les premiers les accuseront in petto, « d’en être ». Et ils n’ont pas tort, car le monde est ainsi fait. D’où il ressort qu’il n’existe ni flagellants ni flagellés, et pourtant il y en a. Ce qu’il fallait démontrer, et nous allons tâcher de le faire en pénétrant de suite dans l’antre ténébreux de la flagellation.

Nous ne nous attarderons pas à causer des hommes qui se font fouetter pour un peu d’argent, ou qui prient leur amie ou leur femme de le faire. Le cas est banal, et nous en dirons deux mots avant de terminer, mais ce qui est surtout nouveau pour le public en général, c’est la preuve qu’il y a de par le monde et à Paris principalement des femmes désintéressées qui aiment à être torturées et suppliciées — par gourmandise d’amour.

Le premier cas que nous donnons ici a été relevé par nous dans un livre qui a paru à Londres, dans les premiers mois de 1901. Cet ouvrage remarquable, en trois gros volumes, n’a été publié qu’à une centaine d’exemplaires pour l’auteur qui a fait les frais de l’édition, non mise dans le commerce. et pour cause. Ce livre, rare et recherché, même épuisé, croyons-nous, est une sorte de biographie, où l’auteur a donné quelques fragments de la vie secrète d’un débauché. Ce récit, imprimé en anglais, est intitulé : « Suburban Souls », ce qui veut dire : « Âmes Suburbaines ».

Nous en extrayons le petit récit suivant, à l’appui de ce que nous avons énoncé plus haut.


L’HISTOIRE D’UNE ESCLAVE

« Je dînais chez un ami ; il est marié et il est Français. On me présenta à une dame que je n’avais pas encore vue dans cette maison. Elle était assez gentille de figure, mais peut être avait-elle un peu trop d’embonpoint. Elle avait le type oriental, et elle ressemblait à une belle juive. Elle touchait à la trentaine et était mère de deux ou trois enfants. Son mari était un gros fabricant du Midi, et elle se trouvait seule à Paris pour quelques jours, je ne me rappelle plus maintenant pour quelle raison. Louise, ainsi que je vais l’appeler, semblait goûter ma conversation ; elle rit de toutes mes calembredaines, et prenant place au piano, elle joua pour moi tout spécialement. Elle était bonne pianiste et, avec cela, elle avait de l’instruction. Notre petite soirée s’est terminée de bonne heure, et comme Madame Louise prétexta qu’elle avait peur étant seule à Paris la nuit, je m’offris pour la conduire à son hôtel. Elle accepta et nous partîmes ensemble. Nous étions bientôt amis, et je la persuadai de rentrer à pied avec moi au lieu de prendre une voiture, et à force de prier, je la décidai à venir au café.

» Elle parla de son intérieur en province et de la difficulté qu’elle avait de garder des domestiques. En plaisantant,je lui conseillai de les fouetter pour les rendre obéissantes, en ajoutant que beaucoup de femmes, domestiques ou grandes dames, ne détestaient pas être passées par les verges. Cette boutade me porta la veine, car aussitôt elle emboîta le pas à ma pensée, et continua elle-même à s’étendre longuement sur le sujet de la flagellation. Après quelques assauts de paroles courtoises,je pus tirer d’elle qu’elle rêvait nuit et jour de la joie d’être l’esclave de l’homme qu’elle aimerait. Louise n’aurait jamais été aussi loin, si elle n’avait pas eu la ferme résolution de se faire faire la cour par moi, et finalement elle me promit de me rencontrer dans Paris l’après midi du jour suivant.

» Alors elle est vraiment devenue ma chose, un jouet docile, et elle vint à Paris à peu près tous les mois, et manqua rarement de me donner un rendez-vous. J’ai encore maintenant de ses nouvelles de temps en temps, et nos aventures ensemble feraient un volume très intéressant et très amusant. Mais si je la présente en ces pages, c’est simplement pour donner le texte de quelques-unes de ses lettres, afin de permettre au lecteur de deviner ce que désirait Louise, et ce que je savais bien lui octroyer. Je dois seulement ajouter qu’elle était parfaitement désintéressée, et on peut facilement comprendre que cette singulière passion ne peut guère fleurir dans les rangs des professionnelles ».

« Maître,

» Le lendemain du jour où je suis devenue votre esclave, je vous ai écrit une lettre de douze pages vous racontant mes rêves de folles tortures, rêves éclos pendant lesquels je vous souhaitais mille fois plus cruel que vous ne l’êtes.

» Et alors, je réfléchissais et je tâchais de vous oublier, et ne plus jamais revenir à cette volupté. J’ai brûlé la lettre, et j’espérais que vous ne m’écririez plus, que je pourrais être forte.

» Mais je ne le puis. Je reviens à vous. Faites de mon corps ce que bon vous semblera, mais mon rêve est que vous ne voyiez en moi qu’une esclave et rien d’autre : c’est-à-dire une créature que toujours vous ferez souffrir cruellement.

» Je vous vois maintenant comme dans une vision ; vos yeux ont la même expression que dans le fiacre, me forçant à vous fixer, me le disant brutalement.

» Et alors, quand je viens à Paris, il ne faut pas me recevoir dans un appartement si luxueux — pour une esclave l’endroit le plus ignoble est trop bon – mais dans un hôtel ordinaire. Alors, vous déjeunerez – je peux arriver à onze heures – et vous regarderai, sans manger moi-même, heureuse d’accepter à genoux ce qu’il vous plaira de me jeter.

» Vous pourriez exiger n’importe quoi de moi, me forçant à vous répondre à chaque ordre : «Oui, maître ! »

» Jamais vous ne me permettrez de vous répondre d’une autre manière et si je m’oublie vous me giflerez fortement. Vous me forcerez à des caresses innommables, les bras liés derrière le dos, et si je suis maladroite vous me fouetterez sur n’importe quelle partie de mon corps et jamais vous ne me permettrez de montrer d’autre expression de physionomie que celle de la tendresse et de la soumission la plus absolue.

» Après, vous me forcerez à vous approcher pour voir… si je vous désire. Dans ce cas, vous me punirez… et me cravacherez. Vous me ferez me laver encore à l’eau glacée, et vous en mouillerez un essuie-mains que vous me mettrez sur mes reins pour anéantir mon désir.

» … Vous aurez alors le plaisir de me pincer, de me mordre ou de me cingler, pendant que moi je vous…

» Et si je suis épuisée par la luxure non assouvie, vous ne me céderez que quand je vous aurai supplié et imploré, et vous me posséderez ligotée, torturée par une ceinture cruelle qui me comprimera la taille.

» Je dois sentir vos doigts cruels pénétrer dans ma chair, brûlant d’être à vous, et vous me commanderez de vous regarder les yeux dans les yeux, tandis que de votre autre main vous me pincerez, me piquerez et m’égratignerez avec une aiguille, pour le plaisir de me voir souffrir. Je voudrais que vous fussiez cruel, très cruel. Peut-être serai-je libre un jour de la semaine prochaine. Je serai à Paris le matin et ne retournerai qu’à six heures du soir.

» J’attends vos ordres, maître, et je vous baise les pieds à genoux.

« Votre esclave soumise et dévouée,

» Louise. »


« Aujourd’hui,je vous désire follement et vos yeux cruels. Oh ! les contempler à genoux, les voir plongés dans les miens, sentir vos mains sans pitié pénétrer dans ma chair, me meurtrissant et me faisant mal : prenant ma jambe brutalement, baissant mes bas et regarder votre joie augmenter quand la pointe de l’aiguille s’enfonce dans mon corps qui tressaille. À chaque douloureuse piqûre, je dirai : « Merci, maître. »

» Oh ! pour être bousculée, humiliée et avilie ; vous voir sourire cruellement et vous couvrir le corps tout entier de baisers, pendant que je souffrirai à mourir, gênée et mal à l’aise dans les appareils de torture que vous m’avez montrée — le collier de maintien ; la ceinture secrète avec sa triple garniture de crin-brosse ; etc. — souffrir pour vous, maître ! — Oh ! comme je vous désire.

» Je ne puis plus supporter votre pensée ! Si vous étiez ici, je me prosternerais à vos pieds et vous prierais de m’accorder l’honneur et la jouissance de vos divines faveurs.

» Oh ! je serai chaste, je vous promets. Je ne ferai rien seule. J’attendrai. Je n’ai pas d’autre volonté que la vôtre. Vous avez défendu la m........, j’obéirai. Cela me fait du bien de vous écrire mes désirs insensés.

» Faites-moi souffrir, même de loin. Envoyez moi quelque chose que je puisse porter sur la peau qui me fera du mal.

» Oh ! ma bouche sur votre corps nu, embrasser vos pieds, ma langue vous caressant à la façon d’une bête aimante ! Je suis folle de luxure. Ma gorge est sèche, mon cœur bat et je défaille. Comme je vous désire ! Pardonnez-moi, je vous prie, mon maître ; je serai si soumise, si tendre avec vous, si obéissante pour vous faire oublier tous mes défauts. Écrivez-moi bientôt, je vous supplie.

» Avec humilité, je me couche à vos pieds, vous pouvez marcher sur moi. Et je dirai toujours : « Merci ! » J’embrasse les pieds chéris qui me piétinent et aussi vos chères mains qui me font mal.

» J’enveloppe votre corps d’un seul baiser, mon maître respecté. Oh ! que ne donnerais-je pour avoir toujours peur de vous, comme l’autre jour, sous le regard de vos yeux cruels.

» Je veux toujours avoir peur de vous ;il faut que vous soyez méchant et cruel ; votre seule joie doit être de me faire souffrir sans cesse.

» Vous me ferez venir moi-même à genoux quand vous le commanderez pour recevoir la correction des verges, si vous le désirez ainsi.

» Je suis votre chose, votre chienne fidèle, votre esclave soumise,

» Louise. »


» Il faut me faire ce que vous m’avez promis lors de ma prochaine visite à Paris : me mettre à genoux devant vous, mes yeux vous contemplant. Puis. mon visage, mes lèvres, mes joues. Oh ! l’horrible baptême. et pendant ce temps-là vous vous amuserez en me faisant du mal et toujours vous exigerez que mes yeux vous regardent avec tendresse et soumission.

» Il est si difficile pour moi de supporter votre regard, quand il est dur et cruel, comme hier au soir sous la lumière de la lampe électrique.

» Je veux voir votre petite main fine piquer ma chair doucement avec votre épingle de cravate et savourer votre joie féroce quand vous verrez mon sang, et vous me forcerez moi-même à verser du vinaigre sur ma blessure.

» N’est-ce pas que vous voulez bien, maître, que je souffre par vous et pour vous ?

» Pardonnez-moi d’avoir essayé d’échapper à votre influence,je reviens à vous, plus tendre, plus humble, plus soumise qu’avant. Faites-moi tout ce que vous voudrez.

» Vous verrez, maître, tous mes efforts pour vous satisfaire, pour que votre joie soit complète, et alors vous me permettrez de vous baiser la main. Les traces de vos mains sont encore sur ma chair ; mes bras sont encore pleins de bleus.

» Pardonnez-moi ma mauvaise écriture. La prochaine fois, je ferai mon possible pour la rendre plus lisible, mais aujourd’hui je suis trop nerveuse, j’ai trop soif de vous.

» Si vous le désirez, s’il vous plaît que je lise les livres dont vous m’avez parlé, je le ferai avec joie. Mais je voudrais que vous ne fassiez que ce qui peut satisfaire vos désirs et vos caprices et que vous ne fassiez rien pour m’être agréable.

» La seule récompense d’une esclave est que son maître aimé et respecté la trouve digne de souffrir pour lui et pour son plaisir.

» J’essayerai aussi de ne pas penser à moi quand je vous parle. Je m’efforcerai seulement de rendre votre plaisir lent et parfait.

» Je ferai mon possible pour supporter la douleur avec un regard tendre et soumis, et ma figure aura une expression de contentement quoi que je puisse ressentir afin de vous plaire, sans avoir l’air dur et boudeur, pour lequel vous m’avez sévèrement — et justement — fessée l’autre jour.

» Vous devriez être encore plus exigeant ; très sévère, très cruel pour me former à vos goûts, et me rendre docile et obéissante, me punissant chaque fois que je m’abandonnerai à la volupté, et l’anéantissant en moi à force de souffrance.

» Faites-moi seulement penser à vous ; rêver de vous et vous regarder uniquement et pas d’autres ; mes yeux, comme ceux d’un bon chien fidèle, ne doivent jamais quitter les vôtres, ni regarder nulle part ailleurs ; rien ne doit les détourner de vous, quand je suis en votre chère présence.

» J’ai les cheveux très sensibles. Vous me forcerez à les laisser tomber et vous me les peignerez les tirant rudement, brusquement, jusqu’à ce que je pleure, et si je sanglote vous me punirez de ma sensibilité ridicule. Vous ferez cela, n’est-ce pas ? Je veux souffrir pour vous, mon maître désiré.

» N’aurez-vous pas rêvé de pires souffrances pour moi ?

» Si oui, veuillez être assez bon pour me les dire, afin que je puisse penser aux supplices qui me sont réservés et accoutumer mon esprit à l’idée de nouvelles tortures célestes.

» N’oubliez pas votre petite cravache. Faut-il que j’en apporte une moi-même ?

» S’il ne dépendait que de moi, cette lettre ne serait jamais terminée, mais je finirais par vous ennuyer.Vous écrire est une grande joie pour moi.

» Je mets ma tête sous vos pieds, que je sens sur ma figure, piétinant mes joues avec vos talons. Je sens votre main étreindre et déchirer ma chair, puis vous me pincez. Votre main cingle vivement mes deux joues, cependant que je suis à genoux, mes bras atrocement liés derrière mon dos par des courroies qui me blessent. Je sens la mèche mordante de votre fouet me couper la peau à de longs intervalles pour que votre plaisir dure plus longtemps, et les larmes coulent sur mes joues, malgré tous mes efforts, car pour me punir de vous aimer trop, vous arrachez la toison qui cache mon sexe. Chaque fois, je dois vous dire : « Merci, maître ! » Si j’oublie,votre main chérie me giflera, aussi durement que possible et toujours mes yeux, doux, tendres, obéissants, sont rivés aux vôtres.

» Je suis votre esclave patiente et soumise,

» Louise. »




Notes pour servir à l’Histoire de la Flagellation à Paris




Lettre ouverte à Monsieur Jean de Villiot
Auteur de « Étude sur la Flagellation », « Curiosités et Anecdotes sur la Flagellation », etc., etc.




Vous, mieux que personne au monde, comprendrez tout l’intérêt qu’il y a de trouver et de soumettre à l’appréciation de gens à jugement sain et impartial tous les documents qui peuvent mettre en vue les cas passionnels où la douleur joue un si grand rôle. Personne, avant vous, n’a osé dévoiler, expliquer, et approfondir les mystères de la flagellation ; et moi, simple amateur, j’ai voulu marcher sur vos traces et même vous surpasser. Vous avez collectionné des récits, des particularités, et des faits historiques ; mais moi j’ai osé tailler dans le vif. Vous êtes le rédacteur en chef, et moi le reporter qui part à travers la ville pour chercher les faits divers curieux et intéressants, et interviewer fouettards et fessées. À vrai dire aussi, et jetant bas le masque, j’avoue hautement que mon amour de la science et de la vérité a été doublé d’une idée qui me chatouillait agréablement — j’allais tâter un peu moi-même de ce plaisir mystérieux.

Je n’étais pas tout à fait novice. Je savais que les verges et les coups jouaient parfois un rôle dans la sensualité, mais jusqu’alors je n’avais jamais pensé à essayer de ce ragoût pour mon usage personnel.

Une fois, j’avais vu un martinet chez une prêtresse de Vénus qui m’expliqua qu’elle s’en servait pour un de ses clients et m’assura qu’il y prenait un plaisir extrême. Elle me conseilla d’essayer, et par curiosité je me mis en position.

Au premier coup, je sautai de ses genoux, où elle m’avait étendu comme un gamin qu’on corrige, et me sauvai jusqu’au bout de la chambre. J’en avais assez.

Plus tard, il y a à peu près deux ans, mon attention fut attirée par les petites annonces d’un journal parisien, sous la rubrique : « Mariage ». En vieux Parisien, il ne me fut pas difficile de deviner que toutes ces personnes qui s’appelaient, et se faisaient de l’œil pour ainsi dire, dans ces longues colonnes serrées à 1.75 la ligne, n’avaient guère l’intention de déranger messieurs les maires de France et de Navarre, et que les mots en abréviation : « dés. mar. » ne voulaient pas dire : « désire mariage », mais tout simplement : « désire marcher ». Ce qui, dirait Calino, est la même chose tout en étant légèrement différent.

Et maintenant, je m’élance à l’aventure, bien que n’ayant aucune notion littéraire ni de style. J’ai consulté un ami qui est journaliste, et il m’a conseillé d’imiter Barbey d’Aurevilly ou Anatole France. Je vais tâcher de mélanger les deux.

J’avais remarqué que les mots : « sévère, autoritaire, volontaire », en termes d’annonces matrimoniales se rapportaient à l’infliction de fustigations et de mauvais traitements, et je me mis à répondre à plusieurs. Je ne parlerai pour le moment que de celles qui me donnèrent des résultats tangibles. Une courte annonce informait le public en général qu’une dame volontaire et hautaine « désirait mar. » avec un homme du monde doux et distingué.

J’écrivais quelques lignes à celle qui prenait le nom de guerre de « Tiresias », disant que je me mettais entièrement à sa disposition, voulant être l’esclave d’une dame d’esprit cultivé. On me répondait ainsi, une quinzaine de jours plus tard :

« Monsieur,

» Votre lettre s’était perdue parmiles trop nombreuses que j’ai reçues. C’est un peu tard de répondre, mais vous savez aussi bien que moi que ce n’est pas facile de trouver ce que nous cherchons tous les deux, car je pense que nous sommes dans le même ordre d’idées. Oui, je cherche un homme qui puisse supporter mon joug, en baisant la main qui le châtie. En même temps qu’un esclave, je voudrais trouver un ami, car malgré ma sévérité, je suis aimante et je ne trouve pas le moindre plaisir à châtier un homme qui me soit indifférent.

» Je suis absolument sincère et, cela va sans dire, plus que désintéressée.

» Ainsi donc, si vous n’avez rien trouvé, écrivez-moi.

» Tiresias ».


Je ripostai de suite :

« Madame,

» Je vous remercie infiniment pour votre bonne lettre que j’ai reçue ce matin, et je me hâte de vous répondre selon votre désir que j’ai de la joie à accepter comme votre ordre.

» Il m’est très difficile d’expliquer ce que je désire, car je vous assure que c’est la première fois de ma vie que je viens me mettre aux pieds d’une femme, avec l’espoir qu’elle sera capable de me dominer.

» Comme vous, j’ose aspirer à l’amitié, car cela me semblerait impossible d’être l’esclave de celle qui ne me plairait pas dans les entr’actes alors qu’on éprouve le besoin de causer avec une personne intelligente.

» Car on a beau dire, on ne peut pas toujours jouir, et il y a autre chose dans la vie que la jouissance physique.

» Mes idées sur la subjugation de l’homme sont encore vagues, mais je sens que je n’oserai pas désobéir à une femme qui me serait sympathique, si elle me donnait un ordre quelconque, et je crois que je supporterais douleurs et humiliations physiques et morales, si j’étais sûr que ce sacrifice ferait plaisir à celle dont je deviendrais le serf.

» Oui, il doit y avoir des joies dans la soumission envers une femme, et je viens vous prier humblement de bien vouloir me communiquer vos ordres.

» Si vous voulez pousser la bonté jusqu’à me permettre de vous voir, heure et lieu de rendez vous à votre choix, naturellement, je répondrai à toutes vos questions bien franchement et vous verrez alors à qui vous avez à faire et si je suis digne d’être votre ami et votre véritable esclave dans toute l’acception du mot.

» J’irai à la poste mardi matin et jours suivants. Si cela plaît à votre caprice de me répondre favorablement, ce que je n’ose espérer, car cela serait trop de bonheur pour moi, je vous prie de bien vouloir me tutoyer et de me baptiser de suite d’un nom de femme que vous choisirez.

» Dorénavant, je sais que je ne dois pas avoir d’idées autres que les vôtres, mais votre lettre me fait entrevoir comme un changement de sexe.

» Je vous rendrai toutes vos lettres si vous le désirez.

» J’attends votre réponse avec la plus grande anxiété et vous présente mes respectueux hommages.

» De Villiot, fils. »


« Monsieur,

» Je ne réponds qu’un mot à votre intéressante lettre, qui me fait rêver. Avant tout il faut nous rencontrer, pour pouvoir juger si nous pouvons nous sympathiser, autrement ce serait de la peine perdue.

» Je ne peux ni ne veux vous tutoyer avant l’entrevue, car pour cela il faut qu’il y ait une certaine intimité, et je ne sais encore si nous y arriverons jamais. De même pour vous donner un nom !

Un nom doit être conforme à des qualités, comme il est dit dans la Bible, et pour cela il faut voir aussi.

» Je vous prie donc de venir vendredi à six heures et quart, place du Trocadéro, au bureau de poste.

» Tenez à la main le journal l’Autorité, et je viendrai à vous.

» Écrivez oui ou non et donnez quelques détails : comment vous êtes et comment vous serez mis, pour pouvoir vous reconnaître.

» Adressez votre réponse : « Madame ..... », bureau restant place du Trocadéro. J’y passerai samedi.

« Tiresias. »

Je fus fidèle au rendez-vous, ayant déjà écrit en donnant mon signalement, et je fus bientôt abordé par une dame fort bien mise, en toilette foncée. Elle avait à peu près quarante ans, grande, brune, des yeux gris d’une fixité de regard étonnante, le teint mat, et douée d’un embonpoint satisfaisant, sans être excessif.

Elle me regarda un instant sans parler et je baissai les yeux, en saluant bien bas, puis elle me dit sèchement :

« Suivez-moi. »

J’obéis, commençant à jouer mon rôle d’homme très timide, ce qui me fut facile, quoique je sois plutôt assez effronté avec le sexe faible, et nous prîmes le chemin de l’Avenue Henri Martin, allant jusqu’au Bois, tout en causant.

Elle me demanda qui j’étais. Je lui débitai une petite histoire de circonstance et je crois que nous étions assez gênés tous les deux.

Mais je lui fis comprendre que depuis longtemps j’étais sous l’obsession de l’idée de vouloir être l’esclave d’une femme, et il me semblait que souffrir par la femme aimée devait conduire aux plus hauts sommets de la béatitude.

Elle me confia qu’elle était divorcée, d’origine danoise, et qu’elle vivait seule à Paris. Elle avait reçu beaucoup de réponses à son annonce et avait eu deux ou trois entrevues, mais elle n’avait rien trouvé à son gré, parce que les hommes étaient intéressés, et voulaient bien se laisser flageller, mais contre espèces sonnantes et trébuchantes ! Je lui affirmai que rien n’était plus loin de ma pensée, et cela sembla la rassurer.

Ainsi devisant, nous avions gagné le Bois de Boulogne, et je la suivis docilement. Il faisait presque nuit, et elle s’assit sur un banc, moi prenant place à ses côtés.

Là, je commençai à sentir un petit frisson de frayeur, seule avec une femme cruelle au Bois ! Du reste, elle avait une façon de jouer avec les boutons de ses gants qui me rendait inquiet. Va-t-elle se déganter pour me gifler ? me disais-je.

Heureusement, rien ne s’est passé ; nous avons échangé nos idées sur toutes sortes de choses, comme des gens paisibles et raisonnables qui font connaissance en voyage, par exemple, et elle avait l’air de goûter fort ma conversation que je tâchai toujours de ramener au masochisme. Je voulais changer de sexe, devenir femme, pendant qu’elle serait l’homme dans notre liaison future, que j’appelai de tous mes vœux, si elle voulait dans sa bonté, accueillir ma demande favorablement. Elle m’avoua que cela la réjouirait fort, qu’elle aimait battre un homme et l’humilier, sentant ainsi qu’elle vengeait son sexe opprimé en sa personne, et elle trouvait un plaisir indicible en courbant à ses pieds un des maîtres du monde. Elle ne tenait pas à me donner le nom d’une femme, mais celui d’un chien, puisque je devais lui obéir comme un de ces bons et fidèles compagnons de la race canine, et promit de m’appeler « Médor », ce qui me ravissait, lui jurai-je, et je n’eus pas la peine d’étouffer une forte envie de rire, parce que j’avais toujours les yeux fixés sur ses mains ;je craignais une gifle, une bourrade, ou un mordant pinçon.

Je fus très doux, très humble, et je parlai peu, la laissant s’emballer. Brusquement, elle mit fin à la conversation qui continua pendant notre retour à pied, toujours jusqu’à la place du Trocadéro, où elle me laissa avec un « Bonsoir ! » sec, en m’avertissant que j’aurais de ses nouvelles.

En effet, quelques jours plus tard, je reçus le petit mot suivant :

« Cher monsieur - non, cher Médor !

» Je dois vous avouer que vous avez produit sur moi la meilleure impression, et il me semble qu’à notre prochaine entrevue, je pourrai vous tutoyer.

» Pourtant avant d’arriver à quelque chose de décisif, je sens le besoin de vous connaître un peu mieux, de vous voir en ami.

» J’ai des billets pour les Folies-Bergères pour demain mardi. Voulez-vous y venir avec moi ? Nous y causerons ; vous pourrez même fumer, si le cœur vous en dit.

» Réponse s. v. p. pour demain matin, même bureau de poste que la dernière fois.

» Si oui, soyez à huit heures et demie à la Madeleine, au départ des omnibus Madeleine-Bastille. J’y viendrai en fiacre.

« Médor » fut exact, selon son habitude avec les dames, et le despote s’y trouvait.

Nous fûmes bientôt installés dans une loge, qui fut donnée au contrôle à Mme « Tiresias » en échange d’un billet de faveur, à ce qu’il me sembla.

Nous passâmes une soirée assez agréable, et sur la permission gracieusement accordée de pouvoir fumer, j’avais allumé un fort bon havane, mais je n’en avais savouré que le quart environ quand ma reine, d’une voix dure et fronçant ses sourcils, me donna l’ordre :

— Jetez votre cigare ! Il m’incommode ! Jetez-le !

Sans répliquer, je fis ainsi qu’elle me le dit ; mais je l’avais sur le cœur. Si vraiment j’avais été masochiste, ce petit sacrifice aurait dû me faire tressaillir de volupté, n’est-ce pas ? Hélas, non ! J’y pense encore à mon pauvre mégot. Il était si bon, et le souvenir m’en est resté comme d’une femme que j’aurais connue pour un instant seulement. Du reste, ce sont celles-là qui nous donnent les meilleurs souvenirs.

Notre conversation fut quelconque, sauf quand elle roulait sur sa petite manie. Elle fut plus expansive, et en réponse à ma question, elle me raconta qu’elle aimait avoir un homme doux et soumis à côté d’elle pour s’en servir en guise de femme de chambre. Il devait porter un pantalon de femme garni avec des flots de rubans sous son pantalon à lui, avec de longs bas noirs et des jarretières roses — tout cela tenant lieu de caleçon usuel — et elle aurait eu une grande jouissance à sortir, à aller au théâtre avec un amant affublé de la sorte. L’idée que cet homme portait ce ridicule accoutrement et qu’elle seule le savait la ravissait d’aise. Elle lui aurait rappelé de temps en temps qu’il portait un pantalon de femme, et seul avec elle il devait abandonner son pantalon d’homme et rester en sa compagnie femme depuis la ceinture.

Elle voulait entreprendre un petit voyage avec moi. Arrivés dans quelque trou paisible, elle aurait cherché un appartement meublé, afin d’être plus seuls qu’à l’hôtel. Une fois installés, je devrais lui remettre tout argent, papiers, etc., que j’aurais sur moi, et mes clefs, afin d’être complètement à sa merci.

Lorsque je tentai de l’interroger sur les châtiments que je devais endurer, elle eut un sourire énigmatique et refusa de satisfaire ma curiosité, mais elle confessa qu’elle aimait « gifler ». Cependant elle attachait les mains de ses victimes mâles avant de procéder à ses punitions, car, disait-elle, un homme pourrait se rebiffer sous une douleur subite – et alors que deviendrait-elle ?

Un de ses passe-temps était de courber l’homme à quatre pattes et le forcer à la porter sur son dos jusqu’à ce qu’il tombât de fatigue.

Vers le milieu de la soirée, je demandai la permission de sortir un instant ; elle refusa net, et je me tins coi, mais j’étais très mal à mon aise. Elle s’en aperçut, et je crois avoir vu un sourire malicieux et satanique, tordre ses lèvres rougies à la pommade raisin chaque fois que je me remuai sur ma chaise.

Enfin, le rideau tomba pour la dernière fois et nous partîmes. Elle refusa mes offres de rafraîchissements, souper, etc. et partit seule dans un fiacre, me promettant de ses nouvelles, comme la dernière fois.

Je l’avais quittée un jeudi soir, et le dimanche suivant je reçus sa carte de visite. Là, je vis pour la première fois son vrai nom et adresse et ces mots : « Lundi, deux heures et demie. »

Ici, il faut que j’ouvre une parenthèse pour raconter que pendant la période où je m’occupai de « Mme Tiresias » je suivais toujours les petites annonces, et j’en avais remarqué une surtout où « Nina » demandait un mari « sévère ». Je lui écrivis de suite et voici la réponse que je reçus :

« Dimanche soir.
» Monsieur,

» J’entends par mari (ou ami) sévère l’homme qui sait par des moyens rigoureux imposer sa volonté. En somme, j’aime à être forcée d’obéir à celui qui se dit mon maître, et je goûte supérieurement les procédés dont il fait usage pour arriver à ses fins.

» Je suis très passionnée, aimante, et j’ai un caractère assez difficile quoique pas méchante. Comme physique, je suis suffisamment gentille, je crois ; grande, élancée, sans être maigre, distinguée. Je suis libre.

» Par lettre, je ne vous donnerai pas d’autres détails, et il est donc préférable de nous voir, si vous le voulez, pour que nous puissions juger l’un de l’autre.

» Comme je n’aime pas les rendez-vous dans les lieux publics, voulez-vous venir me rendre visite dans mon petit pied-à-terre de la rue… n°… Mme Nina ? Je vous donne mon adresse, comptant sur votre entière discrétion.

» Je vous attendrai samedi prochain vers 5 heures.

» Je vous prie de bien vouloir me confirmer le rendez-vous.

» Je suis libre presque chaque soir.

» Dans l’espoir d’une réponse, recevez, Monsieur, mes bien sincères salutations.

» Nina. »

Par suite d’un malentendu,je n’ai vu Nina réellement que le lundi suivant, et en attendant, toujours mordu par la tarentule de la flagellation active ou passive, peu m’importait, bien que je préférasse le premier rôle, j’avais fait mettre une annonce moi-même dans la colonne matrimoniale du quotidien qui publiait ces sortes d’avis :

« Homme du monde, seul, libre, indépendant, esprit vif et sévère, très autoritaire, goût de la domination, dés. mar. avec dame partageant ses idées.

Désint. récip. absol. de Villiot, fils, bur. rest. 118. »

J’eus beaucoup de réponses. Quelques-unes émanaient d’hommes ; en voici deux échantillons :

« Monsieur,

» Je doute que vous trouviez une dame ayant les goûts que vous recherchez, mais moi, garçon, je les ai.

» Si vous vouliez avoir un sujet que vous puissiez corriger, fouetter, que vous pourrez contraindre à exécuter vos volontés même lorsque la chose lui déplairait, cela le martinet à la main, vous le pourriez faire et je suis absolument désintéressé.

» J’ajoute que j’ai déjà eu un maître qui savait me faire obéir et auquel je serais encore soumis s’il n’avait quitté Paris.

» Je suis absolument discret et ne demande qu’une discrétion égale, et je serais encore reconnaissant.

» Si vous voulez me connaître, écrivez à l’adresse :

» Monsieur Caro,
« Poste restante, bureau n°…, Paris. »


« Monsieur,

» Vous serait-il agréable de faire la connaissance d’un jeune homme distingué, bien élevé, passable de sa personne, qui se mettrait à votre disposition… pour en faire ce que bon vous semblerait.

» Suis très dépravé, connais tout à Paris.

» Si oui, vite deux mots. Et un rendez-vous.

X. X. Y. Bureau restant, n°…, Paris. »

N.-B. — Agis par passion. Suis entièrement désintéressé.

Je n’ai pas répondu aux hommes, et j’avais vite fait d’éliminer et de faire le tri de mes autres correspondantes. Quelques-unes des femmes qui écrivaient de la province ne comprenaient guère. Elles prenaient le mot « sévère » pour qualification d’un homme à mœurs austères, et cherchaient vraisemblablement un époux pour de vrai.

J’ai eu quelques entrevues à travers la ville et j’ai vu quelques incomprises, des femmes ayant tout raté de leur vie, qui ne me plurent guère pour une raison ou pour une autre.

Ainsi que je l’ai déjà dit,je ne veux parler que des résultats qui me donnèrent quelque satisfaction, et voici un specimen que je choisis :

« Monsieur et cher inconnu,

» Rien que deux mots pour vous dire que je partage vos goûts et que je désire vivement faire votre connaissance.

» On me trouve généralement très jolie, femme du monde, je suis très distinguée.

» Je suis très désintéressée et absolument libre de ma personne.

» Je suis très douce, très soumise, par moments, mais parfois je suis aussi très méchante, enfin je puis être une véritable esclave, mais il faut pour cela que j’aime. Avez-vous le besoin d’aimer ? Moi, oui : je veux aimer, aimer de toutes mes forces, de toute mon âme. Je me donnerai tout entière, mais je veux que mon maître, et aussi parfois mon esclave, m’aime.

» Voulez-vous, Monsieur et cher inconnu, vous trouver mercredi, à quatre heures, devant le bureau d’omnibus, place du Théâtre-Français. J’aurai une robe en drap noir et un chapeau noir et blanc.

» Ayez la bonté de m’écrire un mot afin que je sache si vous acceptez mon entrevue.

» En attendant le plaisir de vous connaître, recevez, Monsieur et cher inconnu, l’expression de mes sentiments distingués.

» M. de B.,
» Bureau restant, n°…, Paris. »

Je l’ai vue : une femme bien élevée, maîtresse de piano, trente ans environ, pas très belle et vivant aux environs de Paris avec une partie de sa famille. Elle avait eu un seul (!) amant, m’a-t-elle dit, qui avait la manie de la fouetter. Il était mort et elle se trouvait seule et n’avait pas aimé depuis. Je donne ces détails sans garantie, et, à vrai dire, je n’écoutai guère son babil. Mais, par désœuvrement, la trouvant douce, bien élevée et agréable causeuse, je l’invitai à dîner pour le samedi suivant.

« Monsieur. et futur maître, » Je viens ainsi que c’était convenu causer un moment avec vous. Je voulais vous écrire une longue lettre, mais la crainte de manquer le courrier m’oblige à ne vous envoyer que quelques lignes pour vous dire toute la sympathie que j’ai pour vous. Je crois que je pourrai vous aimer. Je suis très sentimentale ; mon rêve est d’être aimée, d’être tout pour mon ami, mon maître, comme il sera tout pour moi.

» Vous aurez en moi une esclave très tendre, très loyale et absolument à vous, rien qu’à vous. J’espère que de votre côté vous aimerez sincèrement votre esclave.

» J’aurai un véritable plaisir à vous voir samedi. J’aime toutes les caresses, surtout le baiser long, mystérieux et enveloppant qui pénètre jusqu’au plus profond de l’être.

» Mais ce que j’aime surtout, c’est de me donner complètement et prouver par mon entière obéissance, tout mon amour à celui qui sera mon maître adoré.

» Donc, à samedi.

» Toutes mes pensées les meilleures à vous, mon maître, si vous voulez.

» M. de B.
» Bureau restant, n°…, Paris.

» J’espère ne pas avoir manqué le courrier. »

Je dînai avec elle — Marthe de Bassire — de bonne naissance et possédant assez de rentes pour pouvoir être désintéressée.

Elle ne me plaisait pas, lorsqu’il s’agissait de la bagatelle, et je découvris qu’elle ne tenait pas du tout à être fouettée. Et moi qui cherchais la femme qui, d’après les petits romans publiés à Bruxelles, ne demandait que des coups afin de connaître la volupté que donne la douleur ! Je fus très désappointé, mais je ne laissai rien paraître. Notre dîner en tête-à-tête fut gai, et après, je trouvai que cette dame, si comme il faut dans la conversation et de si bonne compagnie, avait en effet une petite manie qu’il est très difficile d’expliquer ici. Elle aimait beaucoup qu’on eût l’air de la forcer à exécuter certaines caresses bien connues des demi-vierges, où l’homme joue un rôle passif, en la bousculant, en la giflant et en la pinçant. Échauffé par le repas succulent et agacé par les mièvreries de la créature qui avait le diable au corps,je me prêtai à sa fantaisie, ne voulant pas rentrer bredouille. Mais cela me dégoûta d’elle, et je ne la revis plus. J’avais honte d’elle et de moi.

Pour en finir avec Marthe, neuf mois après elle enfanta d’une annonce à elle, où se disant « absol. désint. » elle « dés. mar. » avec un monsieur très doux. Tudieu ! l’agneau devenait loup ! Reconnaissant ses initiales, je fis copier une lettre afin qu’elle ne reconnût pas mon écriture, et voici ce qu’elle répondit :

« Monsieur,

» Je désire vivement faire votre connaissance.

» Voici ce que je cherche.Je veux un ami, un esclave à moi, et à moi d’une façon absolue que je puisse corriger, humilier à mon gré.Je veux une obéissance absolue.

» Après l’avoir fait souffrir cruellement, je saurai l’entourer de mes caresses les plus douces, les plus tendres, car je veux l’aimer de toute mon âme.

» Voulez-vous vous trouver, etc. (même rendez-vous !). J’aurai une robe en dentelle noire, etc.

» Recevez, Monsieur et cher inconnu, l’expression de mes sentiments distingués,

» M. de B., etc. »

» Je n’ai pas besoin de vous dire que je ne suis pas une femme légère. Je suis absolument libre de ma personne. »

Elle avait changé de manie. Elle voulait battre un homme, mais elle tenait à son baiser de goule comme apothéose. Ainsi finit mon aventure avec Marthe.

Je rendis visite à Nina ainsi qu’il fut convenu et je vis de suite qu’elle était une professionnelle. Mais elle était bonne et franche, assez bien de sa personne, celle qu’on appelle fausse maigre, avec de grands yeux bruns et la peau douce, âgée de vingt-cinq ans environ. Elle me reçut dans un appartement exigu, cabinet de toilette et chambre à coucher et elle-même était en chemise et en peignoir. Elle m’avertissait carrément qu’elle entendait être payée, mais pour un léger cadeau elle ne demandait pas mieux que d’être fouettée de toutes les manières, car il n’y avait que cela qui lui produisît de l’effet pour l’amener graduellement à l’étreinte suprême. Ma foi, la curiosité et sa peau tendre me tentèrent et nous fûmes bientôt amis. Enfin, je pus frapper une femme, et pas avec une fleur, puisque ouvrant une armoire à glace, elle sortit une collection composée d’un martinet, d’un paquet de verges très usé et qui avait déjà beaucoup servi, et quelques autres fouets sans importance. Je les essayai tous, sans compter mes mains, et je fus étonné de sa force de résistance, puisque je ne la ménageai guère, voulant voir jusqu’où elle irait. Il faut dire qu’elle était libre de ses mouvements. Je ne l’avais pas attachée. Je pus me rendre compte qu’elle n’avait pas menti et qu’en effet mes coups sur sa croupe rebondie avaient produit la douce excitation naturelle et préliminaire que les tendres caresses et baisers prolongés font surgir chez les femmes normales. Je pris goût à la chose et fus enchanté de la gentillesse de Nina, qui était caressante et amoureuse au possible, car elle s’abandonnait sans réserve avec moi ; elle se conduisit comme si elle m’aimait. Aussi je me retirai content et satisfait, en lui faisant son petit cadeau de bon cœur et promettant de la revoir. Je tins parole en des circonstances très curieuses, ainsi que l’on verra plus loin.

Et maintenant, je vais tâcher de donner un récit aussi complet que possible d’une amoureuse intrigue ayant un cachet de tendresse et de passion bien singulières et qui m’a laissé un doux souvenir.

Mon annonce avait paru au commencement de février et, vers le 9, je reçus parmi les autres lettres, une qui me semblait banale par sa teneur, demandant simplement un rendez-vous et disant que la signataire avait trente ans, grande, brune et ne cherchait que l’affection sincère. Elle signait « Marcelle » et me donna une adresse poste restante comme d’habitude. Le papier et l’enveloppe étaient communs, et tout absorbé par de Barisse, Nina et ma Danoise, je ne pus arriver à voir Marcelle que le 27, quand je la rencontrai passage des Princes à six heures et demie du soir. Je la trouvai fort belle, bien faite et d’humeur douce et gaie. Elle n’avait pas grande instruction et les quelques lettres que j’ai reçues d’elle pendant notre liaison ne valent pas la peine d’être citées. Je ne m’en plaignais pas, car cela m’évitait aussi de lui écrire, et m’a confirmé dans une idée que j’ai acquise par expérience, c’est que les femmes qui écrivent beaucoup et bien ne sont pas toujours celles qui conviennent le mieux à un homme passionné. Méfions-nous des femmes qui pensent et réfléchissent trop. De même, ô mes lectrices, mettez-vous en garde contre l’amant pensif. Vous pourriez vous heurter au mâle bardé d’acier, et vous vous jetterez nues contre une cuirasse glacée et dont le choc pourrait meurtrir vos jolies poitrines et vous blesser jusqu’au cœur.

À notre première entrevue, j’avais bien fait comprendre à Marcelle que je voulais uniquement l’amour d’une femme désintéressée qui saurait m’obéir complètement. Sa réponse fut qu’elle n’avait fait qu’obéir toute sa vie, qu’elle me trouvait à son gré et que mes manières lui plaisaient. Elle ajouta qu’elle avait des rentes et se livrerait par amour, mais ne se vendrait pas. Elle semblait simplette et ignorante, mais elle m’a avoué plus tard que c’était un air qu’elle se donnait à volonté : « elle faisait sa naïve », comme elle disait. Elle était mariée à un médecin depuis cinq ans, mais son mari volage la rendait si malheureuse qu’elle voulait divorcer. Elle était même en instance, mais comme elle voulait que ce divorce fût prononcé contre son mari, elle était tenue à certaines précautions. Je lui fis comprendre que je n’étais pas un aventurier, et plus tard, nous échangeâmes nos vrais noms et nos adresses. Je dois dire que j’ai changé beaucoup de petits détails dans cette histoire, et il serait impossible à qui que ce soit d’arriver à connaître les personnages, ce qui est mon devoir strict, car ce que je fais ici est déjà assez indiscret.

Notre prochain rendez-vous fut arrangé par Marcelle pour le lundi 4 mars, et elle me le signala par un petit bleu. Si mes lecteurs veulent bien se reporter en arrière, ils verront que justement je devais me rendre chez Mme « Tiresias » un lundi dans l’après-midi, pour commencer probablement mon apprentissage de victime. J’avais un plan passionnel des plus piquants. Je me voyais le maître sadique de Marcelle et en même temps la victime docilement masochiste de ma Danoise, l’une ignorant l’existence de l’autre. Jamais, je crois, un débauché curieux de tout connaître des dessous de la passion, n’aurait entrepris la conquête de deux maîtresses si différentes. Mais, hélas ! le rêve était trop beau. Par malchance, les deux premiers rendez-vous décisifs tombaient le même jour.

Je ne pouvais pas hésiter entre les deux. Marcelle, plus jeune, plus belle, plus douce, plus femme et sûrement plus voluptueuse, puis qu’elle me laissait entendre qu’elle me donnait tous droits sur elle, l’emportait, et je croyais, dans ma fatuité de mâle, que je les tenais toutes deux. Je pris donc ma plume et écrivis une plate lettre de respectueuse excuse à Mme «Tiresias », la priant de m’excuser pour ce jour-là et me mettant à son entière disposition pour tel autre moment à sa convenance. Froissée sans doute dans ses instincts d’impératrice cruelle et froide, elle ne m’a plus jamais répondu. Elle était dans son rôle, et je n’en ai pas trop souffert, puisque Marcelle est arrivée à m’occuper entièrement pendant quelque temps. J’ai revu Mme « Tiresias » un an après dans les rues de Paris. Elle n’était pas seule.

Le lendemain, je lui envoyais ma carte en me rappelant « respectueusement à son bon souvenir », mais elle m’en voulait trop, je crois, car elle ne donna pas signe de vie.

Marcelle fut exacte ce jour-là et elle tint toutes ses promesses et au delà. Elle vint à mon pied-à-terre et se donna franchement et librement, comme une femme connaissant la vie, et sans honte ou comédie de fausse pudeur. C’était une femme sincère, et sans aucun doute, elle avait quelque sentiment pour votre serviteur, car elle ne demandait qu’une seule chose : être aimée et de la façon qui lui plaisait le mieux. Elle voulait le fouet, les verges et la fessée des mains de l’amant.

Ce qui la ravissait, c’était qu’on lui disait : « Tu vas être corrigée », et il fallait tenir parole, car elle méprisait l’homme qui menaçait pour rire. Elle souffrait énormément pendant l’infliction de la punition que pourtant elle réclamait elle-même, mais son bonheur venait après, quand son corps meurtri et cuisant se laissait fondre entre les bras de son maître cruel qu’elle adorait d’autant plus qu’il avait été dur et méchant. Voir son amant en colère était son bonheur et bien souvent elle se révoltait pour augmenter sa jouissance, portée au plus haut point lorsqu’elle me voyait hors de moi par sa feinte mutinerie.

Au premier rendez-vous, je pris mon rôle au sérieux et lui commandai de se dévêtir, en lui faisant prendre mille positions différentes et me repaissant de la vue de son beau corps. Elle était bâtie sculpturalement et possédait un grain de peau d’une finesse extrême. Elle était câline et caressante, une maîtresse idéale en un mot, bien qu’elle m’assurât qu’elle était d’humeur despotique, et qu’elle faisait marcher tout le monde chez elle au doigt et à l’œil.

J’avais beau lui imposer des pénitences, comme à une petite fille méchante, la gifler et la fesser durement, j’étais forcé de comprendre que plus je la traitais durement plus elle prenait plaisir à ces jeux brutaux, ce qui satisfaisait ma conscience, car je n’aurais eu aucune joie à torturer une pauvre victime. Du reste,je ne sais pas comment on s’y prendrait pour fouetter une femme malgré elle, à moins de l’attirer dans un piège ou de profiter de sa misère pour acheter ses souffrances à prix d’or. Ici, il ne régnait que la plus grande franchise. Nous étions deux détraqués, si vous voulez, mais voilà tout.

Je lui attachais les mains, après qu’elle m’avait aidé à me déshabiller et qu’elle avait, sur mes ordres, ôté mes bottines qu’elle embrassait, et après je lui faisais embrasser mes pieds nus. Ligotée, je lui faisais subir une vraie et sévère correction par les verges qu’elle supportait en gémissant, mais sans pleurer ; et tout en feu par ce sport néronique, tout nouveau pour moi, je la possédai furieusement sans la délier.

Elle m’avoua après que très émotionné je l’avais mal attachée et qu’elle aurait pu très bien se délivrer, mais qu’elle trouva bon d’être à moi comme captive, et quoiqu’elle eût voulu m’étreindre dans le moment de plaisir suprême, elle n’osait pas détruire l’illusion de son maître.

Nous fûmes nous coucher et passâmes encore des moments délicieux. Elle fut à moi complètement, autant qu’une femme peut l’être, et verrouillée dans notre chambre à trois heures de l’après-midi, il était sept heures avant que nous pûmes nous décider de nous quitter.

« Paris, 7 mars.
« Mon cher ami,

» Je ne sais ce que j’éprouve, mais depuis que j’ai eu le bonheur de passer quelques instants avec vous, je ne suis plus du tout la même. Je suis comme dans un rêve. Je ne pense plus qu’à vous. Qu’avez-vous bien pu me faire ? Aussi je ne désire plus qu’une chose, c’est de voir arriver le moment où je pourrais vous revoir pour vous obéir et vous être encore plus soumise. C’est si bon d’être l’esclave de celui qui vous plaît.

» Pourvu que samedi vous n’ayez aucun empêchement pour nous voir, car j’attends le moment avec impatience. Tâchez de n’être plus enrhumé ; soignez-vous bien. Ne prenez pas froid.

» En attendant le bonheur, recevez mes bien sincères salutations.

» Votre petite esclave,
» MARCELLE.

» Je n’ose vous le dire, n’oubliez pas la cravache et le petit appareil en caoutchouc dont vous m’avez parlé. Puis, surtout déchirez cette lettre, je vous en prie à genoux.

» À samedi, à trois heures. »

J’ai revu mon souffre-plaisir et mon souffre-douleur le 9 mars, et selon son désir, j’avais fait emplette d’une cravache. Pour l’essayer, j’avais courbé Marcelle sur mes genoux, et je lui donnai quelques coups espacés. Puis, j’augmentai successivement la dose. Je ne sais comment elle faisait pour supporter la morsure de la petite baleine sifflante, car chaque cinglon traçait une ligne rouge sur sa belle peau blanche, où se voyaient quelques traces de ma correction du 4. Elle gémissait et m’implorait, mélangeant des mots d’amour à des exclamations confuses arrachées par la douleur. Comme la première fois, j’acquis bientôt la certitude que la souffrance n’empêchait pas la volupté de jaillir en elle… au contraire. Ce voyant, je fus curieux d’expérimenter jusqu’où irait sa résignation, et, soudain, la maintenant avec la main gauche, je fis pleuvoir cruellement et sans mesure, de toute ma force, une pluie de coups de cravache sur ses charmes postérieurs. La douleur fut trop vive, comme je le supposai, et ne pouvant maîtriser un mouvement de révolte, elle étendit sa main derrière son dos et m’arracha la terrible cravache, la jetant violemment au milieu de la chambre. En proie à une colère, moitié vraie et moitié feinte, agité par un frisson fébrile de luxure, et sentant que si je mollissais, je perdrais tout empire sur elle, je la pris par le cou et l’envoyai d’une brusque poussée tomber sur le parquet, non loin de la cravache.

« Relève-toi et ramasse la cravache ! » lui criai-je, ne tenant aucun compte de son air boudeur et de deux grosses larmes qui tremblaient sur les longs cils de ses beaux yeux noirs.

Sans un mot, elle fit comme je désirai.

« Apporte-la-moi ; demande-moi pardon et courbe-toi pour en recevoir encore ! »

« Non, non, je vous en prie ! » (Je lui avais défendu de me tutoyer.) « Tout excepté la cravache ! Votre main, les verges – mais pas ça ! Vous ne savez pas comme cela fait mal. Puis, vous allez trop vite, sans ménagements, sans habituer la peau à la douleur qui doit être graduelle. Cela me cuit tellement ! »

Implacable, j’insistai et je lui donnai encore deux ou trois coups – pas trop forts.

Elle me déclara depuis que mon mouvevement de colère avait produit un effet délicieux sur elle et qu’elle m’adorait depuis ce moment. Lorsque je la renvoyai de mes genoux rouler comme une masse sur le tapis après son mouvement de résistance, – bien naturel, du reste – elle se pâma.

La séance se termina, comme le lecteur peut deviner, et l’appareil en caoutchouc fut de la fête. Cela ne peut guère se décrire ici, mais c’était inouï de luxure barbare. Marcelle ne pouvait s’arracher de mes étreintes et elle jura que je la tenais pour toujours par ses sens subitement éveillés, et qu’elle ne pourrait plus se passer de moi. Elle avait, comme je l’ai déjà dit, la peau très fine et toute marque se montrait sur elle d’une façon excessivement distincte. La dernière fois, il paraît que je l’avais tellement giflée que j’avais abîmé sa figure par la manière dont j’avais pressé son visage contre moi. Sans compter que ses lèvres furent mordues et tirées, et frottées par mes mains, et les lobes de ses oreilles arrachés. Elle avait eu la figure en feu pendant trois jours, et ce ne fut que grâce à des ablutions suivies d’eau de son et d’applications de cold-cream qu’elle avait pu recouvrer son beau teint. Elle fut aussi contrainte de cacher ses poignets, car les liens avaient pénétré profondément dans ses chairs. Mais elle m’avoua qu’elle trouvait un plaisir extrême à contempler ces traces de passion lorsqu’elle était seule, et son bonheur était de revivre ces instants de jouissance bizarre lorsqu’elle se trouvait seule au lit le matin. À ce moment-là elle me désirait follement, et ne manqua jamais de ressentir des douleurs lancinantes dans le cervelet. Je crois qu’elle m’a dit qu’elle se pâmait en ces instants de rêverie démente, mais je n’ose l’affirmer.

Encore une fois, nous fûmes surpris par l’heure, et nous nous séparâmes à la hâte vers sept heures et demie du soir.


15 mars.

Marcelle fixait toujours les rendez-vous, et cette fois-ci, je m’étais muni d’une ceinture de femme, assez large, dont je me servis plus tard pour lui attacher les mains. Je fis deux solides tours, et il était impossible pour elle de se rendre libre. Mais, je vais trop vite. Elle arriva tout amoureuse et elle fut d’une amabilité sans bornes, se plaignant de la rigueur de la fustigation de la cravache. Je lui promis de ne plus l’employer et de me contenter de mes mains et des verges. Mais la cravache était là comme épouvantail et je n’avais qu’à la menacer de son application pour la voir prodiguer toutes les caresses et toutes les bizarreries que je me plaisais à lui faire exécuter sur un mot de commande. Je peux dire, une fois pour toutes, que jamais aucune femme ne fut plus courbée aux caprices d’un amant dépravé et perverti, et il n’y a pas une jouissance connue que je n’aie savourée avec elle, la traitant tour à tour, selon le gré de mes caprices, comme une épouse qu’on adore respectueusement, ou comme la dernière des filles, la pliant aux besognes les plus répugnantes et aux pires caresses.

En un mot, il est impossible dans ces quelques lignes, froides à dessein, de donner la moindre idée de la furie de notre amour inouï.

Elle m’obéissait si bien que je l’appelai « mon mouton ». Marcelle, et je livre ce fait aux hommes de science, avait été régulièrement fouettée par son père avec un martinet jusqu’à l’âge de seize ans pour la plus légère faute.

Il disait : «Tu seras corrigée ! » Et quelques heures après, il fallait qu’elle se mît en posture en ôtant son pantalon. Jamais il ne manqua de parole. Était-ce la manière dont elle fut élevée qui doua Marcelle de ses goûts étranges ? La première révélation de sa manie dépravée lui arriva, me disait-elle, de la façon suivante :

Je n’étais pas son premier amant, mais son deuxième. Il est fort curieux à noter que le troisième amant n’existe jamais. On peut être le premier amant d’une femme mariée, ou son deuxième, à la rigueur, mais jamais son troisième.

Donc, le premier amant de Marcelle avait été un homme très réservé qui aimait mieux se livrer aux jeux de la petite oie qu’à l’acte même. Un jour, elle arriva en retard à un rendez-vous et fut très insolente envers son ami. De colère il la jeta à ses pieds, et la retroussant, fit pleuvoir une grêle de claques sur ses charmes callipygiens. Dès ce moment elle sentit qu’elle ne pourrait jamais aimer qu’un homme qui se conduirait en maître tant soit peu brutal et qui saurait la dominer. On la courtisait assez dans le monde, mais les compliments des amants à sentiments élevés la laissaient froide : l’amour ordinaire était fade et sans saveur. Quant à son mari, c’était un homme et pas autre chose. Il faisait son devoir quand cela lui plaisait, sans douces paroles ni caresses. Elle ne l’aimait guère, bien qu’elle n’eût pas trop à se plaindre de lui, sauf sous ce rapport et elle avait la certitude aussi qu’il l’avait souvent trompée. Ce dernier grief, atteignant son amour-propre lui faisait demander le divorce.

Après quelques fantaisies de ma part, l’ayant forcée à se poser devant moi dans des attitudes indécentes et gênantes, je la forçai de mettre son corset noir sur son corps dépourvu de tout autre vêtement, et, attachant ses mains solidement, je la couchai sur une chaise longue.

Elle subit une vraie flagellation sévère avec un bouquet de verges, qui avaient trempé deux jours dans l’eau pour les rendre plus souples, ce qui ne les avait pas empêchées de s’user presque complètement sur son pauvre corps martyrisé. Je commençai lentement et, graduellement, j’augmentai de force et de vitesse. Les fesses furent d’un rouge violet, et ici et là quelques petits points saignaient. Je maltraitai aussi le haut des cuisses, et chose inconcevable, malgré ses gémissements et ses supplications — elle ne criait jamais — elle fut secouée de petites crises de volupté entre deux torsions de douleur. À ces moments ses cuisses s’entr’ouvaient et les petites pointes fines des verges pénétraient trop loin, la ramenaient vite à la sensation atroce et brûlante de la douloureuse fustigation.

Voulant en finir, je fus trop barbare, car après une pluie de cinglons,vivement et fortement appliqués, je retournai le faisceau de verges brisé et démantibulé, et lui assénai plusieurs coups avec le gros bout faisant office de bâton. C’en était trop !

Elle se retourna sur le dos, ne pouvant m’échapper autrement puisqu’elle avait les mains liées derrière son dos, et roula de la chaise-longue sur le tapis, évanouie de douleur. Je la laissai ainsi quelques instants, la contemplant, j’ose l’avouer à ma honte, sans pitié, mais avec un sentiment d’affreux désir. J’eus un instant la pensée de la violer ainsi et de la faire revenir à elle dans les délices de mon étreinte. Mais la meilleure partie de moi-même eut le dessus ; je la pris et la portai encore sans connaissance sur le lit, où je défis la ceinture-courroie de cuir qui assujettissait ses poignets et m’étendis à côté d’elle. Elle reprit ses sens sous mes caresses, ses beaux yeux remplis de larmes, et me jura que plus jamais elle ne me reviendrait. Sans faire attention à ses plaintes et à ses reproches, je la pris, malgré sa résistance et… nous fûmes bientôt plus amoureux l’un de l’autre que jamais, et nos plaisirs se prolongèrent jusqu’à la nuit. Elle me jura que je la tenais par les sens : « la seule manière de tenir une femme », d’après elle, et moi l’humiliant et l’avilissant davantage si c’est possible ; je m’en faisais un vrai jouet de luxure.

19 mars

Elle arriva quinze minutes en retard et reçut quinze gifles, une pour chaque minute.

Nous causâmes, et, échangeant nos impressions sur les plaisirs de sa dernière visite chez moi, elle me fit comprendre que j’avais eu tort de n’avoir pas abusé d’elle pendant son évanouissement.

« Quelle Messaline tu fais ! Quelle femme assoiffée de volupté ! Je veux que tu me dises à haute voix : «Je suis une sale g..... ! »

Mais elle me résista et jura qu’elle aimerait mieux être fouettée jusqu’au sang que de s’humilier à ce point. Froidement, je lui dis que je la giflerais jusqu’à ce qu’elle me cédât, dussé-je lui abîmer les joues complètement. Après quelques soufflets retentissants, elle essaya :

« Je suis… non ! je ne peux pas ! Grâce, mon amour chéri ! Je vous en prie ! Ne m’humiliez pas ainsi ! C’est trop. Je vous aime tant, si vous saviez ! »

Je fus sans pitié, et frappai chaque joue encore une fois. Elle avait la figure comme une tomate.

» Je suis… une… sale… gar…ce ! » murmura-t-elle avec une intonation défaillante, puissa voix s’éteignit dans un sanglot, et un torrent de larmes jaillit de ses grands yeux de chien implorant.

Je pris « mon petit mouton » dans mes bras et la caressai de mon mieux.

» Comme vous êtes entêté ! Je vous aime comme ça ! Ne faites pas attention à mes larmes ! C’était nerveux. Mais, pensez donc ! — comme vous m’avez abaissée ! »

Et au fond elle était très contente de mon obstination. Je l’avais attendue dans la rue et avant de rentrer nous avions été acheter un martinet dans un bazar. Il était tellement grand et fort — j’avais forcé Marcelle à le choisir et l’acheter elle-même – que je n’ai jamais pu m’en servir ; ses lanières de cuir auraient estropié une femme. Les marques de mes précédentes flagellations étaient encore apparentes, et les coups qu’elle avait reçus du bout du manche se trouvaient tracés en taches ovales d’une couleur rouge brique.

Je me contentai d’une petite correction avec les verges et nous nous aimâmes d’une façon relativement sage.

Le 25, je la revis encore, selon son désir, et nous nous livrâmes à nos amusements ordinaires.

Cette fois-ci, elle me supplia de la flageller sur le lit et de la laisser libre. Je consentis naturellement et, relevant sa chemise de fine batiste, je commençai, espaçant les coups et passant du chatouillement préparatoire qui est très agréable, puisque Marcelle me l’avait démontré sur moi-même, jusqu’aux plus forts coups et rapides cinglées sans ménagement.

Ils firent voler des brins de bouleaux en l’air et remplirent le lit où je les retrouvai plus tard me piquant les reins.

J’y allai de si bon cœur que Marcelle implora ma clémence, me caressa et m’embrassa même au milieu de sa douleur, tâchant d’obtenir de ma luxure ce que ma bonté absente lui refusait.

Le moment arriva où elle ne pouvait guère plus supporter la douleur poignante et elle fut reprise du même mouvement instinctif de rébellion qui l’avait agitée sous la cravache. J’étais à genoux, à califourchon sur ses reins, la figure tournée vers ses pieds. Elle étendit la main derrière son dos et attrapa les verges dans ses doigts convulsivement tordus. J’arrachai les branches de bouleau de ses griffes, et, d’un rapide mouvement je m’assis sur son dos, la tenant ainsi absolument immobile.

» Ah ! tu me résistes ! Tu te révoltes ! Tu oses essayer d’arracher les verges de la main de ton maître ! Tiens ! tiens ! tiens ! »

Elle avait beau gémir et se plaindre ; elle reçut ce jour-là la plus forte correction qu’une femme ait jamais pu supporter, et toujours sans un cri.

La pauvrette ne se douta pas elle-même combien elle avait souffert, car elle perdit connaissance comme l’autre fois.

Elle revint à elle dans un flot de larmes et me bouda consciencieusement pendant dix minutes, mais je la pris brutalement dans mes bras et l’amour lui fit oublier la douleur, bien que le bas de ses reins lui cuisît fort.

Naïvement, elle me confessa qu’elle avait été tellement saisie par la douleur de ma flagellation qu’elle ne pouvait pas bouger, et qu’elle avait été forcée de supporter l’horrible torture malgré elle. Je pris soin de ne pas lui dire qu’elle avait eu tout mon poids pesant sur ses reins, comptant me servir encore de cet artifice. Souvent je l’immobilisai en la couchant sur le ventre sur ma chaise-longue, passant une forte courroie autour de ses reins — courroie que j’avais fait faire pour elle. De cette façon elle pouvait remuer les jambes, pendant que ses bras restaient libres pour caresser son tortionnaire ou pour se tordre dans les souffrances ; mais il était impossible pour elle de changer de position ou de dérober aux coups la partie de son corps créée par la nature pour les recevoir. La première fois que je la mis dans cette posture si commode, quoique assez humiliante, elle se trouva trop à plat et je glissai un coussin sous son ventre :

« C’est bien cela, chéri ! » c’est ce que l’on faisait à Fanny Hayward, dans le livre de Jean de Villiot, que vous m’avez prêté ! »

Elle aimait beaucoup causer de ses rêves et me raconter ses impressions et ses souvenirs sensuels pendant que nous nous tenions étroitement enlacés, nous caressant même pendant que nous vidions les plus secrets casiers de nos cerveaux déséquilibrés. Je lui racontai mes aventures d’amour, et il nous est souvent arrivé d’atteindre l’ultime spasme par la seule narration d’incidents d’anciens souvenirs de volupté.

Le temps passait vite à nous exaspérer mutuellement, et nous restions toujours cinq ou six heures ensemble. Elle m’avoua qu’elle ne valait rien pendant les quatre jours qui suivaient un rendez-vous chez moi — étant brisée, vannée, flapie, mais adorant et goûtant cette fatigue alanguissante qui lui rappelait de si doux moments.

30 mars

Elle était indisposée – le martyre mensuel de la femme – mais elle n’avait pas voulu m’avertir, croyant que j’aurais annulé le rendez-vous déjà fixé de par sa volonté pour ce jour-là. J’avais déjà commencé maintenant à lui prêter quelques-uns de vos ouvrages, cher maître, et elle savait bien les apprécier, lisant entre les lignes, et elle les jugeait avec son intelligence et sa malice de Parisienne fine mouche. Je l’amenai faire un tour au Bois, et elle se contenta de quelques gifles, et de quelques frottements de ses lèvres et de ses oreilles dans la voiture au retour. Elle me fit le compliment que j’étais aussi adorable à la ville comme cavalier, homme du monde correct, prévenant et poli, que comme amant salace et sadique entre quatre murs.

Nous eûmes des rendez-vous les 3, 6, 13 et 17 avril. Marcelle fixait toujours les dates elle-même. Elle m’adorait, se pâmait toujours sous les fessées et les flagellations des verges, et se fatigua bientôt des accessoires en caoutchouc.

Elle voulait du nouveau. Ne fallait-il pas qu’elle conçut le dessein de voir fouetter une femme ? Je pensai à Nina et fus la voir. Elle ne demanda pas mieux que de se laisser fustiger en la présence d’une dame, naturellement contre espèces.

Ce fut entendu pour le 23 avril, mais Marcelle avait posé ses conditions. Elle détestait les femmes en général, et n’avait aucun goût lesbien. Bien souvent elle me tourmentait pour que je devienne son esclave pour un jour, mais je n’ai jamais voulu. J’avais peur de rompre le charme.

Elle exigea de rester habillée et de suivre attentivement les progrès de la flagellation sur la petite courtisane, mais rien de plus.

Je la présentai à Nina et les deux femmes s’accordèrent assez bien. Je fis mettre la jeune professionnelle en chemise et l’amenai à Marcelle pour qu’elle pût l’examiner. Elle refusa de toucher au corps de Nina, et ne fut contente que lorsque j’eus placé la douce hétaïre sur ses genoux contre le lit, tandis que ma maîtresse commodément assise, les narines palpitant de volupté à la vue des fesses de Nina, et moi brandissant les verges, m’exhortait à commencer et à frapper fort.

Ce que je fis, et Nina supporta gaillardement ce qui était une flagellation assez forte. Le sang perla, mais Nina ne bougea pas, et du doigt je montrai les rubis à Marcelle. Elle hocha la tête d’un air entendu et satisfait, mais ne dit mot.

Nina se releva, les joues cramoisies, haletant, sa jolie bouche tordue par un douloureux rictus, et frottant ses fesses endolories, se jeta sur moi pour se venger, disait-elle, et lutta joyeusement avec moi. Puis, les deux femmes arrachèrent tous mes vêtements. Marcelle exigea de moi que je me livrasse à tous les plaisirs de l’amour avec Nina, et ma foi ! je n’eus pas besoin d’être beaucoup contraint.

Marcelle posait pour la dame du monde, très curieuse, ne connaissant rien de la flagellation et elle était assez maligne pour faire causer Nina qui nous raconta quelques histoires de ses amants, dont plusieurs étaient très cruels, et nous fit le récit d’une partie qu’elle avait faite, où elle avait été invitée à partager le lit d’un couple, mari et femme, cette dernière ayant des goûts saphiques et les satisfaisant au vu et au su du mari.

Quand Nina et moi, tous deux nus, eûmes terminé nos exercices, Marcelle se départit un peu de sa réserve, et elle me permit de livrer les richesses de son corsage à la curiosité des mains et des yeux de Nina ; puis ce fut le tour des fesses, et elle reçut une petite fessée de la main de la courtisane, les jupes retroussées dans une envolée de dentelles qui sentaient l’iris musqué.

Je promis à Nina de lui renouveler sa provision de paquets de branches de bouleau, et nous nous en allâmes. Tout le monde était très content : Nina, de l’argent que je lui avais donné, Marcelle du spectacle de la flagellation d’une autre femme, et m’affirmant qu’elle avait ressenti une commotion voluptueuse en contemplant ce tableau vivant et que l’effet ordinaire de l’amour s’était produit avec une si terrible secousse que cela l’avait absolument mise à bas. Une migraine terrible poussait sa vrille dans ses tempes et elle ne demandait qu’une seule chose : rentrer se coucher. Elle était brisée.


30 avril

Elle était encore une fois sous l’influence de la période menstruelle, et nous fûmes nous promener seulement. Son mari montrait des velléités de repentir. Fallait-il pardonner ? J’étouffai mes désirs bien naturels et malgré moi je fus forcé comme honnête libertin de lui donner de bons conseils, et je la conseillai de vivre sous son toit et de faire son possible pour rester avec lui. Je lui fis comprendre la différence qu’il y a entre la femme mariée, dite honnête, et la divorcée. Elle m’écouta religieusement, mais, sans doute, sa résolution était prise avant de me consulter. Enfin, je ne lui ai jamais menti et lui ai toujours donné de sages avis.

Elle me pressa de tenir ma promesse vis-à-vis de Nina et de lui porter les paquets de verges comme venant de sa part. J’allai voir la fouettée le lendemain et lui portai six bonnes verges de bouleau fraîchement cueilli. Nous eûmes un instant de causerie, et ce fut tout, car la petite diablesse attendait un de ses abonnés, amateur du fouet, actif ou passif, je ne me rappelle plus.

Marcelle et moi fûmes encore heureux le 4 mai, mais Marcelle me pria de ne pas frapper trop fort. Elle ne voulait pas être marquée. C’était un avertissement. Était-elle réconciliée avec son mari ? Nous nous aimâmes de notre façon habituelle et insensée, et elle promit de recommencer le 11.

Ce jour-là, elle ne vint pas, et je n’eus aucune nouvelle jusqu’au 21, quand je reçus la carte-lettre dont voici la copie, datée d’une ville de la province où habitaient des parents à elle, à ce qu’elle m’avait déjà dit.


« Mon cher ami,

» Que devez-vous penser de moi, de ne pas vous avoir donné de mes nouvelles, mais je suis partie à la campagne, et ne sais quand je reviendrai. Aussitôt rentrée, je vous enverrai un mot et les livres que j’ai à vous.

» Je vous prie de m’excuser, et veuillez agréer mes sincères salutations.

» Marcelle. »

Elle avait trois volumes assez rares, ouvrages tant soit peu obscènes sur le sujet qui la passionnait tant — la flagellation — que je lui avais prêtés, mais elle ne me les rendit pas.

Le 29, je lui envoyais deux mots : « Prière de bien vouloir me rendre mes pauvres bouquins. »

C’était tout. Elle ne donna plus signe de vie et dans ma fierté de mâle blessé dans son amour-propre, et pensant à ses serments d’amour volontaires de sa part, je n’essayai pas de me rapprocher d’elle.

Le 11 juin,je lavis avec deux dames sur le boulevard, et le 17, je la rencontrai seule non loin de chez elle.

Je l’abordai. Elle avait l’air d’avoir peur de moi. Je la tranquillisai et lui dis que je ne lui en voulais pas trop, qu’elle était tout à fait libre vis-à-vis de moi, mais qu’elle aurait très bien pu m’envoyer un petit mot au moment de notre rendez-vous et me rendre mes volumes.

– Je vous ai envoyé un petit bleu le matin même !

– Je ne l’ai pas reçu, répondis-je.

Je savais qu’elle mentait, car la lettre perdue, égarée ou non avenue, est un vieux truc féminin. Je le connaissais, hélas ! de longue date.

– Quant à vos livres, je ferai le paquet aujourd’hui même. Il ne faut pas m’en vouloir.

– Je ne vous en veux pas trop, mais quand on a un bon plat devant soi, on n’aime pas beaucoup qu’on vienne vous le retirer.

– Oh ! vous êtes si gourmand ! Mais, je me suis remise avec mon mari, et ce serait mal de le tromper maintenant, n’est-ce pas ?

– Tu n’as plus envie d’être corrigée ? Tu ne penses plus jamais à moi ?

– Si, souvent. Le matin surtout et cela me fait mal. Mais je veux vous revoir en ami, en bon camarade. Je vous écrirai et vous viendrez me raconter vos bonnes histoires – vos douces horreurs.

Nous nous sommes quittés là-dessus et je n’ai plus jamais eu de ses histoires.

Je l’ai revue un soir au bras d’un bel homme d’une cinquantaine d’années, possédant une barbe rutilante. Elle était très bien mise, avec une chaîne de perles sautoir que je ne lui connaissais pas et un long manteau de soie de chez le bon faiseur. Quand elle m’a vu, elle s’est retournée brusquement et s’est tenue toute droite, immobile, me dévisageant avec ses grands yeux dilatés, dans lesquels il y avait cette même expression de peur. Son compagnon la prit par le bras – ce n’était pas son mari – et eut l’air de la questionner. Alors elle fit volte-face et partit avec lui. Je l’ai aperçue depuis une seule fois, toujours avec le même, et ainsi finit mon aventure de flagellation.

Il n’y a ni commencement ni fin à mon récit — cela j’en conviens — ni aucune moralité à en tirer, mais les silhouettes faiblement tracées de Mme « Tiresias », Marthe, Nina et Marcelle serviront peut-être un jour comme observations à quelques-uns des disciples du maître Jean de Villiot à qui j’offre ces quelques pages, en le priant de bien vouloir excuser les fautes et les faiblesses de l’auteur. Soyez indulgent pour lui, puisqu’il fut frappé dans sa luxure avide par l’abandon de Marcelle — la justice immanente punissant le débauché — châtiment plus cruel encore que la plus torturante flagellation, car la douleur physique passe, mais le regret d’amour et de passion est éternel.

De Fronsac.


Quelques Annonces et Lettres de Masochistes


« Suis jeune homme étranger,sérieux, élégant, demande professeur ou institutrice, distingué, désintéressé, autorit. leç. éduc. anglais, Écrivez B. U. N., etc. »

« Vos quelques mots m’ont beaucoup plu, car il m’a semblé reconnaître en leur simple concision, que vous admettez tout sans exception. Or, mon plus grand désir est de rencontrer la personne amie avec laquelle je puisse Matérialiser mes désirs les plus salaces.

» J’ai 36 ans, je suis bien, de bonne éducation, et comme vous absolument désintéressé, ne recherchant que la satisfaction de mes goûts en satisfaisant moi-même ceux de la personne amie qui les partage. C’est vous dire que vous aurez toute latitude, puisque si vous admettez tout, je subirai tout avec plaisir. Comme je préfère les actes aux écrits, je ne demande pas mieux que de vous voir et me livrer à vous si vous le désirez ; cela ne veut pas cependant dire que je ne vous lirai pas avec plaisir si vous m’apprenez quel sera mon sort en vos mains. Je le devine…

» Il y a peut-être égoïsme de ma part, mais, en retour, je sais si bien me livrer que vous me pardonnerez.

» Voulez-vous que nous nous voyions en un bureau de poste, mais à heure précise ? Vous me reconnaîtrez à un petit rouleau de papier de la couleur ci-jointe que j’aurai à la main. »



« On demande précepteur patient et sévère, ecclésiastique de préférence. Simplice, bureau central. »

« Vous m’avez compris !

» Je cherche un ami qui sache me corriger et me donner la fessée aussi souvent que je le mériterai.

» Je suis passionné et lascif au delà de ce que vous pouvez vous imaginer !

» Je voudrais être fouetté devant toute une société.

» Voulez-vous me connaître ? Je suis très bien de ma personne. Jeune, j’appartiens au meilleur monde et ai tout intérêt à être discret.

» Fixez-moi un rendez-vous quand vous voudrez et dans le lieu qu’il vous plaira. J’irai les yeux fermés et me livrerai à vous.

» Je souhaiterais que vous me convoquiez dans un lieu où vous pourrez de suite essayer sur moi votre sévérité.

» Je vous rendrai votre lettre. Répondez-moi vite, je vous prie. Je passerai à la poste deux fois par jour. »




« Monsieur demande précepteur expérimenté et sévère. Martyr, bureau restant 27. »

« J’ai bien reçu, Monsieur, la lettre par laquelle vous m’annoncez que votre adresse n’a pas changé, et je viens vous faire la communication dont vous parlait mon mot de dimanche dernier.

» Vers la fin d’août, j’ai fait publier l’annonce dont voici le texte. (Voir plus haut.)

» J’ai reçu cinquante lettres dès le lendemain, autant encore dans les deux ou trois jours suivants. Elles émanaient toutes de faméliques et convaincus professeurs à la recherche d’une situation ; pas un n’avait soupçonné le malentendu que cachait son avertissement. J’étais quasi-honteux de prendre au guichet livraison d’une telle avalanche de lettres et, dépité de mon insuccès, je ne pris même pas la peine de décacheter les derniers envois qui me parvinrent. J’eus tort.

» Voulant, il y a quelques jours me débarrasser de cet inutile amas de papier, je retrouvai dans le tiroir où dormaient les quelques enveloppes non ouvertes ; je les défis et – combien je fus vexé ! je lus la lettre que je vous retourne ici.

» J’ai eu toute ma vie la singulière fortune d’être victime des malentendus, des quiproquos, des contretemps les plus bizarres ; j’en faisais l’expérience une fois de plus.

» Je passe.

» Vous seul, Monsieur, aviez compris le désir que célait mon annonce : vous l’avez manifesté avec trop de netteté pour que je n’imite pas votre franchise.

» Toute mon existence, dès mon extrême enfance, j’ai eu la hantise de la servitude et de l’esclavage, j’adore le fouet, les corrections, les humiliations, et comme vous le dites, la jouissance qui naît de la douleur — pas trop légère, pas excessive non plus, — pas de brutalité, mais la sévérité la plus rigide.

» J’ai connu, je connais encore toutes les professionnelles de Paris- c’est un art qui se perd où bien peu d’entre elles savent jouer leur rôle.

» Blasé et devenu plus perspicace, j’ai voulu essayer de la sévérité des hommes, pensant à juste titre qu’ils sont plus convaincus quand c’est la seule passion qui les fait agir. J’en ai ainsi rencontré deux qui m’ont absolument compris et satisfait : les mercenaires que j’ai payés étaient plus nuls encore que les femmes.

» Mon bonheur le plus grand est donc d’être l’esclave d’un maître qui m’humilie, me punisse, me corrige, me donne le fouet, non pas comme à un petit garçon, mais comme à un véritable serf obligé d’obéir à tous ses caprices, à toutes ses fantaisies, même aux plus révoltantes.

» Ma confession, vous le voyez, vaut votre profession de foi. Vous plairait-il de me dire comment vous comprenez le rôle actif qui ne paraît pas vous déplaire. Nous tâcherons de concilier nos programmes réciproques, et si vous vous décidez à une sanction que je désire ardemment, je dispose de toutes les facilités désirables.

» Inutile je crois d’ajouter que je suis homme du monde absolument désintéressé et aussi soucieux que quiconque de la dignité extérieure et de la discrétion de la tombe.

» Tous mes compliments, Monsieur, en attendant une prompte réponse.

» Martyr. »

» Je n’aurai pas l’hypocrisie de vous dire que j’ignore certains contacts entre hommes, mais je ne les rechercherai jamais en dehors de la servitude. Si on me les impose, je les accepte comme une humiliation et une indignité de plus.

» Je vous prie d’être, dans votre réponse, absolument catégorique. »




Qu’il nous soit permis de dire deux mots d’une certaine classe d’hommes que nous pouvons dénommer des « cérébraux » ; c’est-à-dire qui se contentent d’écrire, sans jamais avoir la moindre idée de passer à l’action même. Pour ces gens-là, la correspondance suscitée par les « petites annonces » est une rare aubaine et ils s’en donnent à cœur joie à mystifier les annonciers lascifs et à se suggestionner eux-mêmes. C’est une sorte de masturbation par l’encrier, pour laquelle il y a mille et mille raisons : maladie, disgrâce de la nature, impuissance, manque de liberté, ou tout simplement la manie d’écrire des saletés, analogue à celle qui se manifeste sur les murs et dans les urinoirs, et nous n’aurions peut être pas tort en cataloguant le fameux marquis de Sade parmi ces inoffensifs manieurs de porte-plumes qui semblent façonnés comme des phallus.

Nous connaissons une dame, fort âgée et fort malade, douée d’un joli style et d’une bien vilaine écriture, qui passe son temps à écrire aux hommes. Elle s’ingénie toujours à remettre de jour en jour l’instant où elle doit rencontrer le malheureux qu’elle essaye de berner, et quand le pauvre dupe, hors de lui par les promesses de la belle dame, demande à contempler son visage, la sorcière succube par lettres, se hâte de disparaître. Il y a quelques années elle a maintenu une correspondance pendant plusieurs mois avec un homme qui devait être son esclave, et est allée jusqu’à lui envoyer un collier de chien, gravé à son nom et entouré de sachets odorants ! Ce collier devait servir pendant leurs ébats au jour trois fois heureux où les amants devaient se réunir. Le « chien » devenait trop exigeant. Figurez-vous qu’il voulait voir sa dominatrice ; cela ne lui suffisait plus d’être convié par la poste à des jours réguliers à se m........ (sic) et de décrire sa honteuse faiblesse pour la plus grande joie de la vieille. Quelque temps après, elle recommença cette stérile correspondance avec un autre, datant ces épîtres de Cannes, où elle passe ses hivers, et, par le plus grand des hasards, sa nouvelle victime montra une de ses lettres à celui qui avait reçu le collier de chien quelques années auparavant. Ce fut un coup de lumière pour le nouveau correspondant qui, naturellement, n’eut rien de plus pressé que d’informer la dame qu’il connaissait l’histoire du collier et avait vu toutes ses anciennes lettres, et qu’il n’avait pas l’intention de continuer à échanger des lettres sans un résultat quelconque. Surprise de la bonne personne, qui, cependant ne se démonta pas — par la poste ! — car elle essaya de sortir du mauvais pas, à la manière de son sexe, que ce soit bonne à tout faire ou grande dame : par des mensonges. Si cette gracieuse personne voulait publier toutes les lettres qu’elle a reçues, cela ferait un livre étonnant.

Nous donnons ci-après une lettre de masochiste par correspondance, qui, pour nous, ne demandait que des lettres libidineuses et — pas autre chose, et nous terminons par les efforts d’un « cérébral » qui écrivit à un monsieur en faisant semblant d’être une femme pour voir ce que ce dominateur de femmes, voulait faire de ces belles martyres. Mais, celui qui avait mis l’annonce avait reconnu l’écriture d’un de ses amis et l’a fait trotter un petit peu, ainsi que nous le voyons par la réponse du mystificateur mystifié.


« Monsieur,

» J’ai la petite présomption de croire que je suis aussi documenté que vous pouvez l’être sur la question qui nous intéresse mutuellement, et je me permets d’affirmer que vous ne trouverez pas l’idéal rêvé : les femmes qui fouettent les messieurs par amour de l’art, ou celles qui acceptent la fessée de leurs mains n’existent guère que dans les romans pornographiques anglais. Il en est pourtant de par le monde, mais celles-là ne lisent pas les annonces ou du moins elles n’y répondent pas.

» On est toujours réduit à payer et jamais on n’en a pour son argent.

» J’ai pu pourtant satisfaire cette passion, mais il a fallu un concours de circonstances qui se retrouve bien difficilement.

» Vous me demandez, Monsieur de vous préciser mon cas : il résulte de cette névrose assez bénigne mais bien définie que les médecins dénomment « Masochismus » ; c’est ce besoin de servitude qui vous fait désirer un maître vous imposant un servage non pas moral, mais effectif, où la sévérité, la cruauté même jouent leur rôle : c’est en somme du sadisme passif.

» Il est telles horreurs qu’un vrai sujet, moi, par exemple, n’acceptera jamais proprio motu ; il les subira au contraire avec bonheur si elles lui sont imposées et plus elles seront abominables, plus la singulière volupté qu’elles lui procurent ira en s’accentuant.

» Et cela est dans le sang, comme disent les bonnes gens : on n’est pas blasé à 12 ans, et à 12 ans, je songeais avec délices à une dame très imposante, très sévère, qui me mettrait au cachot où elle viendrait me fouetter plusieurs fois par jour… Depuis — mais à une autre fois.

» J’accepte, en principe, l’entrevue proposée : je connais toutes les flagellatrices de profession à Paris et peux vous en proposer deux : l’une, jeune, bien installée et possédant de nombreux instruments de corrections ; l’autre, vieille femme, pauvrement mais discrètement logée ; nombreux accessoires, sévérité excessive, imposant toutes les infamies ; là c’est le sadisme dans toute sa plénitude — vous choisirez.

» Mais auparavant, je veux vous connaître — au point de vue passionnel s’entend.

» Savez-vous fouetter ! Qu’exigez-vous de votre esclave ? Parlez sans réticence, j’endure et subis tout. Rien de trop fort, rien de trop répugnant. Mais je hais la brutalité, je veux une sévérité froide et graduée.

» Voulez-vous me faire un scénario ? Je vous répondrai avec une franchise égale à celle que vous emploierez et nous conviendrons d’un rendez-vous. Dites-moi tout ce que vous désirez.

» Inutile d’ajouter que mon désintéressement égale le vôtre.

» W.H.I.P. »
(bur. rest. etc.)



« Monsieur,

» Le programme indiqué par votre insertion tente une femme de 30 ans, grande, un peu forte, brune, très passionnée, mais tenue à une très grande réserve.

» Voulez-vous développer vos idées, me dire ce que vous attendez, ce que vous demandez, peut être pourrons-nous tomber d’accord.

» Veuillez, en me répondant aux seules initiales ci-dessous, me renvoyer cette lettre.

» Salutations distinguées.

» P. I. P., bur. rest., etc.

» Prière de me renseigner sur votre âge, vos moyens physiques, sans employer trop de circonlocutions : la brutalité est autorisée. »

Du même au même
« Monsieur,

» Lorsque j’ai lu votre annonce, ma curiosité a eté piquée très vivement. Douée moi-même d’un caractère dominateur, aimant les sensations violentes, j’ai pensé que du choc de deux natures comme les nôtres pouvaient naître, soit des scènes, soit des transports inouïs. Et voilà pourquoi je vous ai écrit. N’aurais-je donc eu affaire, comment dirai-je ? qu’à un mufle.

» Eh quoi, Monsieur, je me mets à votre disposition pour vous renseigner en ce qui peut vous intéresser sur toute ma personne, je vous fais une esquisse qui vous permet déjà de me voir avec toutes mes rondeurs, et en retour de cela des injures et pas un mot de vous. Ah ! à qui croyez vous donc avoir à faire ? Vous imaginez-vous qu’une femme de ma condition, obligée, je vous l’ai dit, à de grandes précautions, va se livrer comme ça, tout de suite, à un homme qu’elle désire trouver comme il faut, qu’elle ne connaît pas et qui peut n’être qu’un marlou, un maître chanteur. Si vous recevez des lettres de femmes disposées à répondre comme vous le demandez, soyez convaincu, cher Monsieur, que vous n’avez à faire qu’à des filles en quête de je ne sais quoi.

» Ah ! il faut, avant même d’avoir vu Monsieur, de savoir comment est le maître futur, se déclarer son esclave, venir au coup de sifflet, se coucher à sa botte ou se montrer avec lui dans un rendez-vous qui peut n’être qu’un guet-apens ou une occasion de se compromettre. Non, Monsieur, pas de ça avec moi. Je veux d’abord, j’obéis ensuite, si mon maître a su me plaire ; je lui obéirai alors en esclave, non plus pour satisfaire sa volonté, mais pour me rendre à tous ses désirs et apporter dans la jouissance la force de toutes mes énergies.

» Si donc vous comprenez que vous avez débuté par une gaffe, faites-moi des excuses, et réparez votre faute en m’écrivant comme je vous conviais à le faire. Il me semble que je vous donnais la part belle, ne faisant pas montre de bégueulerie inutile. À cela, vous avez trouvé spirituel de répondre que vous n’aimez pas à vous m........ dans un encrier. Vous êtes vraiment poli : moi, non plus, je ne connais pas ce genre d’exercice, mais je trouve que la correspondance est le meilleur moyen d’entrer en pourparlers, qu’elle fait connaître promptement, de part et d’autre, à quel monde on a affaire, et qu’elle est, au moins pour une femme qui n’a pas pour soutenir l’exaltation de ses sens les mêmes moyens que l’homme, une des manières les plus efficaces pour atteindre ou pour attendre le but suprême.

» Donc, Monsieur mon maître, vous m’obéirez jusqu’au jour où vous m’aurez terrassée. Alors ! oh ! alors…

» P. I. P. »




PETITES ANNONCES

Nous donnons ici des échantillons de petites annonces ayant rapport à la flagellation, choisies dans la collection du Gil Blas entre juin 1891 et janvier 1892, époque à laquelle elles ont été supprimées dans ce journal. On a commencé par payer trois francs la ligne, prix qui fut bientôt porté jusqu’à cinq francs !

Jol. toq. désint. dés. ami dist. tr. sévè. q. corr. de t. en t. Boîte 46, boulevard des Italiens, 15.
D. d. monde j. éleg. b. pos. ex. sévère abs. désint. d. ami dist. C A L 46, bur. 35.
Dame jolie très sévère dés. exercices sévèr. avec ami. Ecr. A A 20, post. Terreaux-Lyon.
J. f. tr. sévère app. conf. dés. ami sé. b. 90, K W 17.
Dam. ext. sév. méth. ang. russe A H, p. r, Ste-Cécile.
J. h. dis. d. ard. c. d. ric. sévère env. 40 ans, C. 2, b. 57.
Instituteur anglais désintéressé, très sévère avec les personnes, enseignerait moyen aux parents guérir enfants indisciplinés. Méthode anglaise. Discrét. Ecrire détails et adres. -- M. D. D., post. rest. rue des Capucines.
Etr. j. f. tr. j. hon. sév. instr. très dist. artiste peint. gr. svelt. b. yeux, bouche dél. dem. imm. 3000 f à pers. aimant d. nouv. Écrire M. Irma, Gil Blas.
Dame d. m. jolie situat. indép. dés. conn. ami discr. très sévère. C A P, bur. 14.
G. f. d. m. dés. ami p.p. tem. ag. abs. désin. E. 9, b. 88.
M. hon. off excur. le dim. env. Paris à j. d. bien sév. En camar. si elle désire A L 2, b. 83.
Dme br. dist. ext. sévère dem. ami sé. D, S4, b. 30
M. 40 a. d. con. mère d. f. s’int. à éduc. ang. L. 9, b 45.
M. aimerait dame ex. sévèr. désint. E J M. b. 70.
B R 2, b. 5. 30 a. aim. fme mûre sév.
H. d. m. tr. sév. dem. D. bienf. tr. pot. ACB2, b. 35.
M. sévère d. c. j. j. f. b. f. Rép. de préf. à let. av. phot. BAT 17, b. 45.
J. h. d. con. dme sévère, m. âgée désint. CP, b. 14
M. sévère éduc. aiderait dame très sévère et dist. syst. anglais. Écr. adr. détails Duc. 10, post. rest. rue des Capucines.
Jne couple dist. dés. conn. pers. riche même âgée ou sévère. Boîte 38, 15, bd des Italiens.
Dme t. très sévère dés. ami génér. SOL, b. 51.
Riche, t. sévère, j. dés. con.jne couple. W8, b. 3.
J. j. f. dist. d. conn. M. rich. sévère. B S, b. 62.
Méthode anglaise et russe, Mme Rody, b. 83.
M. j. dist. sévère, dés. r.-vs av.j. f ay. g. angl. Ecr. OD5, bur,81.
J. h. d. j. f. ou d. âgée t. b. f. aim. sév. et agr. SB, b.5.
D. vve d. aide h. et dés. p. élev. chrét. et sévère, j. f. pure mais parr. et diff. Ec. Me B. d. D., b. 15.
Fille d’Eve j. b. f dés. M. sévère mais pas trop p. première exp. Ec. Madelon, b. 49.
J. h. dés. con. gouvernante syst.angl. F R O, b. 25.
M. 44a. ho. aim. dame mûre lib. sév. dés. G O, b. 21.
Dame très sévère dés. ami. J. B. 17, bur. 88.
J. h. d. c. fb. f. désir, correct. agréable. F O E, b. 88.
J. h. d. j. j. f. angl. p. donner leç. chez lui. AB18, b. 4.
Leçons d’anglais gratis à jeune fme. 3 Y, b. 34.
J. h. dist. dés. con. dme t. rich. t. sévère. G K, b. 57.
Education méthode anglaise, russe, énergiq. et sévère. A H, p. r. Ste-Cécile.
M. j. b. dist. tr. sévère offre 20 l. p. 1 rend.-vs av. j.j. f. disc. Ec. av. dét. M. P. D., bur. 83.
Institutrice anglaise désintéressée très sévère indiquerait moyen aux parents guérir enfants indisciplinés, méthode anglaise. Ecrire avec détails, post. rest. O. H. 8, Lyon.
Dame exc. sévère des. co. sér. VFF p. r. r. Milton.
Hme du mde dem. d.jne élég. très sévère pour court voy. Ec. Landquart, Suisse, p. r. Loy.
M. aim. dam. désint. ex. sév. même âgée. E G, b. 34.
M. dés. conn. dame seule aimant causerie platonique sur l’éducat. anglaise. R O D, b. 75.
Monsieur sérieux demande dame jeune excessivement sévère. - Ecrire B B 7, poste restante, rue de Cléry.
Dame distinguée, jolie, très sévère dés. ami sé. Ecr. U O 20, poste rest. Terreaux-Lyon.
M. sér. dem. f. d. m. ext. sévère. PA 13, bur. 24.


Les Flagellants
et
les Flagellés de Paris

PREMIÈRE PARTIE

— Chacun prend son plaisir où il le trouve. — La loi des contrastes. — La femme aux crabes. — La baronne d’Ange. — Le prince de Bismarck. — Étrange aventure. — La femme à la tête de mort.




CHAPITRE I
Chacun prend son plaisir où il le trouve


Au XVIIIe siècle, l’abbé Galiani écrivait : « Paris est le café de l’Europe. »

Au XXe siècle, les vieux messieurs qui n’ont plus de dents pour savourer les fruits verts et même les fruits mûrs, disent que Paris est le dépotoir du monde entier.

Paris est les deux à la fois, mais cela ne date pas d’hier, car, au XVIe siècle, le bon roi Henri IV qui, pourtant, n’était guère à cheval sur la vertu, écrivait au Prévost de Paris, Jacques Sanguin, pour lui ordonner de mettre un frein aux débordements des Parisiens. Le Prévost lui répondit très spirituellement : « Mais, Sire, à Paris il n’y a pas de Parisien, si un Marseillais vient se faire pendre à Paris pour avoir volé à Marseille, on dit que les Parisiens sont des voleurs ; si une fille se fait engrosser à Rouen, vite elle prend le coche pour Paris, on dit alors que les Parisiens sont des suborneurs de filles. Laissons les choses en l’état ; on peut endiguer un fleuve, on ne peut pas endiguer les torrents pas plus que les passions. »

Henri IV, qui les avait toutes, comprit et laissa faire ; c’était sage.

Chacun prend son plaisir où il le trouve est un vieil adage connu et mis en pratique dans tout l’univers ; il a pour corollaire celui-ci : des goûts et des couleurs il ne faut pas discuter.

Ces deux adages sont complétés par ce dicton profondément philosophique malgré sa vulgarité : Si vous n’aimez pas ça, n’en dégoûtez pas les autres.

La liberté, ce mot si élastique et si complexe, ne peut exister réellement qu’à la condition sine qua non que chacun puisse vivre à sa guise, sans se soucier des empêcheurs de danser en rond, pour satisfaire ses fantaisies, ses goûts et contenter ses vices et ses passions.

Car, ce qui paraît vice immoral et monstrueux pour les uns, paraît tout naturel pour les autres.

Chez l’homme comme chez la femme, la passion n’arrive pas du premier coup à son degré d’intensité ; elle est progressive pour les sens, comme la perversion du goût est progressive pour les estomacs fatigués.

On débute dans la vie par manger de la panade, et on la termine - ceux qui le peuvent - par le potage bisque, les truffes au champagne et le faisan aromatisé de poivre de Cayenne.

Ce titre : Flagellants et Flagellés de Paris évoque l’idée d’un pamphlet, comme savaient les écrire les illustres maîtres Cormenin, Paul-Louis Courier et Claude Tillier, un pamphlet flagellant sans pitié les pourris, les vendus, les voleurs, les traîtres, les renégats, clouant au pilori avec la vigueur et la science de Lucien, d’Aristophane, de Juvénal et de d’Aubigné dans ses Tragiques, les hommes politiques ayant trafiqué de leur conscience, les femmes de leur vertu, de leur amour et de l’honneur de leur mari, en un mot de tous ceux qui se sont fait une litière de leur honneur et de l’honneur des autres.

Le fouet de la satire fait pleurer et gémir ; il déchire les chairs pantelantes et met à nu les plaies saignantes de notre pauvre humanité ; il serait bien lourd à manier pour les mains débiles des pamphlétaires de notre époque ; ils ne pourraient s’en servir utilement d’ailleurs, car ceux qui méritent la flagellation forment une trop nombreuse légion.

Il ne s’agit donc que d’analyser cette passion qui consiste à se faire fouetter ou à fouetter de cent manières différentes, depuis l’enfant à qui, singulière anomalie, on cherche à faire pénétrer ses leçons dans la tête en le frappant sur les fesses, jusqu’au vieillard sénile qui trouve dans la flagellation une excitation passagère pour ses sens usés.

La flagellation, à part quelques exemples très rares qui seront cités plus loin, n’est pas, comme on le croit, la cause directe de la jouissance du flagellé ; elle est seulement une préparation pour mettre l’homme ou la femme en état de pouvoir satisfaire sa passion à côté.

La flagellation est pour ainsi dire l’apéritif pour les voluptés amoureuses.

Tous les dictionnaires, au mot flagellation, sont d’une discrétion extraordinaire, cela se conçoit ; ils ne prennent cette expression que dans le sens propre : flageller, fouetter, et c’est tout.

La flagellation est une chose fort simple ; elle ne l’était pas pourtant autrefois pour les forçats des bagnes de Toulon et de Brest qui, pour cause d’indiscipline, étaient condamnés à recevoir par la main du bourreau cinquante ou cent coups de fouet.

Tout le monde sait que la flagellation consiste à se frapper ou à se faire frapper,soit avec un fouet spécial, un martinet à lanières de cuir, une poignée de verges ou brindilles de bois de bouleau ou de jonc qui pousse dans les marécages et sert à fabriquer les balais, sur les reins pour amener une congestion passagère de la colonne vertébrale, et a pour résultat de procurer aux flagellés un semblant de virilité qui peut leur faire illusion.

Les saturés que la flagellation est impuissante à galvaniser emploient, au lieu de fouet, une omelette bouillante qu’ils se font appliquer sur les reins ; il n’est pas nécessaire qu’elle soit confectionnée au lard ou aux fines herbes ; ils se font encore masser dans une maison spéciale située aux environs de la gare Saint-Lazare, qui pratique le massage vibratoire au moyen de gants de crins ou d’une forte brosse de chiendent imbibée d’eau de Cologne.

Il est, je crois, inutile d’expliquer ce mot : vibratoire ; il en dit suffisamment, car, comme l’archet, il fait vibrer la corde de l’instrument.

Flagellants et flagellés ne sont pas, à proprement parler, une secte, parce que tous les tempéraments ne peuvent s’accommoder du même traitement ou du même régime.

Il existe depuis des siècles une association de flagellants, mais c’est une association exclusivement religieuse, sous la domination de l’Église, puisque l’on trouve naturel, et même d’un bon exemple, que des gens se fassent flageller pour l’amour de Dieu ; pourquoi troubler dans leur quiétude ceux qui se font flageller pour l’amour de l’homme ou de la femme ?

Parce qu’ils ne s’entourent pas de dehors hypocrites et qu’ils ne dissimulent pas leurs passions sous une soutane, une robe de bure ou une cornette ou sous le manteau de gens vertueux.

On connaît la chanson célèbre de Béranger. (Ne pas confondre Béranger avec un a et non avec un e) :


Hommes noirs d’où sortez-vous ?
Nous sortons de dessous terre
. . . . . . . . . .
Et puis nous fessons et nous refessons
Les jolis petits, les jolis garçons.


Il est donc indéniable, au double point de vue scientifique et physiologique, que la pratique de la flagellation n’a presque, dans certains cas, qu’un effet direct, comme celui raconté par Eugène Süe, et que dans tous les autres cas d’aberration mentale, la flagellation joue le rôle de la cantharide.

Car il existe aussi une secte de cantharidés, comme celle des morphinomanes et des buveurs d’éther, qui ne sont que des variétés de flagellants ; c’est une question de pharmacie et non de bourreliers.

J’ai recueilli l’avis de plusieurs grands médecins au sujet des passionnés ; tous sont d’avis que c’est une question de mentalité, et l’un d’eux me citait cet exemple, celui d’un homme couché aux côtés d’une femme charmante, accomplie en tous points, qui se livrait à côté d’elle aux pratiques de l’onanisme !

À quoi rêvait-il ?

Sa femme était grassouillette, replète, rebondie ; son imagination la voyait maigre, la peau collée sur les os, des cuisses en fuseaux, des jambes en tiges de pincettes, cela lui suffisait pour amener à maturité sa masturbation cérébrale.

Chez la femme comme chez l’homme, c’est la recherche de la vibration et de l’inconnu, et non de l’harmonie qui préside à l’union des deux sexes. Il est très ordinaire de voir un homme haut de six pieds, être l’amant ou le mari d’un avorton ; Hamelin qui avait deux mètres dix, qui jouait au Théâtre de la Gaîté, boulevard du Crime, des rôles de tambour-major, dans les pièces militaires, était marié à Carolina la Laponne, la naine du Café du Géant ; la belle et célèbre Nina Lassave, la Ninon de Lenclos du dix-neuvième siècle, était la maîtresse d’un affreux marchand de couleurs, nommé Pépin, qui fut exécuté avec Fieschi et Moret, pour l’attentat du boulevard du Temple ; Pépin était grêlé comme une poèle à marrons, chétif, difforme, on aurait dit qu’il avait été moulé dans un cor de chasse. Eh bien, cette femme l’aimait à la folie, au délire, et cet amour accompagna l’assassin jusqu’au pied de l’échafaud, place Saint-Jacques.

Il est très fréquent de voir une femme ou un homme du monde se tromper réciproquement avec un affreux voyou ou une horrible catin ; la cause, masturbation cérébrale, la recherche de la vibration des sens, car dans l’amour, ce n’est pas le cœur, c’est le c… qui parle.

La conversation suivante entre deux amies est prise sur le vif, elle est très explicite :

— Ma chère, on dit dans le monde, que tu as un amant, M. Ernest ?

— Cela est vrai.

— Comment ! Ton mari est jeune, beau, élégant cavalier, riche, tu t’es mariée sage au sortir du couvent, où tu as été élevée dans d’excellents principes de moralité ; M. Ernest est pauvre, il n’est plus jeune, il est presque laid, difforme, c’est un grotesque, son éducation est plus que sommaire ; si tu n’aimes pas ton mari, tu aurais pu mieux choisir. — J’aime mon mari, mais j’adore Ernest ; trouve cette contradiction étrange, si tu veux, mais c’est parce que tu n’en comprends pas les causes.

— J’avoue que non.

— Écoute bien. Un jour ma mère m’a dit : « Tu vas te marier ». J’avais dix-sept ans, j’ignorais la vie, on me présenta à M. de B…, il me parut charmant, il l’est en effet. Je l’épousai.

— Eh bien ! tu étais heureuse ?

— Je le croyais, Ernest m’a fait revenir de mon erreur, voici comment : Dès les premiers mois de mon mariage, mon mari était sans cesse auprès de moi, c’était un roucoulement perpétuel. Un jour, il s’absenta un instant, le lendemain un peu plus longtemps, peu à peu il reprit ses habitudes : le bois, les courses, le cercle ; je ne le voyais plus que très rarement. Ernest, son ami, me tenait compagnie. Un soir, assis tous deux, côte à côte, sur la chaise longue, il me lisait un livre incandescent ; le livre tomba de ses mains, il se baissa pour le ramasser, je fis le même mouvement, sa bouche rencontra mon cou, je ressentis comme une sensation de brûlure étrange, mon sang courait dans mes veines, brûlant avec une intensité qui me donnait un frisson inconnu ; j’étais comme anéantie ; ses lèvres rencontrèrent les siennes, ce fut le comble. Cinq minutes plus tard, je savais ce que devait être le mariage. — Mais tu ne pensais donc pas à ton mari ?

— J’avais bien assez de songer à moi-même.

— Mais, après, tu as eu des remords, au moins ?

— Oui ; pour les apaiser,j’ai recommencé.

— Alors, te voilà avec deux hommes ?

— Absolument, mais ils sont si différents l’un de l’autre qu’ils se complètent et que c’est comme si je n’en avais qu’un seul ; mon mari est respectueux, observateur strict des lois du mariage, il n’avait jamais touché la corde sensible ; Ernest, au contraire, m’a appris ce que c’était que l’amour. Ah ! si une femme savait, qu’elle puisse dire à son mari : « Sois mon amant », jamais une femme ne le tromperait.

— Ton mari ne s’aperçoit pas du changement qui s’est opéré en toi ?

— Non, au contraire, quand je l’amène doucement par une stratégie savante, à satisfaire mes sens si longtemps endormis, comme le fait Ernest, il prend cela pour de l’amour pour lui et comme l’homme est profondément égoïste et vaniteux, il est à mille lieues de soupçonner la vérité.

— Mais quand tu sors des bras d’Ernest pour tomber dans ceux de ton mari, la rougeur ne te monte-t-elle pas au visage ?

— Les premiers jours, oui, il me semblait que tout le monde me regardait, qu’on chuchotait en me voyant passer : « Voilà une catin ». Mais j’ai vite compris que j’étais dans l’erreur ; il y a trop de femmes dans mon cas, pour qu’une de plus ou de moins fasse quelque chose dans la masse. Mais, toi-même qui as l’air de me sermonner, est-ce que tu n’es pas dans ma situation, sans avoir la même excuse que moi, le tempérament et le hasard ?

— Oh ! moi, j’ai une autre excuse : l’incompatibilité d’humeur. Imagine-toi ceci : quand je commandais du poulet à la cuisinière, mon mari me faisait une scène,il eût voulu du bœuf à la mode ; au turbot il préférait les soles ; si je voulais aller à l’Opéra, il m’emmenait à l’Odéon ; je désirais aller en voiture, il me prenait le bras et me faisait marcher, soi-disant pour ma santé ; j’adore le rose, il le déteste, il affirme que le noir me va mieux ; si je manifestais l’intention d’aller faire une promenade au bois de Meudon, aussitôt, il me conduisait au bois de Vincennes ;je voulais m’abonner au Figaro, il s’est abonné au Temps ; quand un roman un peu friand paraissait, je le priais de me l’acheter, il m’apportait un livre insipide, sous prétexte qu’il est des livres qu’une femme qui se respecte ne doit pas lire. Bref, c’était une vie infernale, ses contradictions m’exaspéraient.

— Alors ?

— Je me suis tenu ce raisonnement : si je le laissais faire à sa guise, et si je prenais un amant qui ferait à la mienne ! C’est ce que j’ai fait. Mieux encore, j’ai prié une amie de présenter mon amant à mon mari ; il est devenu l’ami de la maison. J’ai double bénéfice :il est constamment sous ma main, ensuite, mon mari ne fait rien sans le consulter ; comme mon amant connaît mes goûts, il s’arrange à ce que mon mari les satisfasse ; ne demandant plus rien, mon mari est le plus heureux des hommes, il est persuadé qu’il a vaincu mon caractère et qu’il est resté maître du champ de bataille ; plus de contradiction : oui, toujours oui, et il me prépare sans en douter,pour que mon amant me finisse.

Les contraires sont coexistants, intangibles et inanalysables, le cœur humain est « comme une île escarpée et sans bords », a écrit le poète ; mais à poète, poète et demi, un autre a répondu : « Mais on y peut rentrer quand on en est dehors. »

Deux preuves bien curieuses à l’appui ; elles prouvent que le rang, la richesse, l’éducation, les milieux ambiants dans lesquels ces deux femmes avaient été élevées, devaient les protéger contre des entraînements funestes et mettre un frein aux emportements de leurs passions.

La princesse de Chimay était jeune et belle, riche, adulée, recherchée dans la haute aristocratie ; elle avait l’honneur de porter un nom glorieux ; elle était la fleur des pois des salons ; son existence était un rêve doré ; enviée et jalousée par toutes les femmes, elle n’avait qu’à sourire pour vaincre et triompher.

Eh ! bien,tout cela s’est évanoui comme un château de cartes. Pour quelle cause ?

Un jour ou un soir, la princesse rencontra un de ces nomades, tziganes bohémiens, que l’Exposition de 1889 a mis à la mode, nommé prosaïquement Rigo, qui, affublé d’une veste de hussard, soutachée de brandebourgs de mauvais goût, râclait un malheureux violon, qui gémissait humilié sous l’archet malhabile du saltimbanque exotique, mendigot comme tous ses semblables, sans art, sans talent, sans morale et sans amour-propre !

Son cerveau fut soudainement frappé d’amnésie ; elle oublia tout, abandonna tout pour suivre à travers le monde l’homme-poisson que le public a si vertement conspué dans les premiers jours de mars 1902 pour avoir eu l’audace d’exhiber ses écailles sur la scène des Folies-Bergère.

Si l’ex-princesse était dans la salle, elle a dû rougir de l’accueil des spectateurs ; après cela, peut-être a-t-elle pris les sifflets méprisants pour une ovation.

Tout Paris élégant, aristocratique et mondain se souvient de la princesse de M… A… Alliée aux vieilles familles de la noblesse française, elle pas sait dans son monde pour une détraquée, une déséquilibrée, parce que son état d’âme n’avait pas été approfondi ; c’était simplement une passionnée dont les sens agissaient sous l’impulsion de l’imagination.

La princesse de M… A…, riche à millions, possédait dans la vallée d’Auge d’immenses pâturages. Ses bestiaux avaient une renommée universelle, et leurs produits, lait, beurre et fromages, étaient réputés par les gourmets. Pour les écouler à Paris, elle avait imaginé d’installer, dans les quartiers riches, de coquettes boutiques dallées de marbre blanc, décorées style Pompadour. Chaque fois qu’elle allait en soirée ou à l’Opéra, vêtue de satin blanc, les épaules cachées sous une pelisse de soie couleur cerise, bordée de cygne et doublée d’hermine, en sortant elle allait inspecter ses laiteries, puis elle allait souper dans un grand restaurant de nuit avec son ami.

Cet ami était un jeune ouvrier mécanicien ; elle ne lui donnait jamais d’argent, mais elle le faisait habiller avec le plus grand chic par Laurent Richard.

Le jour où cela la prenait, elle lui donnait rendez-vous au restaurant, dans la salle commune, à une table que le garçon réservait précieusement. Il attendait patiemment ; enfin elle arrivait et commandait trois couverts, puis jetait un rapide coup d’œil sur les filles qui erraient en quête d’un homme, ou à défaut, d’un souper. Quand une lui plaisait, elle la faisait appeler par le garçon et l’ami l’invitait à souper, raison du troisième couvert. La fille, enchantée, flairant une bonne aubaine, se dépensait en amabilité auprès du jeune homme ; quant à la princesse, elle pensait que sans doute c’était la gouvernante. Le souper se passait gaiement, la fille serrait le jeune homme de près ; elle roulait des yeux langoureux, lui pressait les genoux sous la table, ses mains cherchaient à rencontrer les siennes, bref toute la comédie de l’amour. La princesse suivait attentivement toutes les phases de ce travail préparatoire. Au bout d’une demi-heure de ce manège, son regard se transformait ; elle s’agitait fiévreusement sur sa chaise et. se pâmait !

Alors elle sortait cent francs de sa bourse, elle les jetait à la fille en lui disant durement : « En voilà assez, allez-vous-en. » Le jeune homme l’accompagnait à sa voiture, et c’était tout jusqu’à la prochaine séance.

L’imagination chez cette femme remplaçait l’homme.

Ce n’est pas un cas isolé, car le célèbre Tardieu rapporte qu’il avait eu à observer un berger, dont l’imagination était si puissante, qu’il suffisait de lui tracer un portrait de femme, si horrible qu’il fût, pour qu’immédiatement, sans contact, la nature accomplisse son œuvre de chair, et cela vingt fois par jour !

Le monde entier connaît, ou a entendu parler, de la célèbre maison de la rue Duphot, qui fut illustrée par tant de scandales retentissants, et dont le dernier fut le suicide ou l’assassinat mystérieux du général Ney. Cette maison avait pour patronne, une femme Leroy (elle opère aujourd’hui, rue Labruyère) ; dans son salon, se réunissaient les gens selects.

Parmi les habitués, il y avait le rédacteur en chef, propriétaire d’un des grands journaux de Paris, on le connaissait sous le nom de Commandant ; voici la cause de ce sobriquet : il écrivait la veille à la Leroy : « Demain, je viendrai, renouvelez mon escouade ». Son escouade, c’était six grandes femmes, qu’elles fussent grasses ou maigres, blondes, rousses, brunes ou blanches, peu lui importait, il fallait qu’elles fussent géantes, c’était tout.

Une fois le salon hermétiquement clos, tous se déshabillaient, et la séance commençait : les grandes manœuvres, comme disait la Leroy. L’une prenait des verges, une seconde un jonc, la troisième un martinet, les autres un paquet de fines cordes, agrémentées de nœuds très serrés, et il se mettait à courir autour du salon, avec une vitesse vertigineuse ; chacune, au passage, lui appliquait un violent coup de son instrument ; alors, il poussait des cris effrayants, les femmes s’animaient, elles frappaient à tour de bras, elles haletaient, leurs cheveux dénoués, flottaient sur leurs épaules ; lui, hurlait : Encore ! Encore ! puis, il tombait épuisé, sur le tapis. On le laissait reposer, puis, quand il revenait à lui, il avait le visage calme, souriant, et, il s’en allait à son journal, écrire un article fulminant, contre l’immoralité du peuple ; en le lisant, Monsieur le curé se félicitait d’être le fidèle abonné d’une feuille si bien pensante, et dont les rédacteurs étaient si austères.

On comprend que je ne le nomme pas, pas plus d’ailleurs, que dans le cours de cet ouvrage, je ne citerai de noms propres, même des initiales seraient trop transparentes.

Le scandale causé par la mort soudaine et imprévue du général, fut étouffé par ordre, et personne n’en connut jamais les causes, elles me furent pourtant révélées par un familier de l’Elysée qui avait assisté à la levée du corps trouvé dans la petite maison de Bagneux ; je n’en puis dire que ceci : Malgré que le général eût un revolver dans sa main gauche crispée, les blessures qui avaient occasionné la mort étaient toutes sur la tête et avaient été faites au moyen d’une barre de fer ; or, le père de l’enfant qui avait été amené chez la Leroy était serrurier.

La conclusion est facile.

L’histoire anecdotique des mondaines célèbres n’a jamais été écrite, et pour cause, les documents faisant totalement défaut ; les alcôves de ces dames sont généralement discrètes et les turpitudes qui s’y passent, restent généralement ensevelies dans les plis des rideaux de soie, de velours ou de mousseline.

Si le dieu hasard est parfois, pour ne pas dire toujours, la providence des policiers, il est également l’ange tutélaire des chercheurs, il s’est présenté à moi, dans la personne d’une vieille professionnelle, blanchie sous le harnais, et connue dans le monde galant et vicieux, sous le nom de la Vicomtesse.

Ce titre lui fut donné lorsqu’elle fréquentait les fameux salons de la Païva de l’hôtel des Champs-Élysées, à cause de sa belle prestance et de ses manières aristocratiques. On peut dire d’elle, que c’est une pure noblesse de robe.

Elle a vu défiler sous ses yeux, au moins six générations de chair à plaisirs, de femmes qui ne durent et ne doivent leur fortune et leur réputation qu’à leur docilité à se prêter et à se soumettre aux exigences érotiques et sadiques des passionnés de tous genres, je ne dis pas de tous rangs, car, dans le peuple et même chez les bourgeois, il se rencontre peu d’aberration génésique ; il semblerait que c’est l’apanage des classes élevées et instruites.

Si on publiait le livre d’or des érotomanes, depuis le marquis de Sade, jusqu’au comte de Germiny, on y trouverait une grande partie des noms qui figurent dans l’Armorial de France.

Donc : Chacun prend son plaisir où il le trouve.



CHAPITRE II


La loi des contrastes. — La femme aux crabes



Tout Paris élégant a connu une jeune femme maigre, sèche et plate comme une limande ; elle a un aspect étrange, indéfinissable, diabolique, elle a l’œil noir et profond comme une caverne, son regard d’acier fait baisser les yeux aux plus audacieux ; elle a une chevelure abondante, noire comme du jais et crépue comme celle d’une négresse. Sa taille est au-dessous de la moyenne, sa toilette soignée fait l’admiration des connaisseurs quand elle passe à pied sur les grands boulevards, les camelots peu respectueux crient :

— Tiens, pige donc, madame Sac d’os.

C’est bien, en effet, un sac d’os, que l’on pourrait compter tant elle est diaphane.

Cette femme, veuve d’un commandant d’infanterie qui avait longtemps habité la Tunisie et l’Algérie, vint à Paris après la mort de son mari ; elle occupe un charmant hôtel dans l’avenue d’Antin.

On ne lui connaît pas d’amants dans le monde ; pourtant elle ne porte pas en ville.

Sa passion est extraordinaire et justifie plus qu’amplement la loi des contrastes.

Après l’Exposition, elle rencontra dans ses promenades quotidiennes un pauvre diable de nègre soudanais qui avait cru, comme tant d’autres, trouver le Pactole à Paris et qui n’y avait rencontré que la misère. Il vendait des olives et des cacahouettes à la terrasse des cafés du boulevard.

D’un noir d’ébène, haut d’un mètre quatre-vingt-dix, il était taillé en hercule. En vous offrant sa marchandise, il esquissait un large sourire qui mettait à découvert une double rangée de dents blanches comme de l’ivoire ; ses deux grands yeux, dont on ne voyait que le blanc, donnaient à son regard quelque chose de satanique.

Elle le suivit plusieurs jours, pas à pas ; tout à coup, le nègre disparut.

Elle explora Paris dans tous les sens avec l’espoir de le retrouver ; au bout d’un mois, elle désespérait, lorsqu’en passant dans son coupé, sur le boulevard Clichy, elle aperçut campé, en tenue de chasseur, à la porte d’un café borgne où se réunissent les bookmakers, le nègre tant désiré ; elle fit arrêter sa voiture et, sans se soucier du public interlope qui composait les consommateurs, elle entra crânement dans la salle du café, elle demanda une consommation au hasard et de quoi écrire, elle mit simplement une feuille de papier blanc dans l’enveloppe, et sur celle-ci elle écrivit lisiblement son nom et son adresse.

– Appelez-moi le chasseur, dit-elle au garçon.

Le nègre s’empressa d’accourir, sa casquette à la main. « Vous allez, lui dit-elle, porter cette lettre à son adresse, vous attendrez la réponse. » Le nègre partit comme une flèche ; elle remonta rapidement dans son coupé en donnant ordre à son cocher de la conduire chez elle au galop.

Elle y fut en quelques minutes ; pourtant, il lui semblait que ses chevaux ne brûlaient pas le pavé assez vite tant son impatience était grande.

Elle pénétra dans son hôtel par la petite porte du jardin et franchit quatre à quatre les degrés de l’escalier qui conduisait à sa chambre à coucher. En un tour de main, elle se dévêtit de sa toilette de ville et passa un peignoir, puis elle sonna sa femme de chambre.

– Tiens, dit cette dernière, je n’ai pas vu rentrer madame.

– C’est bien, répondit la veuve, épargnez-moi vos réflexions.

– Quelqu’un est-il venu me demander ?

– Non, madame, mais il y a là-bas dans le vestibule un nègre effroyablement grand qui roule des yeux ébahis en regardant autour de lui.

– Que veut-il ?

– Il dit qu’il a une lettre pour madame et qu’il attend une réponse.

— Faites-le monter.

La femme de chambre, étonnée, introduisit le nègre. Ce dernier, reconnaissant la femme du boulevard Clichy, tournait sa casquette dans ses mains sans pouvoir parler.

– Rassurez-vous, mon ami, lui dit-elle. Vous avez une lettre à me remettre ?

– Oui, madame.

Elle la lui prit des mains et fit semblant de lire.

– Que faisiez-vous avant de venir à Paris ? lui demanda-t-elle.

– J’étais attaché à la personne du sultan.

– Combien gagnez-vous actuellement par jour ?

– Environ cent sous.

– Voulez-vous gagner davantage ?

– Oui, madame.

Elle sonna à nouveau sa femme de chambre.

« Vous allez préparer un bain », lui dit-elle. Quelques minutes plus tard, elle vint annoncer que le bain était prêt.

– Justine, je n’y suis pour personne, vous entendez.

Elle dit alors au nègre : venez avec moi. Quand ils furent dans la salle de bain, elle ferma soigneusement la porte à double tour, puis elle dit au nègre : « Déshabillez-vous. »

— Tout nu, madame ?

— Complètement.

Pendant que le nègre procédait à cette opération, d’une main fébrile, elle enleva son peignoir, sa chemise et ses bas. Elle apparut alors si frêle, si chétive à côté du colosse qu’il recula. Le premier moment de stupeur passé, il se précipita sur elle et l’enleva de terre dans ses bras comme un fétu de paille. Souple comme un serpent, elle se dégagea, courut à un petit chiffonnier et prit dans un des tiroirs un jouet mignon à manche d’argent, dont les lanières en soie étaient tressées en quadruples et garnies à leur extrémité de petites boules d’ivoire grosses comme des chevrotines, puis le lui mit dans la main. « Je vais me coucher, lui dit-elle, à plat ventre sur ce sofa de satin blanc, tu vas me frapper sur les reins avec le fouet jusqu’à ce que le sang apparaisse sur la peau ; alors tu me pétriras comme de la pâte, tu me feras craquer les muscles, tu me broieras les chairs,tu me feras crier les os ; ne t’effraye pas de mes cris et de mes spasmes, tu t’arrêteras quand je serai épuisée et que tu me verras sans mouvement. »

Ce fut alors un spectacle étrange que celui de ce nègre gigantesque en rut qui s’acharnait sur la femme, furieux de son impuissance, les yeux lui sortant de la tête, sa bouche lippue était couleur de vermillon, sa noirceur formait un contraste avec le satin sur lequel elle se roulait, en proie à une attaque d’hystérie provoquée par son violent désir ; enfin, après s’être tordue, repliée sur elle-même, la face et les membres convulsés, elle resta inanimée.

Le nègre la couvait d’un regard de hyène, s’il avait voulu !…

Mais il n’osait s’approcher d’elle, frappé par une crainte superstitieuse ; enfin, elle remua doucement et reprit ses sens, elle le pria de la plonger dans la baignoire ; une demi-heure après, tous deux se rhabillaient, elle, souriante, lui tendit la main et lui dit : « Merci, tu reviendras dans huit jours ». Jamais, le malheureux nègre ne voulut y retourner ; il reprit son baquet d’olives, et, quand il m’eut raconté cette scène diabolique, il ajouta,pour terminer : « J’avais envie de la manger, mais j’ai eu trop peur ».

Elle fréquente actuellement les abattoirs, où on la connaît sous le nom de la dame aux cent francs ; elle choisit, parmi les tueurs, le plus solidement bâti, celui qui remplira le rôle du nègre, mais elle exige qu’au lieu de se mettre nu, il la flagelle revêtu de sa blouse et de son tablier de travail, avec ses mains, comme ses vêtements, rouges de sang. La femme aux crabes, ah ! si je pouvais la nommer ? est d’une taille ordinaire, blonde comme les blés mûrs, grasse, son estomac est copieux, et bien des amateurs ne demanderaient qu’à se mettre à table, elle a des hanches superbes et n’a rien à envier à la fameuse Vénus hottentote, mais les soupirants en sont pour leurs frais, elle ne veut rien savoir, et, comme elle est très riche, elle n’a besoin de personne, l’homme, d’ailleurs, n’aurait pas les aptitudes nécessaires pour assouvir sa passion.

C’est une ancienne cocotte, très instruite, qui connaît admirablement les hommes ; du reste, voici comment elle les juge, quant aux femmes, elle en a horreur :

L’Américain arrive en courant, n’enlève même pas son chapeau, n’embrasse pas, ne parle pas, il est silencieux et sentencieux, comme Œil-de-Faucon, de Fenimore Cooper.

Généreux !

L’Anglais a l’air tout penaud, il faut éteindre les bougies, il ferme les yeux, ne demande jamais que cinq minutes d’entretien.

L’Italien fait allumer tous les candélabres, laisse sa beauté sans voile, contemple longuement, égoïste, ne travaille que pour lui.

Plutôt lapin.

L’Espagnol se met à genoux et ferait volontiers un signe de croix, avant… la prière.

Le Nègre a des frôlements bizarres de noir qui aspire à blanchir à la longue.

Le Chinois fait frétiller sa queue et mordille les nids d’amour posés sur la gorge, comme si c’étaient dés nids d’hirondelles.

L’Allemand commence par allumer sa pipe, assujettit ses lunettes sur son nez, ôte sa redingote et son gilet, qu’il met sur le dos d’un fauteuil, méthodiquement, il défait ses bretelles, puis… demande une chope.

Très marchandeur, plus que voleur, n’en a jamais assez pour son argent, se vautre comme le cochon.

Le Belge : « Pour une fois sais-tu, Mademoiselle, combien que tu me prendras ? Chez nous, la viande n’est pas chère. »

Adore les fioritures et répète toujours : «Tu voyes, Mademoiselle, comment on annexe la France à la Belgique ! »

L’Autrichien, guindé, sanglé dans son gilet, a toujours peur de se casser, il procède avec une sage lenteur.

Le Turc, avec ces gaillards-là il faut savoir se retourner. Paie mal ; rencontre dangereuse.

À éviter.

Le Grec, avoir soin de le faire attendre dans l’antichambre, serrer ses bijoux, faire son prix, et se faire payer d’avance ; préfère comme costume, des bas noirs et des jarretières roses, à boucles d’acier, pas difficile à contenter.

L’Arabe : Qu’Allah veille sur vous, mes sœurs !

Le Russe, très généreux, très grand seigneur, veut tout, la croix et la bannière, mais ne couche jamais, s’il aime la femme, c’est pour la Française.

Le Brésilien, lapin sur toute la ligne, heureuse encore, quand il ne chipe pas les couverts ; se fait généralement payer à dîner, sous prétexte qu’il aime la vie de famille et qu’il déteste le restaurant.

Le Provincial n’a qu’une préoccupation, c’est qu’on lui prête une chemise de nuit, et, quand il est couché, de cacher son porte-monnaie, sous le traversin.

Le Parisien, paye peu, quand il paye, ne demande rien, mais prend tout !

Comme elle peut se payer toutes ses fantaisies, elle a fait construire une splendide villa, à Ciboure, petit village basque, séparé de Saint-Jean-de-Luz, par une baie étroite, sorte de chenal, sur une falaise, dont les rochers surplombent l’Océan.

Quand, par les grandes marées, la vague déchaînée, déferle et se brise contre les rochers, en millions de paillettes argentées et phosphorescentes, semblables à une pluie d’étoiles ; par une nuit de tempête, et elles sont fréquentes dans ces parages, quand le vent mugit avec fureur, que le tonnerre gronde avec rage, que les éclairs déchirent les nues et semblent les diviser, par de longs rubans de feu, que la mer démontée chante dans sa houle le requiem de ceux qui vont mourir ; que les femmes, les mères et les enfants des marins, agenouillés sur les dalles du calvaire, pleurent, prient, gémissent, se lamentent pour leurs pères, leurs fils ou leurs frères, dont les barques ne reviendront peut-être jamais, que la cloche du village sonne le tocsin, que dans son glas funèbre elle semble dire au ciel : « Ouvre-toi, encore une victime qui va monter là-haut », elle, souriante, le visage radieux, fait ouvrir ses fenêtres et contemple avec un bonheur indicible, ce bouleversement de la nature ; c’est le moment choisi par elle,pour satisfaire sa passion : l’horrible excite les nerfs des pervertis, de même que le beau agit sur une âme calme. Elle sonne fébrilement sa femme de chambre :

— Lucienne, ma chambre noire est-elle prête ?

— Elle l’est toujours, madame, quand je prévois la tempête.

– Bien,va chez Dominica, prends ta lanterne, pour ne pas te casser le cou, et dis-lui qu’il m’apporte mes amants.

Cette chambre noire, carrée, est éclairée par une large baie ; comme elle est située au deuxième étage, quand la baie est ouverte, les bruits les plus lointains viennent s’y condenser, et donner la sensation d’un bourdonnement confus, indéfinissable ; les murs sont tapissés, du haut en bas, de grandes draperies de velours noir, bordées de larges galons d’argent ; le lit de milieu, est garni de draps de satin également noir. La chambre n’est éclairée que par une petite suspension, qui donne une lumière blafarde, en raison du globe couleur vert véronèse, qui protège le lumignon. Tout cet ensemble a un aspect funéraire, qui donne le frisson ; pendant que Lucienne est allée accomplir sa mission chez Dominica, elle se déshabille entièrement nue, s’étend à plat ventre sur le lit, et attend.

Peu d’instants s’écoulent, Lucienne revient, portant à la main droite, un paquet d’algues marines, du goémon à longues tiges flexibles, des fucus crispus et des fucus vesiculosus, à feuilles épaisses, chargées de verrues, le tout exhale une odeur d’iode, de chlorure de sodium, âcre, pénétrante ; de la main gauche, elle tient un seau en porcelaine, fermé d’un couvercle, qui paraît assez lourd ; aussitôt entrée dans la chambre, elle pose le seau à côté du lit, elle rassemble ces herbes en un faisceau, elle en lie les tiges avec un fort ruban, et, sans souffler un mot, elle se met à flageller sa maîtresse, à tour de bras ; cette dernière s’agite, se tord, pousse des cris inarticulés, alors, Lucienne sort du seau, une douzaine d’affreux crabes, poilus, à pinces acérées, grouillants, car ils viennent de sortir de la mer, elle les prend un à un, et les place délicatement sur le dos de sa maîtresse, à l’endroit où elle vient de la flageller ; les crabes, voraces, à l’odeur de cette chair fraîche, dont le sang marbre la peau, restent d’abord immobiles, eux qui ne vivent que de cadavres pourris, mais peu à peu, quand ils sont tous réunis,ils se mettent à courir, cherchant le meilleur point, pour mordre ou pour pincer, ils se battent, se heurtent, se bousculent dans une sorte d’ivresse ; quand l’un d’eux tombe, Lucienne le ramasse et le remet sur le champ de bataille ; la lutte dure un bon quart d’heure, pendant lequel la flagellée crie à l’aide, au secours et implore que l’on lui donne à boire, pour calmer le feu qui la dévore, mais, Lucienne a ordre de ne pas répondre,jusqu’au moment psychologique, enfin il arrive…

Comme ces crabes doivent être bons à manger !



CHAPITRE III
— La baronne d’Ange. — Le prince de Bismarck. — Étrange aventure. — La femme à la tête de mort


Angèle Bardin, dite baronne d’Ange[1], tout Paris connaissait cette femme qui se conduisait si mal et qui conduisait si bien.

Chaque jour elle sortait dans son milord attelé de deux orloffs noirs superbes ; elle menait elle-même avec une crânerie et une maëstria que le sourire insolent des passants n’abaissait point. Elle suivait la foule des équipages, aussi peu gênée sur son siège que sur les canapés de son hôtel de la rue Saint-Georges. On se la montrait du bout du doigt : « La baronne qui passe. » D’autres lui refusaient un grade et se bornaient à la dire vidame.

Elle paraissait ne reconnaître personne.

Cependant proxénète haut cotée, c’était dans cette assemblée élégante qu’elle comptait le plus clair de sa clientèle, mais le métier exige une profonde discrétion, son succès lui permettait la morgue. Qui donc payait ses chevaux les plus beaux de Paris ? Qui donc payait son luxe ? Qui donc l’enrichissait, sinon les mâles de cette foule dans laquelle elle se confondait et qui lui remboursaient en or, chez elle, les dédains dont ils la saluaient, dans la rue, à l’heure de la promenade-réclame ?

Car c’était sa réclame cette promenade osée. Elle fut vingt ans sa propre affiche, obligeant les plus chastes à la lire au passage, les plus vertueux à retenir son nom. Pour s’imposer au Paris, surtout au Paris blasé, quelque commerce que l’on fasse, il faut, comme Alcibiade, couper la queue à son chien. C’est une façon de parler, car jamais la baronne n’eût consenti à une mutilation pareille ; elle eût trouvé un équivalent que tout Paris connaissait et qui est caractérisé par ce mot d’un gavroche : on sait qu’ils ont la dent cruelle.

Elle passait dans son milord, sur le boulevard, la figure emmaillotée d’un foulard en soie blanche pour protéger ses joues horriblement gonflées par une atroce fluxion. Gavroche, à sa vue, s’écria : « Ah ! la pauvre baronne qui est enceinte. »

Sa voiture à tapage, son nom de guerre, sa dans le négoce de la volupté au tarif, le cynisme dans l’affichage, cette apothéose de trois à cinq du vice se profilant sous l’Arc de Triomphe, était d’une commerçante entendue, et même ses émules, même les Phryné qui chantent en allant au bois : « Les lauriers sont coupés, mais le persil verdit toujours », même les jeunes, même les belles admiraient cette confectionneuse habile qui était parvenue à donner à sa marque de fabrique un renom universel.

Elle n’était pas Parisienne. « Lyon est ma première ville natale », écrivait-elle un jour à quelqu’un qui voulait tenir de sa plume, quelques lignes de biographie. Elle s’imposa grâce à ce genre. Son salon, que la police surveillait (bien mal), était un rendez-vous de filles mineures, ses élèves, demoiselles bien élevées, candides, rougissantes, disant, avec un momentané défaut de prononciation : «Ah ! monsieur, si maman savait que je vous fais la cour ! » Elle gagna dans la traite des blanches, des noires, voire même des marrons, une fortune colossale ; sur ses vieux jours, elle s’était offert le luxe d’un jeune mari. Il se montrait avec elle en voiture, à la grande stupéfaction du trottoir, qui pourtant n’est pas bégueule.

La baronne d’Ange avait une infinité de cordes à son arc. C’était une âme sensible, elle aimait les hommes, les femmes, les animaux. Cette bienfaitrice de l’humanité était vraiment étonnante.

Elle avait pour amie inséparable une femme assez agréable ; c’était de « l’amour pur » comme dans un grand nombre de ménages. A certains jours, parfois, dans certaines nuits, elles se disputaient et se battaient comme des chiffonnières, puis se raccommodaient et se rapprochaient plus étroitement que jamais.

L’amie avait pour compagne un caniche noir magnifique : la baronne d’Ange en avait un également, mais de couleur lilas ; ces deux chiens étaient admirablement dressés. Ils eussent fait la fortune d’un cirque ; ils excellaient dans l’art de laver la vaisselle.

Quand la baronne avait un grief contre son amie, et réciproquement, et tout était prétexte à grief ; si l’une d’elles restait trop longtemps en conversation avec un monsieur ou avec une visiteuse, aussitôt la dispute commençait ; les deux chiens se montraient les dents et aboyaient rageusement ; quand, des gros mots, elles en venaient aux coups, les deux chiens caniches se précipitaient l’un sur l’autre avec fureur et se mordaient cruellement. Chacun défendait sa chacune.

Il ne faut pas voir malice dans cette anecdote authentique ; tout le monde connaît l’amour fidèle des chiens pour leur maître, et surtout pour leur maîtresse.

La baronne d’Ange avait une clientèle d’amis ; les uns et les autres se donnaient l’adresse du n° 16 de la rue Saint-Georges et se recommandaient mutuellement.

Un jour, un pharmacien de province débarqua chez la baronne. Le notaire du pays lui avait dit avant de partir : « Tu t’annonceras comme venant de ma part et tu ne donneras que cinq francs. » Justement, ce jour-là, la pauvre baronne avait eu un accident de voiture ; ses chevaux s’étaient emballés dans les Champs-Élysées et, dans sa chute, elle avait perdu une boucle d’oreille en diamant estimée douze mille francs. Comme elle était très avare, elle était très désolée et furieuse de cette perte. Le brave pharmacien fit demander la baronne et suivit les recommandations du notaire ; mais quand il parla de cinq francs, elle bondit, elle l’appela mufle et lui demanda s’il la prenait pour une vulgaire putain. Le provincial, abasourdi, ne savait que répondre : « Cent sous ! cent sous ! mais c’est une somme. Cela représente un liniment, deux vomitifs, un julep gommeux et un loch. — Non, disait la baronne, dix francs ou rien. On n’offre pas cent sous à une femme qui vient de perdre douze mille francs ; à ce jeu-là, il en faudrait du temps pour rattraper cette somme ! »

Le pharmacien allait partir, quand la baronne, qui avait réfléchi, se ravisa :

— Tiens, si tu veux, lui dit-elle, j’ai une jolie soubrette, mon élève. Elle n’est pas comme moi ; sa réputation ne lui impose pas de maintenir les prix. Si tu veux, je vais la faire appeler, tu lui donneras cent sous.

— Volontiers, dit le potard. La soubrette lui plut.

— Bah ! dit la baronne, moitié pour elle, moitié pour moi ; c’est encore cinquante sous, et c’est elle qui aura la peine de travailler sa vieille carcasse.

La baronne d’Ange aimait les gens de lettres ; beaucoup avaient leurs entrées à l’œil et étaient des clients flanelle ; quelques-uns allaient rue Saint-Georges par curiosité. C’est qu’en effet il s’y passait des scènes curieuses ; parmi elles, les voyeurs tenaient le premier rang.

Pierre-Paul Rubens, l’illustre peintre, a émis cet aphorisme : Voir n’est pas regarder. Avait-il pressenti les voyeurs modernes ?

L’expression de voyeurs, quoique datant de 1862 au moins, ne figure pas dans les dictionnaires d’argot. C’est pourtant une expression énergique qui indique très exactement l’action à laquelle elle se rattache.

Les voyeurs jouent un grand rôle dans les maisons de prostitution clandestine ; ils sont une source d’immenses bénéfices pour les patronnes de ces maisons, car il existe une catégorie de gens qui payent des prix énormes pour satisfaire leur lubricité ou leur folie érotique. Folie n’est pas une expression exagérée, car il faut être sérieusement fou pour avoir une semblable passion. Les gens qui la possèdent relèvent certainement plus de la Faculté que de la police correctionnelle.

La baronne, en femme experte, ne pouvait manquer à la tradition. Elle avait des voyeurs installés avec un luxe inouï ; elle avait au reste pour devise : Da lucem ut videas. (Éclaire situveux voir.)

Qui pourrait supposer que le voyeur a pu jouer un rôle politique et être la cause de graves événements ?

On a beaucoup écrit, davantage discuté sur les causes qui amenèrent la fatale guerre de 1870-71 entre la France et l’Allemagne. À plus de trente années de distance, la question est encore pendante et n’est pas élucidée. Eh bien, la cause de la guerre est due à un voyeur.

En 1869, je crois me souvenir que le prince de Bismarck vint à Paris ; il ne pouvait manquer d’aller rendre visite à la fameuse baronne, aussi célèbre à Berlin qu’à Paris.

Dans un des salons de la baronne (il y en avait plusieurs), il fit la rencontre d’une grande dame de l’Empire, Mme de R… de B…, réputée avec raison pour avoir la cuisse légère.

On l’avait surnommée Madame Sans-Gêne, comme la maréchale Lefebvre, sous le premier Empire. Comme dans les salons, on admirait ses couleurs fraîches, rivalisant avec la pêche, sans qu’elle eût recours aux artifices du maquillage, un soir de gala, à l’Opéra, la comtesse de P…, lui demanda : « Mais, ma chère, comment faites-vous, pour avoir ce teint de lis et de rose ? »

– C’est bien simple, répondit Mme R… de B…, quand je suis habillée, prête à monter en voiture, je me fais fouetter jusqu’au sang, par mon valet de chambre.

– Il doit être bien heureux, le gaillard ?

– Pas si heureux que ça. Mais, quand je suis partie, il peut manger son pain à la fumée.

Elle employait bien ce moyen-là, mais il était précédé d’un plus efficace, que je recommande aux femmes qui ne veulent pas vieillir ; je tiens le procédé d’elle-même, car, malgré la soixantaine sonnée, la beauté de ses formes pourrait lutter avec celles de Vénus ou de Junon ; c’est dur et ferme comme du roc, elle n’a besoin ni de baleine, ni de faux mollets, ni de tétons artificiels, tout est nature, aussi, elle porte un corset lâche, qui maintient les seins sans les comprimer ; elle emploie pour favoriser le développement des seins, des épaules et accentuer la rondeur des bras, une préparation savante, composée de myrthe, de pimprenelle, de musc et de fleurs de sureau.

Afin d’éviter que sa chair ne devienne molle, elle se lotionne d’eau d’alun et d’eau-de-vie blanche ; pour lui conserver l’éclat de la jeunesse, elle prend des bains de lait ; au sortir du bain, sa femme de chambre la frictionne avec une éponge imbibée d’eau glacée, ensuite elle fait ses ablutions dans un bassin rempli d’eau de rose, d’essence de jasmin et de fleurs d’oranger.

Oh ! ce n’est pas fini.

Comme elle a de fort jolies mains et des pieds minuscules, pour conserver la blancheur de ses mains et leur délicatesse, en se couchant, elle les fixe, au moyen de bandelettes, aux colonnes en marbre de son lit. Quand ce système la fatigue trop, elle se couche avec des gants enduits intérieurement, d’une pâte de savon doux, d’huile d’amande, d’esprit-de-vin et de musc ; quelquefois, elle se contente de porter, pendant son sommeil, de simples gants de peau blanche. Pour prévenir la moindre rugosité, elle se lotionne de jus de citron, de vinaigre et de vin blanc mousseux.

Ce supplice de tous les jours atteint le comble de l’héroïsme. Jusqu’à l’âge de vingt ans, elle ne se couchait, qu’après avoir entouré ses pieds et ses chevilles de bandages serrés.

Elle dédaigne l’émaillage.

L’émaillage n’est pas, comme on le croit, un maquillage perfectionné.

Les femmes qui attrapent la patte d’oie, supportent l’opération suivante : on leur pratique des incisions à la peau et on y injecte des liquides, qui pénètrent les tissus, les gonflent et remplissent les vides.

Il existe des émailleuses célèbres, pour hommes et pour femmes.

Elle emploie un moyen plus efficace.

Ce n’est pas une petite affaire, le cou s’allonge et se raidit insensiblement chaque jour, l’horrible patte d’oie s’empare des tempes, des fils d’argent, émaillent sa chatoyante chevelure.

Que d’art, que de patience, que de soins il lui faut, pour retarder la ride qui arrive par le train rapide et réparer les désastres de la soixantaine.

Chaque soir, en se mettant au lit, elle applique sur son visage deux tranches de bœuf cru — le cuissot de bœuf est préférable — pour empêcher sa peau de se faner ; mais cette opération efface les couleurs du teint, il faut les ramener ; pour cela elle se frotte les joues avec du jus de betteraves, avec des fraises ou des mûres bouillies dans de l’eau de benjoin, ou avec du benjoin mélangé de quelques gouttes d’eau arsénieuse.

Pour les cheveux, autre travail.

Elle les brosse deux fois par jour et les nettoie, chaque matin, avec une éponge humide, afin d’en prévenir la chute ; elle se sert d’habitude, pour ses cheveux, d’une pommade composée de sciure de bois, d’esprit de romarin et d’esprit de muscade.

Pour faire disparaître les scélérats de cheveux blancs, elle les colore avec de l’acide gallique et du sesqui-chlorure de fer.

Ouf ! voilà, je crois, un semblant de jeunesse bien gagné !

Mais, revenons au fameux salon de la baronne d’Ange, connu seulement des Initiés, ayant appartenu au plus haut monde,il mérite de passer à la postérité.

Il était (car le célèbre hôtel est aujourd’hui une maison meublée) entièrement capitonné de velours gris perle, bordé d’une grecque d’or vert ; à hauteur d’homme il y avait une garniture de boutons en argent, ils masquaient les trous des voyeurs ; aux murs, des appliques en argent finement ciselées, dans lesquelles brûlaient une profusion de bougies roses, qui répandaient une odeur parfumée ; pour tous meubles, deux poufs et une chaise longue semblable aux tentures.

Une particularité étrange : aux murs étaient appendus une foule d’objets hétéroclites, des fouets, depuis le Perpignan du charretier, jusqu’aux fouets mignons des levrettes, des martinets de toutes grandeurs,en lanières de cuir et en tresses de soie, des masques de velours garnis de barbes de dentelle, que l’on nomme loups, des colliers en argent, des chaînes, des chapelets, depuis le vulgaire à cinq sous jusqu’au rosaire à grains d’or.

La conversation s’engagea entre le prince de Bismarck et Mme de R… de B…, il connaissait la réputation de la grande dame, il fut pressant, elle résista, se débattit :

— Non, prince, pas la première fois, un autre jour, quelle opinion auriez-vous de moi ?

— Que celle que vous êtes une femme charmante.

Bref, elle se défendit, et comme elle n’était pas comme la citadelle de Lille, imprenable, elle se rendit.

Le prince voulut lui offrir de l’argent, elle le refusa avec indignation.

— Vous n’y pensez pas, lui dit-elle.

— Alors, madame,vous me permettrez de vous offrir un cadeau.

— Non ! prince, je suis assez payée. — Que ne suis-je le Sultan, ajouta le prince, je vous décorerais de l’ordre de l’Osmanié.

M. de Bismarck y prit goût sans doute, d’autant plus qu’il avait été très satisfait, et que, par-dessus le marché, cela ne lui avait rien coûté. Il revint.

Même lutte que la dernière fois ; seulement, comme on était en plein été, Mme R… de B…, était vêtue d’une chemise en mousseline, tellement transparente, que c’était comme si elle n’en avait pas ; le chancelier de fer qui connaissait la chanson :


Maintenant que tu n’as plus ta chemise,
Tu peux y aller carrément.


pour se mettre à l’unisson, se dévêtit, ne gardant que ses bottes ; elle se mit à courir autour de la chaise longue, le prince courut aussi, essayant de la saisir, mais elle lui glissait des mains comme une anguille, tout à coup elle s’arrêta et lui dit :

— Prince, je veux bien, mais je veux vous donner une fessée.

Le prince, croyant à une fantaisie de jolie femme, et pressé d’en finir, car on peut juger que, en sa qualité de militaire il présentait les armes, accepta ; elle décrocha du mur un fouet tout mignon, et se mit à le flageller avec fureur ; enfin, de guerre lasse…

Il voulut encore lui offrir un cadeau, qu’elle refusa comme la première fois.

Quelque temps plus tard, M. de Bismarck apprit par une indiscrétion qu’il avait simplement joué le rôle de figurant comme un vulgaire garçon boucher ; que dans les boutons des tentures étaient dissimulés de petits regards presque imperceptibles, qui permettaient à une douzaine de personnes à la fois de jouir du spectacle, et justement ce jour là, parmi les voyeurs, il y avait un ambassadeur d’une grande puissance, deux ministres et un illustre général, qui fut ministre de la guerre ces dernières années.

Sa colère fut grande, et il jura de se venger. Comprend-on d’avoir vu, lui,un des puissants du monde, dans le simple appareil :


D’un mortel que l’on vient d’arracher au sommeil,

avec ses bottes, costume qui manquait assurément de majesté ?

Les ivrognes ont le vin gai ou le vin triste. C’est une question de tempérament ou d’influence des milieux de la vie ; pourtant, il y a une exception. Les croquemorts qui, par la nature de leur profession lugubre, devraient être larmoyants, sont d’une humeur joyeuse ; sans doute que l’habitude d’assister à tant de douleurs hypocrites les a rendus sceptiques, et que, suivant le mot célèbre de Beaumarchais, ils se hâtent d’en rire pour n’avoir point à en pleurer.

Tous les ans, le deux novembre, dans un banquet autrefois rue Corbeau, aujourd’hui rue Curial, ils se réunissent avec mesdames les ensevelisseuses, les fabricantes de couronnes funéraires et les fossoyeurs. On y trinque à la santé des médecins, du choléra, de la fièvre typhoïde, en un mot à toutes les maladies épidémiques.

Ce n’est pas un spectacle banal, et il faut être bien aguerri pour ne pas frissonner au milieu de ces pourvoyeurs de cimetières, à qui la mort donne la vie.

Au dessert, chacun chante la sienne ; il va sans dire que pour les croquemorts la chanson bachique domine ; mesdames les ensevelisseuses roucoulent les romances de Darcier et de Loisa Puget ; les fossoyeurs, qui ont entendu, appuyés sur leurs pelles, tant de discours mensongers, ne chantent pas : ils pérorent.

Au dernier banquet, j’étais assis à côté du doyen des fossoyeurs, le père Sapin, ainsi nommé parce qu’il trouve que la meilleure bière est celle de sapin. Il demanda la parole et raconta ceci :

— Pendant cinq ans, je vis arriver à la même heure, n’importe par quel temps, une jeune femme entièrement vêtue de noir, jolie comme les amours, les bras chargés de gerbes de fleurs rares ; elle s’asseyait silencieusement sur le bord de l’ entourage, relevait son voile et semblait causer avec un être invisible. Je ne voulais pas la troubler, mais j’écoutais avec plaisir sa voix harmonieuse qui se confondait avec le chant des oiseaux et le bruissement des feuilles. Je ne saisissais pas bien ce qu’elle disait, mais je devinais, au mouvement de ses lèvres, qu’elle répétait sans cesse : Ami… Je t’aime… La mort… Affection éternelle… Mon cœur à toi… Je te vois… Bientôt tu seras avec moi… Je la prenais pour une hallucinée, pour une détraquée, mais j’étais intrigué tout de même.

Un jour, on afficha à la porte du cimetière l’avis que les fosses temporaires allaient être relevées. Elle arriva comme de coutume. Justement,je creusais une fosse à côté. Elle s’avança vers moi et me dit avec un soupir de contentement ce seul mot :

— Enfin !!!

Voilà une femme étrange, pensais-je, quand tant d’autres parents et amis pleurent à l’idée que la tombe des leurs va disparaître à jamais et qu’ils ne pourront plus accomplir leur douloureux pèlerinage. Elle, se réjouit. Que veut-elle dire par ce mot : Enfin ! Va-t-elle se suicider, quand on ouvrira la fosse, sur le squelette de son ami ?

— Que voulez-vous dire, madame, par ce mot : Enfin ! Est-ce que vous êtes fatiguée d’apporter des fleurs chaque jour ? fis-je.

— Oh ! non, me répondit-elle, dans un sourire énigmatique, c’est parce que je pense que je vais le revoir et le ravoir, si vous le voulez bien.

— Le revoir, c’est possible, si vous assistez à l’ouverture de la fosse, mais le ravoir, vous ne songez pas à emporter ses ossements, la loi le défend.

— Son squelette, non, mais sa tête.

— Sa tête ?

— Oui, ce n’est pas impossible. Je vous paierai ce que vous me demanderez.

Elle joignit les mains, me pria, me supplia, avec tant d’éloquence et de tendresse, que j’étais ému malgré moi.

— C’est bien, lui dis-je, venez le lendemain du jour fixé pour le relèvement et vous aurez ce que vous désirez. En ramassant les ossements, je cachai la tête dans une touffe de buis et je l’attendis.

Elle fut exacte.

Elle portait au bras gauche un réticule de velours noir. Je lui remis la tête. Elle la prit fébrilement, la couvrit de baisers, malgré qu’elle fût encore saturée de terre, puis elle la cacha dans son sac.

J’aurais bien voulu connaître la fin de cette histoire, mais je ne revis jamais la femme.

— Je vais vous la raconter, cria un jeune croquemort : — Je sortais de faire une huitième, et j’attendais à la porte du cimetière pour taper les parents du machabé, lorsque je vis sortir une femme qui dissimulait un paquet sous son manteau. La prenant pour une voleuse, je lui demandai ce qu’elle portait là ; sans se troubler, elle me montra son sac de velours, elle s’éloigna, et je repris ma faction. Quelques instants étaient à peine écoulés, qu’elle revenait sur ses pas et me disait :

— Voulez-vous me rendre un service, vous serez largement récompensé ?

— Volontiers, madame, si je le peux.

— Eh bien, venez chez moi, rue de Saint-Pétersbourg, n° 127, ce soir, à neuf heures. Vous demanderez Mme de X… Venez dans votre tenue professionnelle.

Singulière idée, pensais-je en moi-même, enfin j’irai. Les femmes sont tellement capricieuses qu’il faut, comme dit la chanson, s’attendre à tout pour ne s’étonner de rien.

À l’heure dite, je me rendis à l’adresse indiquée. Ah ! mes amis, quelle chouette maison, un palais, un escalier en marbre à rampe en fer forgé ; les marches étaient couvertes d’un épais tapis d’Orient. À l’entresol, je sonnai. Une jolie soubrette vint m’ouvrir, mais en me voyant elle recula en jetant un cri d’épouvante :

— Il n’y a pas d’ouvrage pour vous ici, me dit elle d’une voix étranglée. Allez-vous en.

Je mis mon pied entre le chambranle et la porte afin de l’empêcher de la refermer et je lui répondis :

— C’est bien ici Mme de X…, elle m’attend, allez la prévenir.

Quelques instants plus tard, j’étais introduit dans un élégant petit salon où m’attendait la femme.

Sans préambule, elle me dit :

— Vous êtes toujours décidé à me rendre le service que je vais vous demander ?

— Oui, madame.

— Alors,venez avec moi.

Elle marcha la première. Je la suivis, et, après avoir traversé une enfilade de pièces plus luxueusement meublées les unes que les autres, elle poussa une petite porte dissimulée par une tapisserie. Cette porte donnait accès à une chambre dont l’aspect n’était pas ordinaire. Elle était entièrement tendue de crêpe ; devant la cheminée était un guéridon recouvert d’un tapis de velours noir. Sur ce guéridon était posée une tête de mort ; la cavité des orbites était masquée par un morceau de cristal de couleur bleue, celle qu’avaient les yeux du mort. Devant le guéridon était une chaise longue en velours noir ; aucune lumière dans la pièce, qui n’était éclairée que par une bougie placée dans la tête du mort, et dont la lumière sortait des yeux, tamisée par le verre. J’ai vu bien des choses dans ma vie, mais j’avoue que jamais je n’ai rien vu de plus effroyable, de plus terrifiant. Elle m’invita à m’asseoir sur une pile de coussins, puis elle se déshabilla entièrement nue, elle me donna une cravache en baleine, s’agenouilla sur la chaise longue, devant la tête de mort, elle joignit ses mains comme une dévote qui va prier. Alors, elle me dit de la frapper sur les fesses, sur les reins, ce que je faisais mollement, car j’avais peur : « Frappe donc, hurlait-elle, frappe donc, tu vois bien qu’il me regarde, qu’il m’attend, qu’il me veut ». Je frappais plus fort, inconsciemment. Alors, dans un spasme suprême, elle s’écria : « À toi ! » puis elle resta inerte. La lumière s’éteignit, parce que la longueur de la bougie était calculée sur la durée de la séance.

J’attendis son réveil en silence, ce ne fut pas long. Elle me donna cent francs, en me disant :

« À la semaine prochaine ».

Voilà, mon vieux Sapin, la conclusion de ton histoire. Tu vois qu’elle n’est pas banale.


SECONDE PARTIE



SECONDE PARTIE

— Les castagnettes. — Le baiser à l’hameçon. — L’élixir de Jouvence. — Un pacha à trois queues. — Adèle de C… — Le coup de l’archet. — Massage vibratoire. — Une histoire de coffret. — Un préfet marcheur. — Cucu-pralines. — Des enfants bien gardés. — Le coup de pistolet. — Le prince Demidoff. — Un pont d’or. — La place publique. — La saucisse du réserviste. — Un pucelage à la vapeur. — Hortense la blonde. — Sans gifle pas de coup d’État et celui de l’habit noir. — Gras de côtelettes. — Un marmiton d’opéra-comique.




CHAPITRE IV
— Les castagnettes. — Le baiser à l’hameçon. — L’élixir de Jouvence. — Un pacha à trois queues. — Adèle de C… — Le coup de l’archet. — Massage vibratoire.


Une des passionnées de la flagellation, quoique elle n’en fît pas une spécialité, fut la belle Mademoiselle D… R…

C’était, jadis, une brune et une belle fille.

Lorsqu’elle débuta au Théâtre des Variétés, elle fit sensation ; on jugea immédiatement, que point ne serait besoin d’avoir les lunettes de l’Observatoire pour la voir lever.

Coiffée de bandeaux à la vierge, ses longs cheveux noirs, aux reflets bleus et ses longs cils voilaient l’éclat de ses yeux, et donnaient à son visage un air de candeur incomparable.

On eût dit une vierge pudique, et non une future prêtresse du sadisme.

Des Variétés, elle passa à l’Odéon, on la vit au Gymnase, puis elle partit en tournée en Amérique.

Depuis son retour, elle a renoncé au théâtre, ou le théâtre a renoncé à elle. Elle écrit !

Signe particulier,qui aidera à la faire reconnaître.

Les mauvaises langues, qui ont eu le plaisir de partager ses faveurs, affirment qu’au moment psychologique, elle témoigne sa satisfaction par une musique qui a fait la gloire d’Armand Silvestre.

Une nuit, un prince, le prince de G…, lui avait demandé l’hospitalité qui n’avait rien d’écossais.

Elle ne cessait de lui dire : « Prince, êtes-vous satisfait ?»

— Non, répondit le prince, je m’en vais, car je craindrais de m’enrhumer.

— Pourquoi ?

— Ce bruit de castagnettes, dont je n’ai pas l’habitude, m’agace horriblement ; vous devriez, ma chère, vous réserver aux Espagnols ! ou bien vous résigner à habiter sur une plage !…

— Je ne comprends pas ! — Sans vous froisser, on pourrait dire qu’on sent la mer d’ici !

Un jour pourtant, cette passionnée devait trouver son maître, voici à quelle occasion.

Kalil-Pacha voulut ajouter le virginal prénom de la belle, à la liste déjà longue de ses conquêtes, sans compter celles de son harem.

Il n’y eut point besoin pour cela d’ambassadeur, de notes diplomatiques, de protocoles et autres blagues et colles ; l’affaire fut conclue sur une simple offre, appuyée de raisons de poids

La belle était pressée d’encaisser la forte somme, mais Kalil-Pacha, malgré les avances qui lui étaient faites, remettait toujours l’exécution du marché au lendemain.

Enfin, vint un moment où il fallut qu’il s’exécutât, à moins de passer pour un eunuque

Kalil avait connu au champ de courses d’Auteuil le docteur Thévenet ; celui-ci, un célèbre farceur, était devenu son médecin ; Kalil le pria de venir pour une affaire urgente, et lui tint ce langage :

— Mon cher docteur, j’ai un rendez-vous, ce soir, avec Mlle D… R…

— Diable, répondit Thévenet, c’est grave, c’est une femme à outrance.

— Je le sais, aussi c’est ce qui m’inquiète, d’autant plus que je frise la quarantaine et que depuis vingt-cinq ans, j’ai un harem de quarante femmes ! Entre hommes, on peut s’avouer cela… Je suis un peu… fatigué… vanné même, si vous voulez ; je désirerais que vous me donniez quelque chose qui me fasse… plus jeune de quelques années.

— Faites-vous flageller : elle aime ça, et c’est efficace.

— Bien, mais je suis douillet, et d’ailleurs un personnage de mon importance, ne peut se faire flageller, fût-ce avec une verge en or ; cherchez-moi autre chose.

— Essayez du baiser à l’hameçon.

— Qu’est-ce que c’est que cela ?

— Elle est incomparable dans ce genre de travail.

— Ça ne m’explique rien.

— Voici, comme nous sommes en hiver, il faut que la séance ait lieu dans une pièce bien chauffée, où il y aura de grandes glaces, elle et vous, vous mettez dans le costume de notre mère Ève…

— …Puis ?

— Elle vous attachera délicatement une faveur bleue ou rose, la couleur n’y fait rien, à la partie que vous désirez voir ferme, elle vous placera, debout, contre la glace, à l’extrémité de la pièce ; elle se placera à l’extrémité opposée, elle mettra le ruban dans sa bouche, en avançant lentement elle l’avalera, tout en exécutant la danse du ventre, arrivée à vous, elle fera de ce que vous savez, ce que le brochet fait du pauvre poisson qui se débat au bout de l’hameçon du pêcheur.

— Non, ça ne va pas encore, il me faut quelque chose de plus corsé.

— Alors, soyez tranquille, fit Thévenet, je vais vous faire préparer une petite potion, je vous l’enverrai. Invitez la dame à dîner, puis, au dessert, absentez-vous un instant, sous un prétexte quelconque, buvez un petit verre à liqueur du contenu du flacon ; deux heures après, vous m’en direz des nouvelles.

Le soir, le grand 16 du Café Anglais flambait, Kalil y dînait en joyeuse compagnie.

Comme il était convenu, au dessert il s’absenta, puis déboucha le flacon de Jouvence.

Une réflexion lui vint :

— J’ai dit à mon docteur que j’étais un peu fatigué, même vanné, je lui ai menti, je suis archi-vanné ; au lieu d’un petit verre à liqueur, je vais en boire un verre à bordeaux.

Il l’avala,puis rentra dans le cabinet ; les cavaliers et dames ne tardèrent pas à tourbillonner devant ses yeux.

Au bout d’une heure, et à la vue de l’orgie d’épaules qui s’étalaient devant lui avec toute l’éloquence de la chair, Kalil se sentait bien, même très bien, il était plus qu’en forme. A son tour, il devint pressant, si pressant qu’il quitta brusquement les convives en emmenant la belle brune.

Dans la voiture, elle eut toutes les peines du monde à lui rappeler qu’il était un grand seigneur, et qu’il ne devait pas se conduire comme les amoureux sans domicile, qui prennent un fiacre pour abriter leurs amours passagères.

Enfin, à deux heures du matin, ils étaient couchés. Quelle séance, Messeigneurs !… Le matin,vers dix heures, la femme de chambre entra, sur la pointe du pied, apportant le traditionnel chocolat, pas de la Compagnie Coloniale, le chocolat du Planteur ; elle trouva sa maîtresse à moitié morte, gémissante, étendue presque nue sur le tapis.

La vue de la femme de chambre ranima Kalil, il sauta à bas du lit sur elle, pour lui prendre le… chocolat des mains ; elle se mit à pousser des cris terribles, à ses cris, le valet de chambre accourut, mais, à la vue de l’état du Pacha, il s’enfuit épouvanté,se souvenant de la légende des mœurs turques.

On courut chercher Thévenet, qui fit mettre son client au bain, puis il lui administra une médication vigoureuse ; quelques heures plus tard, il était revenu à son état normal de Pacha vanné, il s’en ressentit d’ailleurs le restant de sa vie ; quant à la dame, il lui fallut un mois et plus pour se rétablir de… l’émotion qu’elle avait éprouvée.

Quand elle racontait l’histoire à ses amies, elle disait :

— Je sais bien que Kalil est un des plus grands dignitaires de son pays, un Pacha à trois queues… mais me donnerait-il cent mille francs, que je ne voudrais pas passer une pareille nuit !!!

Il lui arriva, un jour, une bien bonne aventure.

Elle voulait pendre la crémaillère, afin que, en invitant quelques-uns de ces petits jeunes gens qui paient leurs dîners par quelques lignes d’éloges qu’ils glissent subrepticement dans les échos des journaux à femmes, elle puisse avoir un regain de réclame. Mais elle était tiraillée entre l’amour propre et l’avarice ;à force de chercher, elle trouva un moyen terme.

Elle invita deux ou trois bonnes langues de ses amies et deux de ces petits jeunes gens, des punaises d’encrier, comme il en pullule dans la presse actuelle. Pour tout menu, il y avait un potage, du lapin et une salade. Au beau milieu du repas, un vigoureux coup de sonnette retentit. On alla aussitôt ouvrir. C’était Hector de Callias. Son premier mot fut celui-ci : — J’ai faim. — Ah ! il n’y a rien, dit-elle. — Donnez-lui toujours quelque chose, dit une des amies. Tout en rechignant, elle le fit servir ; il mangea et but largement. Vers huit heures, elle pria ses convives d’aller faire un tour jusqu’à dix heures, heure à laquelle on souperait.

L’amie qui avait fait manger Callias, vexée, en sortant, prit le bras du pauvre garçon et lui proposa de l’emmener dans un bon cabaret. Là, elle commanda un dîner épatant : une salade de haricots avec des harengs saurs. Callias en mangea d’une façon effroyable et but tant et tant que, vers neuf heures et demie, il était complètement saoul.

Ils prirent une voiture, et à dix heures sonnant, ils revenaient chez Mlle D… R…

Il s’assit sur le canapé, et, sans doute que les haricots faisaient mauvais ménage avec le picolo, car à peine était-il installé qu’il lançait un renard formidable sur le tapis d’Orient. — Tu ne pouvais donc pas aller dégueuler plus loin ? lui dit, furieuse, la maîtresse de la maison.

— De quoi te plains-tu ? dit majestueusement Callias. Tu nous a donné à dîner ; j’ai pas attendu huit jours pour te le rendre, avec des haricots en plus, et assaisonnés au vin par-dessus le marché.

Puis il sortit, pendant que les bonnes amies se tordaient de rire et que la bonne ramassait un à un les fameux haricots.

Étant au théâtre, elle fut engagée par un impresario pour une grande tournée en Amérique. Ses camarades la plaignaient :

— Pauvre femme, disait l’une, elle aura le mal de mer.

— Ou bien la fièvre jaune, disait une autre.

— Ne la plaignez pas, ajouta la méchante G…. Elle n’aura jamais été à pareille fête ; elle va filer quinze nœuds à l’heure.

Aujourd’hui, cette vieille garde travaille dans le clergé ; c’est une spécialiste pour les collégiens, qui n’ont pas besoin de fouet ni de martinet.

En voici une, Adèle de C…, surnommée la belle Hollandaise, qui était aussi une spécialiste célèbre et fort en vogue. C’était une Belge qui descendait sans doute des temps de l’occupation espagnole ; jamais cheveux plus noirs ne couronnèrent un visage plus mat, d’une blancheur plus éclatante.

Son âge, il se perd dans la nuit des temps ; celui qui le connaissait est mort depuis longtemps. Vers 18.. elle avait un fils qui était capitaine dans l’armée belge.

Après Mme de Païva, Adèle était la plus riche des p… de la haute ; elle possédait environ quatre millions qu’elle avait eu la prévoyance de placer en valeurs de premier ordre.

Ce n’était pas tout.

Un baron lui faisait une pension de six mille francs par mois et lui donnait, en outre, vingt-cinq mille francs le jour de sa fête à lui et égale somme pour sa fête à elle.

Ce n’était pas tout.

Il lui donnait cinquante mille francs pour le jour de l’an. Avec cela, elle pouvait mener un train de maison princier. Elle ne s’en faisait pas faute !

En outre de l’appartement de la rue Saint-Georges, Adèle possédait, près de la Malmaison, une des plus belles villas des environs de Paris. Là, c’était un balthazar permanent. On y rencontrait : Peduzzi, Caroline Hasse, Caroline Letessier, Lucie Mangin, la Barucci, Soubise, Anna Deslions, ses intimes, plus les amies et les amis des amies. On chantait, on dansait, et, comme dit la chanson, on y faisait l’amour la nuit comme le jour.

Le jeudi soir, la bande joyeuse s’envolait, et le vendredi matin le baron arrivait.

Pour le recevoir, les laquais étaient en grande livrée ; deux maîtres d’hôtel majestueux servaient monsieur à table. Il déjeunait avec madame, puis ensuite tous deux passaient dans le boudoir.

J’ai parlé plus haut du massage vibratoire, qui n’est autre qu’un dérivé de la flagellation ; il en est le perfectionnement, à peu près ce que le téléphone est au télégraphe de Chappe.

C’est assez délicat à raconter ; je vais essayer néanmoins.

Il faut trois personnages pour cette petite fête de famille : un archet, un fil d’archal, un œuf en ivoire et une petite baguette d’ébène.

Les trois personnages ne gardent de leurs vêtements que leurs bas et leurs chaussures ; l’œuf est attaché au fil d’archal au moyen d’un piton en argent ; la soubrette, qui n’est qu’une figurante, à l’aide de la baguette introduisait l’œuf dans l’anus du baron le plus profondément possible, puis elle prenait entre ses dents l’extrémité du fil, qu’elle tendait fortement. Alors, Adèle, qui remplissait le rôle de virtuose, saisissait l’archet et, comme Paganini, jouait sur une seule corde une fantaisie endiablée ; quand c’était insuffisant, elle entamait un pas redoublé. Le baron, à chaque vibration, se contorsionnait, puis au bout d’un temps plus ou moins long, la vibration avait accompli son œuvre. Un coup d’éponge sur le tapis et le baron s’en allait heureux, au Sénat, où il prononçait un discours énergique et moral contre les causes de la dépopulation de la France.

Adèle, et elle le savait, servait de plastron au baron. Celui-ci n’aimait que les jeunes éphèbes aux cravates bleues et roses qu’il raccrochait dans le passage Jouffroy, galerie d’Orléans et passage de l’Opéra.

Pour se payer cette petite satisfaction, il emmenait ses amis de passage dans un petit appartement luxueusement meublé, rue Geoffroy-Marie ; une fois là…, le célèbre marquis de Sade n’aurait pas rêvé une pareille orgie.

Plus loin, nous retrouverons le baron.



CHAPITRE V


Une histoire de coffret. — Un préfet marcheur. — Cucu-pralines. — Le coup de pistolet. — Le prince Demidoff. — Un pont d’or. — La place publique. — La saucisse du réserviste.



La belle C… L…, mince, si mince, que, comme Sarah Bernhardt, elle aurait pu faire son lit dans un canon de fusil, elle était plus mince que la maigreur même, un vrai sac d’os.

Elle était blonde, flavescente, de jolis yeux bleus, profonds à faire rêver, elle paraissait poitrinaire jusqu’aux moelles, mais ce n’était qu’en apparence ; jamais les jours de pluie elle ne se retroussait, depuis que sur le boulevard un type lui avait crié : « Madame fait sécher ses bas sur des pincettes ! »

Elle semblait toujours pâmée, en vous regardant, comme si votre vue allait la faire tomber en syncope.

C… H…, son ami intime, l’avait, un jour de belle humeur, surnommée la Crevette sentimentale ; avec cela, et pour compléter son portrait, elle était myope à prendre une baleine pour une sardine.

C… L… avait de plus le caractère le plus épouvantable qui se puisse voir. C’était un vrai tonneau des danaïdes, une insatiable. Radgenski lui donna son hôtel et quatre millions, en moins de trois ans.

Carlo H… y laissa les trois quarts de sa fortune. Un jour, ils allaient ensemble à Bade. Caroline, pour chercher quelque chose, ouvrit son coffret à bijoux ; H. aperçut une parure qu’il ne connaissait pas. Ils passaient sur le pont de Kelh. H…, sans souffler mot, s’empara du coffret, et jeta le tout dans le Rhin. Heureusement que c’étaient des bijoux de voyage ; il n’y en avait guère que pour deux cent cinquante mille francs ; si l’écrin complet s’était trouvé dans le coffret, il y en aurait eu pour plus d’un million.

La myopie de C… L… faillit être fatale à un ancien préfet, célèbre pour son amour des pompiers.

Un soir, elle revenait de dîner au Moulin Rouge (le Moulin Rouge était alors un restaurant à la mode, il était situé avenue d’Antin, Champs-Elysées), avec lui, ils regagnaient, pour chasser les fumées du champagne, le faubourg Saint-Honoré, à pied, elle se jeta sous un fiacre, croyant qu’un omnibus allait les atteindre.

L’omnibus n’était autre que la boutique d’un pharmacien éclairée de deux bocaux de couleur.

Le préfet était resté, jusqu’à soixante ans, le type le plus parfait du viveur,jeune et élégant ; ce fut lui qui, étant en fonctions, écrivait à la Planaize, la fameuse proxénète :

– J’ai un ami à déjeuner demain, envoyez deux langoustes, mais plus fraîches que la dernière fois.

Les langoustes voulaient dire deux femmes. Le gourmand mentait ; les deux langoustes, c’était pour lui seul !

C’est lui qui fit à une grande dame, la comtesse de P…, cette superbe réponse pour un homme de son âge.

– Comment, vous, monsieur, un grand-père ? lui dit un jour la comtesse.

– Madame, répondit-il, j’ai soixante ans sur mon acte de naissance ; j’en ai quarante-cinq, mais à la veilleuse, je n’en ai réellement que vingt-cinq, je vous le prouverai quand vous voudrez.

L’histoire ne dit pas ce que répondit la comtesse de P…, mais les mauvaises langues, les vipéreuses, prétendent qu’elle contenta la passion du vieux marcheur, passion qui faisait la joie de toutes les pensionnaires des maisons hospitalières de Paris, et qui est aussi légendaire que la Passion de Jésus-Christ, malgré qu’elle fût bien différente. Cette passion étrange consistait à faire manger à la femme une certaine quantité de pralines, et aussitôt à lui administrer un purgatif violent ; il attendait patiemment à l’orifice que les dragées sortissent, puis il les avalait avidement, en faisant claquer sa langue, comme s’il dégustait un verre de fine champagne.

On l’avait surnommé Cucu-pralines.

Il se vantait d’éprouver une jouissance céleste, en respirant l’odeur de seau hygiénique qui masquait celle de la vanille.

Que mes lecteurs ne se pénètrent pas de cette idée, que cette passion est due à mon imagination. En 1866, il se jugea à la Cour d’Assises de la Seine, un procès qui eut peu de retentissement, j’ignore pour quelles raisons, mais dont les débats révélèrent des détails monstrueux.

La famille de S… A…, liée intimement avec l’impératrice Eugénie, je crois même que le père était attaché à la Cour impériale, avait deux enfants, une petite fille de dix ans et un petit garçon de onze ans ; la mère, mondaine et frivole, laissait ses enfants sous la surveillance de sa femme de chambre, nommée Louise Molyb, et de son valet de chambre Philippe Leroy, ce dernier était l’amant de Louise. Presque tous les jours, devant les enfants, ils se livraient aux orgies les plus folles, telles que les cerveaux les plus lubriques ne sauraient en inventer.

Tous deux, complètement nus, les persiennes fermées, les rideaux tirés, éclairés simplement par une petite lampe, il lui introduisait une bougie dans le derrière ; elle avait des bas noirs aux jambes, et des bas également noirs aux bras, sa chevelure opulente flottait sur ses épaules, elle se mettait à quatre pattes, et aussitôt commençait à courir à travers la chambre, avec une vitesse vertigineuse ; Philippe et les enfants, armés chacun d’un rat-de-cave allumé, couraient après elle et essayaient d’enflammer la bougie ; elle tortillait les fesses pour les en empêcher, souvent ils manquaient la mèche et lui brûlaient la peau, elle se tordait sous la morsure de la brûlure, mais continuait à courir plus vite que jamais ; parfois, l’un d’eux réussissait à allumer la bougie, alors c’étaient des cris de joie, des trépignements endiablés, elle courait toujours, le vent produit par le déplacement d’air faisait vaciller la flamme et des gouttes de cire bouillante lui tombaient sur la chair, alors prise d’une sorte de convulsion, épuisée, elle se pâmait ; à ce moment, toujours devant les enfants, Philippe se jetait sur elle et accomplissait l’acte que l’on devine.

On conçoit aisément que, devant un spectacle de dépravation aussi épouvantable, les enfants n’avaient plus aucun sentiment de pudeur ; quand ils furent à point, la scène de la bougie se renouvela, seulement les enfants étaient également nus, alors Philippe, à l’aide de son doigt majeur, leur introduisait dans l’anus, des grains de raisins de Corinthe ; quand ils étaient bourrés, il attendait qu’ils sortissent, la bouche collée sur l’orifice, ce qui tardait peu, car Louise leur faisait une forte pression sur le ventre ; plus tard, la femme de chambre procéda de même avec la petite fille, seulement c’était par la matrice. J’ai assisté aux débats de cette scandaleuse affaire, débats qui furent publics, et j’avoue que jamais je n’ai rien entendu d’aussi répugnant.

Le cynisme des enfants était surtout navrant, quand ils expliquèrent à la barre, dans les moindres détails, les scènes d’orgies auxquelles ils avaient assisté comme passif et actif.

À cette question du président à la petite fille :

– Qu’est-ce que cela vous faisait, mon enfant ?

Elle répondit :

– Bien plaisir !

Ces deux misérables furent condamnés aux travaux forcés.

Mais la mère ?

Elle continua à courir les salons et à assister à la messe dans la chapelle du château des Tuileries et à se confesser à Mgr Baüer.

B… de A… était alors une blonde opulente, les aimant tous, les aimant toutes, la vraie sœur de charité de l’amour féminin ou masculin.

Le jour et la nuit elle était prête. En dehors de son domicile habituel, elle possédait un buen retiro, rue Rossini, en face les écuries du baron Alphonse de Rothschild. Il était composé d’une cuisine, d’une salle à manger et d’une chambre à coucher,tendue de velours bleu ciel, agrémenté de grecques de velours rouge tendre.

Son appartement officiel était pour ainsi dire son cabinet d’affaires, celui-là était destiné au délassement de l’esprit si ce n’est du corps !

Marguerite Rigolboche, Marie Pellegrin, Prelly Armandine, les dames du Théâtre et celles de la Ville s’y donnaient de fréquents rendez-vous, et après le déjeuner, dans le costume d’Eve, elles se livraient aux plus doux ébats pour leur compte personnel. Pas de voyeurs !

Une nuit, il prit fantaisie à Blanche de coucher avec Colbrun. Celui-ci jouait les queues rouges au théâtre du Châtelet, il était petit, laid, couvert d’écrouelles, dégoûtant en un mot ; pour avoir une semblable fantaisie, il fallait avoir le goût du pourri.

Au lieu de l’emmener rue Rossini, elle l’emmena à son domicile officiel. Comme elle se méfiait avec juste raison de la propreté de Colbrun, elle fit préparer un bain, et ils se plongèrent ensuite dans la baignoire. Ils y étaient depuis cinq minutes, à peine, lorsque tout à coup retentit un magistral coup de sonnette ; presque en même temps apparaissait le prince de G…, le maître de la maison, l’officier payeur.

– Que faites-vous là ? dit-il en fureur.

– Je vous jure, mon ami, répondit Blanche, une fois n’est pas coutume, c’est pour me changer.

Le prince empoigna Colbrun,il le jeta nu, sur le palier ; puis, avant que Blanche n’ait eu le temps de passer une chemise, il lui administra une volée, oh ! mais une volée russe dont elle garda le souvenir pendant plus de six semaines, son corps était littéralement bleu.

Cette aventure touchante la rendit plus prudente, mais n’empêchait pas les petites séances de la rue Rossini.

Blanche était une brave fille pas bégueule ; elle se plaisait à raconter cette histoire de jeunesse :

– « La première fois que je reçus dix louis d’un homme ce fut dans les circonstances suivantes : il n’y avait pas longtemps que j’étais à Paris, et plusieurs fois je m’étais aperçue que j’étais suivie par un monsieur qui me paraissait très bien.

» Un soir, il m’aborda près de la place de la Madeleine ; il me décida à monter dans sa voiture ; il me conduisit faubourg Saint-Honoré. À peine entré dans l’appartement, il s’esquiva sans me dire un mot. En même temps arriva un superbe valet de chambre qui m’emmena dans une chambre à coucher merveilleusement meublée, au milieu de laquelle, sur un splendide tapis de Smyrne, il y avait une bière !

» Le valet me dit que son maître était un monomane et que sa monomanie était des plus douces. Il ajouta : N’ayez pas peur, c’est le plus charmant des hommes, il ne vous arrivera aucun mal.

» Il me pria de me déshabiller complètement nue et de me coucher dans la bière.

» J’oubliais de dire qu’elle était capitonnée en satin noir.

» Je ne savais comment m’en aller. Enfin, j’en pris mon parti.

» Je dégrafai ma robe, mais une réflexion me vint.

» Allez-vous en, dis-je au domestique ; il n’est pas, je pense, dans le programme que je me mette nue devant vous.

» Il me répondit cyniquement « : Ce sont mes petits bénéfices. »

» Je me déshabillai lestement et me mis dans la bière. Aussitôt le domestique s’en alla. À peine était-il sorti, que le monsieur entra. Il me contempla quelques instants. Le domestique revint immédiatement par une autre porte. Il s’approcha de moi et me tira un coup de pistolet.

» Le monsieur tomba comme une masse sur le tapis en poussant des cris effroyables. Le domestique l’emporta dans une pièce voisine, puis revint aussitôt m’aider à m’habiller.

» Tout cela s’était passé en un clin d’œil !

» Quand je pus me rendre compte de mon aventure, j’étais sur le trottoir et j’avais un petit portefeuille dans la main ; il y avait dix louis dedans avec une lettre contenant ces mots :

» Mademoiselle,

» Si vous n’avez pas été trop effrayée, vous pouvez revenir d’aujourd’hui en huit, à la même heure, et cela tous les huit jours. Vous recevrez égale somme.

« Marquis de G. »


» J’étais demi-morte de frayeur et je n’y suis jamais retournée.

» Néanmoins, en bonne camarade, j’ai donné l’adresse du marquis à toutes mes amies qui, à ce prix-là, se seraient tous les jours fait tirer un coup de pistolet, et même mieux.

» Ce que le domestique appelait une monomanie, parce qu’il ne comprenait pas, était tout simplement une passion spéciale : le marquis se préparait dans une pièce voisine, et le coup de pistolet : finis coronat opus ! »

A… D…, depuis plus d’un grand mois, c’était une constance rare chez le prince Paul Demidoff ; il poursuivait cette belle fille de ses assiduités ; elle résistait, ce qui était un phénomène anormal, car elle n’était pas dure, au moins moralement. Plus le prince était pressant, plus elle était dédaigneuse ; elle le traitait comme un commis des magasins de la Samaritaine. Il en rageait et ne savait plus quoi imaginer, car il avait usé de tout : cavalcades, festins, offres, cadeaux, rien n’y faisait, elle était la mer de glace.

Pourtant un jour elle capitula, sans doute en vertu de l’axiome émis par un célèbre général : place assiégée est bientôt prise ; elle capitula avec les honneurs de la guerre.

Ce jour-là, une fille en vogue donnait, à l’occasion de sa fête, un souper monstre dans son coquet appartement de la rue Royale. La crème de la haute gomme y était conviée, le prince et Mlle A… en tête. Le souper fut éblouissant, naturellement. À table, le prince était placé à côté d’elle ; il était plus pressant que jamais, comme disait Hortense. il était tout à la tendresse. Le champagne aidant, à un moment donné, elle dit au prince :

– Vous voulez… ma clef ? Soit, j’y consens, mais j’ai une fantaisie.

– Laquelle ? Parlez ?

– Je voudrais vous voir monter un escalier sur un tapis en or.

Le prince réfléchit un instant, puis il répondit :

– Soit, ma chère,vous serez satisfaite.

Le tout Paris viveur a connu le charmant nid de cette grand prêtresse de l’amour à tout faire, Il était situé rue Taitbout (un nom de circonstance) ; on accédait à son appartement par un escalier particulier.

Le lendemain du souper des fiançailles, il fut convenu qu’elle irait au bois comme de coutume, vers deux heures, au lieu de cinq, afin de donner au prince le temps d’exécuter la convention.

À peine Mlle A… était-elle sortie que le prince Paul Demidoff arrivait ; il s’était fait précéder de quatre de ses domestiques, porteurs, chacun,d’un énorme sac sous lequel ils pliaient.

Les sacs étaient pleins de louis.

Ils en couvrirent le tapis de l’escalier en les rangeant méthodiquement les uns contre les autres.

Quand ce travail fut terminé, les quarante-deux marches étaient recouvertes chacune de cinq cents louis, ce qui formait la somme respectable de quatre cent vingt mille francs.

Voilà une clef qui aurait ouvert bien des cœurs.

Le prince pourtant, malgré son énorme fortune, s’estimait heureux que, comme sa voisine et amie Soubise, elle n’habitât pas au quatrième étage.

Que lui demanda-t-il pour un aussi énorme sacrifice ?

Le coup du chapeau du commissaire ?

De lui faire boule de neige ?

De lui effeuiller une rose ?

Comme le prince était un robuste, gourmand et gourmet, il lui demanda tout, ce qu’elle s’empressa de faire, car elle ne lui aurait jamais répondu ce que la fameuse Thérèse la philosophe répondit à un grand seigneur qui la pressait de commettre une erreur de grammaire en mettant au masculin ce qui ordinairement se met au féminin.

– Impossible, je casse des noisettes en m’asseyant dessus !

Elle était d’une tendresse sans égale pour tous les hommes, quelle que fût leur condition. Un jour, elle donna rendez-vous à un des plus célèbres littérateurs, pour le jour même, et un autre rendez-vous pour le lendemain à un illustre romancier. Tous deux sont morts depuis ; l’un a sa statue et l’autre l’attend ; ils étaient amis, ils se rencontrèrent en soupant ensemble. Vers une heure du matin, ils se dirigeaient, passablement éméchés, vers la demeure hospitalière de la dame ; la camériste veillait, quoiqu’elle n’attendît qu’un visiteur, les laissa pénétrer tous deux, songeant sans doute au proverbe : Quand il y en a pour un,il y en a pour deux. La dame du logis, de son côté, avait copieusement soupé avec un jeune collégien ; elle dormait profondément. Ils se couchèrent sans l’éveiller, l’un d’un côté, l’autre de l’autre, elle au milieu. Le matin, les fumées de la veille un peu dissipées, avant le jour, les mains des deux hommes se rencontrèrent...

— Tiens, c’est toi, que fais-tu là ?

— Et toi ?

— Ma foi ! je n’en sais rien !

— Je croyais être seul ici ?

— Moi aussi.

— La garce nous trompe, veux-tu faire un serment ?

— Volontiers.

Elle dormait toujours, ils relevèrent la couverture, étendirent leurs mains sur… et dirent ensemble :

— Jurons sur la place publique… À ce moment, elle s’éveilla. Les deux hommes s’habillèrent et partirent gravement.

Elle ne leur pardonna jamais.

Mlle A… D… est mariée à un homme jeune ; les femmes de son tempérament ne désarment que par la mort. Mais pour réparer sa vie passée, elle a juré de lui être fidèle ; pour tenir son serment, elle a trouvé un moyen.

Elle habite un splendide appartement place Blanche.

Un de ces derniers matins, le commissionnaire qui stationne habituellement au coin de cette place et de la rue Fontaine vit une fenêtre au quatrième étage s’entr’ouvrir, et Mme de V…, autrefois Mlle A… D…, en toilette du matin, apparaître dans l’encadrement.

Elle fit signe au commissionnaire ; celui-ci s’empressa de monter. Elle lui remit un petit paquet, en lui disant simplement : « Pour vous. »

L’Auvergnat, intrigué, revint à sa place et s’empressa de développer le paquet.

À sa grande stupéfaction, il contenait une saucisse de Francfort enveloppée dans du papier de soie, puis, à part, dans un autre papier, vingt-cinq centimes.

Il flaira la saucisse ; la chair en était rose et appétissante, elle exhalait un doux parfum, séduisant, délicieux, comme si elle avait été cuite dans un court bouillon additionné d’eau de Lubin en guise de vin blanc.

– Elle est bien aimable la dame, pensa l’Auvergnat ; la saucisse sera pour mon déjeuner, et les cinq sous pour l’arroser d’un demi-setier du bon vin de la payse Cambournac, qui tient en face un débit : Au Cocher fidèle.

À midi, il mangea la saucisse ; il la trouva si exquise qu’il déplora qu’elle fût solitaire.

Le lendemain matin, il leva la tête et, presque à la même heure, le manège de la veille se reproduisit.

Il mangea encore la bienheureuse saucisse sans penser à se demander les causes de la libéralité de la dame du quatrième.

Comme il était jeune, pas mal tourné, des épaules carrées, l’idée lui vint que peut-être la dame du quatrième était veuve, qu’elle était amoureuse de lui, et que, pour le séduire, elle employait le moyen de le nourrir ; qu’au lieu de le prendre par le cœur, elle le prenait par la gueule. Il se débarbouilla, se pomponna, mit tous les jours sa belle veste neuve, d’un beau bleu à reflets chatoyants, il abandonna ses godillots pour une paire de bottines à 12 fr. 50 ; bref, comme tous les jours il montait chercher sa saucisse et ses cinq sous, il finit par se persuader qu’un jour ou l’autre il serait appelé à la partager avec la belle inconnue.

Cela dura vingt-huit jours ; le vingt-neuvième, la fenêtre ne s’ouvrit pas.

Désolation de l’Auvergnat, qui refusait de faire ses courses pour ne pas perdre de vue la bienheureuse fenêtre. Enfin, vers les deux heures, elle s’ouvrit ; il se précipita et monta rapidement les quatre étages. Mme de V…, qui l’avait vu venir, était sur le palier, mais les mains vides ; elle lui dit rapidement :

— Mon mari est revenu de faire ses vingt-huit jours, il n’y a plus de saucisse !

L’Auvergnat n’a pas encore compris et n’a pas songé à demander une explication au charcutier.



CHAPITRE VI


Un pucelage à la vapeur. — Hortense la blonde. — Sans gifle pas de coup d’État et celui de l’habit noir. — Gras de côtelettes. — Un marmiton d’opéra-comique.



Les femmes, disait George Sand, n’ont pas d’opinions ; elles n’ont que des affections et des passions. Aphorisme très juste, car l’histoire des femmes galantes de ces dernières quarante années, c’est l’histoire de l’amour et de toutes les passions qui sont les dominantes de l’existence de tout être humain.

Vers 1860, Hortense la blonde était une femme à la mode, viveuse émérite. Elle possédait un charmant hôtel rue de Provence, et ses équipages ainsi que ses chevaux faisaient l’admiration des connaisseurs ; elle était renommée pour son esprit à l’emporte-pièce ; pour ses pareilles, elle était d’une férocité sans égale.

Ce n’était point une fausse blonde, elle l’était comme les blés de Musset ; elle était coquette à rendre des points à toutes les Aspasie et à toutes les Laïs des temps passés, présents et futurs.

Ses débuts n’avaient point été banals.

Fille d’un riche meunier d’Étampes, elle fit un jour à l’assemblée (fête d’un village voisin) la connaissance d’un commis de la région. Comme bien on pense, le rat de cave lui fit une cour assidue. C’était pour lui une triple aubaine : elle était jeune, belle et riche.

La demande en mariage au père, il n’y fallait pas songer. Elle eut alors une idée originale.

— Enlevez-moi, lui dit-elle.

Le lendemain, elle avait fait ses préparatifs de départ. Ils se rendirent isolément à la gare d’Étampes et prirent chacun un billet pour l’express de Bordeaux.

L’express arriva en gare ; comme il n’y stationnait qu’une minute ou deux, ils durent sauter dans le premier wagon venu.

C’était un wagon de première classe.

Dans un coin, était installée une vieille dame qui lisait la Gazette de France.

Aussitôt le train en marche, le jeune homme la salua poliment, et lui tint ce langage :

– Madame, j’enlève mademoiselle ; il est certain que ses parents vont s’apercevoir de sa fuite et qu’ils vont télégraphier au commissaire de police d’Orléans, nous allons être infailliblement arrêtés. Comme nous voulons nous marier,je vais l’épouser ici, vous me comprenez, madame, vous serez assez aimable, arrivée à Orléans, d’en témoigner devant le commissaire et de lui dire que le mariage est consommé.

– Mais c’est une infamie, monsieur,comment, là devant moi, sans respect pour mes cheveux blancs !

— Oh ! madame, ils ne rougiront pas, d’ailleurs vous pourrez regarder par la portière, ce sera un véritable mariage à la vapeur.

La dame se retourna dans son coin, se fit de son journal un éventail et ne souffla mot…

N’entendant plus rien, elle se hasarda à regarder. Hortense qui, en un tour de main, rajustait sa toilette et mettait les coussins en place, la remercia, et lui dit audacieusement : — Me voilà madame, décidément ce n’est pas difficile.

Arrivés à Orléans, comme ils l’avaient prévu, le commissaire de police, ceint de son écharpe, les attendait sur le quai de débarquement. Il les fit descendre.

– Je veux bien, dit le jeune homme, mais auparavant, demandez à madame, notre compagne de voyage, ce qui s’est passé dans le compartiment.

La dame raconta la scène et termina en disant : Mademoiselle n’a plus rien à perdre.

On les garda jusqu’à l’arrivée du père à qui le commissaire raconta à son tour les confidences qui lui avaient été faites ; le père, furieux, emmena sa fille, et flanqua son pied au derrière du pauvre commis.

Rentrée au foyer paternel, elle n’eut plus qu’une pensée : filer à Paris, ce qu’elle fit sans se soucier du commis.

Après des hauts et des bas, elle fit, dans un restaurant de nuit, la connaissance d’un jeune comte qui se brûla la cervelle ensuite.

Dix fois, on se battit en duel pour elle. — Si Hortense se forgeait un blason, disait la belle et méchante Sylven, elle pourrait prendre : de gueules à la brochette de cœurs saignants au naturel, avec un franc quartier chargé d’un sautoir d’os de mort, et un chef d’azur semé de besants d’or ; ce serait à coup sûr des armes parlantes.

— Ce n’est pas une femme, répondit Jeanne la vipère.

— Qu’est-ce donc alors ?

— C’est une catacombe !

Ses aventures la rendirent promptement célèbre. Elle devint la maîtresse de M. de M… Ce dernier, qui l’adorait, faisait pour elle toutes les folies imaginables et inimaginables et par-dessus tout des dettes, car alors il ne songeait pas qu’un jour il serait vice-empereur.

Comme c’était une femme à outrance, elle avait, en même temps que le duc, pris pour amant de cœur, un jeune avocat, secrétaire d’un député de l’opposition.

Malgré que M. de M… fût jeune et élégant, spirituel, elle le subissait comme ses pareilles celui qui paye, elle disait cyniquement :

— Je ne lui ai pas juré fidélité, il satisfait ma gueule, mais le reste ?…

Le reste, c’était la part de Jules. Aussi, chaque fois qu’elle en avait l’occasion, elle s’en payait à cœur joie, discrètement toutefois, car elle voulait bien tromper le duc, mais ne pas le perdre.

Une nuit, le duc de M… oublia son portefeuille dans la chambre à coucher d’Hortense. Quand le lendemain, sa femme de chambre le lui remit, son premier soin fut de l’ouvrir et de lire les papiers qu’il contenait.

Parmi ces papiers, il y avait une longue lettre de Napoléon III donnant à M. de M… ses dernières instructions pour le coup d’État du 2 Décembre, qui devait s’accomplir le lendemain.

Hortense, qui était d’une intelligence rare, comprit immédiatement l’importance de sa découverte. Aussitôt elle songea à son Jules, le jeune avocat : s’il allait lui arriver malheur ?

Sans perdre une seconde, elle fit appeler son amant, et lui donna rendez-vous au cabaret du Pied de Mouton, un cabaret de la rue de Vauvilliers, qui était alors perdu au milieu de rues inextricables, car les Halles centrales n’existaient pas encore.

Elle arriva au rendez-vous en retard d’une demi-heure ; Jules l’attendait impatiemment, furieux, il lui reprocha grossièrement de l’avoir fait poser.

— Sans doute que ton duc, lui dit-il, est venu te servir de femme de chambre, il t’a essayé des jarretières neuves.

Hortense, qui n’était pas patiente et avait la langue bien pendue, répondit durement :

— Dans tous les cas c’est lui qui les paye, car avec toi, si je me plaisais dans la misère, tu me ferais un sort heureux.

— Tu comptes donc pour rien la satisfaction que je te donne.

— Belle affaire, le premier charbonnier venu en ferait autant que toi, tu fais l’amour à la papa, tandis que le duc est un raffiné.

— Oui, il lui faut toutes les herbes de la Saint-Jean, des hors-d’œuvre variés ; la patte d’araignée…

— Pourquoi pas la diligence de Lyon ?

— Ce n’est pas possible.

— Mon vieux, tu te fourres le doigt dans l’œil, jusqu’au coude.

— Toi, il te le fourre ailleurs.

Emporté par un accès de colère, sous cette insulte, il flanqua à Hortense une gifle formidable.

Elle la lui rendit et une bataille s’engagea ; sans réparer le désordre de sa toilette, elle descendit rapidement l’escalier, sauta dans un fiacre qui passait à vide, et se fit conduire chez M. de M… Ce dernier qui ne s’était pas aperçu de la disparition de son portefeuille, se disposait à sortir ; il fut fort étonné de la venue d’Hortense, et il le fut encore davantage quand, sans mot dire, elle lui remit le fameux portefeuille.

Il le prit, l’ouvrit, s’assura qu’il ne manquait aucun papier, puis il enferma tranquillement sa maîtresse et courut chez son frère adultérin, sans toutefois lui raconter l’aventure.

Il ne rendit la liberté à Hortense que lorsque le dernier acte du coup d’État fut joué.

Si les petits effets produisent de grandes causes, les grandes causes peuvent, en revanche, avorter par de petits effets. Sans la malencontreuse gifle, peut-être n’aurions-nous pas eu le coup d’État du 2 Décembre.

Mais que pouvait donc bien faire la belle Hortense à ce raffiné de plaisirs, pour qu’il tienne tant à elle, malgré ses frasques retentissantes connues du tout Paris mondain ?

La vicomtesse va nous le dire :

Le noble duc se déshabillait entièrement, il revêtait son habit noir surchargé de décorations exotiques, il se chaussait de chaussettes en filoselle de soie, à jour, et d’escarpins vernis ; dans cet équipage, il enfourchait un grand cheval mécanique.

Hortense n’avait pour tout vêtement qu’une élégante veste de postillon garnie de rubans multicolores, tout comme Montaubry dans le postillon de Lonjumeau, elle tenait dans sa main droite un fouet, à lanières de buffle.

Aussitôt que le duc mettait son cheval en mouvement, au moyen d’une manivelle, elle se mettait à cingler vigoureusement.

Ils faisaient ainsi cinq ou six fois le tour du salon,il était alors à point, il descendait de cheval et Hortense, à son tour, remplissait le rôle de la jument.

Ce n’était pas difficile, mais pour arriver au résultat espéré et attendu, il fallait qu’elle frappât à la même place, ce qu’elle ne manquait pas de faire avec soin, car les cris de douleur qu’elle arrachait au duc, dans son esprit, la vengeaient des humiliations et des dédains que ce grand seigneur lui faisait subir chaque jour.

Gras de Côtelettes, voilà un nom qui n’est guère poétique, c’est toutefois moins ambitieux que de se faire appeler Émilienne d’Alençon ou Liane de Pougy.

Ces temps derniers, au marché aux veaux que dans le monde entier, on connaît sous le nom de Moulin-Rouge, claquedent aussi célèbre aujourd’hui, qu’autrefois l’était le bal Mabille, ou la Closerie des lilas, un quadrille échevelé était fort en vogue, il ne faisait pourtant pas oublier le fameux pas de Chicard dans les chameaux en détresse et la tulipe orageuse, ni les illustres clodoches et la belle Normande ; ce quadrille était dansé par quatre femmes qui se faisaient vis à vis : la Goulue, Grille d’Égoût, la Môme Fromage, et la Môme Caca.

C’était sale, ignoble, dégoûtant, sans esprit, mais ce quadrille avait le privilège d’attirer la foule, hommes et femmes ; chaque soir, les vieux marcheurs et les jeunes vannés, venaient se repaître à la vue de ces orgies d’épaules, de cuisses, de fesses et de tétons.

Les vieux, comme le savoyard, mangeaient leur pain à la fumée et les jeunes attendaient l’inspiration, qui ne venait que rarement.

La Goulue, grande, forte, déhanchée, pour ainsi dire désarticulée, par son audace,ses gestes canailles montrait tout, même ce qu’elle nommait son prospectus. Un jour qu’elle était plus en verve qu’à l’ordinaire le père la Pudeur, pas M. Bérenger, lui dit :

— Tu sais, ma vieille, tu fais un peu trop de réclame, ce soir.

— Va donc te baigner, andouille, lui répondit-elle, mon médecin m’a ordonné de lui faire prendre l’air.

La Goulue accaparait donc seule le succès, ce que voyant, les autres danseuses refusèrent de figurer avec elle dans le quadrille ; elle était bien embarrassée et ne savait plus à quels saints se vouer ; lorsque, un soir, dans le public qui faisait cercle, attendant le commencement de l’ouverture de l’orchestre, elle avisa une jolie fille de taille moyenne, bien prise, mais l’air gauche, dépaysée, au milieu du troupeau de filles et du luxe de toilette des tendeurs. La Goulue l’interpella : « Viens me faire vis à vis, toi, la môme. » En même temps, elle envoya le Désossé lui prendre le bras, il la plaça devant elle ; la pauvre fille, confuse, rougissante, ne savait quelle contenance tenir. Au premier coup d’archet, les danseuses s’ébranlèrent, elle, n’osait ni avancer, ni reculer. « Grouille-toi donc, eh ! dinde, lui cria la Goulue, y vont pas te bouffer, y n’aiment pas le torchon. » Enfin, elle se décida à esquisser un pas, si cocasse, si naïf, que la foule crut à une chose entendue et qu’elle se mit à applaudir avec fureur la ballerine malgré elle.

Les soirs, les Lesbiennes se l’arrachaient ; en tête, était la célèbre Béatrice (la tête de cheval) qui s’intitule pompeusement «professeur de dressage et de ravalement ». Les hommes la voulaient aussi, enfin ce fut un succès éclatant auquel la malheureuse ne comprenait rien.

Elle n’alla avec personne, ce furent les camarades jalouses de la Goulue qui l’emmenèrent souper. À table, on leur servit un immense plat de côtelettes. Aucune d’elles n’aimait le gras,elles le laissaient sur leur assiette ; elle, avec sa fourchette, s’en emparait aussitôt. Comme on ignorait son nom, elle fut immédiatement baptisée Gras de Côtelettes. Aucune de ses marraines ne prononça la fameuse formule : Vade retro Satanas, mais elles l’ondoyèrent avec des flots de champagne.

Le lendemain, elle revint au Moulin-Rouge, son succès fut si grand qu’elle fut engagée ; puis, un beau jour, elle disparut comme une étoile filante.

D’où venait Gras de Côtelettes ?

Son histoire n’est pas banale et démontre jusqu’à l’évidence, ce que vaut la morale des vieux messieurs qui veulent réformer la licence des mœurs et celle de la rue.

Fille d’un ouvrier cordonnier, comme les pauvres gens n’avaient qu’une seule pièce, elle couchait avec son frère âgé de seize ans, trois de plus qu’elle. Ce que cette promiscuité amena, on le devine : à seize ans on n’a point besoin de flagellation pour être viril.

Un jour la mère mourut ; par l’intermédiaire d’une sainte association de dames patronnesses, elle fut placée chez un vieux magistrat réputé au Palais et dans le monde pour son austérité et sa sévérité à condamner les coupables d’atteintes à la morale publique. Les premiers jours, la petite était heureuse comme un coq en pâte. Je dois dire que le vieux magistrat était célibataire et que l’on lui montait ses repas tout préparés d’un restaurant voisin ; la petite le servait à table. Un soir le vieux satyre prit son masque le plus hypocrite, celui qui lui servait pour ses audiences, il la fit asseoir sur ses genoux et lui tint ce langage.

— Es-tu contente ? Oui, sans doute, tu es loin du tire-pied de ton père, et des brutalités de ton frère ; veux-tu rester avec moi ?

— Oh ! oui, répondit-elle.

— Alors rien de plus facile, mais il faut que tu fasses ce que je vais te demander.

Sur un fauteuil, était un paquet dans une enveloppe de soie,il le déplia.

— Déshabille-toi, lui dit-il.

— Complètement,

— Oui, ôte même tes bas et tes souliers, je vais te montrer le costume que tu revêtiras pour me servir à table, à déjeuner et à dîner.

Quand elle fut absolument nue, il lui enfila aux jambes des bas de soie blancs qu’il lui attacha au dessus du genou ; il la chaussa de souliers de satin de même couleur que les bas, à haut talons Louis XV, et lui ganta les mains de mitaines en filoselle blanche qui dépassaient le coude,il lui mit un mignon tablier de batiste serré à la taille par une ceinture de satin qui tenait aux épaules par des bretelles de soie garnies de guipures, à la mode suisse, enfin il la coiffa d’un coquet béret de velours blanc relevé sur un côté par un bouton d’argent qui soutenait une plume d’autruche ; quand cette toilette virginale fut terminée, il lui dit de se regarder dans la glace ; elle ne pouvait en croire ses yeux, elle ne se reconnaissait pas tant elle était ravissante, un véritable marmiton d’opéra-comique.

Le lendemain, revêtue de son costume fantaisiste, elle servit le vieux monsieur à déjeuner. À côté de lui, il y avait un plat de crème fouettée et une de ces petites verges dont se servent les cuisinières pour faire la crème ; au dessert, il mit la tête de la petite sous son bras, trempa la poignée de verges dans la crème et se mit à la fouetter doucement ; quand ses petites fesses furent barbouillées de crème, il se mit à genoux et la lécha entièrement.

Ce manège dura plusieurs années ; fatiguée de cet exercice, car elle était devenue grande et forte, ses fesses copieuses n’étaient plus une assiette à dessert mais un joli plat, elle lâcha le vieux magistrat ; c’est à ce moment, que, cherchant une place, elle s’égara au Moulin-Rouge.

Sa disparition du Harem cosmopolite du Boulevard de Clichy fut expliquée : elle s’était laissée séduire par les offres trompeuses d’un rastaquouère qui avait l’arrière-pensée de la faire travailler ; cet homme était souteneur et voleur à la fois. Pincée avec une bande de ses pareilles, la pauvre enfant, bien innocente, fut arrêtée et enfermée à la prison de Saint-Lazare sous la prévention de complicité de vol et de racolage, elle fut traduite en cour d’assises. Le hasard est un grand maître, le conseiller qui présidait, était précisément le magistrat à la crème. On peut juger de leur stupéfaction mutuelle lorsqu’ils se reconnurent tous deux.

Que dut-il se passer dans le cœur de cet homme ? Pas grand’chose, car pas un muscle de son visage ne broncha et c’est avec une sérénité parfaite qu’il l’interrogea : on la sentait condamnée à l’avance, elle le fut malgré une plaidoirie remarquable.

Il y aurait des réflexions philosophiques à tirer de cette histoire, car le cas n’est pas isolé. Tout le monde se souvient du fameux président Delesvaux qui occupait à la neuvième chambre du Tribunal correctionnel de Paris, lequel, en 1871 fut trouvé chez lui, rue d’Amsterdam la tête fracassée d’une balle, il passait aussi pour un foudre d’austérité. Il avait débauché une jeune blanchisseuse à qui il avait inculqué tous ses vices, la malheureuse abandonnée par lui tomba dans la misère, elle fut compromise dans un vol de diamants, elle passa en police correctionnelle précisément devant la chambre présidée par Delesvaux, elle était défendue par notre ami Clément Laurier. Jamais on ne vit à une audience un pareil cynisme et une pareille partialité de la part d’un magistrat ; la pauvre fille n’osait parler, elle se contentait de joindre les mains et de jeter un regard suppliant à l’homme qui était cause qu’elle était assise sur le banc d’infamie. Lui, impassible, lui lut froidement le jugement qui la condamnait à trois ans !

Avant de songer à réprimer les mœurs des autres, messieurs les magistrats, réformez donc les vôtres, et donnez-nous l’exemple !

TROISIÈME PARTIE



TROISIÈME PARTIE




CHAPITRE VII
La Dame aux Camélias. — Un homme peu exigeant. — La corde de Jouvence. — Nina la Bouillabaisse. — Six Femmes pour un cocher. — Cora Pearl. — Le manche de couteau. — Un carnet pas banal.


Marie Duplessis, plus connue sous le nom de La Dame aux Camélias était nantaise. Son père tenait une boutique de confiseur, rue des Verriers, n°52, à Nantes, à l’enseigne du Berger Nantais. Marie fut élevée dans un couvent. Elle était sur le point de le quitter pour épouser un de ses cousins, lorsque son père mourut et fut déclaré en faillite. Naturellement le cousin, qui tenait plus à la boutique qu’à la fiancée, la lâcha carrément. Marie ne songea pas un seul instant à rentrer au couvent. Elle se retira chez une vieille tante. Elle n’y fit pas un long séjour, elle se fit enlever par le fils d’un riche armateur de Nantes. Ils parcoururent la Suisse, l’Espagne et l’Italie. Son amant mourut subitement à Naples. Pas embarrassée pour si peu, elle accepta l’hospitalité chez un peintre célèbre qui voyageait avec eux depuis six mois ; elle revint à Paris et devint le modèle de l’artiste. Malheureusement, si elle était un modèle au point de vue de la perfection du peintre, ce n’était pas un modèle de vertu ; elle abandonna son peintre pour un comédien. Cette liaison prouve bien le cœur de la femme.

Son nouvel amant n’était plus jeune,il n’était pas beau, il était brutal, il manquait complètement de talent, malgré cela,elle resta avec lui pendant deux ans, deux siècles !

Un jour, elle disparut, vers 1845, elle tenait un magasin de gants et de parfumerie, passage de l’Opéra. La police d’alors n’était pas tracassière, il est vrai de dire que les gantières étaient moins nombreuses qu’aujourd’hui ; elles pouvaient travailler en paix. Il faut croire qu’elle avait la pointure des clients, car elle en avait une quantité et aurait pu dire avec orgueil, comme Alphonse du Gros-Caillou : « Tous sortaient contents de chez moi ».

Un soir, un grand seigneur espagnol, ancien ministre des finances, entra chez elle, il fut si charmé qu’il y revint. Bref, il lui fit comprendre que le métier qu’elle exerçait ne la conduirait pas à l’obtention du prix Monthyon ; il la décida à accepter un appartement rue Saint-Lazare. Le nom de la rue ne lui allait guère, mais comme l’appartement était splendidement meublé, qu’il lui donnait une voiture et 2.000 francs par mois, ses hésitations ne furent pas de longue durée.

Elle s’installa.

Le financier n’était pas exigeant. En retour des cadeaux de toutes sortes dont il la comblait, il ne lui demandait que de le recevoir de trois à cinq heures, mais d’une façon toute particulière.

Il fallait qu’elle fût vêtue de blanc, d’un peignoir et d’une chemise en mousseline transparente, les cheveux dénoués, les bras nus, un bouquet de fleurs d’oranger au côté, une couronne de mariée sur la tête, des bas blancs et des bottines noires.

Le maniaque arrivait à l’heure juste, il s’asseyait, il lui parlait de la pluie et du beau temps, du dernier scandale mondain ; il lui faisait un cours sur la conversion de la dette espagnole, lui embrassait les mains, puis. il s’en allait comme il était venu.

Marie quittait en hâte ses vêtements blancs et courait chez son amant manger une partie des 33 fr. 35 c. de l’heure qu’elle gagnait si facilement, moins durement que dans son arrière-boutique du passage de l’Opéra.

À la suite d’une Révolution, le financier espagnol fut rappelé à Madrid, mais avant de partir, il la recommanda à un banquier juif qui habitait Berlin. Il l’emmena dans cette ville où elle acquit rapidement une grande réputation par ses talents et sa souplesse à se plier aux exigences des passionnés.

Marie était une femme à tout faire, elle avait érigé en principe, la fameuse maxime de Mlle de Raucourt : « Chez la femme, tout est vase légitime », elle connaissait l’histoire de cette danseuse de l’Opéra, qui était constamment enceinte ; un jour, devant la célèbre Taglioni, on la plaignait en demandant : comment cela se faisait ?

La Taglioni répondit :

– Une souris qui n’a qu’un trou est bientôt prise.

Pour ces raisons elle était très recherchée, et pour elle aussi ; elle ne travaillait pas pour des prunes, ce qui fit que quelque temps plus tard, elle revint à Paris à la tête d’une grosse fortune.

On pourrait penser qu’elle se retira sous sa tente, point, ce n’était pas une femme à dételer, c’était une femme de tempérament, une outrancière !

Elle fit la connaissance d’un grand seigneur russe, un vieux diplomate qui avait toutes les passions ; mais, comme dit le proverbe : « Ils veulent t’bien, mais ils ne peuvent t-pas » ; elle n’était pas embarrassée pour si peu, elle eût fait pousser des cheveux sur un manche à balai.

— Prince, lui dit-elle un soir qu’ils causaient au coin d’un bon feu de bois, vous êtes à côté de moi d’une froideur à frapper toutes les carafes de la maison, qu’avez-vous ?

—Rien !

— C’est peut-être justement pour cela.

— J’ai envie d’aller consulter une somnambule.

— N’en faites rien, Prince, les philtres et les élixirs de longue vie ne sont plus de mode aujourd’hui, il y a bien la fameuse méthode de Brown-Séquard, qui consiste à transfuser du sang jeune dans les veines d’un vieillard, mais je la crois inefficace.

— Le sang jeune ! mais je l’ai ; toute ma vie, j’ai été attaché à la femme, par la même raison que les fruits tiennent à l’arbre, et, croyez-le bien, je souffre quand je suis à côté de vous, mon sang bouillonne à votre approche, à l’odeur fraîche de votre chair rose ; à l’éclat de votre regard profond, il me semble alors que je vais vous étreindre dans une suprême caresse : hélas ! l’impuissance éteint mon désir, le cerveau seul est en érection !

— Prince, lui répondit-elle,vous avez entendu parler de la flagellation ?

— Oui, dans mon pays, on flagelle les serfs au moyen du knout ; j’ai assisté à plusieurs exécutions et je vous assure que ce n’est pas un plaisir.

— À moi, on m’a dit le contraire : un docteur de mes amis, m’a affirmé… Ah ! à ce sujet, avez-vous vu les Aïssaouas ?

— Oui, et j’ai trouvé ce spectacle dégoûtant, sans toutefois pouvoir me l’expliquer.

— L’explication est bien simple, ce sont des jouisseurs ; avez-vous remarqué leur mouvement cadencé de la nuque, en respirant un parfum spécial ? Ce mouvement produit le même effet que la flagellation et que le spasme suprême du pendu, vous le connaissez ?

— Non, mais on m’a dit qu’il existait une secte de gens qui pratiquaient la pendaison.

— C’est exact,j’ai eu un amant qui en faisait partie.

— Je serai bien curieux de connaître cette joie-là.

— Cela est facile, le cordon de soie sera peut-être pour vous, le cordon de Jouvence. Elle sonna sa femme de chambre, fit enlever la suspension, elle fixa un cordon de soie au piton, tous deux se déshabillèrent, le prince passa sa tête dans le nœud coulant, elle renversa le fauteuil qui avait servi de marche-pied et attendit quelques secondes ; le prince tira la langue et… elle le dépendit.

La bonne en fut quitte pour laver le tapis avec une éponge.

Voilà la femme que Alexandre Dumas fils poétisa dans un roman célèbre, à tel point que, quand elle mourut, ce fut presque un événement public. Toutes les dames de la haute aristocratie visitèrent son appartement, et lorsqu’on vendit son mobilier aux enchères publiques, il fut vendu plus de quatre fois sa valeur.

Le proverbe ancien qui dit que la vertu et la réputation ne tiennent qu’à un fil, est extrêmement juste, tous les jours on en voit la preuve : en amour, en politique ou en littérature ; tel, obscur la veille, est célèbre le lendemain ; la gloire est une fumée, dit un autre proverbe, mais c’est une fumée qui enivre et saoule les plus sobres.

Nina la Bouillabaisse en est la preuve flagrante. Ce surnom indique une Marseillaise. Elle fut débauchée par un agent de change, qui, lorsqu’il en eut assez, l’envoya à Lyon à un de ses amis notaire. Ce dernier, en raison du scandale qu’elle causait, l’envoya à Bordeaux au curé d’une des principales églises ; le prêtre, effrayé des exigences de Nina qui aurait mangé le Tabernacle, l’expédia par l’express à un de ses amis, avocat à Paris. Une fois « dans nos murs », elle n’eut plus besoin de recommandations, elle fut vite en vogue, grâce à ce qu’une nuit de balà l’Opéra, elle soupait avec plusieurs jeunes gens, à la Maison Dorée. Un des convives la pria de désigner le mets qu’elle désirait, elle répondit sans hésitation : une bouillabaisse ; à tous les services elle demanda une bouillabaisse.

Tous les convives se mirent à applaudir, on la baptisa Bouillabaisse et on lui fit, séance tenante, vingt propositions. Nina était une fille intelligente, elle se tint ce raisonnement : Tant que je n’étais que Nina, je n’avais que des amants plus rosses et plus mufles les uns que les autres, ils jouaient à la balle avec moi ; le matin un blond, à midi un châtain, le soir un brun ; la nuit il aurait fallu un tourniquet à ma porte, et toujours la dèche ; je demande une bouillabaisse et les amants sérieux tombent comme grêle. Puisque à Paris la bouillabaisse est un talisman, je ne demanderai plus au restaurant que mon plat national.

Au café Anglais : Garçon, une bouillabaisse ; chez Julien, une bouillabaisse ; partout en un mot, ce fut pendant quinze jours le mot à la mode.

À la Bourse : La bouillabaisse est à 120 francs, dont 10.

Au Cercle : Je te joue une nuit chez Bouillabaisse en cinq sec.

Ce fut à Nina Bouillabaisse qu’arriva l’aventure suivante qui, lorsqu’elle fut connue, fit rire tout Paris ; il est bon d’ajouter qu’elle ne courut pas les salons, mais bien les cabinets particuliers.

Le Tout-Paris se souvient de l’archi-millionnaire L…, qui s’était fait une réputation de viveur excentrique et dont la générosité avec les femmes était proverbiale ; il était le petit manteau bleu des filles dans l’embarras.

Une nuit, L… soupait seul dans un cabinet de la Maison Dorée, il s’ennuyait, comme dirait Cléo de Mérode, à 100 francs par tête, ne sachant que boire ni manger, ni à quel sein se vouer pour se distraire — il les avait tous adorés — une idée folle lui traversa la cervelle.

Il sonna le garçon.

— Joseph, lui dit-il, va me chercher six putains.

– Monsieur est donc en bien belle humeur ce soir, qu’il veut se faire taquiner le goujon ? répondit Joseph.

— Va toujours, ce n’est pas pour toi, allons plus vite que ça, ajouta L…

Joseph descendit sur le boulevard, raccrocha six filles qui flânaient sur les chaises, attendant pour charger ; il les mit au courant. En une minute, sans se faire prier, elles firent irruption dans le cabinet où le millionnaire bâillait à se fendre la mâchoire jusqu’aux oreilles.

Joseph s’en alla discrètement ; aussitôt la porte fermée, L… les fit mettre sur un rang et les examina.

— Vous voilà six, leur dit-il, combien pour le tas ?

— 500 francs, répondit Bouillabaisse.

— Non, 20 francs par tête.

— Ça va, s’écrièrent-elles en chœur.

L… sonna à nouveau.

— Joseph, va me chercher mon cocher.

Le cocher entra, raide, comme tout cocher de bonne maison.

— Tu vois ces six putains, lui dit-il,j’ai payé pour toi.

— Faut-il éteindre le gaz, dit Nina ?

— Ah ! non, par exemple, j’en veux pour mes 120 francs !

— Mais, hasarda le pauvre cocher, Monsieur, il y en a six !

— Ça te fait peur, à toi, le roi des lapins ?

Il resonna Joseph.

— Va me chercher un martinet.

Joseph revint peu après avec un martinet à faire envie au Père Fouettard.

Il appela Nina Bouillabaisse.

— Toi, lui dit il, tu n’auras pas le cocher.

— Cela ne me gêne pas, quand un homme est à poil, il n’a pas son blason dans le dos, et celle du plus infime roturier vaut celle du plus grand seigneur.

— Garde tes réflexions ; tu vas prendre ce martinet flambant neuf et quand tu verras mon cocher fléchir, colle lui en une volée sur les reins, cela te donnera une leçon.

La séance commença, elle dura une demi-heure, quand le combat finit, faute de combattants, Nina Bouillabaisse s’écria :

— N. de Dieu,j’emporte le martinet comme souvenir.

— Tu as raison, dit L…, viens chez moi ce soir, nous en ferons l’épreuve !

Ce ne fut pas, comme bien on le pense, Nina Bouillabaisse qui raconta cette héroïque et érotique aventure ; ce furent les garçons de la Maison Dorée.

Comment ?

Oh ! c’est très simple, les garçons,friands d’assister aux scènes qui se passent dans l’intérieur des cabinets particuliers, ont imaginé (il en était, du moins, ainsi autrefois) un moyen économique de jouer le rôle de voyeurs, sans bourse délier, cela devient même une passion pour certains, passion qui a été décrite par Tissot de Genève, sous ce titre : Onanisme !

Ils percent un trou dans la porte du cabinet, trou imperceptible, puis, aux aguets, quand les amoureux ont fini de dîner, qu’ils deviennent tendres, ils se mettent à leur observatoire, et malgré la lumière, ils voient la lune en plein midi.

Il est, je pense,inutile d’insister, mais de même qu’il faut se défier des écrevisses en cabinet particulier,il faut se défier des garçons et baisser la portière, au besoin l’assujettir au moyen d’une chaise.

Il faut croire que le martinet fut fort goûté de L…, car il garda Nina Bouillabaisse jusqu’à sa mort en lui laissant la forte somme.

Bouillabaisse retourna à Marseille, où elle se maria.

Elle peut manger à son aise du mets qui a fait sa fortune.

Vers la fin de l’Empire, le journal la Presse, sous la signature de Nestor Roqueplan, parlait ainsi de la fameuse Cora Pearl.

— D’où vient Mademoiselle ? ou pour mieux dire Miss Cora Pearl ?

— Du bois de Boulogne.

— Quel est son maître ?

— La nature.

— Pourquoi débute-t-elle ?

— Parce que cela lui plaît et qu’elle désire plaire au public, sous ce nouvel aspect.

» Quant à d’autre aspect, tout Paris le connaît, Cora Pearl est une centauresse, elle a créé l’amazone.

» La première, elle a paru dans nos promenades élégantes, avec de vrais chevaux qu’elle montait avec une distinction et une habileté sans pareille, ou dans des voitures que les plus raffinés ont considérées comme des modèles, sous le rapport de la coupe et de la couleur, de même qu’ils ont admiré ses attelages si bien appareillés, le style et la tenue de ses harnais, de ses livrées et de ses gens, au nombre desquels se trouve un groom dont l’exiguité et la gentillesse contrastent avec la gravité.

» Quiconque connaît les chevaux n’aurait jamais confondu Cora Pearl avec les centauresses maladroites qui ont voulu quelquefois la rivaliser. Efforts gauches et vite découragés, écurie pauvre, mauvais cochers, chevaux de carton, ménage à effets, chic incomplet et fugitif.

» Pour Cora Pearl, le cheval n’est pas seulement un luxe, c’est un art ; ce n’est pas seulement un art, c’est une administration. Une visite dans ses écuries fait comprendre la manière de dépenser sérieusement des sommes folles pour ce seul chapitre d’un budget fantastique.

» C’est de l’insenséisme rationnel.

» Il y a de quoi désespérer les petits centaures propriétaires d’un seul cheval à deux fers, qui ébouriffent en passant les bonnes gens assis sur les marches des Champs-Élysées, et qui engagent dans une course un quart de cheval. »

Le samedi 27 janvier 1866, Cora Pearl, de son vrai nom Emma Cruch, réunit ses amis, et le nombre en était grand, dans l’élégante salle des Bouffes-Parisiens.

Des loges avaient été louées 500 et 1.000 francs, les simples strapontins se vendaient à la porte de 4 à 5 louis, le droit de jeter un coup d’œil à travers les vitres était disputé avec un acharnement inouï par une nuée de concurrents de tout âge. Jamais on ne vit dans une salle de théâtre plus de toilettes invraisemblables, plus de fleurs, plus de diamants, plus de luxuriantes épaules. Tout le personnel de Laborde et de Cellarius s’était donné rendez-vous dans le nouveau salon de Cora Pearl.

Quant aux hommes ils étaient nombreux : des ambassadeurs, des députés, les rois de la finance et du sport avaient tenu à faire honneur à une invitation aussi affriolante.

Voir Cora Pearl dans ce costume diaphane qui commence bien au-dessus dugenou pour se terminer bien au-dessous de la poitrine et se prête dans l’intervalle aux explorations les plus audacieuses ; voir passer à quelques pas de soi, sur des planches vulgaires, transfigurées par le pied mignon de la rutilante déesse que l’on n’avait aperçue que jus que là au bois, au fond d’une loge ou d’un boudoir, toujours fuyante, toujours indécise, toujours dépoétisée dans son costume par les grotesques exigences d’une civilisation maussade ; la saisir enfin, la tenir sous le feu de sa lorgnette sans qu’elle puisse échapper cette fois, dévorer les ailes blanches, cette jambe fine,faire le tour de ces beautés secrètes, et mordre à bouche que veux-tu dans ce fruit si longtemps interdit, c’était évidemment une de ces joies incomparables, une de ces joies sans seconde, qui marque dans la vie d’un homme un de ces régals que l’on n’ose espérer, auxquels on ne peut croire même quand on les tient dans la main.

Depuis plus de quinze jours il n’aurait pas fallu parler à ces hommes intelligents, ou de la Prusse ou de la question d’Orient, ou de la lettre de l’Empereur, ou du prix du pain, ou de l’autorisation préalable abolie en matière de journaux, ou de Galilée, ou de Don Carlos ; Cora Pearl ! Cora Pearl ! ils ne voyaient que Cora ! Ils n’entendaient que Cora. Sa visite au directeur, cette détermination prise brusquement par elle, et sans que rien présageât un tel événement d’aller faire l’amour en public, là, sous le feu de la rampe et d’arborer le costume traditionnel, et de chanter le couplet, et d’entrer, de sortir, de suivre le bâton du chef d’orchestre comme la première venue des figurantes en maillot ; voilà de quoi ils vivaient, ces hommes !

Voilà où leur pensée, disait Gasperini dans La Liberté, s’était perdue, concentrée, figée ; ils attendaient la soirée de ce samedi mémorable avec une impatience fébrile, anxieuse.

La salle haletait d’émotion, quand les trois coups sacramentels annoncèrent l’ouverture d’Orphée.

La portière doublée de velours rouge s’ouvrit, et Cora en personne, costumée pour son rôle, apparut.

Elle était en amour Louis XIV…

Un maillot couleur de chair, un maillot fin, très léger, transparent, un joli manteau en velours bleu, à ramages et à franges d’or,se drapait sur ses épaules ; des ailes d’azur à plumes blanches et dorées ; des sandales à courroies jaunes s’attachaient sur la cheville ; des faux cheveux en boucles éparpillés sur le haut de la tête et sur le cou.

Ces messieurs trouvaient Cora ravissante.

Le corsage de la robe était littéralement couvert de diamants, aigrette dans les cheveux, guirlande de diamants par-ci, ceinture de diamants par-là.

Elle flamboyait.

Malheureusement, elle chanta, elle parla, elle fit même l’espiègle, la pauvre fille ! Dans ce rôle de l’amour qu’elle croyait probablement plus facile, elle s’avança, souriante jusqu’au fond de son boudoir. Là, elle s’arrêta, elle prit une flèche de son carquois et elle la mit avec un geste indéfinissable sur son arc d’or. Mais, avant de viser, elle hésita ; à ce moment, quelques voix se firent entendre, des fervents applaudirent, mais l’amour était démonté et l’artiste blessée au cœur.

Il était curieux de voir avec quelles figures agitées, avec quels yeux ardents, toutes ces femmes suivaient leur amie, et quelles joies sourdes se mêlaient,quand elles s’aperçurent que la débutante faiblissait, à leurs applaudissements de condoléances.

À l’issue de la représentation, un de mes amis me disait : « Quoi, c’est la femme au luxe proverbial, aux voitures et aux attelages princiers, aux toilettes ducales ! Et la grâce ? Et la fo…o…orme ?

Qu’en font donc tous les Bridoisons de l’aristocratie financière ? Je comprends à présent les odeurs de Paris. »

Gestes contraints, désinvolture flasque, voix peureuse, accent déplorable, triste exhibition qui faisait regretter le parascenium antique.

Si l’amour était ainsi fait, il n’eût perdu ni Troie, ni Eurydice.

Portrait peu flatteur, mais encore au-dessous de la vérité, car l’engouement pour cette hétaïre aux cheveux roux, aux jambes en manches de veste, aux bras d’araignée, ne pourrait s’expliquer s’il n’y avait des dessous.

Les dessous c’étaient des talents intimes et personnels.

L’Empereur Napoléon III, qui avait été renseigné par un de ses amis qui la connaissait par expérience, voulut, à la suite de la représentation des Bouffes-Parisiens, passer une nuit avec elle ; il lui dépêcha, comme ambassadeur, le général Fané, pourvoyeur en titres. Comme bien on le pense, les pourparlers ne furent pas longs, il ne fut pas question de prix, car elle connaissait la générosité du souverain.

Le général lui demanda des arrhes, elle lui répondit : « Pas de ça, Lisette, mais je vais te faire voir les trois poissons. »

Aussitôt elle ouvrit son peignoir : « Tu vois, lui dit-elle, ceci est la barbue » ; puis se tournant, elle ajouta : « Voici la raie » ; alors elle le prit par le bras et le planta devant l’armoire à glace, en lui disant : « Voilà le maquereau ! Et je t’assure qu’il n’y en a pas de pareils aux halles et qu’ils ne sont pas conservés dans la glace. »

Le soir convenu, elle fut introduite aux Tuileries. Soit qu’elle eût mal digéré son dîner, soit qu’elle fût émue de partager la couche d’un César, pendant la nuit, elle se leva plusieurs fois en proie à des coliques pressantes. Le lendemain matin, elle fut reconduite chez elle, dans le célèbre petit coupé sans armoiries, qui ne servait qu’à cet usage.

Dans la matinée, le général, en képi à trois ponts, surintendant des plaisirs de Sa Majesté, lui apporta une somme de 5. 000 francs en or.

Elle fit une moue significative.

— Tu ne m’apportes que cela, lui dit-elle, com bien as-tu gardé pour ta commission ?

— Mais, rien !

— Eh bien ! remporte ton argent, je n’en veux pas.

Le général Fané rendit compte à l’Empereur de sa mission.

— Ah ! elle ne trouve pas que c’est suffisant, lui dit-il ; rends-moi mon or et donne-lui ces cinq mille francs en billets de 100 francs, et tu lui diras ceci :

« Mademoiselle, vous avez raison, l’Empereur m’a dit que vous êtes allée assez de fois aux lieux, pendant la nuit, pour avoir besoin de papier ! »

Elle était d’une perversité précoce ; un soir, elle valsait avec le jeune duc de X., récemment marié, jeune alors, charmant, timide, qui n’avait jamais quitté son précepteur, un Révérend Père Jésuite célèbre. Elle avait fait plusieurs fois le tour du salon. Il la pressait de plus en plus, d’une façon étroite, n’osant lever les yeux sur elle, paraissant comme enivré par une bonne odeur de chair fraîche, lorsque tout à coup, elle sentit un corps dur qui la gênait, elle voulut sans rien dire le déplacer et, n’y parvenant pas, elle lui dit :

— Monsieur le Duc, ôtez donc le couteau que vous avez dans votre poche, le manche me gêne.

Le pauvre valseur rougit jusqu’aux oreilles…

La malicieuse savait bien que l’on ne va pas dans le monde avec un couteau dans sa poche, comme les Normands à la foire.

Un soir, sa mère lisait le journal à voix haute, il s’agissait d’un fait divers à sensation. Une jeune femme avait subi les « derniers outrages ».

« Maman, qu’est-ce que c’est que les derniers outrages ?… »

Sa mère embarrassée, qui était loin de soupçonner la précocité de la jeune fille, répondit : « C’est de cracher à la figure de quelqu’un. »

A quelque temps de là, étant avec sa mère, en visite dans une maison amie, la conversation vint à tomber sur le même sujet.

— C’est horrible, disait l’une.

— La malheureuse, ajoutait l’autre.

Elle, le plus tranquillement du monde :

— Elle n’avait qu’à s’essuyer.

La gaillarde passait tous ses étés dans un magnifique château qu’elle possédait en Touraine.

Un jour, dans son parc, derrière une haie, elle s’accroupit pour satisfaire un petit besoin personnel. Se croyant seule, elle s’était mise à l’aise ; de l’autre côté de la haie qui bordait la route, un jeune garde-chasse, pris du même besoin, s’offrait la même satisfaction ; le bruit de l’eau qui tombait en cascade sur les feuilles lui fit lever la tête, sans se déranger, elle cria au garde-chasse :

— À ta santé, Baptiste.

Baptiste, sans se presser et sans s’émouvoir, lui répondit :

— Si Madame voulait trinquer ?

— Tout de même.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Sur ses vieux jours, elle devint proxénète ; elle disait avec un profond cynisme : « Les imbéciles devraient rayer ce mot du dictionnaire et y substituer l’expression : Intermédiaires. »

En effet, elle était une intermédiaire très habile pour alimenter les maisons de rendez-vous, elle était à l’affût des femmes gênées momentanément ; elle avait un tarif très étudié, précis comme barème : ses émoluments, sa commission étaient en regard du nom de chaque femme ; comme complément de ce tarif elle tenait à jour un agenda sur lequel étaient inscrits les noms des michés de passage, les noms des ordinaires y figuraient, depuis les collégiens jusqu’au vieillard, à qui il faut toutes les herbes de la Saint-Jean pour accomplir une légère station sur l’autel de Vénus.

Ce livre est des plus curieux, surtout à cause de ses annotations du genre de celle-ci :

A…, notaire,dépense 100.000 francs par an, une fois par mois, une nouvelle petite fille de onze à quatorze ans au plus, lui choisir tout ce que l’on pourra trouver de plus maigre.

Ne jamais lui écrire à son domicile particulier, à cause de sa femme.

V… de S…, ancien habitué de la Leroy, rue Duphot, toutes les semaines, le vendredi, lui envoyer la plus forte femme possible, 100 francs, une demi-heure de séance, la beauté n’y fait rien, pourvu qu’elle ait un estomac volumineux.

N…, curé de… Tous les mois, lui adresser une femme de trente ans environ ; brune, entièrement vêtue de noir, le costume d’une veuve en grand deuil, n’a pas besoin d’être jolie pourvu qu’elle ait une grande bouche ; cette dernière condition, pour une raison spéciale, est indispensable.

Le Baron. Tous les quinze jours, lui envoyer une jeune femme ayant l’apparence d’une ouvrière ; vêtue d’une de ces longues blouses comme en portent les polisseuses de la rue Pastourelle, les cheveux ébouriffés comme si elle venait de courir pour arriver plus vite au rendez-vous. Elle devra savoir faire une omelette…

Mme de E…, après minuit, ses jours de réception, veut une femme blonde, rousse de préférence, surtout pas de parfum atténuant la femme au naturel.

Madame la vicomtesse de T…, une femme du peuple, chiffonnière ou balayeuse, lui écrire le jour et l’heure ou la femme sera libre, lui donner rendez-vous dans un hôtel borgne ; conditions expresses, que la femme ait ses menstrues et sur tout qu’elle ne change ni de linge ni de vêtements.

Le marquis de R…, tous les samedis, un de ces petits italiens crasseux qui vendent des figurines en plâtre, à la terrasse des cafés ou sur les parapets des ponts, le choisir entre treize et quatorze ans, il faut qu’il vienne avec son panier.

Copier en entier ce Bottin du monde vicieux, serait chose impossible, tant il renferme de monstruosités et de turpitudes, ces exemples suffisent, je pense, pour en indiquer la nature.

Une femme joua un grand rôle dans la vie de Cora, ce fut Marthe de Vère, comme elle fut une célébrité dans le monde de la galanterie, elle est ici bien à sa place.

Marthe de Vère, vrai nom Esther Mordet, fut une favorisée ; peu de femmes eurent une plus brillante fortune : d’une très bonne famille, instruite, bien élevée, jolie à ravir, elle se fit enlever par un officier qui la lâcha quelques mois plus tard.

Dans ses pérégrinations, elle rencontra un Anglais colossalement riche, sir Robert Persil, allié à la famille des Northumberland.

L’Anglais devint éperdument amoureux de Marthe ; il lui fit le royal cadeau d’un million placé en rentes sur l’État, il lui acheta un hôtel aux Champs-Élysées.

Malgré cela, elle regrettait toujours son officier, son premier amour ; pour se consoler, elle débuta dans un drame à la Porte-Saint-Martin. Elle fut si abominablement mauvaise dans son rôle, qu’elle fut sifflée outrageusement ; jamais on ne vit plus horrible tempête, excepté toutefois la représentation des Funérailles de l’Honneur, et à celle de Zacharie où Frédérick Lemaître fut si remarquable.

Ce début orageux ne la découragea pas. Elle resta au théâtre, cinq ou six ans, jouant toutes les pannes dont personne ne voulait ; c’est que les planches pour elle étaient une réclame permanente, et surtout fructueuse à ce point qu’elle y gagna plus de cinq millions, quoique n’émargeant que cent cinquante francs par mois. Marthe était plus forte que le fameux sous-lieutenant de La Dame Blanche.

Marthe était, comme on dit vulgairement, une fille à poils.

Vers les dernières années de l’Empire, son duel à coups de cravache avec Cora Pearl, fit un tapage infernal dans le monde de la haute gomme. La cause en fut assez curieuse et n’est pas connue.

Les deux femmes étaient en délicatesse pour un étranger fort riche ou du moins qui passait pour tel, il se disait Arménien et se faisait appeler le prince Khoras.

Depuis longtemps elles cherchaient à se rencontrer. Un matin, toutes deux se promenaient dans la grande allée, l’une montait, l’autre descendait. Elles coururent l’une sur l’autre avec une furie sans égale, les coups de cravache tombaient dru comme grêle, les spectateurs n’intervinrent pas. Après un combat qui dura un bon quart d’heure, les deux adversaires, lassées, meurtries, durent s’arrêter. Cora Pearl sortit de cette affaire en si fâcheux état qu’elle fut plus de deux mois sans pouvoir quitter sa chambre.

L’épilogue de cette rivalité rappelle la fable de l’Huître et les Plaideurs : le fameux Arménien qui n’était qu’un vulgaire rasta, les laissa toutes deux pour Obarucci à laquelle il emprunta deux cent mille francs, puis fila, sans dire qu’il reviendrait.


QUATRIÈME PARTIE



QUATRIÈME PARTIE

La rue Laferrière. — Notre revanche. — Un Pensionnat de Jeunes Filles. — Les Cocottes à passions. — Les allumeuses. — Le coup du Téléphone. — Une vengeance amusante.




CHAPITRE VIII
La rue Laferrière. — Notre revanche. — Un Pensionnat de Jeunes Filles.


La rue Laferrière, anciennement passage du même nom, prend d’un bout rue Notre-Dame-de-Lorette et se termine de l’autre rue Bréda. Cette rue forme un arc de cercle, ce qui fait qu’il est impossible d’y suivre la ligne droite ; elle est très peu passagère, et pas du tout commerçante, à l’exception, toutefois, de deux ou trois boutiques, dont l’une, surtout, a un certain aspect mystérieux qui dit énormément de choses ; dans les autres boutiques, on y vend des objets et des instruments qui ne sont pas faits pour augmenter la population de la France. Il faut dire que ce genre de commerce est fait avec discrétion, car les commerçants pourraient mettre sur leurs devantures, non pas comme les grands couturiers : « fournisseur des cours étrangères », mais : « fournisseur des communautés religieuses ». La réclame se fait par la poste, et afin qu’il n’y ait pas d’erreur, l’avis suivant est joint à la chanson :


MANIÈRE DE S’EN SERVIR


Développer le préservatif sur le mandrin naturel avant de commencer le feu !!!

Il est absolument facile de s’en servir sans que la personne puisse s’en apercevoir.


NOTRE REVANCHE
Paroles de M. BALOCHARD Musique de M. BIENGANTÉ



Air : En r’venant de la Revue

<poem> Depuis longtemps sur cette terre, Dans l’ancien mond’ comme dans l’nouveau, Nous avons pris à l’Angleterre Ce qu’elle a vraiment de plus beau ; J’veux parler d’ l’objet dont l’usage Est pratique même en voyage ; On peut s’en servir en wagon, En voiture et même en ballon. On s’en sert en tout temps, L’hiver comm’ le printemps ; Et si l’on tient à sa santé Faut toujours être bien ganté ; Malgré son titre anglais Il n’est pas moins français, Car ce petit boyau C’est notr’ revanch’ de Waterloo. Et confiants, Sans crainte d’accidents, Vous avez là-dedans Toutes vos aises ; Messieurs, tâtez, Voyez les qualités Et le bon marché d’mes Capot’s anglaises. Vous qui portez du mariage La chaîne et le boulet fatal, Maris, qui n’avez en partage, Que le pot-au-feu conjugal ! A la recherch’ d’une conquête N’vous aventurez pas nu-tête ; Car ainsi qu’à François premier On s’rait forcé d’vous couper… l’ pied. Grâce à c’préservatif, Ménageant votre pif, À l’abri des rhum’s de cerveau, Sans danger du moindre bobo, Vous pouvez, sans façons, Vous conduire en garçons Et cueillir chaque soir Une Marguerit’ des trottoirs, Et confiants, etc., etc. Vous qu’avez un’ nombreus’ famille, Et qui n’voulez pas augmenter L’nombr’ de vos garçons et d’vos filles, Sans pourtant fair’ vœu d’ chasteté, Messieurs, donnez-moi votr’ pratique, Vous trouverez dans ma boutique Un de ces précieux instruments Grâce auquel on peut mettr’ dedans, Sans danger d’voir grossir, Croître et vous envahir, Comme les asperg’s en été, Le flot de votr’ prospérité, Vous pourrez chaque jour Vous livrer à l’amour Et frustrer le recensement A la barb’ du gouvernement. Et confiants, etc., etc. </poem>


La rue Laferrière, quoique en plein cœur de Paris. a absolument l’aspect d’une rue de province ; toutefois, l’herbe n’y pousse pas entre les pavés comme à Versailles, parce que, si le jour, la rue est bourgeoise et les persiennes des maisons closes, le soir il n’en est pas de même : le Tout-Paris vicieux s’y donne rendez-vous, les fenêtres s’illuminent, des voitures de maîtres s’arrêtent à presque toutes les portes, où presque toutes les maisons, sans être écossaises, sont hospitalières — il n’y a que le visiteur qui est écossé.

Ce que l’on y vend ? Tout ce que les plus difficiles peuvent désirer à des prix variables, suivant leurs exigences ; les grandes manœuvres sont ce qu’il y a de plus cher, elles sont néanmoins très fréquemment demandées par les amateurs.

Au numéro *** de la rue,il existe une maison de belle apparence, haute seulement de deux étages ; dans le vestibule un épais tapis couvre le sol, une lampe accrochée au plafond, brûle constamment, sa lumière est tamisée par un globe en verre dépoli ; au premier est un joli salon genre art nouveau. La patronne de cette maison est une ingénieuse personne, elle se mettrait plus que nue, elle se mettrait au feu pour satisfaire ses clients, aussi ils sont nombreux et fort riches.

Sa réputation est universelle, grâce aux interprètes des grands hôtels qui se font un joli revenu en procurant l’adresse de la maison aux étrangers de passage à Paris.

En Chine, il existe des bateaux de fleurs. Un industriel, pour l’exposition de 1900, avait sollicité l’autorisation d’établir un bateau de fleurs sur la Seine, près du pont Alexandre, elle lui fut refusée par l’administration que l’Europe ne nous envie pas, sous le fallacieux prétexte que c’était une chose immorale.

La patronne de la rue Laferrière n’a rien demandé à l’autorité du boulevard du Palais, elle a simplement fait construire un palais, boulevard Bineau, à Neuilly, au fond d’un grand parc, planté de ces magnifiques arbres qui faisaient le bonheur du roi Louis-Philippe, elle a fait édifier un immense hall. C’est le garde-meubles, car la maison est machinée comme la scène de l’Opéra, et peut, au gré du client, se transformer de cinquante manières différentes.

Ainsi, pour le comte de B…, tous les quinze jours, l’appartement du rez-de-chaussée est transformé en salle de pensionnaires : aux murs on accroche des cartes géographiques, puis un grand tableau en bois noir sur lequel sont tracées à la craie des formules algébriques, sur un guéridon est placée une énorme mappemonde, la salle est garnie de cinq rangées de pupitres et d’autant de bancs de bois, placés de façon à ce que l’on puisse circuler entre eux.

Dans le fond de la pièce,à gauche du tableau, est placée une chaire élevée de trois marches, le bois en est masqué par une épaisse draperie en velours grenat frangée d’argent sur le devant de la draperie, et, bien en vue, des verges, une férule et deux martinets sont accrochés.

La patronne (nommons-la Sarah), huit jours avant la date fixée pour la séance, se met en campagne pour recruter des pensionnaires ; c’est une grosse besogne car il les faut jeunes, boulottes, petites et assorties, brunes, blondes, rousses et châtaines, au nombre de vingt, quatre par pupitre. Quand le personnel est complet, elle le convoque, la veille de la grande séance, pour la répétition générale.

Au vestiaire, une soubrette les habille uniformément, bas noirs, robe courte en cachemire noir, montante, serrée à la taille par une ceinture en cuir fauve ; ensuite un coiffeur tresse leurs cheveux en nattes nouées par des rubans de diverses nuances — point capital, pas de pantalons !

Ainsi attifées, l’illusion est complète.

Chacune se place à son pupitre, et la répétition commence, Sarah fait la leçon :

— Mesdemoiselles, demain, vous entrerez en classe à neuf heures, sur vos pupitres il y aura des livres classiques et tout ce qu’il faut pour écrire, vous paraîtrez absorbées dans vos études, et vous ne lèverez pas la tête quand la porte s’ouvrira pour la personne qui viendra vous interroger, répondez n’importe quoi, même par une bêtise, mais ne restez pas muettes, surtout gardez-vous de rire à la vue de votre maîtresse.

Dès la première heure, des ouvriers viennent accrocher au fronton de la grille, extérieurement, une immense enseigne qui porte ces mots en lettres d’or sur fond noir :


ÉCOLE PROFESSIONNELLE
DE JEUNES FILLES
DIRIGÉE PAR
MADEMOISELLE DE SAINT-JUST

et sur la porte du rez-de-chaussée, les ouvriers fixent une pancarte :

SALLE D’ÉTUDES
de 9 heures à 4 heures
Leçons Techniques

Ce travail terminé, les élèves entrent en classe et suivent exactement le programme tracé par Sarah.

Vers dix heures, une voiture de maître, attelée de deux superbes alezans, s’arrête à quelques mètres de la grille, un valet de pied ouvre la portière et aide à descendre un homme ne paraissant pas âgé de plus de quarante ans, complètement imberbe, très élégamment vêtu, portant à la boutonnière la rosette d’officier de la légion d’honneur. C’est le comte de B…

Sarah, vêtue de noir, coiffée à la vierge, ouvre la grille et précède le comte, elle le conduit à un cabinet spécial qui lui sert de vestiaire ; là, il se déshabille, et avec l’aide de Sarah qui lui sert de femme de chambre, il se coiffe d’une opulente perruque blonde et revêt un costume sévère, en satin noir, il ajuste sur son nez des lunettes d’or : ainsi accoutré, toujours précédé de Sarah, il se dirige du côté de la classe, et ils font leur entrée au milieu du plus profond silence. Les élèves ne lèvent pas les yeux.

Alors, Sarah présente la maîtresse de pension, toutes les élèves se lèvent et saluent.

Le comte de B. monte en chaire et leur fait un discours sur la morale, puis il leur dit : « Mesdemoiselles, avant de commencer la classe, nous allons ensemble prier Dieu, afin qu’il vous couvre de sa protection pour que vous sachiez bien vos leçons et que vous restiez sages et obéissantes à vos parents ».

Alors, il descend majestueusement de sa chaire, décroche un des martinets, dont il est parlé plus haut, et, avec le plus grand sérieux du monde, un questionnaire à la main, il commence à interroger l’élève placée au pupitre numéro un :

— Mademoiselle, en quelle année et en quelle ville a été brûlée Jeanne d’Arc ?

Sans hésiter elle répond :

— À Beauvais, en dix-sept cent cinquante !

— Mademoiselle, dit-il, vous ne connaissez pas votre histoire, vous méritez d’être punie. Aussitôt, il retrousse la robe, les jupons et la chemise de l’élève, et il la fouette doucement, en contemplant, en connaisseur, la mappemonde blanche et copieuse qu’il a sous les yeux et qu’il flatte de la main.

La même scène se reproduit pour les vingt élèves, il va ôter ses oripeaux, paye, et s’en va gravement. En voilà pour un mois.

D’autrefois la maison se transforme en table d’hôte pour femme seule, elle est le rendez-vous exclusif, ces jours-là, des Tribades. Personne n’y est admis s’il n’appartient à la célèbre corporation dont Amandine et Jeanne Vauqlin sont les grandes prêtresses. Dès le matin fixé pour la grande fête, comme pour le pensionnat, on met à la grille d’entrée un immense écriteau : Table d’hôte, pension de famille. Oh ! elle est jolie la famille ! Les disciples de Lesbos déjeunent ou dînent dans le jardin en costume primitif, et, après la séance, les sages femmes parisiennes n’ont pas à espérer que l’on demande leur concours.

C’est le bidet qui sert de berceau aux nouveau-nés.

J’ai assisté, invisible, à une de ces orgies, et j’avoue que les bacchanales des Romains sont à côté d’elles l’enfance de l’art, surtout les jours où la princesse russe vient y assouvir sa passion.



CHAPITRE IX
Les Cocottes à passions. — Les allumeuses. — Le coup du Téléphone. — Une vengeance amusante.


Qu’une femme persille sur le trottoir boueux, au coin d’une rue obscure, vêtue de haillons sordides, effilochés, graisseux ; que son haleine fétide exhale une odeur puante, d’ail, d’alcool et de tabac ; qu’elle se nomme : Choléra, la Rouquine, la Miteuse, Gueule en pente, ou qu’elle fasse son persil sur les planches d’un théâtre, à la lumière électrique, sur les grands boulevards, dans les cafés à la mode, au bois dans un splendide coupé, vêtue de velours, de soie, de fourrures, couverte de diamants ; qu’elle se nomme Delphine de Lizy, Hélène de Lancy, Louise de Silva, Isabelle de Lineuil, Betty de Montbazon, Béatrice de Castillon, Marion de Lorme, Henriette de Barras, Schneider de Sombreuil, Lucile de Ligny, Francine de Croza, Madeleine de Mogen, Marcelle de Montfort, Blanche d’Orthez, Liane de Pougy, Julia d’Essonnes, Laure de Chiffreville, Émilienne d’Alençon, Cléo de Mérode, c’est toujours de la viande tarifée au mois, à l’heure ou à la course ; que l’Étal soit dans un boudoir somptueux, meublé de ruines successives, ou dans un garni fuligineux, squalide, c’est une question de prix, voilà tout : il n’y a que l’enveloppe qui diffère.

Dans les grands quartiers, le cochon à la vitrine des charcutiers, les jours gras, ou à la Noël, paré de bouffettes de rubans et de fleurs artificielles, est absolument le même que celui qui s’étale modestement accroché à un clou à la porte des charcutiers des quartiers ouvriers.

C’est toujours du cochon.

C’est un problème qui n’a jamais été résolu. Pourquoi les femmes d’aujourd’hui s’ennoblissent-elles toutes et ne se nomment-elles pas comme autrefois, simplement : Caroline, Marie, Rose ou Joséphine ? Moi, je pense que c’est pour faire croire qu’elles sont toutes filles de cinq louis.

La grande cocotte n’est donc autre chose que la fille de la rue, elle a eu plus de veine ou plus d’audace que ses congénères, condamnées à perpétuité au boulevard, à l’hôpital, au souteneur, à Saint-Lazare ou à la morgue, mais toujours même ignominie, même sottise, mêmes goûts, mêmes passions, mêmes origines, la loge d’un concierge ou l’arrière-boutique d’un savetier.

Celle de la rue a pour souteneur un voyou qui la vole et la rosse, celle de la haute a un rastaquouère qui la gruge sous une autre forme, c’est un maquereau en gants jaunes, voilà tout, seulement il a l’air d’avoir une profession : commis-voyageur en poteaux télégraphiques, professeur de trompette pour conducteurs de tramways, chef de gare au Bazar de l’Hôtel-de-ville pour les chemins de fer à treize sous, cocher de fiacre à bord du bateau l’Hirondelle, etc., etc..

On refuse généralement la main au souteneur de la pierreuse ; le souteneur de la cocotte est reçu dans le monde : au lieu de promener ses écailles chez les mastroquets, il les promène dans les salons, dans les cercles, dans les tables d’hôtes huppées. Le maquereau des boulevards extérieurs ne connaît que la plage Pigalle et la plage Clichy ; le maquereau des Champs-Élysées fait les plages en réputation : Nice, Monte-Carlo, Trouville ou Biarritz.

Quand on interroge une fille affublée d’un de ronflant sur ses débuts, jamais elle n’est sincère, jamais elle n’avoue qu’elle sort d’une loge de concierge, que son père et sa mère avaient rêvé pour elle le Conservatoire ou le théâtre, qu’ils lui avaient appris à péter plus haut que le c.., et que son premier amant a été un affreux voyou avec qui elle avait l’habitude de vagabonder, qu’ayant échoué, elle a commencé par un pécule modeste pour agrandir le cercle de ses opérations.

Elles se donnent comme filles d’officiers supérieurs élevées à Saint-Denis, comme ayant été séduites par leur beau-père, comme institutrices déclassées ; cette dernière assertion n’est pas tout à fait fausse, car à la tombée de la nuit, aux environs de la place Saint-Georges, on peut voir une grande fille brune, modestement mise, qui a piqué sur son jersey le ruban des palmes académiques.

Son boniment est court et n’est pas banal. C’est une invite à… cœur discrète, En passant à côté de vous, elle dit d’une voix douce et basse, en lançant un regard polisson : « Je ne demeure pas loin ! »

Rien de répréhensible ; tout le monde a le droit, dans la rue, de faire une réflexion à voix haute.

C’est un rude métier que celui de marchande d’amour. Pauvres créatures qui se sont dévouées dans un jour d’abnégation touchante au bonheur physique des vieux messieurs. Leur sort inspire une pitié profonde mêlée à une certaine admiration pour tant de courage et de persévérance ; ce sont les sœurs de charité du mal, toujours prêtes à s’installer au chevet d’un homme riche. Elles ont éteint en elles toute espèce de dégoût physique, et aucune plaie morale ne les effraye, aucune lèpre sociale ne les rebute, ça les attire au contraire.

Quand elle voit ses nombreux et consciencieux travaux récompensés par la fortune, elle jouit en grande dame de ce qu’elle a amassé comme petite dame. Mais elle a le spleen ; alors elle se paye des fantaisies, elle réunit dans un dîner splendide les hommes qui l’ont aidée dans ses spéculations, elle tient à voir en général ceux qu’elle a connus en particulier ; alors, en avant, les souvenirs de jeunesse !

Il y a plusieurs genres de ce qu’on est convenu d’appeler la cocotte ; comme il y a fagots et fagots, il y a également une infinité de manières de travailler, suivant les goûts des clients.

La rameneuse, c’est la boulevardière, qu’on appelle Beurre-demi-sel lorsqu’elle est mûre pour les boulevards extérieurs, pour retourner d’où elle est partie, pour dégringoler de l’Olympe au Marais.

La rameneuse a un chez elle, mais presque toujours en meublé, soit qu’elle habite dans une maison particulière, où d’anciennes filles retirées de la circulation louent des chambres, soit que ses meubles lui soient loués par un tapissier qui, comme garantie, garde le logement à son nom jusqu’à payement complet du mobilier, ce qui n’arrive presque jamais ; elle est le plus souvent en carte, soumise à la visite sanitaire. Mais mieux élevées que les pierreuses, quand elles y vont, elles ne disent pas : « Je vais à Montretout ». Elles disent : « J’ai été cramper avec le dabe d’argent. »

La rameneuse travaille toute la journée ; dès midi, elle descend de chez elle dans Paris ; si en chemin elle n’a pas chargé, elle va au boulevard, du faubourg Montmartre à la Madeleine ; les mardis et vendredis, jours du marché aux fleurs, sont pour elle généralement fructueux. Chaque fois qu’un homme s’approche près d’une bouquetière, elles font mine d’acheter un bouquet de deux sous ; il est rare que l’homme les laisse payer ; alors elles se confondent en remerciements. « Ce sera un souvenir ; oh ! comme vous êtes aimable, monsieur, comme ces fleurs sentent bon ! »

La conversation s’engage. Coût : cent sous ou vingt francs, suivant les besoins du moment ou la générosité du client.

La rameneuse fait aussi les Champs-Élysées, mais à pied ; les chaises qui bordent l’avenue en sont parfois bondées.

Là, le raccrochage est des plus faciles, est sans dangers, les agents des mœurs ne s’y hasardent pas de crainte des gaffes. En effet, les mères de famille y sont confondues, l’homme longe l’allée, et passe la revue du bataillon des toujours-prêtes ; quand il a jeté son dévolu, il prend carrément une chaise et s’installe à côté de celle qu’il convoite. Oh ! les préliminaires ne sont pas longs, il y en a d’ailleurs qui ont leurs ordinaires pour un prix fait, invariable, comme le travail.

Quand un homme est connu pour un miché douillard, elles se le disputent, surtout s’il donne une bougie à la bonne, parce qu’elles partagent avec elle.

Il est des rameneuses qui, en dix ans, n’ont jamais amené un homme chez elles, elles vont chez une camarade pour n’avoir pas à payer un hôtel, et réciproquement.

La rameneuse gagne en moyenne huit mille francs par an, sans compter les lapins qu’on lui pose et qui passent par profits et pertes ; ces huit mille francs représentent en moyenne mille clients !

Depuis quelques années les femmes sont plus méfiantes, elles ne se laissent pas attraper facilement, elles se font payer d’avance : pour carotter une roue de derrière ou un demi-sigue en dehors du prix convenu, elles emploient une foule de ruses ; en voici une qui réussit toujours.

Arrivée à la chambre de l’amie, elle commence par faire asseoir son miché, elle ôte son chapeau, déroule ses cheveux, dégrafe sa robe, enlève son corset et ses jupons ; elle reste ainsi en pantalon très court et très décolletée, parce que par un geste imperceptible elle a tiré la coulisse qui fermait sa chemise sur sa poitrine. Elle s’assied près, bien près, quelquefois sur ses genoux et entame une conversation banale, l’homme la couve des yeux : en femme habile, elle suit sur sa physionomie la marche de ses désirs ; quand elle le voit à point, elle aborde la question.

— Tu m’as donné dix francs (ou un louis), mais tu ne savais pas comme j’étais faite, comme j’étais fraîche ; allons, mon bébé, donne-moi dix francs (ou un louis) de plus, tu verras comme je serai bien gentille.

C’est le coup de l’allumage.

L’homme ne répond pas, mais il sort fébrilement son porte-monnaie de sa poche et double souvent la somme demandée.

Il n’en a pas davantage pour cela !

La cocotte à parties est une putain en carte, elle ne racole pas ouvertement, à l’aide du boniment traditionnel : « Mon petit homme, veux-tu monter chez moi ? Je suis élève de la Farcy ou du Chabanais ! »

Elle est généralement élégante, elle s’arrête aux devantures des magasins et se fait suivre d’un coup d’œil engageant, elle ne ramène pas chez elle, elle conduit son miché dans des maisons spéciales qui se nomment Maisons de passes ; elles sont situées rues Laferrière, Labruyère, Bréda, Fontaine, etc., etc. Rien ne distingue ces maisons des autres maisons.

Il y a dans Paris un certain nombre de propriétaires aux allures chastes, fervents disciples du sénateur Bérenger qui rendent le pain bénit dans leur paroisse, hypocrites qui se fâchent d’un écart de langage et qui, néanmoins, tirent un gros revenu d’une ou deux chambres, que la concierge loue cinq ou dix francs la passe, suivant le quartier et l’apparence de la maison ; si dans le quartier une indiscrétion dévoilait ce joli commerce, c’est la concierge qui endosserait la responsabilité ; songez donc, le propriétaire, un si brave homme, un conservateur, quelle horreur ! N’empêche que M. Prudhomme n’est qu’un vulgaire maquereau !

La cocotte appelle cela faire une passade, parce que la séance ne dure guère plus d’un quart d’heure.

La cocotte à parties a un grand luxe de linge, cela lui sert d’enseigne ; c’est pour cette raison qu’en parlant d’elle, les“ garçons d’hôtels la désignent par cette expression : un linge, tandis qu’ils appellent la fille de bas étage : un torchon.

Quand la cocotte aborde le théâtre, elle devient une grue, c’est généralement une dinde, belle fille, mais bête comme ses pieds, qui ne trouve pas les planches trop dures, il fait plus chaud sur la scène que sur le trottoir, et puis elle peut faire l’orchestre et étaler sa viande, l’amateur peut juger d’un seul coup d’œil, s’il en aura pour son argent, du moins, au poids.

Les directeurs de théâtres en tirent profit, ils ont de belles filles qu’ils payent peu - quand ils les payent - et souvent elles ont servi de truchement pour une commandite ; si on prend le brochet par la gueule on prend les vieux cochons par le contraire.

La grande cocotte, la huppée, en dehors du tour du Bois, ne raccroche pas personnellement, elle reçoit des visites !

C’est son allumeuse qui lui procure le client de passage. Ce genre de travail a beaucoup de succès quand les étrangers affluent à Paris, surtout aux époques de grandes expositions universelles.

Madame reçoit, c’est tout un monde.

Il y a peu de temps, j’étais invité à déjeuner chez une dame à qui j’avais été présenté dans une soirée de gala donnée par un de nos ministres. À l’heure fixée, midi, je fus ponctuel. Appartement somptueux, salle à manger princière, soubrette jolie et accorte. Je fus reçu à bras ouverts, et comme il faisait chaud, la maîtresse de maison portait un corsage outrageusement échancré ; on se mit à table, on nous servit un menu impérial. A côté de moi, était assis un monsieur très correct que je connaissais de vue ; la dame qui voyait que je m’inquiétais de savoir qui était ce personnage, me dit tout à coup : « Excusez-moi, j’ai oublié de vous présenter mon mari ». Je m’inclinai. À peine le café était-il servi qu’un violent coup de sonnette retentit ; sans mot dire, la dame se leva de table, passa dans sa chambre à coucher, et la bonne nous enferma dans la salle à manger ; quelques minutes plus tard la bonne revint, nous ouvrit la porte, puis celle du palier, en nous disant : « Marchez doucement ».

Ne comprenant rien à ce manège, une fois dans la rue, le mari me dit : « Vous êtes étonné, monsieur, je n’y puis rien, ma femme reçoit ses amis. » Et dire qu’il y a dans Paris dix mille maris et plus dont la femme reçoit !

Revenons à la cocotte huppée. Les souverains leur font tourner la tête, elles voudraient bien le leur rendre, pas le Schah de Perse, par exemple, depuis qu’elles savent que ses fameux diamants ne sont que des bouchons de carafes.

Une véritable fièvre s’empare de ces ambitieuses, on pourrait l’appeler une fièvre monarcho-purpurale, il leur faut du souverain, elles l’attendent et ne peuvent croire qu’il ne viendra pas, une nuit ou l’autre, au moins une fois, visiter leur exposition permanente ; d’aucunes, prévoyantes, font mettre dans leur antichambre des patères spéciales pour qu’il puisse y accrocher commodément sa couronne.

Elles envient toutes cette actrice célèbre du théâtre des Variétés, qui fut sous l’Empire surnommée : le passage des Princes !

Cette actrice fut célèbre à différents titres : elle était la maîtresse en pied d’un duc illustre qui a donné son nom à une rue des plus aristocratiques. Le duc était un assidu du théâtre, il y venait chaque soir. On représentait une pièce à succès, l’actrice était en scène, l’orchestre préludait, elle allait entonner un couplet, le silence était si grand dans la salle que l’on aurait entendu voler un mouchoir, lorsque, tout à coup, elle poussa un soupir qu’eut envié le pétomane ; ravi, le duc se mit à applaudir, en s’écriant : « J’entends la voix de ce que j’aime. »

Ces intéressantes fiévreuses deviennent inabordables pour les simples mortels, elles donnent à leurs domestiques les ordres les plus sévères, pour que les visiteurs royaux soient seuls admis s’ils daignent se présenter.

Généralement, les souverains de grande marque sont rares, elles n’ont même pas pu se rattraper sur Ménélik !

Revenons à l’allumeuse.

L’allumeuse n’est ni jeune ni jolie (elle pourrait néanmoins travailler pour son compte), elle a l’œil américain, elle sait fouiller un homme sans qu’il ouvre son porte-monnaie, elle a l’aspect sévère, une tenue des plus correctes, on jurerait une gouvernante de bonne maison, elle est complète et inappréciable lorsqu’elle parle plusieurs langues.

Elle a de grandes relations surtout parmi les hommes d’un certain âge, les jeunes présentent trop de danger, ils deviennent collants et cela pourrait gêner la grande cocotte qui a besoin de s’entourer de précautions pour conserver son ordinaire qui fait marcher la maison, tandis que les vieux, à passion pour la plupart, ayant généralement des situations à conserver, sont extrêmement discrets et réservés dans leurs relations, et puis, les vieux, ça paye mieux, et elle n’a pas à craindre les tuteurs, gens très gênants.

Quand, par fantaisie, la grande cocotte suit à pied, l’allumeuse, qui joue le rôle de dame de compagnie, a l’air de veiller avec soin sur le « trésor » qui lui est confié, elle y veille en effet, mais pour choisir le miché, c’est l’allumeuse qui donne la carte de la cocotte, qui débat le prix, qui énumère les plaisirs futurs.

C’est encore l’allumeuse qui fait le coup de téléphone.

C’est l’enfance de l’art, et pourtant c’est absolument ingénieux. Elle se rend à une cabine téléphonique publique.

— Allô ! allô ! mettez-moi, mademoiselle, en communication avec le Cercle des Épatants ?

— Vous yêtes.

— Allô ! allô ! à qui ai-je l’honneur de parler ?

— Au gérant.

— Bien, monsieur, merci, voulez-vous faire appeler le prince Machinskoff, c’est de la part de Mme Laure de Saints-Lieux.

— Volontiers, madame.

Le prince arrive à l’appareil.

— Allô ! que voulez-vous, madame ?

— Mme Laure et ses amies font demander si ces messieurs du cercle sont en bonnes dispositions.

— Très bonnes, combien sont-elles ?

— Autant que monsieur le prince voudra.

— Amenez-en six, à une heure, chez Durand.

On voit que rien n’est plus simple.

Le coup de l’invitation, quoiqu’un peu ancien, n’en est pas moins très pratique et très facile à exécuter.

Voici en quoi il consiste :

La cocotte renseignée par un journal spécial sur l’arrivée à Paris « des nobles étrangers » ou bien par son allumeuse qui est en rapport avec les gérants des principaux hôtels de Paris, organise une soirée, elle lance des invitations ainsi rédigées :

Monsieur,

Voulez-vous me faire l’honneur d’assister à une soirée musicale, qui aura lieu le 10 de ce mois, on y entendra un jeune ténor doué d’une voix extraordinaire.

Léa d’Essonnes.

Un jour, une invitation de ce genre fut adressée, à un gentilhomme du Poitou, que le journal indiquait comme garçon ; c’était une erreur, il était marié. Il était descendu au Grand Hôtel avec sa femme et ses deux filles ; le père était absent, ce fut la mère qui reçut l’invitation ; le soir, en grande toilette, elle et ses deux filles faisaient, dans le salon de la cocotte, une entrée à sensation.

Cette cocotte sur le retour était en même temps une proxénète fort connue. Elle pria la mère de passer dans un salon voisin, croyant qu’elle lui amenait les deux jeunesses pour en trafiquer. Sans préambule, elle lui demanda si elles étaient dans le commerce depuis longtemps et combien elle en voulait.

La mère ne comprenait pas.

— Mais nous ne sommes pas dans le commerce, répondit-elle, nous habitons notre château dans le Poitou, vous devez le savoir, puisque vous avez adressé à mon mari, le comte de X…, l’invitation que voici.

La proxénète comprit le quiproquo, et comme elle était bien avec la préfecture de police, à qui elle rendait des services, elle essaya d’éviter le scandale, elle expliqua à la mère que toutes les demoiselles qui étaient au salon étaient des actrices et que… que… c’était une invitation pour hommes et non pour femmes ; l’aventure en resta là.

Un autre moyen tout à fait nouveau est employé par une vieille garde, de celles qui se vendent mais ne meurent jamais.

Elle adresse la lettre suivante à un certain nombre d’hommes du monde :

Monsieur,

Une malheureuse jeune fille, musicienne distinguée, douée d’une jolie voix, vient d’être abandonnée par sa mère. Son père, un misérable, ce nom est encore trop doux pour qualifier sa conduite, veut la séduire ; elle a résisté jusqu’ici, mais le pourra-t-elle longtemps ?

Elle est appelée à un avenir magnifique, elle vous a remarqué et vous aime ardemment, elle a besoin de votre amour pour vivre heureuse et la sauver des griffes de ce satyre.

Venez au plus vite.

Louise de Boussy.

Les heures varient afin que les clients ne se rencontrent pas.

Il va sans dire que c’est une pauvre fille qu’elle exploite audacieusement ; à la fin de la journée, elle lui donne deux louis pour une demi-douzaine de séances plus ou moins prolongées.

Ceux qui s’aperçoivent de la mystification n’ont garde de se plaindre, mais ils se vengent à leur manière.

Une vieille garde, du genre de Louise de Boussy, était tranquillement, un matin, en train de se ma quiller consciencieusement pour réparer des nuits l’irréparable outrage.

Elle entend un vigoureux coup de sonnette ; la femme de chambre alla ouvrir, et vint lui dire que c’était un jeune homme qui désirait la voir, elle continua son travail, extérieurement flattée de cette visite matinale. Autre coup de sonnette, autre visite. Enfin, en un quart d’heure le salon était plein, dix minutes plus tard ce fut le tour de la salle à manger, puis de la cuisine, il y en avait jusque sur le palier, le concierge furieux ne savait à qui répondre.

Enfin, elle fit son entrée,tous poussèrent un cri en la voyant : elle, sans se démonter, elle en avait bien vu d’autres, leur demanda ce qui lui valait l’honneur de leur visite.

Chacun des visiteurs sortit de sa poche un billet ainsi conçu :

« Mme Louise de Boussy. prie M… X… de lui faire l’honneur de passer chez elle le 15 courant, à dix heures du matin. »

Elle comprit la mystification, mais n’en connut jamais l’auteur, qui aujourd’hui est un de nos députés les plus en vue, en passe de devenir ministre, il l’a déjà été, et est célèbre par un procès retentissant, dont personne ne connaît le fin mot et ne le connaîtra jamais, mais qui peut se résumer dans la parole du Christ : « Sinite parvulos venire ad me ».


CINQUIÈME PARTIE



CINQUIÈME PARTIE




M… P… — Une Messaline moderne. — Un Prince de l’Église. — Le Vocabulaire poissard. — Berthe France. — Le Pain bénit. — Catherine Schumacher. — La marquise d’Orvault. — Un Maquereau du grand monde. — La Matelassière. — La Bastonnade. — De mon temps !




CHAPITRE X
M… P… — Une Messaline moderne. — Un Prince de l’Église. — Le Vocabulaire poissard. — Berthe France. — Le Pain bénit.





En voici une, M… P…, qui fut la coque-luche de tous les vieux tendeurs ; elle côtoya toute sa vie le monde des grandes cocottes, sans jamais parvenir à s’y implanter, car les grandes putains ont leur aristocratie, tout comme le faubourg Saint-Germain.

C’était avant tout une irrégulière, aux idées tellement mobiles qu’elle était incapable de s’occuper plus d’une heure de la même idée et plus de trois jours d’un homme, quelque position qu’il puisse lui faire. Aller à la ballade, à la vadrouille, suivant ses expressions favorites, c’était le but de sa vie.

Elle était si insoucieuse de l’argent qu’elle faisait poser de F… qui lui apportait dix mille francs, pour s’en aller manger des frites à la halle ou une mate lotte au Marronnier, à Bercy, avec un béguin.

M… P… était le produit d’une mère concierge et d’un père ferblantier de la rue de Taranne.

Elle entra, vers quinze ans, dans les petites classes de danse de l’Opéra ; à seize ans, elle en avait déjà assez. Cela s’explique : des remontrances et des réprimandes tous les jours et le bonnet d’âne trois ou quatre fois par semaine, une véritable vie d’enfer, d’autant plus qu’étant d’un snobisme remarquable, elle était en butte aux sarcasmes de ses camarades plus précoces qu’elle ; elle se rattrapa depuis, mais elle aimait à raconter ces deux souvenirs de son jeune âge :

Sa mère avait, quoique concierge, une vieille cantinière pour femme de ménage qui avait conservé un amour immodéré pour la culotte garance. Un jour de chaleur caniculaire, une amie vint rendre visite à sa mère. M… P… jouait au volant dans la cour ; sa mère l’appela, elle arriva en hâte.

« Voilà, dit-elle, dix minutes que je cherche Baïonnette pour aller prendre un litre chez le bistro. Sans doute qu’elle est en train de licher ; va donc voir où elle est ». M… P… partit comme une flèche ; elle resta un quart d’heure absente et revint dans la loge, rouge, essoufflée.

– D’où viens-tu ? lui dit sa mère,furieuse. As-tu rencontré Baïonnette ?

– Oui, maman, elle est dans l’écurie en train de traire un soldat !

Une autre fois, son père était à faire une partie de piquet avec un camarade, dans un cabaret voisin. Elle accourut et dit à son père :

– Viens vite dans la loge ; maman a retroussé ses jupons et ton cousin a défait son pantalon. Je crois bien qu’ils vont faire caca dans la chambre ! Malgré sa naïveté, vers les quinze ans, elle rencontra un musicien, chef d’orchestre dans un bal à la mode, et, un beau soir, elle déserta la classe et la loge de la rue de Taranne. Dans l’orchestre de son amant, il y avait un piston ; elle lâcha le premier et s’attacha au second, à cause de son coup de langue lorsqu’il jouait la polka de Trilby du fameux Arban.

Elle débuta au Prado au lieu de débuter à l’Opéra. Elle préférait les lauriers de Louise la Balocheuse à ceux de la Taglioni.

Un homme bien connu, T…, pour faire concurrence au célèbre bouillon Liebig, et surtout pour faire une position sociale à M… P…, qu’il adorait, acheta le brevet de l’off-meat,un autre bouillon à la minute.

Il installa une somptueuse boutique boulevard Haussmann, au coin du boulevard Malesherbes. Elle, en toilette tapageuse, trônait au comptoir et, pour faire apprécier la valeur de l’off-meat, elle distribuait des tasses de bouillon pour le prix de vingt centimes.

Les clients pouvaient même prendre un verre de madère ou de bordeaux et à très bon marché, toujours pour faire de la réclame au fameux bouillon. Ah ! c’était un drôle de fonds de commerce ; on n’en verra jamais de semblable.

Depuis la reine Blanche jusqu’à Brébant, depuis le Helder jusqu’à Madrid, pareils à une traînée de poudre, on faisait des commentaires sans fin.

M… P… est rangée ; elle a acheté une conduite, elle tient un grand magasin boulevard Haussmann.

Ce fut une procession étrange. Alice la Provençale, Finette, Rigolboche, Moutonnet, la reine des gougnottes, Amandine et Joséphine la petite femme, Clara Blum, de la tribu des Brache, la belle Polonaise, en un mot toutes les grandes cocottes, étoiles du Paris-galant, s’y donnaient rendez-vous.

Les unes entraient dans la boutique ; d’autres stationnaient sur le trottoir, regardant curieusement les glaces de la devanture. Si une bourgeoise se hasardait dans la boutique, peu d’instants après elle s’enfuyait épouvantée, ahurie, affolée ; si au contraire c’était un homme, il riait à se tordre, assailli qu’il était par un troupeau de p…, et il n’en ressortait pas sans en emmener une à n’importe quelle sauce. Ce genre d’off-meat lui coûtait plus de vingt centimes la tasse.

M… P…, qui avait pressenti la phrase de Clément Duvernois : « Sire, faites grand », dit un jour à T… : « Il faut faire grand. » T… y consentit. Alors elle servit avec le bouillon des sandwichs au jambon d’York et au foie gras. Naturellement, les camarades ne payaient pas, on buvait une trentaine de bouteilles de bordeaux, de malaga, de madère ou de champagne chaque jour et l’on mangeait plus de cent cinquante sandwichs.

À ce train-là, l’off-meat ne pouvait tenir longtemps et, six semaines plus tard, la boutique fermait. Mais M… P… était fière d’avoir été établie, et jusqu’à la fin de ses jours, elle disait à tout propos :

— Il fallait me voir dans mon comptoir, au boulevard Haussmann !

Elle recommença son existence folle, sa vie de cascadeuse. Le comte de L… la conduisit en Italie. Naturellement, à peine arrivée à Turin, le comte de F… lui fit la cour ; mais, pour le moment, et par exception, cela se passa platoniquement.

À Naples, ils furent, Marie et le comte, admirablement reçus par Joseph Achard, Français dont la famille est fixée dans le royaume italien depuis Murat.

Ah ! les belles promenades sur le golfe, au Pausilippe, à Castellamare, à Pompéï, dans toutes les villes remarquables ; partout où ils passèrent, le comte L… fut ce qu’il devait être : cocufié audacieusement. Il ne le sut qu’à son retour à Paris par une circonstance bizarre.

En arrivant à Paris, après plusieurs mois de séjour en Italie, on défit les malles. Pendant le déballage, une lettre tomba sur le tapis ; le comte s’empressa de la ramasser, il la lut et reconnut l’écriture de son ami Achard.

La lettre était très explicite ; elle ne pouvait laisser au comte aucune illusion. Furieux, il écrivit à Achard une lettre, lui reprochant sa trahison.

Le mot était gros pour une pareille femme, mais son excuse était dans ses vingt ans.

Achard lui télégraphia qu’il prenait le bateau et qu’il venait se mettre à ses ordres. Ils se battirent en duel à Fontainebleau. Achard en fut quitte pour un coup d’épée dans le bras. Ils se réconcilièrent sur le terrain. Combattants et témoins s’installèrent à l’hôtel de l’Aigle Noir, ils télégraphièrent aux petites amies qui s’empressèrent d’accourir, et ce fut pendant huit jours une fête fantastique que le compagnon de saint Antoine aurait pu présider. M… P… naturellement n’en était pas.

La sachant libre, le comte de F. — j’avais oublié de dire que c’était un des plus riches banquiers de Turin — s’empressa d’accourir à Paris. Il l’installa dans un magnifique appartement de la rue Saint-Honoré, et pour cadeau de noce il lui offrit une superbe paire de chevaux pie dont elle avait envie ; ces chevaux sortaient des écuries de la comtesse Walewska.

Pendant trois mois, chose invraisemblable, sa conduite fut absolument irréprochable.

Un beau jour, le comte de F… fut invité à une partie de chasse chez le correspondant de sa maison, M. Hottinguer, il fallait partir le soir même pour le château d’Everly. Elle le conduisit à la gare et le mit dans le train en pleurant et en protestant de sa fidélité.

Arrivé à Longueville, le comte de F… ne trouva pas de voiture pour le conduire au château. Passer la nuit dans une chambre d’hôtel quand on a une jeune et jolie femme à Paris, c’était dur ; on lui dit qu’une heure plus tard passerait un train express.

Le comte le prit.

Descendant de la gare, il se fit en hâte conduire chez M… P… ; ayant sa clef, il entra sans éveiller les domestiques, il courut droit à la chambre à coucher et… la trouva couchée avec Cochinat.

Tableau !

Le comte fit une scène épouvantable, elle, pour se disculper, lui dit ceci :

– Je m’ennuyais seule, je suis allée aux Folies-Bergère, j’ai rencontré Cochinat. Comme j’avais entendu dire qu’au moment psychologique,un nègre devenait tout blanc, j’ai voulu m’en assurer. Mais je n’aime que toi, mon petit Charles.

F… se mit à rire. Pendant ce temps-là Cochinat s’habilla à la hâte, puis sortit majestueusement sans se presser, en saluant courtoisement l’importun qui venait d’empêcher sa maîtresse de se livrer à une curieuse expérience.

F… pardonna ce soir-là, mais huit jours plus tard il repartait pour Turin.

M… P… était une fille de tempérament, l’anecdote suivante, absolument authentique, en fournit la preuve.

Brébant, alors, était le restaurant à la mode, c’était le lieu consacré, on ne songeait pas qu’un jour sur ses ruines s’élèverait un ignoble bouillon. Un soir, les Angevins étaient réunis, ils faisaient une noce à tout casser. C’était en plein été, les fenêtres étaient ouvertes, du boulevard on entendait les chants et les éclats de rire, la fête battait son plein, quand vinrent à passer Alice la Provençale et M… P…

- Montons-nous ? dit Alice, j’ai envie de m’amuser.

- Monte, si l’on danse, c’est ton affaire, restes-y.

- Et toi ?

– Moi, je t’attends, si l’on…, fais-moi signe et j’accours.

M… P… aurait pu, à ce sujet, rééditer le mot de Messaline sortant du lupanar où elle venait de se prostituer aux gladiateurs en répondant à sa suivante :

Et lassata viris sed non satiata recessit.

Au cours de ses aventures galantes, dans le petit salon bleu du Café de la Paix, M… P… fit la rencontre d’un haut personnage romain venu à Paris envoyé par le pape, dont il était le familier, pour accomplir une mission secrète de la plus haute importance. Le prince, car c’était un prince de bonne marque, fut très empressé auprès de M… P…, il n’eut pas besoin de dire comme Antony : « Elle me résistait, je l’ai assassinée », car elle ne résista pas, elle accorda à l’ambassadeur tous les rendez-vous possibles. Le premier fut fixé au lendemain minuit, au Grand Hôtel où il était descendu ; elle fut exacte, un domestique de belle mine l’attendait dans l’antichambre, aussitôt elle fut introduite auprès du prince, dans un coquet petit boudoir entièrement capitonné en velours épinglé, de couleur gris perle, il n’y avait pour tous meubles qu’une chaise longue, deux fauteuils crapauds et un prie-Dieu en ébène, au-dessus duquel était suspendu un magnifique christ en ivoire qui reposait sur un fond de peluche grenat.

Le prince était vêtu d’une soutane violette, sans autres ornements qu’une croix d’or enchâssée d’améthystes, suspendue sur sa poitrine par une chaîne de même métal finement ciselée, et coiffé de la calotte cardinalice ; à l’entrée de M… P…, il se leva, et la fit asseoir galamment sur la chaise longue, à côté de lui.

— Vous êtes charmante, lui dit-il, je vous aime, non pas comme les hommes ont l’habitude d’aimer, pour satisfaire une passion charnelle, brutale, je vous aime à ma façon, j’ai une passion tout idéale, je vais vous l’expliquer, si vous consentez, vous reviendrez demain, à la même heure. Il lui expliqua longuement et minutieusement ce qu’il désirait d’elle, puis il la congédia.

Le lendemain, elle fut exacte et fut reçue avec le même cérémonial que la veille, dans le même petit boudoir, avec cette différence toutefois, que le prince était revêtu d’ornements sacerdotaux, comme s’il allait célébrer une messe pontificale.

Voici la scène.

M… P… se mit entièrement nue, un petit diacre vint la chausser de bas violets et de bottines vernies neuves, puis, devant son christ et en guise de prière, il marmotta l’oraison que voici, en la contemplant, vue de dos, avec extase :

L’astre des nuits, quand il est dans son plein,
De ton beau c.. est le parfait modèle ;
La lune est blanche et ton c.. de satin
N’est ni moins blanc ni moins arrondi qu’elle.
Mais si de la lune ton c..
Avait la hauteur importune,
Je serais un homme foutu
Car j’espère prendre ton c.. ;
Et ne pourrais prendre la lune.


Aussitôt M… P… se retourna :

– Sale cochon, tu n’es pas honteux, devant ton Dieu à qui tu as fait vœu de chasteté, de dire de pareilles ordures.

– Mon Dieu, une belle blague pour les idiots, ce n’était qu’un prestidigitateur, élève des fakirs indiens, le Robert Houdin de l’époque, et ce n’est pas à toi, de me parler de vertu.

– Si je suis une putain, tu n’es qu’un vulgaire maquereau, au moins, moi, je fais payer ma carcasse plus cher que du beurre, et je vaux mieux que ta Sainte Madeleine qui s’est prostituée à l’œil à un batelier.

— Tais-toi, cria-t-il, et il lui déroula tout un chapelet d’injures, dans le plus pur argot de la place Maub.

– Je vaux mieux que toi, vieux cochon, que toi qui es chargé de prêcher la morale et qui trompe les imbéciles en leur faisant croire que ta vieille bête de bon Dieu dirige le monde.

Après ce débordement d’ordures, un silence de cinq minutes se fit.

Elle passa dans une pièce voisine, se rhabilla, puis s’en alla.

Alors, le prince relevait sa soutane, se flagellait avec un fort martinet jusqu’au sang, puis tombait à genoux devant son christ, en murmurant doucement : « Mon Dieu, pardonnez-moi ! » Chose surprenante, M… P…, cette irrégulière de l’amour, n’est pas, comme la plupart de ses pareilles, morte pauvre.

Après avoir aimé les hommes et les femmes, elle laissa quelques rentes à ses parents, et sa maison de campagne de Saint-Ouen, que T… lui avait donnée du temps où elle tenait la boutique de l'off-meat, au piston, son premier amour, faisant ainsi mentir l'antique proverbe : « Ce qui vient de la flûte s'en retourne au tambour… non, au piston. »

Un type des plus étranges, échoué dans une maison de tolérance de la rue Sainte-Apolline, c'est Berthe France (celle-là,je puis la nommer).

Petite, mince, noire comme une taupe, velue comme un singe, le nez retroussé à ce point que les jours de pluie il doit lui pleuvoir dans les narines, d'un esprit infernal, ayant de la lecture, c'est le type le plus parfait du gavroche inconscient, gouailleur et cruel, elle est fort connue dans les restaurants de nuit du boulevard et dans les brasseries à femmes.

Un jour, devant elle, on parlait de la fille d'une marchande de journaux du Boulevard des Italiens qui avait jeté son bonnet par-dessus son kiosque, et qui était connue dans le monde sous le charmant sobriquet de Peau de satin.

– C'est épatant, disait une amie,quand elle vendait des journaux, elle était dans une misère noire, comment a-t-elle pu faire pour être si bien calée en si peu de temps ?

– Ça te la coupe, répondit Berthe, c'est pas difficile : elle s'est retournée !

Dans son jeune âge elle fut placée bonne chez un riche banquier, M. X… (je suis obligé, le personnage étant très connu, de ne le désigner que par une initiale), qui devint son premier amant ; il adorait les petits trous pas chers. Mise en appétit par les leçons de son maître, elle s’offrit le luxe d’un coadjuteur, un superbe garde municipal ; par malheur, le brave Pandore avait rapporté de Madagascar une de ces maladies qui firent la célébrité du docteur Ricord. Or voici ce qui arriva :

Un jour, M. X… accompagné de son fils, un gamin de quinze ans, alla chez un grand médecin, son ami intime.

– Je t’amène mon polisson de fils, lui dit-il !

– Pourquoi l’appelles-tu polisson ? qu’a-t-il fait ?

– Imagine-toi que ce petit scélérat a couché avec ma bonne !

– Où est le mal ?

– Le mal ! Visite-le ; tu vas le voir.

Le médecin constata que le fils de M. X… était salé et poivré dans les plus grandes largeurs.

– Ce ne sera rien, dit-il au père, nous le soignerons.

– Oui, mais dit M. X… Il y a un mais !

– Lequel ?

– C’est que moi aussi, j’ai couché avec la bonne.

– Eh bien ! je vous soignerai tous les deux.

Mais, dit tout à coup le médecin pris d’une inquiétude subite, tu as été au moins réservé avec ta femme ?

– Malheureusement non.

– Sacré nom de Dieu de cochon ! Il faut que je me soigne aussi !

Berthe a une toquade bien inoffensive, celle de ressembler à Mme de Metternich. Il arriva à ce sujet, à un de mes amis, une aventure des plus cocasses qui peint bien la perversité native de la femme.

Il y a quelques années, Berthe, qui était alors la maîtresse en titre d’un conseiller municipal de Paris réputé pour ses passions sadiques, arriva un soir au Café des Princes. Vers cinq heures, elle y rencontra l’ami en question, que j’appellerai B…, afin de ne pas lui être désagréable, car c’est un député influent.

– Nous allons en étouffer une carabinée, du vrai Pernod, lui dit-elle, c’est moi qui paye.

– Comment ! tu payes, dit B. tu as donc fait fortune ?

– Non ! mais mon conseiller municipal m’a donné un billet de mille.

Ce disant, Berthe sortit de sa poche un beau billet tout neuf, un talbin d’altèque, comme on dit à Grenelle. Ils prirent une absinthe. B… en offrit une seconde, elle une troisième, lui une quatrième ; bref, à la cinquième, B… voulut s’en aller d’autant plus qu’elle commençait à avoir un chouette panache.

– Attends-moi là, dit Berthe, je te ménage une surprise.

B… consentit à attendre.

Berthe sortit, héla une voiture découverte qui passait et donna ordre au cocher de la conduire chez un grand couturier. Une fois arrivée, elle demanda un manteau.

– Mais, nous ne faisons que sur commande, lui dit le premier commis.

– Oh !vous avez bien quelque chose de tout fait pour moi, dit Berthe, je ne suis pas difficile, et je ne suis pas comme vos grandes dames, je paye comptant.

Elle fit quelques tours dans le salon et avisa un superbe manteau, une sortie de bal, en cachemire blanc, soutaché de galons d’or et orné d’une bordure de roses brodées au plumetis.

– Voilà mon affaire, dit-elle au commis.

Justement, c’était un laissé pour compte commandé par Mme de Metternich, parce qu’il ne lui allait pas.

Le commis lui essaya le manteau. Comme elle était très petite, il était au moins de dix centimètres trop long.

– Il est trop long, Mademoiselle, lui dit le commis, il faudra le retoucher.

– Ça m’est égal, ma vieille branche, je l’emporte tout de même.

Elle paya à la caisse ce que lui demanda le commis ahuri des allures de sa cliente, puis s’en alla.

Dans l’escalier, elle revêtit le fameux manteau, puis se mira dans une grande glace ; elle se trouva superbe, mais son chapeau jurait. Elle le retira, le jeta dans un coin, puis descendit nu-tête, en tenant les pans de son manteau dans chaque main ; elle se fit conduire chez une modiste à la mode, et acheta un chapeau mordoré, large comme une ombrelle, orné d’une immense plume rouge qui en faisait le tour.

Dans cet équipage, elle se fit ramener au Café des Princes, où elle retrouva B…, absolument complet : il avait encore bu deux absinthes ; malgré cela, il partit d’un éclat de rire formidable en voyant l’accoutrement de Berthe.

– Je t’ai promis une surprise, viens-t’en avec moi, lui dit-elle.

– Où ça ?

– Chez mon père.

– Mais tu es folle ?

– Non, viens, ce sont de braves gens.

Ils sortirent. À la porte, la voiture attendait. Elle se fit conduire rue Maubeuge, chez le grand rôtisseur qui se trouve à gauche ; elle descendit et entra dans la boutique. Comme on était en été, le rôtisseur était bien achalandé ; elle choisit un énorme poulet, des fraises, un melon, du fromage, une romaine, et se fit mettre le tout dans un sac aussi grand qu’elle. Pendant qu’elle tournait dans la boutique, relevant toujours son manteau pour ne pas marcher dessus et tomber, B… était descendu de voiture et causait avec le cocher. Ce dernier, curieux, suivait des yeux le manège de Berthe.

– C’est sans doute une grande dame dit-il à B…, cela se voit à sa toilette.

– Oui, répondit B…, c’est la princesse de Metternich.

Les passants, entendant prononcer ce nom qui avait tant défrayé les chroniques, s’arrêtèrent et regardèrent dans la boutique ; d’autres passants s’arrêtèrent également pour voir ce que les autres regardaient, bref, en un clin d’œil, il y eut un énorme rassemblement ; les sergents de ville, voyant cette foule, accoururent et demandèrent ce qu’il y avait ; le cocher, fier de conduire une grande dame, répondit : « C’est la princesse de Metternich ! »

Juste à ce moment, Berthe se disposait à sortir de la boutique, précédée du rôtisseur qui portait le sac ; les agents firent ranger les badauds qui formèrent ainsi la haie, retirèrent leur képi, et Berthe monta majestueusement en voiture.

B… qui se tenait vers le marchepied, le chapeau à la main, dans une attitude respectueuse, lui demanda où elle voulait aller.

– Rue des Partants, n° 145, répondit-elle, à côté du marchand de vins qui porte pour enseigne : Au petit bonhomme qui chie.

Le cocher fouetta son haridelle qui partit au galop, et les sergents de ville firent circuler la foule.

– Hein, disaient les badauds, ces grandes dames de l’Empire, quelles crapules, voilà bien la corruption impériale !

Pendant le trajet, B… dit à Berthe :

– Tu n’es pas belle, pas de prestance, tu es maigre comme un cent de clous, que peux-tu donc bien faire à ton conseiller pour qu’il t’arrose de billets de mille ?

– Je ne suis pas belle, c’est vrai, répondit Berthe, mais en revanche, je suis si cochonne, je satisfais sa passion, cela ne me coûte rien, et je m’amuse.

– Il a une passion ? dit B. – Oui, et elle est rigolo ; imagine-toi, que à certains jours, quand ça le prend, il va rue Mouffetard, place Maubert ou à Saint-Ouen, quartiers où habitent les chiffonniers, les ramasseurs de mégots, tous poivrots pour la plupart ; il entre chez un boulanger, achète un croûton de pain tendre bien doré, puis entre dans la plus prochaine pissotière, il place debout, son croûton de pain, dans l’un des angles, et se retire à quelques pas, puis il attend…

– …Il attend quoi ?

– Tu vas voir. Il attend que plusieurs messieurs aient pissé sur le morceau de pain,alors il se précipite, le ramasse, l’enveloppe précieusement, prend une voiture et se fait conduire rapidement chez moi. J’ôte prestement mon peignoir et ma chemise et je monte sur mon piédestal…

– …Ton piédestal ?

– C’est une espèce de tabouret en acajou. Alors, une fois que je suis huchée, il développe fiévreusement son morceau de pain et le mange avec frénésie tout en me cinglant les fesses avec son mouchoir, puis, quand il a tout mangé, il m’embrasse, met son chapeau. – …Et ? – Il me dit simplement : « Je vais au conseil municipal, je suis chargé de faire un rapport sur la laïcisation des hôpitaux !»

Tu sais que je considère les sœurs comme une institution immorale qui pervertit le peuple. – Mais c’est un fou en même temps qu’un cochon.

– Cochon, oui ; mais fou, non, car il est très estimé au conseil par ses collègues qui ignorent ses passions.

– Comment, ses passions, il en a donc d’autres que celle que tu viens de me raconter.

– L’histoire du pain est virginale comparée à celle-ci.

– Connais-tu la rue Saint-Julien-le-Pauvre ?

– Ma foi, non.

– Elle en vaut pourtant la peine, à cause de l’antique église qui s’y trouve et surtout de son aspect, le même au xxe siècle qu’au xiie. La population y est misérable autant que les boutiques et les maisons. En pénétrant dans cette rue par l’ancienne voie qui longeait l’Hôtel-Dieu, à droite, on remarque une maison étroite, haute de quatre étages dont les fenêtres sont à guillotine ; le rez-de-chaussée est occupé par un marchand de vins qui s’intitule : restaurant ; il est propre ! C’est pourtant le café anglais des ramasseurs de mégots, des mendigots, des clients de la Bouchée de pain, des habitués de l’asile de nuit, des bagottiers, en un mot, de tous ceux que la misère étreint, soit par malheur, paresse ou ivrognerie.

Ces épaves de l’humanité, à partir de minuit, trouvent dans cette maison un refuge ; moyennant vingt centimes, ils peuvent manger une soupe et dormir…

– Dormir ?

– Oui, chaque pièce de chaque étage peut contenir quarante clients sur les bancs qui forment carré ; quand ils sont pleins, les dormeurs se couchent sur le carreau, pêle-mêle, hommes et femmes, cela n’a pas d’importance. L’été, c’est horrible : les odeurs de sueur, d’alcool, de tabac se condensent et empoisonnent l’air qui devient irrespirable. Malgré cela, il n’y a jamais de place.

– Mais, ton conseiller qu’a-t-il à voir là dedans ?

– Attends un peu. Il va y coucher à jours indéterminés, il explore les galetas, et, quand il a trouvé dans une chambrée une vieille soularde, il se couche à côté d’elle et…

– Mais c’est horrible, comme cela, en public ?

– Personne n’y fait attention, c’est tout au plus si un dormeur murmure : le camarade rouscaille.

– Tu me fais mal au cœur !

– Voilà où la passion conduit.



CHAPITRE X
Catherine Schumacher. — La marquise d’Orvault. — Un Maquereau du grand monde. — La Matelassière. — La Bastonnade. — De mon temps !





Celle-, on peut la nommer, car ses exploits sont célèbres. Dans les derniers temps de l’Empire, Labruyère, de son vrai nom, Catherine Schumacher, se fit épouser par un vieux beau du premier Empire, dont le nom flétri devait jusqu’à la fin de sa trop longue carrière être compromis dans de honteux trafics.

Connu sous le nom de Maubreuil, il avait été chambellan de la reine de Westphalie, pendant le règne de Jérôme Napoléon à Cassel. En 1815, chargé d’une mission secrète, mais dont le but avéré et reconnu était d’assassiner Napoléon Ier, — il existe à ce sujet, une brochure intitulée : Histoire d’un soufflet donné à M. de Talleyrand ; — Maubreuil rencontra à Montereau la reine de Westphalie, qui retournait dans le royaume de son père. Il la fit arrêter et, sous prétexte de la raison d’État, il lui vola ses valeurs et ses diamants. L’année précédente, lors de l’entrée des alliés, il traversa les rues de Paris avec une croix de la Légion d’honneur attachée à la queue de son cheval.

Dans la plus extrême des misères, à laquelle depuis longtemps il était habitué, il consentit à épouser Labruyère, il avait quatre-vingt-trois ans.

Il est curieux de publier ici, ce document unique, qui nous donne les chiffres de l’apport dotal de cette fille à tout faire :


Mobilier du grand salon 
 56.150 fr.
Petit salon 
 21.020
Chambre à coucher 
 25.750
Salle à manger, office, divers 
 33.960
Fourrures 
 31.850
Dentelles 
 25.550
Bijoux 
 51.420
Trente-six robes, estimées 
 15.333
Linge 
 24.777
Argenterie 
 14.483
Cristaux, porcelaines 
 11.460
Cave 
 9.000
Voitures, harnais 
 3.100
 
323.853 fr.


Sa fortune personnelle se composait en outre de 3.000 francs de rentes résultant d’un acte notarié, environ 300.000 francs de créances diverses à recouvrer en plusieurs années, et 3.800 actions de diverses compagnies et sociétés.

Avec ces dons de sources diverses, il y avait de quoi redorer le blason de cette canaille de marquis.

Ce n’est pas d’elle qu’on aurait pu dire que la fortune lui était venue en dormant ; en ne laissant pas dormir les autres, eût été plus vrai.

Elle apportait au vieux scélérat de Maubreuil un fils tout fait ; il s’empressa de le reconnaître.

Il en fut pour ses rêves dorés. Car à peine marié, Labruyère le relégua dans un cabinet noir, à peine vêtu, à peine nourri, traité comme un chien, rudoyé par les domestiques qui le battaient et l’appelaient vieux maquereau. Elle reprit son existence d’autrefois : des amants à tire-larigot, une noce infernale.

Maubreuil volé, cocu, battu et pas content plaida en séparation.

Ce procès en apprit de belles aupublic.

La marquise d’Orvault était la fille d’un cocher de Montrouge, dont le fils avait été condamné pour tentative d’assassinat et de vol sur la personne de sa sœur.

La Labruyère avait de grandes relations dans le monde politique de l’Empire. C’était une intrigante, semblable à celles qu’il nous a été donné de voir dans le fameux procès de la Limousin et de Ratazzi-Wilson ; seulement, sous l’Empire, on n’était pas aussi bête que sous la République. Aussitôt qu’un scandale commençait à poindre à l’horizon, il était étouffé, et le public en était réduit aux conjectures.

Pourtant elle intenta un procès à un homme du meilleur monde, très haut coté, pour lui réclamer 100.000 francs ; ce procès est curieux à plus d’un titre, car il prouve que si les filles ne valent pas cher, leurs amants titrés valent encore moins.

C’est un documentpour les historiens futurs.

L’avocat de la marquise lut à l’audience le billet suivant :

Je soussigné, reconnais devoir à M"°C. Schumacher (La Bruyère) la somme de cent mille francs qu’elle m’a remise aujourd’hui, sur la vente de ses valeurs,pour être employée dans mes affaires. Je m’engage à lui rendre cette somme à elle ou à son ordre dans cinq ans de ce jour, m’engageant, jusqu’à remboursement effectif, à lui servir les intérêts au taux commercial de 6 pour 100, de six mois en six mois. En cas de mon décès, cette somme serait immédiatement exigible.

Bon pour cent mille francs, valeur reçue en espèces comptant, et sur un bon de la Banque de France.

V…

Me Allou s’efforca de démontrer par la lecture de la correspondance échangée entre M. V. et Labruyère, que la marquise d’Orvault n’avait pas craint de poursuivre le remboursement de deux reconnaissances de 75.000 francs et de 15.000 francs souscrites dans des circonstances analogues. Un arrêt de la Cour de Paris annula ces deux reconnaissances, « attendu que la fille Schumacher, dont la conduite atteste dans tous les actes de sa vie une habileté consommée à l’aide de laquelle elle a dû amasser une fortune considérable. ; qui appartient à une famille des plus modestes et qui se laisse poursuivre en pension alimentaire par ses père et mère ; qui s’est constitué dans l’état annexé à son contrat de mariage un certain nombre de créances s’élevant à de fortes sommes n’est pas expliquée. Se les ai fait souscrire par un homme dont elle venait de faire la rencontre dans un bal et après une liaison de quelques jours à peine. » Et l’écrit ajouta : « Que ces deux titres sont entachés de fraude à la loi et qu’il importe à la morale publique, comme à l’honneur et à la sécurité des familles, de réprimer ces manœuvres coupables, destinées à cacher la honte de certains marchés. » Les considérants sont sévères, mais leur juste sévérité doit recevoir ici une nouvelle application, et, comme l’arrêt de la Cour, le tribunal n’hésita pas à annuler la reconnaissance et repoussa la demande formée contre le père et le frère de V…

Me Léon Duval, l’avocat des causes grasses, répliqua en ces termes : « Ce billet de 100.000 francs a une cause sérieuse, V… a eu l’ambition de soumissionner au gaz de la ville d’Évreux, il prouve qu’il lui fallait de l’argent et qu’il en a emprunté à Mlle Catherine Labruyère qui n’était pas sa maîtresse. »

« Mon adversaire, dit Me Léon Duval, a été sans pitié pour Mme de Maubreuil, c’était son droit ; il est reconnu par les tribunaux que les enfants de famille sont dispensés de payer leurs dettes immorales et qu’ils ont le plaisir pour rien. On soupe, on boit de bons crus, on goûte les appartements chers et bien situés, on repose ses yeux sur des tableaux de maîtres, sur des morceaux rares de sculpture, on se retire tard. Quand on se retire, on présente ses amis et on les fait jouir du même luxe, cela dure des années, mais si par hasard on signe un billet, on est ce qu’on appelle un jeune homme trompé ; on est dupe d’une prostituée,et on laisse les frais à la maîtresse de maison. Mais au-dessus des tribunaux, il y a le monde qui nous juge tous, et cette société exquise qui suit la morale des honnêtes gens. Là les choses sont autrement appréciées ; le bien dire n’y fait rien, quand on a obtenu les faveurs d’une femme et qu’on l’en remercie par de basses insultes on n’y gagne que du mépris. Tous les jurisconsultes opinent pour la nullité des billets dits concubinaires, mais tous aussi reconnaissent que le concubin qui sert ce plat à la curiosité publique est le dernier des hommes. Ils appellent cela arguer de sa turpitude, et, franchement, ce n’était pas la peine d’en être si fier.

» Je sais bien que l’honorable orateur a puisé sa morale dans l’arrêt qui a immortalisé M. le vicomte de X…, et il est vrai que le vicomte avait été l’amant de Catherine, qu’il avait souscrit un billet de 35.000 francs, qu’il a mieux aimé révéler sa bonne fortune que de payer, et, qu’en effet, la cour a cassé le jugement qui l’avait condamné à se conduire en honnête homme. Mais si Catherine a eu cette faiblesse, je n’approuve pas que l’arrêt dise du billet qu’il a été pretium stupri. Mon adversaire l’a répété après la cour, et je crois qu’il a eu tort ; Ulpien ou Messala seraient ici qu’ils opineraient au solécisme stuprum, c’est l’œuvre de chair avec la circonstance aggravante de l’adultère, ou de l’inceste, ou du viol, ou de ces raffinements qu’on ose à peine laisser entrevoir. Le vicomte n’était pas si pervers, il était libre et pas marié, Catherine était la fleur du célibat parisien.

» Les docteurs catholiques eux-mêmes ont longtemps hésité à qualifier de péché l’union de deux sexes dans des circonstances vénielles. Ils n’y consentaient qu’à la condition que ce fût la première fois, et, pour me faire comprendre, seulement rupta virginitate, mais ce n’est pas le cas du procès. En vérité, quand j’entends débiter des fadeurs sur l’immoralité de l’amour, je me dis qu’elles viennent apparemment de gens qui n’ont connu la femme que dans le mariage, et je les admire. Labruyère était ce qu’on appelle un moraliste et des meilleurs ; or, voici ce qu’il dit des présents que l’on fait à sa maîtresse puisque mon adversaire les trouve pendables, c’est probablement pour lui que Labruyère a écrit : « Il est triste d’aimer sans une grande fortune qui vous donne les moyens de combler ce que l’on aime. On voudrait le rendre si heureux qu’on eût plus de souhaits à faire. » Et un peu plus loin : « Il faut quelquefois céder à ceux qu’on aime et avoir la générosité de recevoir. »

» M. V… n’entend probablement rien à ce beau langage, et préfère les doctrines de l’arrêt X… ; je le veux bien.

» Après avoir essuyé le feu de l’arrêt X…, on me permettra de montrer qu’il tire aussi sur mon adversaire. Le vicomte X… pontait volontiers au baccarat et n’y gagnait pas toujours. Il lui fallut un soir 50.000 francs, sous des peines que ce jeune homme tenait pires que la mort. Son immoralité le sauva ; comme il était assez corrompu pour avoir une maîtresse, celle-ci fit pour lui ce que le monde correct n’aurait eu garde de faire. Elle lui remit 75 actions du Crédit Mobilier et 75 actions de la Banque de France, l’autorisant à vendre ces valeurs et à s’en servir pour payer ses dettes de jeu. Le vicomte trouva le procédé galant, et ce fut à cette occasion qu’il voulut absolument signer 80.000 francs de billets, au lieu des 45.000 qu’il devait strictement à Catherine ; c’était un don de 35.000 francs, mais à la condition que les billets seraient payés. Or, s’il était certain que Catherine avait sauvé X…, il ne l’était pas que le monde permettrait d’acquitter les billets entachés de libertinage. En effet, il ne paya pas plus les 45.000 francs qu’il avait reçus, que les 35.000 qui représentaient ses remerciements et sa reconnaissance. Mais, sur les 45.000 il invoqua vainement les bonnes mœurs et fut condamné par le tribunal et par la cour. Vous voyez bien que les femmes artificieuses ont du bon, vous voyez aussi qu’il arrive parfois aux enfants de famille de recevoir 45.000 francs de leur maîtresse et de dire que le billet n’a pas d’autre cause que le plaisir. » Voilà ce qu’a fait le vicomte de X…, et c’est incomparablement plus mal que la plus grande faute des courtisanes. On vous a dit que cela avait été jugé contre le vicomte, mais qu’il ne s’était pas défendu. Laissons, si vous le voulez, le jugement et l’arrêt qui ont jugé sur ses conclusions, mais dans un autre débat, longtemps après, l’affaire de 45.000 a été de nouveau évoquée et discutée ; elle l’a été magistralement, mon adversaire ne dira pas non, ce fut lui-même qui tonna contre les femmes expérimentées, car il y excelle ; tout ce qu’une éblouissante facilité pouvait dire pour le vicomte de X… a été dit, et la cour n’en a pas moins jugé que le vicomte avait reçu de Catherine des valeurs considérables, à raison de quoi il avait été justement condamné à lui rembourser 45.000 francs. Il me semble qu’il y a dans cet arrêt un affront qui aurait dû gâter le plaisir de s’en servir ; en tout cas, il apprend à M. V… qu’il faut prouver que son fils n’a pas mêlé à ses plaisirs un emprunt de 100.000 francs !

C’est du joli !

Il est bien malheureux d’être obligé de ne pas pouvoir donner les noms propres, car le richissime personnage dont il est question est célèbre dans le monde galant pour sa passion flagellante, comme le disait Me Léon Duval, expert dans ces raffinements qu’on ose à peine entrevoir. Catherine était femme à le satisfaire. Voici ce qu’elle était obligée de lui faire pour l’amener à peu près à point :

À la place du Caire, une ancienne portion de la Cour des Miracles, tous les matins, se réunissent les matelassiers et les matelassières ; qu’il gèle, pleuve, vente, neige ou qu’il fasse une chaleur caniculaire, ils sont là, assis sur des pliants, ayant à leurs pieds une paire de cardes, deux longs morceaux de bois carrés et deux baguettes en noisetier extrêmement flexibles, en un mot les outils professionnels et traditionnels, car c’est la plus ancienne des corporations parisiennes. Ils attendent la pratique.

Un jour que M. V… passait place du Caire, il fut interpellé par une matelassière qui lui offrit ses services ; il n’en avait pas besoin, ne s’occupant pas d’affaires de ménage, mais néanmoins il contempla longuement les cardes aux dents acérées, puis il s’en alla songeur. Arrivé chez Catherine, il lui dit :

– Tiens-toi prête pour demain matin, huit heures, je viendrai te prendre dans mon coupé.

Il fut exact et elle aussi.

Quand elle vit la voiture s’engager dans ces dédales de rues grouillantes, véritable ruche ouvrière, elle qui ne connaissait plus que les Champs-Elysées, route du Bois, elle ne put s’empêcher de lui demander :

– Où diable me conduis-tu ?

– A la grève des matelassiers, répondit-il.

– Mais je n’ai pas de matelas à faire faire, c’est mon tapissier qui se charge de ce soin. – Ça ne fait rien, nous y allons tout de même, et nous y sommes.

Ils descendirent de voiture. Tous ces pauvres travailleurs, voyant des gens « de la haute », quittèrent leurs pliants et se précipitèrent obséquieusement en disant à Catherine :

– Madame, je bats la laine sans y laisser un atome de poussière ; madame, j’ai des cardes neuves qui peignent le crin comme de la fine soie ; madame, il n’y a que moi sur la place de Paris pour savoir coudre un matelasà baguette ; madame, prenez-moi, un matelas bien fait, moelleux, souple, rebondissant est une invite à l’amour.

Sans écouter ce déluge de paroles, il alla droit à une vieille femme dont l’estomac volumineux retombait en cascade sur un ventre fantastique. Elle avait le nez rouge comme une pivoine ; d’un madras, jadis violet, qui lui servait de coiffure, s’échappaient des mèches de cheveux gris, raides comme des baguettes de tambour ; bref, elle présentait un ensemble repoussant, tout l’aspect d’une vieille ivrognesse, du nez duquel tombaient, goutte à goutte, des roupies larges comme des pièces de vingt sous.

Étes-vous disponible ? dit-il à la matelassière.

– Oui, mon bon monsieur.

– Très bien, voici mon adresse. Vous viendrez chezmoi demain à cinq heures du soir,vous n’apporterez que vos longues baguettes. Ah ! à propos, donnez-moi l’adresse de votre fabricant de cardes.

– Rue Saint-Maur, 150.

Il se fit conduire à cette adresse et commanda pour le soir même une carde, semblable à celle de la matelassière, mais beaucoup plus petite. Elle lui fut exactement livrée.

Une fois rentré chez Catherine, celle-ci, que le démon de la curiosité démangeait, lui demanda :

– Quelle lubie te prend de faire venir cette horrible femme chez toi ?

– Tu le sauras demain, mais auparavant tu vas aller au Temple, tu feras l’emplette d’un costume exactement semblable à celui de la matelassière, mais qu’il aille à ta taille, tu le feras envoyer chez moi, et n’oublie pas que demain, à cinq heures, je t’attends.

Le lendemain, Catherine et la matelassière arrivèrent à l’heure. Aussitôt, il fit passer Catherine dans son cabinet de toilette et la fit, malgré sa répugnance, revêtir le costume acheté au Temple, puis il se déshabilla, on fit entrer la matelassière, qui recula à la vue d’un homme nu ; mais comme elle en avait vu bien d’autres, son mouvement fut imperceptible.

– Je vais me coucher à plat ventre sur cette chaise-longue, lui dit-il, puis, avec vos baguettes, vous allez me battre comme si j’étais de la laine ; toi, ajouta-t-il à Catherine, tu vas me carder la peau.

Alors ce fut une scène inénarrable ; elles frappaient et cardaient de tout cœur, lui hurlait… Enfin, après une demi-heure de cet exercice, il se fit frictionner, prit un bain. Et voilà ce que l’avocat n’avait pas osé dire au tribunal.

De dégoût, la vieille matelassière s’en alla boire plusieurs absinthes. A moitié mûre, elle faisait cette réflexion tout haut :

– C’est égal, je n’aurais jamais pensé que mes pauvres baguettes, habituées à battre de la laine, auraient un jour servi à battre du cochon. On ne connaissait pas ces trucs-là de mon temps : un coup de toc-nombril et ça y était !


SIXIÈME PARTIE



SIXIÈME PARTIE




Rose Pompon. — Un Cent-Gardes habillé de ses bottes. — Une dame charitable. — Laissez venir à moi les petits enfants. — Un vicaire modèle. — Une belle vengeance. — Des lettres édifiantes. — Des amies de pension. — La poupée en caoutchouc. — Outrages aux mœurs. — Le mur Guilloutet. — Alors !… — Un voyeur célèbre. — Le rendez-vous des flagellants et flagellés. — Hommes-Femmes. — Précieuses indications. — Un prince de la science.




CHAPITRE XII
Rose Pompon. — Un Cent-Gardes habillé de ses bottes. — Une dame charitable. — Laissez venir à moi les petits enfants. — Un vicaire modèle. — Une belle vengeance. — Des lettres édifiantes. — Des amies de pension.





Rose Pompon est une des célébrités du Bal Bullier et une des plus anciennes insalubrités du bal Mabille. En voilà une qui n’aurait pas pu prendre la devise de la ville de Bayonne : Nunquam polluta !

Elle est si vieille, si vieille, que tous ses contemporains la croyaient depuis longtemps sous terre, en train de voir les pissenlits pousser par la racine.

C’est à propos d’elle que M. Prudhomme sermonnait son fils, en lui disant :

— Ah ! mon ami, les femmes d’aujourd’hui ne valent pas celles d’autrefois.

Que le fils Prudhomme répondit :

— Mais papa, c’est toujours les mêmes !

Eh bien ! elle n’est pas morte ; la bonne femme est retirée dans une élégante villa des environs d’Argenteuil. Les roses y fleurissent en tout temps. À elle le pompon pour avoir su se créer un confortable délicieux et attacher à ses charmes décrépits un de nos plus riches financiers mort récemment.

Faut-il qu’elle en ait, de ces charmes qui firent les délices de nos pères de 1830, pour qu’elle ait pu obtenir de M. C…, qui était renommé pour ne pas attacher ses chiens avec des saucisses, cinquante mille francs par mois, autant que M. Loubet.

À ce qu’il paraît, cette dotation princière n’était pas suffisante pour la vieille hétaïre.

De l’ancienne école, elle ne sacrifiait pas à Lesbos. Elle prit un jeune amant aimable, titré ; elle le combla de faveurs, la vieille chatte le câlinait, c’était de l’amour pur, le petit chou-chou à sa mémère était choyé, pomponné, adulé. Le financier, qui ne voulait pas que la vieille, qu’il considérait comme son capital, distribuât le moindre dividende, venait à la villa, à l’improviste, sur yacht, en voiture, ou quelquefois en omnibus. Cela ne faisait pas le compte de l’antique rivale de Mogador. Elle organisa un service original pour être prévenue à temps de l’arrivée de M. C…

Un homme à elle se tenait en permanence sur le pont d’Argenteuil, un second était à la gare du chemin de fer, un troisième surveillait la route.

Ces hommes étaient en faction jour et nuit. Mais, hélas ! on ne pense pas à tout.

Un jour arriva un haquet chargé de pièces de vin que lui adressait M. C… Ce fut elle qui reçut le camionneur. Le vin placé en cave par les tonneliers, le camionneur entra dans la salle à manger pour faire signer sa feuille. Le sigisbée de la vieille était moelleusement assis dans un confortable fauteuil.

Elle signa, puis tira son porte-monnaie pour donner le traditionnel pourboire.

Elle n’avait que de l’or !

– Bébé, dit-elle à son jeune amant, donnez donc cent sous à ce brave homme.

– C’est beaucoup, dit Bébé, chez qui le Juif reparut.

– Non ! dit-elle, donnez, c’est M. C… qui danse.

Le camionneur, qui assistait impassible à ce colloque, tendit la main gauche, et, de la main droite, il enleva prestement sa perruque et ses lunettes… Tableau ! C'était M. C…

La vieille se trouva mal, la ressource des femmes dans l'embarras ; quant au jeune homme, il s'enfuit. M. C…, furieux, réduisit la pension de cinquante mille francs par mois à vingt mille francs.

Le petit lapin bleu habite aujourd'hui une jolie maison à Asnières. Sur le fronton les passants peuvent lire :


PENE EREXIT DOMUM


Pour quelles raisons M. C… ne la planta-t-il pas là pour reverdir ?

C'est qu'il y avait un cadavre, qu'elle seule avait su le faire vibrer pour contenter sa passion.

Une parenthèse afin de bien démontrer le caractère fantasque de Rose.

Le beau D…, lieutenant des Cent-Gardes, avait une passion terrible pour Rose. Il la suivait, la poursuivait sans cesse, l'assiégeait en un mot; on ne sait pourquoi elle lui tenait rigueur.

Sans doute par caprice de femme, car D… était vraiment superbe, c'était un homme magnifique et elle avait horreur de coucher seule.

Un beau jour, elle lui dit :

Écoute, mon petit D…, tu n'es pas riche, à peine vingt mille francs de rente et tu couches avec toutes les dames de la cour qui ont aussi horreur du vide que moi. Eh bien ! puisque tu veux coucher avec moi,je veux te voir tout nu, à cheval, dans les Champs-Élysées et je serai ta petite femme pendant quinze jours, pas plus, sans te faire de cornes, et cela ne te coûtera pas un sou.

– Je veux bien, répondit D… Je demande seulement à garder mes bottes.

– Soit, ajouta Rose, mais comment vas-tu faire, mon mignon ?

– Ça me regarde, fit le beau lieutenant ; mais comme je tiens à avoir des témoins, donne-nous ce soir à souper, on fera une petite partie. Je m’en irai à cinq heures, et à six heures très précises, tu te mettras à la fenêtre et tu me verras dans le costume indiqué.

D… était de semaine et il présidait à la promenade des chevaux.

Le lendemain, à six heures — heureusement on était en été au mois de juillet — on vit le peloton des Cent-Gardes qui montait l’avenue des Champs-Élysées.

Devant le No 110, D… commanda : « Peloton, halte ! » puis s’avança devant ses hommes ; il regarda à droite et à gauche si personne ne le voyait, salua Rose qui était à la fenêtre, en même temps, d’un geste brusque, il entr’ouvrit son manteau, sous lequel, sauf ses bottes, il était nu comme un ver.

Il referma son manteau, donna son cheval à son ordonnance, remit le commandement du peloton au maréchal-des-logis et monta rapidement chez Rose.

Elle convint sans discuter, que, malgré son manteau, il avait tenu sa promesse.

Elle paya sur l’heure sans compter, et comme dans la chanson du sapeur de Thérésa, elle dut subir la récidive.

Quel était le cadavre qui unissait Rose à M.C… et réciproquement ?

Il eût été simplement du ressort de la cour d’assises, s’il avait été connu.

À certains jours convenus avec C…, Rose s’habillait tout en noir, sévèrement, sans bijoux ; elle avait dans ce costume véritablement l’aspect d’une femme vénérable ; elle garnissait son réticule de menue monnaie blanche et s’en allait visiter les familles d’ouvriers qui pouvaient avoir des enfants, filles ou garçons de dix à douze ans, elle était tendre auprès de la mère, elle donnait au père une pièce de quarante sous pour son absinthe et son tabac, puis, tout en causant de la situation précaire faite à tous ceux qui travaillent, elle en arrivait insensiblement à parler du sort réservé aux enfants ; elle s'apitoyait et finissait par dire :

– Quel dommage, que votre jolie petite fille (suivant le cas, petit garçon) ne soit pas mieux habillée, comme elle serait charmante.

– Nous ne le pouvons pas, répondait la mère, nous sommes trop pauvres pour cela.

– Je comprends cela, envoyez-moi votre enfant, tel jour, à telle heure.

La mère se confondait en remerciements, en reconduisant la dame si bonne et si charitable.

Le jour dit, l'enfant arrivait, Rose qui l'attendait le faisait entrer aussitôt dans sa chambre à coucher. M. C… était assis dans un fauteuil, ayant à sa portée, sur un guéridon, suivant le sexe, un habillement complet, y compris la chemise, les bas et les bottines.

Le fauteuil était placé au milieu de la pièce, de façon à ce que les deux grandes glaces apposées aux murs puissent refléter ce qui se passait au centre. Rose déshabillait la fillette, puis M. C… lui passait ses vêtements, un à un, très lentement. Quand c'était terminé, Rose renvoyait brusquement l'enfant et rentrait aussitôt ; elle empoignait une serviette de grosse toile qui trempait dans du vinaigre, elle arrachait le col de chemise de C… et le frappait violemment sur la nuque avec la serviette. Cela durait environ cinq minutes. Aussitôt, elle s’agenouillait devant C..... Le reste se devine.

C’est pour cette opération délicate que le curé Contrafatto fut condamné aux travaux forcés à perpétuité !

Il existe dans le quartier Notre-Dame de Lorette un vicaire attaché à une église voisine ; c’est un gars splendide, taillé en hercule. Comme la sœur de l’emballeur de la rue de l’Échiquier, il est bien connu dans le quartier, bien est une façon de parler.

Le gaillard a un flair tout particulier pour reconnaître à première vue les femmes mariées, et comme, sans doute, il a des goûts illustrés par certaine ville brûlée par le feu du ciel, il prend généralement l’omnibus de l’Odéon, Batignolles, Clichy.

Voici pourquoi :

Chacun sait que les stalles des voitures sont mesurées parcimonieusement. Il est clair que lorsqu’une femme, qui a le postérieur plus que volumineux s’y assoit, son fessier retombe en cascade par-dessus les appuis ou s’épanouit moelleusement par-dessous.

Aussitôt que ce prêtre monte dans l’omnibus, d’un seul et rapide coup d’œil il guigne s’il y a une place à côté de la femme appétissante et s’y assoit.

Il ouvre son bréviaire, qu’il tient d’une main, et pendant qu’on le croit absorbé dans une pieuse lecture, de l’autre il pelote sans vergogne ; la femme rougit, se trémousse comme si elle était dévorée par une légion de puces. Il lui dit audacieusement, en souriant, à voix basse :

– Est-ce que madame seraitincommodée ?

– Madame veut-elle que j’ouvre la glace ?

La pauvre femme rougit davantage, ne répond pas ; n’osant se plaindre, elle subit en silence les attouchements de son cochon de voisin. Il prend ce silence forcé pour un encouragement, il devient de plus en plus audacieux ; enfin, n’y tenant plus, la femme prie le conducteur d’arrêter et elle descend de voiture.

Il descend immédiatement derrière elle.

Il lui emboîte le pas, lui marche presque sur les talons et essaie d’engager la conversation.

– Madame, écoutez-moi donc, comme dit la chanson.

La femme se tait, elle n’ose appeler l’aide du passant de crainte de causer du scandale. Alors, il marche à côté d’elle, comme si c’était une amie, et continue son boniment.

La femme arrive à sa porte, lui aussi ; elle monte son escalier en retroussant ses jupes avec un froufrou de soie et de mousseline troublant, laissant voir une jolie jambe. Il aurait bien envie de prendre un acompte et de crier comme l’ancien titi à Bobino : « La toile ! la toile !» Elle arrive au troisième étage, elle se retourne vers son poursuivant émerillonné et lui dit :

– Vous tenez absolument à venir chez moi. C’est bien, mon marivavous recevoir.

Le prêtre, qui n’est pas décontenancé par cette déclaration qu’il avait soupçonnée, lui répond tranquillement :

– Ah !tant mieux, madame,je n’aime que les femmes mariées, parce qu’il n’y a pas d’accident à craindre ni pour la femme ni pour moi. Il n’est pas un mari, si pointu fût-il, qui trouverait extraordinaire qu’un ministre de Dieu vînt rendre visite à une jolie pénitente.

Cet enragé ne s’en va que lorsque la femme est rentrée chez elle.

Il y a un épilogue amusant à cette anecdote. Le mari rencontra le prêtre le lendemain ; comme il était peintre, il admira ce superbe gaillard. Une fois rentré chez lui, il dit à sa femme :

– J’ai rencontré, rue Notre-Dame-de-Lorette, un prêtre, un homme digne de l’antique. J’ai justement besoin d’un modèle ; je donnerais je ne sais combien pour faire poser cet homme-là dans mon atelier.

– Oh ! mon Dieu, mon ami, ce monsieur ne demanderait pas mieux, j’en suis sûre.

Et moitié confuse, moitié souriante, elle raconta à son mari l’aventure de l’omnibus.

– Demain, lui dit-il, tu reprendras la même voiture et tâche de me l’amener.

Cela ne rata pas. Le manège de la veille se reproduisit exactement ; le prêtre monta derrière elle.

Elle sonna ; un domestique vint ouvrir et le fit entrer dans l’atelier. Là, le peintre le reçut très poliment, et, sans préambule, lui dit :

– Déshabillez-vous complètement nu.

– Moi ?

– Oui, vous.

Ne comprenant rien, ahuri, il obéit sans mot dire.

L’artiste le coiffa d’un casque, lui mit une lance dans la main et ajouta :

– Maintenant, ne bougeons plus !

Le pauvre homme resta en séance pendant quatre heures. Au bout de ce temps, le peintre le congédia en lui glissant une pièce de vingt francs dans la main et en lui disant :

– À après-demain, même heure.

Inutile de dire qu’il ne revint pas ; oui, mais la femme avait regardé la scène par le trou de la serrure. Elle avait pu à son aise contempler l’admirable structure du prêtre, en détailler toutes les formes, admirer certaines parties du corps et établir une comparaison qui était loin d’être à l’avantage du mari.

On dit que le mouton enragé devient féroce ; de même pour la bourgeoise paisible, toujours la question de vibration des sens. Quand chez elle sa passion se déchaîne, tout disparaît : pudeur, famille, amis ; il faut qu’elle la contente à tout prix.

Les gens à esprit étroit, les hypocrites crient bien haut qu’elle se déshonore, elle et les siens. En bonne justice, en quoi perd-elle son honneur ; il n’est pas, je pense, placé à cet endroit-là, et loin de perdre quoi que ce soit, elle y gagne une satisfaction que son mari lui avait seulement fait entrevoir et qu’un amant réalise.

Ah ! ses hésitations ne furent pas longues ; elle courut à l’église, et comme elle ne connaissait pas le nom du prêtre, elle le désigna au suisse, qui lui répondit : « C’est M. l’abbé Le Tendeur. » – Voulez-vous le faire appeler ? je désire me confesser à lui.

L’abbé arriva aussitôt, et son étonnement ne fut pas mince quand il reconnut la femme de l’omnibus. Elle lui dit qu’elle voulait se confesser, et se dirigea immédiatement vers son confessionnal. Elle s’agenouilla et la conversation s’engagea. Ce fut une conversation qui dut faire frémir les piliers de l’église ; bref, il lui donna rendez-vous chez lui pour le lendemain. Elle fut exacte.

Sur un fauteuil était étalé un costume complet de religieuse de l’ordre de Saint-Joseph.

– Je vais vous servir de femme de chambre et vous aider à revêtir ce charmant costume, lui dit-il.

Il la déshabilla, elle se laissa faire sans souffler un mot, puis il lui endossa les vêtements. Elle était vraiment ravissante sous sa cornette blanche. Il la contempla un instant et lui dit :

« Ma sœur, l’œuvre de chair que nous allons accomplir est coupable aux yeux de Dieu ; il faut nous y préparer par une prière et par une pénitence commune. » Il lui mit un martinet dans la main, il en prit un autre, il lui retroussa sa robe et il se mit à fouetter cette belle chair blanche, ferme, copieuse et appétissante. Après quelques instants, à son tour, il retroussa sa soutane ; il s’était préparé, car il n’avait pas de pantalon. « Fouettez-moi, lui dit-il, n’ayez pas peur, cette mortification sera agréable au Seigneur. » A son tour, elle fut émue à la vue des formes rebondissantes de l’abbé, et voulant, dans un violent désir, inconnu jusqu’ici pour elle, hâter le moment du sacrifice, elle le fouetta en conscience. Alors, il l’enlaça dans ses bras vigoureux et on n’entendit plus qu’un soupir.

L’homme avait vengé le prêtre d’avoir posé pour Achille !

L’abbé Le Tendeur eut le toupet d’aller chez le mari rendre visite à sa maîtresse. La première fois, cela passa, mais à la seconde, à la troisième, le mari ne crut pas du tout à la conversion subite de sa femme, il ouvrit l’œil et le bon. Il opéra sur elle une surveillance active, mais ne put jamais la pincer en flagrant délit ; alors, il imagina d’acheter un phonographe et de le placer dans un coin dissimulé de la chambre à coucher.

Un soir qu’il dînait en ville, l’abbé arriva. La femme l’attendait dans un déshabillé des plus séduisants. Après les embrassades usitées en pareil cas, il y eut entr’acte consacré à la causerie.

– Que tu es gentil, mon cher, d’être venu. Je t’attendais. Figure-toi que ce matin mon imbécile de mari a voulu me rappeler qu’il était un homme.

– Alors ?

– Comme je savais que tu allais venir, je lui ai refusé ; il s’est levé furieux. Imagine-toi que ce crétin-là veut me reaimer.

– Tu es un trésor, mon petit lou-lou bleu. Allons, embrasse-moi.

Ce n’était pas de l’amour, c’était de la rage, et le phonographe consciencieux fonctionnait silencieusement.

Quand le mari rentra,son premier soin fut d’interroger l’appareil. Hélas !il faillit tomber à la renverse quand il entendit la conversation engagée entre sa femme et son amant.

Il administra à sa chère moitié une de ces volées qui font époque dans la vie d’une femme.

Quant à l’abbé, il ne revint jamais ; il a changé de ligne d’omnibus.

Tout récemment, trois femmes comparaissaient devant le tribunal correctionnel de Paris, sous la prévention de vol à la carre dans un grand magasin de nouveautés. C’étaient la mère et les deux filles.

On sait que le vol à la carre demande une grande adresse et une extraordinaire habileté pour le pratiquer.

Ces femmes menaient grand train. Elles donnaient de splendides dîners ; elles avaient leur jour de réception. Après le dîner, on jouait gros jeu à la roulette. Elles occupaient un appartement de trois mille francs aux environs de la Madeleine ; elles avaient deux pensionnaires, jeunes gens du meilleur monde, qui payaient chacun trois cents francs par mois. Elles étaient considérées dans le quartier et reçues dans les maisons les plus honorables. Les dimanches et les jours fériés, elles assistaient également aux offices et étaient réputées comme des femmes pieuses.

Un jour, elles furent prises en flagrant délit, et malgré de puissants protecteurs, les juges firent leur devoir. N’écoutant que leur conscience, ils les condamnèrent : la mère à un an de prison, et les deux filles chacune à un mois.

L’opinion publique pouvait, et c’est ce qui arriva, plaindre les deux pauvres fillettes qui avaient subi l’ascendant de leur mère et avaient été entraînées à commettre une mauvaise action.

Quelque temps plus tard, l’une d’elles, dans un salon du faubourg Saint-Germain, fit la rencontre d’un jeune homme charmant appartenant à une famille honorable et honorée. Le jeune homme la demanda en mariage.

Cinq mois après le mariage, elle introduisit devant le tribunal civil de la Seine une instance en séparation contre son mari, qu’elle représentait comme un dissipateur, un débauché et un brutal.

Le mari allait perdre son procès, lorsqu’il eut la véritable chance de découvrir une jolie correspondance.

C’est vraiment charmant pour une demoiselle du monde.

La première lettre est, paraît-il, d’un officier.
Amélie-les-Bains, 3 février.
Mademoiselle Marie de B…,
51, rue de Rivoli.

« Quelle idée, ma chère petite Marie, de me demander si je veux bien t’écrire pour toi seule.

» Ne sais-tu plus que je suis toujours trop heureux de m’isoler avec toi tout à fait, quand les distances le permettent, et, faute de mieux, par le cœur ? Je pense bien à toi, va, durant ces longues journées où je serais si libre de mon temps si tu étais à ma portée et que tu veuilles me donner rendez-vous à la fontaine Saint-Michel. Tu te rappelles ! Oui,je me rappelle toujours cette équipée-là et puis l’autre aussi ? J’en revois tous les détails d’une manière nette et précise comme si c’était hier.

» Je n’ai rien oublié de ce que nous avons fait et éprouvé. Eh !… qu’il y a longtemps cependant ! Des mois se sont écoulés, et depuis cette dernière fois, c’est à peine si nous avons été heureux, et si mal, si peu ! C’est cependant bien bon, et pour moi, je ne puis me lasser de tes caresses, de tes baisers et de toutes nos folles gourmandises. Il n’y a pas un seul endroit de ton corps où je n’ai pas été amoureux de toi, et je te promets que le goût m’en est joliment resté. Pourquoi ne peux-tu pas venir de temps en temps passer quelques heures avec moi ? Je ne peux pas te dire à quel point j’ai soif de toi. C’est que voilà terriblement longtemps que je jeûne, j’ai une faim de loup dans mon lit ; vois-tu, c’est si fort, que cela m’en fait mal. Et toi, comment vas-tu, ma chère amie, es-tu plus raisonnable ?

» … Mets-tu quelquefois le petit jupon bleu et la chemise fine ? Ou bien réserves-tu cela pour les grands jours ?

» Adieu, ma chérie, je t’embrasse jusqu’au fond de la bouche.

» Maurice D. »


J’ignore si la noble demoiselle avait pour le grand jour de son mariage le petit jupon bleu et la chemise fine. C’est improbable si l’on en juge par cette lettre adressée à une maquerelle très connue :

Lundi, 10 heures.
Madame G. G…,
54, Faubourg Saint-Denis.

Chère amie,

« Je comptais aller vous voir aujourd’hui, espérant avoir une bonne nouvelle à vous annoncer. Ah ! bien oui, déconfiture complète sur toute la ligne. Je suis furieuse. J’ai été mercredi, non le matin comme c’était convenu, car la déveine me poursuit, et j’ai été souffrante dans la nuit de mardi à mercredi.

» Enfin, dans la journée, j’y cours, quoique souffrante. Il m’attendait depuis le matin et était disposé à être plus que charmant. Obligée de lui refuser, vous voyez ma tête d’ici ; il n’était pas content du tout. Enfin, je fus si gracieuse, si aimable qu’il me donne rendez-vous pour le matin à neuf heures et demie afin de rester seuls quelques instants. J’y cours, comme bien vous pensez, et me fait (sic) bien belle ; j’en rage (sic) encore, chère amie, monsieur ne put pas me recevoir, mais m’attend à la fin de la semaine, vendredi matin.

» Et pas un traître sou à la maison ! Papa de mauvaise humeur, pas d’ouvrage par-dessus le marché, nous recommençons nos maudites corbeilles.

» Priez donc un peu pour moi que j’eusse la chance comme il y a deux mois ; cela a trop peu duré, et je n’en ai vraiment pas profité. Enfin, j’espère, il veut toujours que je sois sa petite femme pour toujours ; il est rudement long à se décider, et je me demande ce qu’il faut que je lui fasse pour cela. Ah ! s’il veut me donner de quoi attendre, je ne le presserai pas, il peut en être sûr, et je l’aimerai beaucoup…

» Je vous aime bien fort.

» MARIE. »


C’est après cette édifiante lecture que revint à la mémoire du malheureux mari qu’à chaque instant venaient chez lui des femmes à allures étranges, que sa femme lui présentait comme des amies de pension.

Elle ne mentait pas, c’était bien d’une pension, mais d’une pension de la rue Duphot, dont la fameuse Leroy était la grande maîtresse universitaire.

« Je me demande ce qu’il faut que je lui fasse ! » disait Mlle Marie dans sa lettre à la proxénète. Le jour fixé pour le rendez-vous elle le sut, et elle dut trouver un changement avec « l’amour pur » éprouvé à la suite de sa rencontre avec Maurice D… à la fontaine Saint-Michel.

Voici ce qu’elle écrivit à la proxénète :

Paris, 16 février.
Madame G.G…,
54, Faubourg Saint-Denis.

« Enfin, chère amie, le monsieur a pu me recevoir seule ; il m’a donné quinze louis, mais je vous assure que je n’ai pas volé mon argent. Pourtant, de la part d’un homme vigoureux et jeune,je m’attendais à l’amour ordinaire. Ah ! bien oui, quel travail, quelle histoire !

» Vous avez entendu parler de la Diligence de Lyon ?

» Un Marseillais est racolé à Rouen, dans un bal, par une fille nommée Tosca.

» Cette légende est étourdissante.

Tosca. – Ah ! enfin, je trouve donc un Marseillais vrai et en pleine Normandie encore. Mon petit chéri, si tu veux m’accompagner, tu verras comme je suis aimable : j’adore les Marseillais.

Le Marseillais. – Non ! À Paris pas plus qu’à Rouen, les femmes ne sont intelligentes ; tu n’y sais pas faire comme à Marseille.

Tosca. – J’ai parcouru le monde entier et je connais tout, depuis la feuille de pivoine jusqu’à la boule de neige. Allons, viens, laisse-toi faire, tu seras content.

Le Marseillais. – Non ! c’est de la blague, tu ne sais pas.

Tosca. – Eh bien ! tu m’indiqueras ce que tu veux.

Le Marseillais. – Je te dis que tu ne me le feras pas comme à Marseille.

Tosca. – Alors, quoi ?

Le Marseillais. – Té, on me le fait à l’œil !

Tosca. – Eh bien ! moi, je te ferais la diligence de Lyon.

» Le Marseillais ne céda aux instances de Tosca que sur la promesse formelle qu’elle lui ferait la fameuse diligence. Arrivée chez elle, elle commença par se déshabiller, ferma les rideaux et alluma la lampe, puis le pria de s’asseoir sur le canapé et lui dit :

– Mon bon, pour faire la diligence de Lyon, il faut un kilo de mélasse, vingt mètres de cordes, douze chandelles des six, un litre de petit blé, un kilo de confiture de prunes, une langue de mouton, trente grammes d’iodure de potassium, cent grammes d’onguent gris…

» À peine achevait-elle ce commencement de nomenclature, qu’elle tomba comme une masse sur le tapis. Le Marseillais la releva ; elle était morte, emportant le secret de la diligence.

» Alléché à l’idée d’une jouissance unique et inconnue, il résolut de voyager pour essayer de trouver une femme qui connaîtrait le secret de la Tosca.

» Il parcourut l’Italie, l’Allemagne, l’Angleterre, l’Espagne, le monde entier, demandant à tous les échos : la diligence de Lyon ! Tous lui répondaient :

« Mais depuis que le chemin de fer existe, les messageries Laffitte et Gaillard n’existent plus. Si vous voulez aller à Lyon, prenezun billet au guichet de la gare de ce nom ».

» Illuminé par une idée subite, le Marseillais se tint ce raisonnement logique : Je vais aller à Lyon ; là, peut-être, trouverai-je ce que je cherche.

» Il partit, en effet, pour cette ville. En flânant sur le quai de Saône, il fit la rencontre d’une splendide fille qui lui fit des propositions ; il ne répondit que par cette phrase :

– Connais-tu la diligence de Lyon ?

– Je te crois, mon père était postillon.

– Alors, tu sauras me la faire ?

– Viens chez moi.

» Arrivés rue de la République où elle demeurait, comme Tosca, elle se déshabilla.

– Je vais, lui dit le Marseillais,te dire la première partie.

» Alors il lui raconta ce que Tosca lui avait dit.

– Mais c’est incomplet, répondit-elle. Il faut un baril d’anchois de Norwège, un kilo de farine, un fouet de postillon, des verges, un martinet à lanières de buffle, et enfin un knout.

– C’est tout ?

– Oui.

– Voilà de l’argent, va acheter tout cela, et…

comme Tosca, il mourut subitement sans avoir vu son rêve se réaliser.

» Vous voyez, chère amie, que voilà des préparatifs bien compliqués.

» Mais revenons à mon type.

» D’abord il s’est déshabillé, moi aussi ; il m’a fait revêtir un costume de femme sauvage (il n’était pas très habillant), puis il s’est étendu sur un canapé.

Là, avec une brosse de chiendent, je lui ai brossé la plante des pieds, puis ensuite je lui ai frappé fortement les reins avec une branche de houx épineux. Le sang venait à la peau ; il criait : « Encore ! »

Enfin, il se releva et se mit à courir comme un fou.

» Après cinq minutes de cette course échevelée, il alla à un meuble qu’il ouvrit et en sortit une poupée en caoutchouc haute d’un mètre environ, somptueusement habillée. Elle avait le visage colorié comme une personne naturelle en bonne santé ; il la retroussa, lui écarta les jambes, et là, devant moi… Je frémissais de dégoût.

» Ça ne fait rien, pour le même prix, il m’aura quand il voudra.

» À vous,

» Marie. »

Que le lecteur ne crie pas à l’invraisemblance, ou à une passion créée par l’imagination de l’auteur. Depuis longtemps, on racontait que les officiers de marine, pour charmer les loisirs d’une longue traversée, avaient, dans leur cabine, une femme en caoutchouc. D’aucuns traitaient cela d’invention produite par un cerveau malade. Si cela n’est pas vrai, cela pourrait être parfaitement exact, car, il y a à peine huit jours (commencement de février 1902) un procès qui eut lieu en police correctionnelle, nous révèle ceci :

M. X… avait été dénoncé par un de ces vieux messieurs qui jouent le rôle de casseroles, comme prévenu d’outrages aux bonnes mœurs.

Que faisait donc ce monsieur pour mériter une pareille accusation ?

Allait-il à l’Hôtel des Ventes, les jours où les femmes élégantes s’y donnent rendez-vous pour y admirer des toiles de maîtres, des mobiliers somptueux, des diamants royaux, et faisait-il partie de la secte des frôleurs ?



CHAPITRE XIII
La poupée en caoutchouc. — Outrages aux mœurs. — Le mur Guilloutet. — Alors !…





Qu’est-ce que la secte des frôleurs ?

Cela est très délicat à expliquer, et le commissaire de police du faubourg Montmartre, lui-même, n’ose pas, dans ses rapports au préfet de police, mettre les termes techniques qui sont mentionnés dans les procès-verbaux de ses agents qui ont procédé aux arrestations des frôleurs en flagrant délit.

Les frôleurs, généralement bien mis, élégants même, quand la foule est grande, se pressent derrière les femmes qui se penchent pour mieux voir les objets exposés ; la poche du pantalon du frôleur du côté droit n’a pas de toile ; comme il a la main dans sa poche, il se livre à l’exercice que l’on devine, exercice que l’on nomme vulgairement : la bataille des jésuites, cinq contre un, ou soirée chez la veuve Poignet.

Au moment psychologique, par un geste rapide, il ouvre sa brayette, et éjacule sur le manteau ou sur la robe de la femme qui lui fait face.

Une brigade d’agents, composée de quatre hommes, commandée par un brigadier, est spécialement chargée de la surveillance des frôleurs ; elle en arrête souvent, mais que peut-on leur faire ? Rien. On les relâche après une sévère admonestation. En effet, l’outrage aux mœurs n’est pas public ; les femmes en sont quittes pour s’essuyer, et celles qui ont la foi catholique en sont quittes pour regretter qu’il soit mort sans baptême.

Ce brave M. X… faisait-il chapelle, comme le fait journellement un de nos députés très en vue, qui fut jadis ministre ?

Ceux qui font chapelle forment aussi une secte ; elle est plus nombreuse que celle des frôleurs.

Voici en quoi cette passion absurde consiste :

Ses adeptes sont tous revêtus, en hiver, d’un épais pardessus ; en été, ils en portent un léger ; leur pantalon est déboutonné.

On sait qu’il est d’usage dans les boutiques de modistes et de stoppeuses que les demoiselles travaillent à la devanture, séparées seulement du public, du passant,par le vitrage ; le cochon, je ne dis pas le vieux, car il y en a de jeunes qui font partie de cette secte, s’arrête devant le magasin. Il feint de regarder travailler les ouvrières ; quand, d’un regard jeté à droite et à gauche, il voit qu’il est seul, il entr’ouvre son pardessus de chaque main et fait voir ses parties génitales. Les demoiselles poussent des cris et se lèvent pour faire arrêter l’exhibitionniste, mais celui-ci s’empresse de partir d’un pas tranquille, ayant rapidement reboutonné son pardessus. Si, par hasard, un agent se trouve là, et que l’on l’arrête,il proteste avec indignation, et l’agent, qui arrête brutalement un malheureux loqueteux qui demande l’aumône, s’empresse de le relâcher avec force excuses : un homme si bien vêtu ne peut pas être coupable !

Alors, qu’avait donc bien fait M. X… ?

Je vais vous le dire, c’est incroyable, mais il y a jugement ; dès lors, il faut bien se rendre à l’évidence.

M. X… avait simplement fait distribuer des prospectus, dans lesquels, moyennant la somme de deux mille francs, il offrait de confectionner une poupée d’une certaine dimension avec le visage exact de la photographie que l’on voudrait bien lui adresser.

Il recevait de nombreuses commandes d’amoureux éconduits ou contemplatifs qui se livraient chez eux, cela va sans dire, aux pratiques de l’onanisme ou à toutes autres que leur imagination pouvait leur suggérer.

M. X…, chose inouïe, fut condamné à deux mille francs d’amende, juste le prix d’une de ses poupées.

En quoi réside, dans le fait de fabriquer une poupée en caoutchouc, un outrage aux mœurs ?

S’il plaisait à un monsieur de faire confectionner une poupée à l’image du président de la République, à celle du procureur général, ou à celle de la duchesse d’Uzès, et qu’il se livrât sur cette effigie à des attouchements malpropres, ou qu’il lui adressât des injures grossières,alors on le poursuivrait devant les tribunaux pour outrages aux mœurs ou pour injures àun magistrat dans l’exercice de ses fonctions !

C’est parfaitement absurde, le mur Guilloutet est là, chacun est maître chez soi, comme Charbonnier est maître chez lui, et si le capitaine Voyer et M. de Germiny, le premier, au lieu de choisir le bois de Vincennes pour donner, à minuit, des leçons de piano à un artilleur, et le second, une pissotière des Champs-Elysées pour, en qualité de membre d’un cercle catholique, chercher à pénétrer dans un centre ouvrier, étaient restés chez eux, ils n’auraient pas été poursuivis, et c’eût été justice, mais il ne faut jamais oublier le fameux axiome latin : Summum jus, summa injuria !

Une hypothèse qui pourrait devenir une grande vérité.

Supposons qu’un être malfaisant, un mauvais plaisant ou un ennemi personnel : un être malfaisant, il y en a partout, les mauvais plaisants pullulent ; quant aux ennemis, quel est le plus honnête homme qui n’en a pas ?

Supposons, dis-je, que l’un d’eux par méchanceté, par farce ou par pure vengeance, fasse adresser par un correspondant ou adresse personnellement, de Hollande, de Madrid ou de Bruxelles, un lot de photographies que nous qualifions d’obscènes, mais qui, à Bruxelles, passage du Nord et galeries Saint-Hubert, se vendent ouvertement et sont même affichées aux vitrines, à un particulier ou mieux à un libraire. Chacun sait que le fameux cabinet noir fonctionne plus régulièrement que sous la célèbre direction Vandal, et si l’enveloppe qui contient les photographies est décachetée, le libraire est dénoncé au Parquet par les violateurs, les magistrats font une descente chez lui juste à l’heure de l’arrivée du courrier et saisissent avant même que la victime ait eu le temps de décacheter l’enveloppe.

Voilà la moralité de l’élasticité de la loi sur les outrages aux mœurs ; elle n’est qu’un outrage à la raison. Un ancien chef de la sûreté me disait à ce sujet : « Si vous avez des ennemis, n’entrez jamais seul dans une pissotière. »

On comprend la raison, et j’ajoute que ce coup a été fait contre des gens dont on voulait se débarrasser.
CHAPITRE XIV
Un voyeur célèbre. — Le rendez-vous des flagellants et flagellés. — Hommes-Femmes. — Précieuses indications. — Un prince de la science.





Dans la rue de Varennes, vieille rue aristocratique s’il en fût, tout près de la rue du Bac, on rencontre une maison moitié bourgeoise, moitié atelier, comme dans le Marais.

Sous le porche, à gauche, est un escalier borgne par lequel on accède à un entresol ; on ne peut rien rêver de plus bourgeois comme aspect. Après avoir traversé l’antichambre, on se trouve dans une salle à manger percée de deux fenêtres qui donnent sur la rue ; deux portes vitrées, dans le fond, leur font face.

Le salon présente à peu près le même aspect, toujours deux fenêtres sur la rue et, en face, deux portes à deux battants.

Vers six heures du soir, comme dans les féeries du Châtelet, changement à vue. Au moyen de cloisons mobiles, la salle à manger et le salon, dans le sens de leur largeur, étaient coupés en deux parties ; celles-ci, au moyen d’autres cloisons, sont encore divisées en deux pour former deux petits cabinets complètement obscurs, qui, du côté opposé à leur entrée, font face aux portes vitrées de la salle à manger, ou aux portes du salon.

Comme ameublement, il y a un canapé des plus confortables, sous les coussins duquel sont dissimulées quelques serviettes.

Chacun de ces réduits a un canapé semblable.

Des ouvertures convenablement et mystérieusement ménagées permettent de voir, de chacun d’eux, sans être vu, l’intérieur d’une immense chambre à coucher.

Au milieu de cette chambre à coucher, pareil à un autel, un énorme lit surélevé de trois marches ; appendus aux murs, des gravures et des tableaux obcènes à faire rougir un escadron de cuirassiers.

Pourquoi cette machination théâtrale ?

Cet appartement est habité par une femme, Mme A… L…, qui a sûrement la tête la plus canaille qui se puisse rencontrer dans le monde entier, mais en revanche elle possède un corps sculptural, divin, merveilleux, une véritable Vénus.

Comme profession ordinaire, elle fait le trottoir dans la rue du Bac et dans la rue de Grenelle.

À certaines heures, les érotomanes arrivaient. Une vieille dame à l’aspect vénérable, tout ce qu’il y a de plus correct, les recevait avec la plus grande déférence.

Pour pénétrer dans l’intérieur de cette maison, il y avait un mot de passe, une formule connue seulement des invités.

La vieille dame. – Que désire monsieur ou madame ? suivant le sexe du visiteur, car il y en avait pour les deux.

Le visiteur ou la visiteuse. – Je viens pour la séance de magnétisme animal.

– Bien.

Sur cette réponse affirmative, que le visiteur ou la visiteuse fût seul ou deux, il donnait cinq louis ; c’était un prix fait comme des petits pâtés. La monnaie en caisse, on l’enfermait dans l’un des quatre cabinets — indifféremment — ci-dessus décrits.

La maîtresse du logis, quand les quatre cabinets étaient complets, descendait rue du Bac ou rue de Grenelle et allait faire son levage. Jamais elle ne franchissait ce périmètre. Quelques minutes après, elle revenait accompagnée d’un homme jeune ou vieux, cela importait peu ; pourtant le vieux était préférable. Elle n’était pas difficile pour le prix. Peu lui importait qu’il donnât peu ou beau coup, cela lui était fort indifférent. Pour elle, c’eût été un maigre bénéfice ; elle était payée plus largement par les voyeurs (il y eut un député, qui fit beaucoup parler de lui en son temps, qui fut longtemps acteur sans le savoir).

Elle entrait dans la chambre avec l’homme de rencontre. Tous deux se déshabillaient nus comme vers ; elle se mettait à courir autour du lit, pour suivie par l’homme. C’était la chasse à courre ; il ne manquait que les sonneurs de trompe.

Les postures succédaient aux postures. Quand c’était un vieillard, la chasse présentait plus de péripéties ; il courait, haletant, tombait, se relevait, courait encore ; quand elle avait jugé la course suffisante (d’autres clients attendaient), elle se laissait atteindre… On devine l’utilité du lit…

Alors des cabinets partaient non des soupirs, mais de véritables hurlements ; les hommes venus seuls, ceux qui étaient accompagnés d’une amie ou de leur chien, les tribades venues à deux se tordaient, excités par leurs immondes passions. C’était le rendez-vous des flagellants et des flagellés.

Filles de Lesbos, dames lesbiennes, mères, sœurs et filles des tribades antiques, vous qui n’êtes pas bégueules, ce que vous auriez vu accomplir dans cette maison vous aurait fait rougir à coup sûr ; il y avait de quoi, à travers les siècles, faire palpiter en vos tombes vos mânes licencieuses.

C’était infâme ; mais plus infâme encore le fils d’un magistrat, qui faisait alors son droit à Paris, qui y vit son père accomplir la fameuse chasse à courre pendant qu’il se faisait fouetter ; une princesse des plus authentiques qui, dans un accès de folie hystérique, enfonça la porte vitrée en criant : « À moi, à moi, frappez-moi, frappez plus fort ! »

Les jours de grand gala, quand un grand seigneur voulait s’offrir pour lui seul le régal de la chasse, on louait les quatre cabinets pour mille francs.

Alors la scène devenait inénarrable. Il était impossible d’aller plus loin dans l’ordure.

Il y avait des garçons bouchers, véritables hercules attachés à la maison, qui flagellaient les voyeurs.

Rien ne meurt, surtout le vice, qui est immortel. Que peuvent les magistrats, chargés de veiller à la morale publique, pour réprimer de semblables excès ?

Malheureusement peu de choses, quand des mineures ne sont pas le deus ex machina de semblables orgies.

Du reste, il faut avoir plus que les moyens pour s’en payer la vue.

J’ai connu cette maison d’une façon assez singulière.Voici dans quelles circonstances :

Une nuit de bal masqué, dans un grand établissement cher à l’illustre Prudhomme, connu sous le nom de Père la Pudeur, j’étais assis en compagnie d’un ami devant un guéridon. Vis-à-vis d’une grande glace, devant moi, deux femmes étaient assises à un guéridon voisin ; elles dégustaient lentement, en connaisseuses, une bouteille de champagne frappé. De ma place, je ne pouvais voir leur visage, mais dans la glace je pouvais admirer à mon aise leurs magnifiques épaules.

Toutes deux étaient grandes, chaussées de souliers de satin blanc, la jambe moulée dans un bas de soie marron à coins brodés, vêtues de deux robes à peu près semblables en satin blanc, broché de fleurettes multicolores. Les robes étaient à traîne ; le corsage, largement échancré, laissait voir une poitrine appétissante ; il ne tenait aux épaules que par miracle, laissant voir des bras nus, avec une petite fossette au coude ; leurs mains étaient fines et potelées. De près, en plongeant dans le corsage indiscret, on aurait pu voir la chute des reins. Pas de bijoux,un simple ruban de velours noir qui tranchait sur la blancheur de la peau. Elles étaient coiffées pareillement, à la Marie-Antoinette, avec trois plumes blanches qui formaient panache et retombaient gracieusement sur leurs merveilleux cheveux noirs, plus noirs que l’ébène.

Comme le matin approchait, je me hasardai à leur offrir à souper à un restaurant voisin alors en grande réputation.

Elles acceptèrent sans se faire prier.

Il faisait un temps sec, un peu froid ; le plein air ne pouvait que nous faire du bien. Nous voilà partis, j’en avais une à chaque bras faisant comme on dit « le panier à deux anses » ; elles se pelotonnaient auprès de moi, si près, si près, que, malgré leurs sorties de bal, je sentais la chaleur de leur peau… J’en avais la chair de poule, et je trouvais le restaurant, la terre promise, bien loin, bien loin.

Enfin j’aperçus le chasseur qui se tenait sur le seuil à l’affût des clients.

On nous offrit un cabinet, le splendide cabinet Louis XV. C’était un cadre splendide pour mettre en valeur les deux belles.

C’est à peine si je pus manger, je ne me lassais pas de les admirer, et je trouvais le souper bien long, avant le dessert.

Avec un peu de patience, et il en fallait, il arriva enfin. Je dis au garçon que je le sonnerais pour l’addition.

Ouf ! nous étions seuls.

Tout comme M. Clément, pour le fameux complot boulangiste, je me mis en devoir d’opérer une visite domiciliaire, une minutieuse perquisition, sans écharpe toutefois et surtout sans solennité.

Arrivé au terme de mon exploration, je poussai un cri terrible de fureur, de rage, de désappointement : je venais de rencontrer ce que la désolée Héloïse aurait bien voulu trouver chez Abélard après l’acte barbare du chanoine Fulbert.

– Mais vous êtes des hommes ! leur dis-je.

– Mais oui, répondirent-ils en minaudant, et en frappant les bouts de leurs doigts avec leurs éventails.

Je voulais douter, croire à une mauvaise plaisanterie. Hélas ! impossible, les preuves étaient palpables.

J’avais envie de taper dessus, de crier à la garde, à l’assassin ; mais la réflexion aidant, je pris la chose bravement et songeai à tirer parti de mon aventure.

– Comment t’appelles-tu, dis-je à l’un d’eux ?

– Valentine, surnommée la Duchesse.

– Et ton ami ?

– Lui, la Marquise.

– Et vous faites ce métier de courir les bals pour raccrocher les pédérastes ?

– Non ! Nous sommes venus pour nous amuser, car nous n’avons pas besoin de cela pour vivre, nous sommes entretenues très richement : Valentine, par un des plus riches banquiers parisiens, et moi, par le général X… De plus nous donnons des séances dans les maisons de plaisirs.

– Comment cela ?

– Dans les maisons à voyeurs.

– Avec des hommes.

– Parfois avec des garçons bouchers qui viennent figurer. On les nomme en ce cas des Étalons ; mais c’est assez rare, car ils se tiennent mal. Nous préférons travailler à nous deux de préférence. Alors, suivant les cas, nous sommes indifféremment actif ou passif ; seulement l’actif revêt un costume au goût du client.

– Quel costume ?

– Vous vous souvenez de l’affaire de la rue Montaigne. Lors de la descente de justice, on trouva dans le vestiaire des costumes d’évêque, de marin, de procureur général et de militaire qui servaient à l’usage que je viens d’indiquer ; on trouva même un costume complet de jeune mariée, y compris la couronne de fleurs d’oranger.

– Mais c’est tout simplement odieux.

– Des goûts et des couleurs, il ne faut pas discuter, me répondirent-ils en chœur.

– Ah ! vous avez raison, fis-je, il faut laisser l’égout.

– Monsieur n’a qu’à aller telle rue, tel numéro (cette rue porte le nom d’un personnage célèbre dans la pièce intitulée : les Chevaliers du pince-nez), le mot de passe est celui-ci : « Je viens de la part de M. Charles du Jockey » ; il en verra bien d’autres.

— Qu’en savez-vous ?

— Dans cette maison, je suis persona grata, car j’ai moi-même figuré à différentes séances mémorables, et je puis vous affirmer que ce n’est pas banal, c’est tout ce qu’il y a de plus select dans le genre porcherie.

– Mais vous avez de la littérature ?

– Parfaitement. Vous vous souvenez des vers de Malherbe ?

– Oui,

La garde qui veille aux barrières du Louvre
N’en défend pas les rois.

– Eh bien ! si elle n’en défend pas les rois, celle qui veille aux barrières de l’Institut n’en défend pas davantage les princes de la science.

– Comment cela ?

– Je vais vous le dire. Il existe un illustre docteur, que ses études et son expérience auraient dû mettre à l’abri des faiblesses de notre pauvre humanité, au contraire, par saturation, sans doute, il est un passionnel, et cet homme, sain de corps et d’esprit, devient à certains moments un fou sadique, sa mentalité l’abandonne complètement.

– Ah !

– Oui, il vient dans la maison, se fait déshabiller complètement, un domestique le ligote comme un saucisson, sur le tapis ; alors apparaissent six femmes nues, six géantes, six colosses, qui font le simulacre de se battre comme des furies ; elles crient, jurent, hurlent, elles tombent successivement ; la dernière qui reste debout, décroche un paquet de cordes et frappe à tour de bras, l’homme qui se tord en contorsions épileptiques, en proie à un délire effroyable.

– Il n’en touche aucune ?

– Non, sa passion est satisfaite. Dans son état d’âme, il s’imagine qu’elles se sont battues pour lui.



CHAPITRE XV
Les Proxénètes. — Différents genres de mères. — Un mari comme on en voit peu.





On s’imagine que tout a été dit sur les proxénètes et sur la manière d’exercer ce métier. C’est une erreur ; on ne le connaîtra jamais à fond.

Le proxénétisme revêt toutes les formes : la sage-femme, le garçon de café, la voisine, la sœur, le commissionnaire, l’interprète, la tireuse de cartes, la marchande à la toilette, la courtière en bijoux, lingères et parfumeuses sont autant d’agents actifs.

Souvent c’est le père ou la mère qui vend son enfant, fille ou garçon.

Les tribunaux ont fréquemment à juger les auteurs de semblables monstruosités ; mais malgré que les magistrats appliquent consciencieusement et impitoyablement la loi, ils sont impuissants à endiguer le flot sans cesse montant de cette engeance sociale.

Il y a six mois à peine, la cour d’assises de la Seine condamnait par contumace à dix ans de travaux forcés un Italien du nom de Bruni, ex-chef de la figuration d’un grand théâtre parisien.

Bruni disparut en annonçant qu’il allait se jeter dans la Seine. Étant au piano, presque chaque soir il commettait des attentats sur les jeunes filles qu’il avait sous sa direction.

Celle qui lui valut sa condamnation était une gamine de douze ans nommée Marie Molaux. Sous le prétexte de lui faire raccommoder un accroc à son maillot, il l’avait fait monter dans sa loge et au bout d’un certain temps il l’avait renvoyée en lui donnant un franc et en lui défendant de rien dire à sa mère.

Ah ! s’il avait connu sa mère, il aurait sûrement fait marché avec elle pour d’autres séances, car, quelque temps plus tard, la mère comparaissait devant la 10e chambre du tribunal correctionnel pour avoir vendu sa petite fille à une proxénète, la fille Magnin.

La proxénète, qui était en rapport constant et direct avec plusieurs vieux messieurs, la livra souvent pour une rosière. Un jour, le pot aux roses se découvrit ; la petite Marie refusa de continuer le métier qu’on lui imposait et cessa de rapporter l’argent qu’elle gagnait chez la Magnin. La mère, furieuse de voir lui échapper cette source de bénéfices, battit l’enfant abominablement et eut l’audace de la dénoncer au commissaire de police de son quartier, enpriant ce magistrat de la faire mettre en correction comme étant une gamine incorrigible.

La malheureuse enfant était atteinte d’une maladie vénérienne, elle fut envoyée à l’hospice des enfants assistés.

Quant à la mère, elle fut gratifiée de deux ans de prison et la proxénète en eut pour huit mois.

Un détail curieux révélé aux débats :

Un vieux monsieur de campagne, qui n’était pas autrement désigné dans la procédure, avait promis aux deux abominables femmes, une somme de deux mille francs pour Marie qu’on lui avait garantie comme vierge, alors qu’elle était contaminée jusqu’aux moelles ; la mère disait à ce propos :

– Cet argent-là me fera un rude bien, j’en ai joliment besoin.

Autre genre de mère :

Dans la rue des Martyrs, aux environs d’un cabaret qui fut autrefois célèbre, vers huit heures du soir, on rencontre une fillette de douze ans, formée comme une petite femme. Elle porte, cela va sans dire,des jupons courts qui laissent voir des jambes superbes ; ses cheveux, d’un beau noir, sont tressés en nattes, attachés par un ruban rouge. Elle marche lentement dans la rue, s’arrête aux devantures des boutiques et regarde ou fait semblant de regarder attentivement les objets exposés ; son allure peu commune fait retourner les passants. Quand l’un d’eux, ce qui arrive fréquemment, se met à la suivre, elle marche rapidement du côté de sa demeure. Au moment de franchir le seuil de la porte d’allée, elle se retourne, l’homme s’arrête, et presque aussitôt, une femme qu’il n’avait pas aperçue marchant derrière lui, lui frappe sur l’épaule. Étonnement de l’homme.

– Monsieur, c’est ma fille, lui dit-elle, elle est bien jeune, mais que cela ne vous effraye pas. Si vous voulez monter un instant vous reposer, venez, car la course que vous venez de fournir, vous a essoufflé.

L’homme, généralement, accepte. On arrive au troisième étage, il s’assied ; aussitôt la fillette s’en va, sous le prétexte de faire une commission chez une voisine ; un quart d’heure, une demi-heure se passent, elle ne revient pas ; la mère tempête :

« Sacrée gamine, ça ne pense qu’à jouer ; attendez Monsieur, je vais l’appeler.» Elle ouvre la fenêtre et appelle de toutes ses forces : « Victorine ! Victorine ! »

Rien ne répond. Alors la mère s’adresse à l’homme qui commence à n’être pas rassuré.

– En attendant que la petite revienne, si monsieur voulait ?

– Voulait quoi ? Je veux bien, mais pas vous.

– Vous avez tort, une gamine c’est inexpérimenté, tandis que moi, j’ai des talents de société.

– Je veux bien que vous me les fassiez voir, mais je veux que la petite vous donne un coup de main.

– Mettez-y le prix.

On devine la séance, ce n’est pas la petite la moins ardente, elle travaille consciencieusement.

La séance terminée, la petite repart à la recherche d’un autre cochon, et une séance nouvelle recommencera.

Encore une autre mère :

B… P… Hélas ! Plus de dix lustres se sont écoulés depuis le jour où naquit une des plus jolies blondes de ce temps.

Vers sa dix-septième année, elle débutait au théâtre du Vaudeville, alors place de la Bourse, dans des pannes sans importance ; le talent se faisait tirer l’oreille, il était rebelle, il ne venait pas, il semblait même ne devoir jamais venir.

Si on ne pouvait préjuger en rien de ce que l’avenir réservait à l’artiste pour le plaisir des yeux, on assistait à l’épanouissement de la femme.

Je ne saurais dire si le sentiment de la vertu était solidement enraciné au cœur de Blanche, si elle était une farouche ; mais, pour préserver de tout accident son… capital, comme l’a appelé depuis Alexandre Dumas fils, un argus aux cent yeux veillait nuit et jour dessus avec une constance héroïque.

Cet argus, sentinelle vigilante, était sa mère, qui ne voulait pas qu’un objet si précieux disparût sans qu’il assurât sérieusement l’avenir.

La brave femme savait, par expérience, qu’une fois l’oiseau envolé aucun charmeur, si puissant qu’il fût, ne pourrait le faire rentrer en cage. .

Blanche, adorable et appétissante fille, était entourée de soupirants plus audacieux les uns que les autres. Au nombre de ses adorateurs, se trouvait un médecin, jeune alors, le docteur D…, lequel devint célèbre depuis, par un procès retentissant avec la famille d’un jeune duc qui faisait cas des rousses, il y avait aussi Solar, le fameux fondateur des caisses d’escompte, autant connu par son faste que par ses malheurs judiciaires.

Le docteur était le préféré, mais il n’était pas riche.

Un jour, Solar dit à la mère :

– J’ai bien réfléchi, je suis décidé,je vous offre deux cent mille francs pour cueillir la rose, mais j’y mets une condition. Vous comprenez que le chiffre est assez élevé pour que je prenne mes précautions.

– Laquelle ?

– Je veux qu’un médecin examine le jeune sujet et qu’il certifie officiellement qu’il ne manque pas un pétale à la rose.

– Rien de plus facile, dit la mère.

Le soir elle fit part à Blanche des propositions de Solar et de ce qu’il exigeait.

– Comment, dit Blanche, il veut mon capital breveté avec la garantie de la Faculté. C’est un peu fort.

Au jour indiqué, Blanche se rendit avec sa mère chez le docteur D…

La mère attendit au salon et Blanche entra dans le cabinet du docteur. Une grande demi-heure se passa. La mère, inquiète, arpentait le salon ; elle écoutait à la porte du cabinet, essayant de surprendre un bruit quelconque et trouvait l’examen bien long.

Enfin Blanche reparut, les joues colorées d’une charmante rougeur que l’on pouvait mettre sur le compte de l’émotion. Le docteur, qui la reconduisait, était non moins rouge et semblait radieux. Elle tenait à la main une petite bouteille sur laquelle était collée une étiquette pourpre portant ces mots :

« Usage externe. »

– Qu’est-ce que c’est que ça ? dit la mère au docteur.

– C’est une injection d’alun avec quelques gouttes de teinture de benjoin, répondit-il. C’est pour calmer l’inflammation résultant de l’examen, qui a été des plus consciencieux.

Le lendemain soir, Blanche coucha avec Solar. Il put croire qu’il avait décroché la timbale ; l’oiseau semblait être dans sa cage, en tous cas la porte était soigneusement refermée.

La mère encaissa les deux cent mille francs et, par reconnaissance pour Solar, elle les plaça dans la banque qu’il dirigeait. Quand Solar fit la culbute, il se sauva à l’étranger et recouvra son capital.

Certaines proxénètes se font passer pour des dames de charité appartenant à des sociétés de bienfaisance. Elles parcourent les quartiers ouvriers, elles se glissent dans les familles, dans les ateliers ; elles distribuent pour la frime un secours dérisoire, puis donnent rendez-vous aux jeunes filles.

On devine le reste.

Il existe de soi-disant agences dramatiques et lyriques. Là, le moyen employé pour attirer les jeunes filles ne présente aucun danger. Il n’est pas nécessaire de les recruter à domicile, dans la rue, dans les squares, dans les bals publics : elles viennent s’offrir d’elles-mêmes. L’âge ne fait rien à la chose ; de douze à vingt ans, c’est la moyenne.

Si les parents, ce qui se voit peu, à moins que ça ne leur rapporte pas, protestent et se plaignent : « Que voulez-vous, dit la proxénète, votre fille est venue à mon agence pour un engagement ; je n’ai pas été la chercher, mes livres sont en règle (et ils le sont en effet). Je lui ai procuré les moyens de gagner sa vie, tant pis si elle a mal tourné, je ne suis pas chargée de la surveiller. »

Pas moyen de poursuivre.

Nous n’en sommes pas encore aux usages de Madrid, mais cela vient peu à peu, car le coup de l’album, très pratiqué là-bas, commence à avoir du succès à Paris.

Voici en quoi il consiste :

La proxénète collectionne les photographies de toutes les femmes qui se sont adressées à elle, par embarras momentané ou par profession. Quand un homme se présente, elle lui soumet l’album, il choisit : derrière chaque photographie, les qualités de la femme, ses passions sont soigneusement décrites. Elle fait demander la femme.

On voit que rien n’est plus simple. Il va sans dire que les prix ne figurent pas en regard de la photographie, car le client doit soigneusement ignorer la commission prélevée par la proxénète.

Ici, à Paris, tout nous effraye : une image un peu légère, la couverture d’un livre. À Madrid, ville cléricale par excellence où le clergé a la prépondérance, depuis le cardinal jusqu’au vulgaire moine, ce qui a donné lieu à ce dicton populaire : « Quand un moine laisse ses sandales à la porte, le mari n’entre pas », on n’est pas si bête, il n’existe pas ce préjugé idiot.

Dans tous les grands cafés qui avoisinent la Puerta del sol, le soir, il y a généralement foule. Des familles entières sont attablées avec leurs enfants. Souvent, le padre (le prêtre) fume béatement sa cigarette. Arrive un homme très correctement vêtu, porteur d’un ballot, enveloppé dans une toile cirée, le garçon, complaisamment, lui avance un guéridon. Il déballe sa marchandise. Tout le monde, curieux, se lève pour voir. Ah ! si M. Bérenger était là, il se voilerait la face. Eh bien, c’est avec la plus parfaite indifférence que les consommateurs, hommes, femmes, jeunes filles et jeunes garçons, se passent de main en main : l’Album du Vélocipède, la première Nuit de noce de Maria, les trente-deux positions, les Amours d’un Sacristain et d’une Religieuse, les Jouissances de la flagellation, etc., etc. Il va sans dire qu’il n’y a pas de texte, et que ce ne sont que des images ; quelques-unes même fonctionnent en tirant un petit fil.

Ce marchand n’est autre chose qu’un proxénète ; il exerce publiquement et personne ne songe à le poursuivre. Est-ce par décadence morale ou par perversité des mœurs ? Nullement. On considère que celle ou celui qui veut se perdre n’a pas besoin d’être excité par la vue d’images.

La proxénète de haute volée se déplace après le Grand Prix. Sa clientèle n’étant plus à Paris, elle va la chercher aux villes d’eaux ; mais il faut qu’elle s’entoure d’une infinité de précautions. Elle fait distribuer une circulaire confidentielle dans laquelle elle dit que le service sera continué comme par le passé, qu’elle a un assortiment merveilleux de roses thé, fleurs toujours fraîches, sans cesse renouvelées, et pour éviter des recherches ou des méprises ennuyeuses à ses clients, ses pensionnaires portent constamment à la ceinture un piquet de roses thé. Le règlement de compte se fait après la journée ou après la nuit.

Elles n’ont pas encore osé prendre la fleur d’oranger pour emblème. Cela viendra un jour ou l’autre, il ne faut pas en douter.

Il existe une proxénète bien connue. À mon regret, je ne puis la nommer, car elle n’a jamais été poursuivie, grâce aux influences de sa haute clientèle. Je me contenterai de dire qu’elle a soixante-seize ans et qu’il y a cinquante ans qu’elle exerce ; c’est dire qu’elle connaît par cœur son Tout-Paris vicieux. Ah ! si elle écrivait ses mémoires, on y verrait de belles choses. Étant jeune, et elle continue, elle passait sa vie entre les femmes et les cartes. Elle ne figurait pas dans les salons, elle préférait les alcôves où la toilette n’est point de rigueur.

C’est à elle que l’on doit cette charmante définition pour jauger une femme : « Elle ne vaut pas la peine qu’on se mette en chemise pour elle ! »

Quand, comme moi, on a consacré une partie de son existence à observer, on est épouvanté des horreurs que l’on rencontre sur son chemin, des contradictions curieuses au double point de vue humain et physiologique.

Une nuit, dans une de mes excursions, je dus passer quelques heures dans un b… du boulevard de la Villette, pour étudier un cas particulier qui m’avait été signalé.

Cette maison de tolérance ne présentait rien d’original, car, à l’exception de quelques-unes placées dans le centre de Paris, toutes ces maisons se ressemblent aussi bien à Belleville qu’à Montparnasse ; elles ne diffèrent que par le nombre de femmes, qui varie suivant l’achalandage.

Dans la salle,j’étais seul ; les femmes jouaient à la manille ou au chien vert, une se tenait isolée dans un coin, raccommodant un pantalon d’enfant. Je demandai au garçon pourquoi cette femme ne jouait pas avec les autres ? Il me répondit : «C’est la femme mariée ! »

– Comment, la femme mariée ?

– Il ne faut pas que cela vous surprenne, il y a à Paris un grand nombre de femmes mariées inscrites sur les livrets de police, nous en avons souvent. Asseyez-vous, et dans une heure vous allez voir arriver le mari.

En effet, une heure plus tard, je vis entrer un grand garçon proprement mis ; il alla s’asseoir aux côtés de sa femme qu’il embrassa avec effusion, puis ils se mirent à causer de leurs petites affaires.

Ils montèrent ensuite comme s’il eût été un client ordinaire. Quand il fut parti, les consommateurs arrivèrent, la femme quitta son ouvrage et exerça son commerce ! Cela m’intéressait. J’attendis qu’elle fût seule pour causer avec elle ; elle ne demandait pas mieux.

– Le garçon vous a dit que j’étais mariée, et que mon mari venait me voir ici, cette anomalie vous a semblé étrange ?

– Parfaitement.

– Et vous vous demandez pourquoi je suis ici, et vous prenez sans doute mon mari pour un maquereau ?

– Cela en a du moins les apparences.

– Eh bien, vous vous trompez, mon histoire est des plus simples. J’ai quitté mon mari pour un amant, j’ai quitté mon amant pour un autre, et un jour, j’ai fait le truc, je me suis collée avec le trottoir ; mon mari m’a retrouvée, et s’est jeté à mes genoux, il a pleuré. Un tas de blagues. Je suis rentrée avec lui, huit jours, puis je me suis débinée à nouveau, et enfin je suis entrée ici. Je ne sais comment il a découvert mon adresse, et, un beau soir, il s’est amené. Vous jugez de mon épatement ; j’allumais déjà une carafe pour lui casser la gueule s’il s’approchait de moi pour me frapper ; il resta calme, me tendit la main et me regarda d’un air de pitié ; je fus prise d’un serrement de cœur. Cette résignation muette me faisait mal. Je m’approchai de lui et je lui dis à voix basse :

– Frappe-moi, traite-moi comme une putain.

Cela m’aurait soulagée, il ne bougea pas.

– Allons-nous en, me dit-il.

– Je ne puis pas, lui répondis-je, je dois douze cents francs à Madame (la maquerelle), à moins que tu ne veuilles les payer.

– Tu sais bien que je ne gagne que cent sous par jour.

– Eh bien, je reste.

– Permets-moi de venir te voir.

– Oui, le samedi.

– Depuis ce moment,il ne manque jamais comme vous l’avez vu. – Mais, pourquoi préfère-t-il un pareil état de choses ?Vous pourriez vous en aller sans payer, la maca ne courrait pas après vous.

– C’est un homme d’honneur, je dois, il veut que je paye.

Aujourd’hui avec les nouveaux règlements de police appliqués rigoureusement, les dettes contractées par une femme dans une maison de tolérance ne sont pas reconnues ; pour quitter la maison, il suffit qu’elle déclare sa volonté au commissaire de police ; ce fonctionnaire, alors, la fait conduire à la gare du chemin de fer par un agent, qui lui prend un billet pour l’endroit où elle désire aller, aux frais de la tenancière quelle que soit la distance.

Ces règlements fort sages sont une amélioration pour le sort de ces malheureuses qui étaient prisonnières à perpétuité, à moins qu’un homme amoureux d’elle ne consentit à payer ses dettes pour la libérer.

Il existe un exemple de ce genre. Un directeur général d’une de nos grandes compagnies de chemins de fer fit la rencontre dans une maison de tolérance, de la rue Ventormegy, à Marseille, d’une splendide créature. Elle devait douze mille francs ; il paya et l’épousa ; elle fut reçue à la présidence.

Je repris :

– Mais enfin, le métier que vous faites…

Elle me répondit :

– Il m’aime, et puis, après tout, le métier que je fais, qu’a-t-il donc d’extraordinaire ? Quelle différence y a-t-il entre une femme qui trompe son mari à l’œil, qui change d’amant chaque quartier de lune et une putain qui travaille pour de l’argent, comme je le fais ? Il n’y en a pas. Et puis, vous autres, qui parlez de nous avec mépris, fille publique ou fille soumise, voilà comment vous nous appelez, mais, vous ne savez donc pas qu’il y a des femmes que vous considérez dans votre monde comme des vertus, et qui sont les meilleures clientes de la maison ? Allez, être putain n’est qu’un mot.

J’étais abasourdi de la logique navrante de cette femme, et ému du cas particulier de cet homme, qui souffrait tout parce qu’il l’aimait.

Cette femme tient aujourd’hui, pour son compte, une maison bien connue dans Paris ; c’est avec un réel bonheur qu’elle raconte ses commencements, et qu’elle ajoute en riant :

– Maintenant que je suis patronne, quand il y a trop de monde, mon mari est le premier à me dire : « Donne donc un coup de… main ! »


SEPTIÈME PARTIE



SEPTIÈME PARTIE




Un procès fameux. — Un coup de pied de Vénus. — Une collection pas banale. — La Barucci. — Un mari peu gênant. — Souvenir de Clément Laurier. — Une partie de cartes mouvementée. — La main dans le sac. — La Cité. — Le cabaret du Lapin-Blanc. — La rose blanche. — Le général et la femme aux jambes de bois. — Un singulier tambour. — L’as de pique. — Monsieur le premier. — Le grand Français. — Les deux amies. — L’allumeur de réverbères. — Le mariage aux latrines. — La femme. — La lettre Q mène au trône.




CHAPITRE XVI
Un procès fameux. — Un coup de pied de Vénus. — Une collection pas banale. — La Barucci. — Un mari peu gênant. — Souvenir de Clément Laurier. — Une partie de cartes mouvementée. — La main dans le sac.





On dit que la truie anoblit le cochon, ici c’est tout le contraire, un joli et friand procès qui passa inaperçu, va nous le démontrer.

Une de ces étoiles qui passent leur temps à se coucher eut, un jour, la fantaisie de prendre sa retraite ; couronnée de fleurs d’orangers, le rouge de la pudeur au front, émotion inséparable d’un dernier début, elle se maria à l’église s’il vous plaît. Si elle n’acheta pas de billet de confession et qu’elle fut sincère au tribunal de la pénitence, son confesseur dut passer une heure fort agréable.

Ce procès récent va nous révéler les conséquences et les particularités de cette union assortie !

L’avocat de la demanderesse exposa ainsi les faits :

Le 28 décembre 18… Mlle R… dite E… contractait mariage avec M. O… dit A…, l’un des plus brillants jeunes premiers de Paris.

Par acte du même jour, les époux avaient fait rédiger un contrat où la future figurait comme apportant une fortune des plus importantes ; quant à M. A… il était alors en disponibilité, et comme dot, il n’avait rien du tout, sauf quelques dettes criardes — des dettes de jeu et de café.

Certes, je l’avoue, la fortune de Mlle R… n’avait rien de patrimonial, mais je dois ajouter que M. A… n’ignorait pas son origine, et que, dans son mariage, il n’avait recherché qu’une vie luxueuse et facile.

M. A… n’avait d’ailleurs pas fait mystère de ses sentiments dans le monde des coulisses où il vivait. Il disait qu’il était las de son existence et qu’il était prêt à épouser une femme borgne, bossue ou bancale, pourvu qu’elle eût la forte somme.

Quand il s’était rencontré avec ma cliente qui offrait la dernière condition, il avait employé les moyens habituels, les tirades convaincantes de son répertoire, et Mlle R… dont la vie s’écoulait alors monotone, souffrante par-dessus le marché d’une maladie de cœur, prêta une oreille complaisante à la littérature de M. A…

Elle croyait enfin tenir le repos et le bonheur ; hélas ! elle s’était trompée.

En effet, peu de temps après le mariage, elle s’aperçut que son mari lui avait apporté une charge que n’avait pas mentionnée leur contrat : une maladie inavouable ?

C’est à Nice où Mlle R… possède une propriété, que dans une promenade en voiture, à la promenade des Anglais, M. A… avoua à sa femme ce mal, que je ne qualifierai point davantage.

Je fournis toutefois la preuve de ce que j’avance, et voici les ordonnances des médecins très éloquentes et les lettres où il est question du docteur F… (le successeur de Ricord) chez lequel le médecin de M. A…, M. Jules B… devait, y est-il dit, conduire son client.

Le mari ne s’étant pas fait représenter, le substitut donna immédiatement les conclusions :

– Vraiment, dit-il, on ne pourra nous faire croire, qu’on a tant abusé que cela de la confiance naïve de Mlle R…, dont, grâce à la personnalité bruyante, nul n’ignore les particularités.

Et je trouve la demanderesse quelque peu téméraire de réclamer aujourd’hui la séparation de plano. Comment ! elle fait d’abord à son mari un crime de sa lettre au Gil Blas ? Mais c’est elle qui avait la première, dans sa lettre à l’Événement, livré les secrets de sa vie privée et de son mariage.

En protestant, j’estime donc que M. A… n’a fait qu’user de représailles fort légitimes.

Ensuite elle articule ce fait relatif au mal que vous savez. Mais quoi, Mlle R… connaissait bien le monde des coulisses et ses mœurs avant d’épouser M. A…, et, véritablement, on ne peut admettre qu’elle n’ait point eu lieu d’avoir quelques soupçons au moins et qu’elle ait éprouvé de la chose une surprise stupéfiante.

Au contraire, elle semble n’avoir point désiré un mari robuste et plein de santé ; en effet, reportons nous à la lettre parue dans l’Événement, elle s’y exprime en ces termes :

« J’éprouvai une peine effroyable, je n’avais eu que des désillusions, j’ai pris le parti de me marier, mais je ne voulais pas être amoureuse de mon mari, et j’ai résolu de prendre mon antitype ; moi qui aime les gars, j’ai pris un homme mièvre. »

Mlle R… est donc malvenue, de faire ici œuvre de moraliste, vis à vis de ce fait antérieur à son mariage.

M. A… n’était au reste pas difficile, car lorsqu’il disparut avant le procès, quelque temps après le mariage, il disait cyniquement :

– Je vais reprendre ma vie de garçon, que ma femme reprenne sa vie de fille !

Elle ne la reprit pas parce qu’elle avait les moyens, mais elle inventa une passion peu ordinaire et surtout peu banale.

Les tireuses de cartes prédisent le passé, le présent et le futur par les tarots, grand jeu ou petit jeu.

Les somnambules par la double vue ; des spécialistes, élèves de Desbarolles par l’étude des signes de la main, ou par le marc de café.

D’autres, adeptes fervents de la science graphologique, prétendent connaître au moyen d’un spécimen d’écriture, le caractère, le tempérament et les sentiments de celui ou de celle qui les a écrits.

Les disciples de Lavater et de Gall affirment quepar l’inspection du crâne, ils peuvent phrénologiquement diagnostiquer les passions et les vices.

La conversation suivante va nous expliquer ce qu’elle inventa.

Un jour, la vicomtesse la vit arriver chez elle, sollicitant un entretien particulier.

Habituée à ce genre de visite, féminine ou masculine, elle y consentit aussitôt et la conversation suivante s’engagea :

– À quoi, madame, dois-je l’honneur de votre visite ?

– Madame, je suis Mme R…, j’ai une passion de collectionner les choses les plus extraordinaires.

– C’est très bien, mais je ne suis pas brocanteuse.

– Je le sais, madame, mais je ne pouvais m’adresser qu’à vous, parce que, seule, grâce à vos relations mondaines, vous pouvez me procurer ce qui fait l’objet de mon ardent désir.

– Ce désir est donc d’une nature bien délicate ?

– Oui et non !

– Est-ce une femme ou un homme ? je tiens les deux, et je vous prie de croire que je possède un riche assortiment.

– Non, madame, les femmes et les hommes j’en ai plein le… dos.

– Alors ?

– Voici,je désire faire, comment vous dirais-je bien, un… herbier d’un nouveau genre.

– Adressez-vous à un herboriste.

– Il ne s’agit pas de botanique.

– Je ne comprends pas.

– Il s’agit de… cheveux.

– Adressez-vous à un artiste capillaire.

– Ce ne sont généralement pas eux qui peignent ceux-là.

– J’y suis à présent, vous voulez…

– Oui !

– Eh bien ! il faut vous mettre en relation avec les femmes de chambre, elles seules peuvent vous procurer cela.

– Merci du conseil, madame.

Dans les grands quartiers des Champs-Élysées et dans les rues qui forment le faubourg Saint-Germain, il existe des petits établissements qui n’ont rien de commun avec ceux des quartiers ouvriers et commerçants, malgré qu’ils portent le même nom : crémerie !

Celles des quartiers aristocratiques tiennent le milieu entre la crémerie populaire, les bars à quinze centimes et le café, généralement la salle est coupée en deux, au moyen d’une cloison en bois ajourée mécaniquement.

La clientèle de ces établissements est uniquement composée des cochers, des valets de chambre et des femmes de chambre des grandes maisons, qui y viennent, chaque matin, potiner sur leurs maîtres, entre un verre de vin blanc ou un mêlé cassis ; on y en entend de belles, de vertes et de pas mûres, c’est une vraie salade de médisances, de malveillances et de malfaisances, la domesticité se venge d’être obligée d’obéir pour vivre.

Mme R… se rendit dans les crémeries de ces quartiers et, après de longs pourparlers, obtint des femmes de chambre, à prix d’or, qu’elles lui procureraient les… cheveux qui adhéreraient aux éponges servant aux toilettes intimes.

Elle les classe et les annote suivant leur nuance avec le nom de leur propriétaire.

On avouera que voilà un singulier… herbier.

Giusti autrement dit Giulia Barucci, était vraiment le type ou même le prototype de la fille.

Elle le disait d’ailleurs à tout propos, et sa plus grande joie était de dire avec son fort accent italien : « Je souis oune poutain, mais je souis la plus belle poutain du monde entier ».

C’était exact. Elle était belle, grande, élancée, quoique un peu replète ; son corps marmoréen était surmonté d’une tête relativement petite, couverte d’une splendide chevelure, sous les frisons de laquelle deux grands yeux, qui flamboyaient constamment, faisaient parcourir des frissons étranges sous les épidermes et dans les veines des plus froids et des plus blasés.

Aussitôt qu’elle approchait un homme, qu’il fût jeune ou vieux, naïf ou roué, celui-ci sentait instinctivement qu’il avait devant lui la femme, la femelle ardente, insatiable, prête à toutes les amours sans cesse renouvelées, et à satisfaire les plus avides et les plus robustes.

Si elle tombait sur un passionné, il était perdu.

Paccard en est mort.

Le comte Posjenski en est mort.

Gramont-Caderousse s’en alla mourir en Égypte, reculant ainsi de quelques mois un dénouement fatal.

Elle n’était fière que de la beauté de son corps, qu’elle aimait voir étendu sur son grand lit couvert de draps de satin noir.

Elle n’aimait que trois choses sur terre : le mâle, la table, le jeu.

Quoique ses toilettes fussent somptueuses, elle ne passait jamais plus d’un quart d’heure pour essayer une robe.

À une époque où Mme Musard, Cora, Crénisse, Caroline Hasse, Caroline Letessier, Skidel, Anna Deslions, Schneider, Lucie Mangin, Soubise, pour ne citer que celles-là, se faisaient conduire au Bois dans des huit-ressorts, traînés par des paires de chevaux, variant comme valeur de quinze à vingt mille francs, ses équipages étaient relativement modestes.

Elle se souciait peu du cadre, sachant que, semblable à Déjanire, elle n’avait qu’à ouvrir sa tunique pour que tous soient pris de la folie de monter sur son bûcher.

Giulia Barucci était mariée, nul ne s’en doutait, quoique plus tard on écrivît que son mari était un ténor italien, ce qui n’était pas exact. L’anecdote suivante en fait foi :

Un matin, M. Haritoff, qui était l’homme du jour, mais qui ne l’avait pas été de la nuit — il y avait eu brouille entre les amants — s’en vint sonner à la porte de la Barucci.

Anita, la femme de chambre, lui ouvrit, mais lui répondit :

– Monsieur, madame m’a dit que si l’on venait lavoir, elle était sortie avec monsieur pour toute la journée.

– Monsieur, dit Haritoff, quel monsieur ?

– Je l’ignore, ajouta la camériste, mais si monsieur veut bien prendre la peine de revenir, sans doute que madame le lui dira.

À cinq heures, Haritoff, accompagné de son inséparable L… M…, qui, quelques mois plus tard devait devenir son beau-frère, se représenta chez Giulia.

Elle était gravement assise au coin du feu.

En face d’elle, un homme dont le costume de velours râpé et les gros souliers ferrés contrastaient singulièrement avec le luxe du salon, était adossé à la cheminée, fumant un soutados qui empestait toute la pièce.

— Messieurs, dit Giulia, je vous présente mon mari, il signor Jacopo Barucci.

On voit d’ici la stupéfaction des visiteurs.

— Comment, dirent-ils en chœur, vous êtes mariée, mais c’est impossible, c’est invraisemblable.

— Rien n’est plus vrai, répondit-elle, je suis mariée, tout ce qu’il y a de plus mariée ; Jacopo est un ruffian, il m’a beaucoup battue, et il y a quinze ans que nous ne sommes plus ensemble. Je vais le faire dîner à la cuisine et, à huit heures, Anita le reconduira à la gare de Lyon.

Mais ce qu’elle ne dit pas à Haritoff, elle le raconta à Soubise.

— Ma cère Sou-Sou, en le voyant, j’ai été fâchée, mais zé toujours fait l’amour avec loui et z’en été sarmée, ça ma rajounie de vingt ans.

— Mais il sent le fumier, ton paysan !

— Je lou sais bien, mais c’est oune homme, il n’y a pas de bagatelle de la porte avec loui, il tape dans le tas, la peau m’en foumait.

La Barucci était une vraie femme, une outrancière très appréciée des jouisseurs et des viveurs, mais le jeu passait chez elle avant l’amour.

Ce fut dans son salon qu’eurent lieu les plus grosses parties de l’époque.

MM. de Gramont-Caderousse, Nadgenski, Calzado, Demidoff, Joubert, Wilson, Garcia, etc., etc., etc., s’y donnaient rendez-vous presque chaque soir, et avant comme après le souper, les coups de mille, deux mille et cinq mille louis marchaient ferme. Ces messieurs étaient dégoûtés du modeste maximum de douze mille de Monte-Carlo.

Clément Laurier publia, il y a quelques années, sous ce titre : Une soirée chez la Barucci, l’aventure suivante :

La Barucci pendait la crémaillère dans son hôtel de l’avenue des Champs-Elysées. Dans cette soirée s’étaient glissés deux joueurs de profession, Calzado et Garcia qui, en quelques heures, décavèrent M. A… de M… de plus de cent mille francs.

C’est Garcia qui tenait les cartes. Calzado fournissait l’argent, jouait dans le jeu de Garcia et partageait les bénéfices.

Il faut lire dans la plaidoirie de Laurier, qui soutenait la demande en restitution formulée par M. A… de M…, la façon dont cette filouterie fut découverte et la scène indescriptible qui s’en suivit.

Il y avait, je l’ai dit, des gens du meilleur monde ; c’est M. le comte Gaston de Poix qui s’aperçut que Garcia, dont la main semblait enchantée, tant il gagnait, avait introduit parmi les cartes de la maison des cartes étrangères. On somme Garcia de rendre l’argent volé ; il refuse. On le tâte, on le fouille, et partout, dans ses manches, dans son gilet, dans ses poches, on trouve des paquets de cartes préparées.

Il en était truffé.

Insulté, poursuivi, meurtri, Garcia refuse de rendre les cent vingt mille francs qu’il vient d’escroquer. La scène se prolonge, et M. de Gramont finit par menacer d’envoyer chercher la police. Calzado, qui jusque-là s’était tenu à l’écart, conseille à Garcia de restituer ce qu’il a pris. Garcia donne cinquante mille francs, disant que c’est tout ce qu’il a sur lui. « On va fouiller tout le monde », dit M. de Gramont. Alors Garcia de chercher à fuir ; on le poursuit dans l’appartement, où il va devant lui comme un fou, la tête perdue, jetant, semant des billets de banque. Il revient dans le grand salon, on l’entoure, on le cerne, il faut qu’il rende gorge jusqu’au bout, et, quand c’est fini, on s’aperçoit qu’il manque encore des billets de banque à l’appel. Pendant qu’on donnait la chasse à Garcia, Calzado était sommé de se laisser fouiller. Il s’y refusa au nom de sa dignité offensée. — « Comment, on me fouille, moi, marquis de Vivens, dit un des convives, et on ne fouillerait pas M. Calzado. C’est trop fort. »

Le moment est venu de s’exécuter ou d’être exécuté. Calzado tend son portefeuille. — « Tenez, dit-il, il y a là quatorze mille francs en billets de banque. C’est ce que j’ai apporté. » Et, tandis qu’il remet le portefeuille, on aperçoit, tombant de son pantalon, une liasse de seize billets de mille francs qui est immédiatement ramassée. - « Mais, dit la Barucci à Calzado, ces billets sont encore à vous »,

– Non, dit Calzado, cet argent ne m’appartient pas », tant il sentait que cette découverte le perdait.

Cette scène affreuse dura de quatre à huit heures du matin.

Garcia fut condamné à cinq ans de prison et Calzado à treize mois, tous deux solidairement à 41.000 francs de dommages-intérêts.

Cette histoire n’est pas exacte ; voici la vraie : Un soir qu’une forte partie était engagée, Calzado s’était levé deux fois pour aller au water-closet ; soit que Caderousse se méfiât, soit qu’il eût quelque chose à y faire, il s’y rendit, il frappa à la porte. Calzado ne répondit pas.

Caderousse impatienté lui cria alors :

– Mais dépêchez-vous donc, on ne voit que vous là-dedans ce soir.

Calzado ouvrit, Caderousse entra et vit une carte sur le tapis.

Il ne dit rien, referma vivement la porte et ramassa la carte.

Quelques minutes plus tard,il rentrait au salon, on mettait la banque aux enchères.

Elle fut adjugée à Calzado, à 100.000 francs.

– Messieurs, dit-il, en alignant des billets de banque, le banco à cheval est-il autorisé ?

À peine avait-il donné les cartes, que Caderousse lui saisit la main, et lui dit :

– Monsieur, vous êtes un voleur !

Tout le monde se leva au milieu d’un tumulte indescriptible.

– Mais duc,vous êtes fou,lui crièrent les joueurs, vous êtes malade, mon ami !

Mais le duc ne lâchait pas la main de Calzado.

– J’ai dit que monsieur était un voleur, dit-il lentement en scandant ses paroles,je ne m’en dédis pas.

Puis, s’adressant à Calzado, en tirant un mignon revolver de sa poche, il ajouta :

– Vous avez fait une portée dans les cabinets. Vous avez oublié une carte.

En même temps, il la lui tendit.

– On va vous fouiller, continua-t-il, si on ne trouve rien sur vous, si cela vous convient vous me brûlerez la cervelle avec ce revolver, autrement nous aviserons.

Calzado était froid, et la sueur tombait à grosses gouttes sur le tapis.

On le fouilla malgré sa résistance.

La portée était toute préparée et cachée sous sa manchette.

Il fut déshabillé, roué de coups et finalement jeté à peu près nu dans l’escalier de service.

Ce fut la dernière partie jouée chez Giulia, j’entends la dernière partie de cartes, car il s’en joua d’autres qui étaient célèbres dans le monde des viveurs cosmopolites, car elle avait plus d’une corde à son arc.



CHAPITRE XVII
La Cité. — Le cabaret du Lapin-Blanc. — La rose blanche. — Le général et la femme aux jambes de bois. — Un singulier tambour. — L’as de pique. — Monsieur le premier.





Lîle de la Cité, le berceau de Paris, depuis Camulogène, 52 avant Jésus-Christ, jusqu’en 1856 a été souvent décrite par les historiens, notamment par le bibliophile Jacob, au double point de vue historique et pittoresque ; malgré cela l’île célèbre n’est guère connue que par les Mystères de Paris, d’Eugène Sue, qui y a placé l’action et les principales scènes de son roman. Se faire une idée de ce qu’était la Cité d’après ce livre populaire, ce serait exactement comme si l’on voulait apprendre l’histoire de France dans les Trois Mousquetaires d’Alexandre Dumas, et la géographie dans les œuvres de Gustave Aymard.

Les générations passent rapides comme le vent. Personne aujourd’hui ne se souvient de ce dédale de rues étroites, boueuses, véritables cloaques, derniers vestiges du moyen-âge, où le soleil et la lumière ne pénétraient jamais, repaire de bandits, de voleurs et d’assassins, clapiers de filles publiques où la police n’osait jamais s’aventurer, même en force.

En voyant de nos jours le boulevard du Palais, la rue de Lutèce, la rue d’Arcole, le quai du Marché neuf et le quai du Marché aux Fleurs, voies somptueuses, si vivantes, si grouillantes, si aérées, qui se souvient, dis-je, que sur leur emplacement, il y a à peine quarante-cinq ans, il existait une véritable forêt de Bondy.

Eugène Sue a popularisé le tapis franc de la rue aux Fèves, le cabaret du Lapin Blanc, tenu par la mère Mauras, dont il a fait un type imaginaire, comme d’ailleurs ceux de Bras rouge, du Chourineur, du Maître d’école, de la Chouette et de la Goualeuse, mais ce cabaret et cette rue ne sont qu’un extrait de l’ensemble que présentait l’île de la Cité, qui avait un caractère unique au monde.

La population composée de ravageurs, de regrattiers, de chiffonniers, d’individus pratiquant les métiers les plus étranges était digne du cadre.

Chaque rue tirait son nom des corporations qui y avaient élu domicile depuis des siècles ; telles les rues de La Barillerie, habitée par les tonneliers, où se trouvaient les caves des rois de France, la rue de La Calendre, par les calendreurs de draps, la rue des Marmouzats, par les fabricants d’images enluminées, la rue des Chaircuitiers,par les marchands de salaisons, la rue Coquatrix, par les cuisiniers — la première syllabe coq désigne encore de nos jours le cuisinier à bord des navires sous le nom de maître coq. — La rue des Fripiers, par les marchands d’habits, enfin la rue Saint-Éloi, par les forgerons.

Les voitures étaient un évènement, d’ailleurs elles n’auraient pu circuler à cause de l’étroitesse des rues, et ensuite à cause des auvents et des étalages qui faisaient saillies sur la chaussée, dont le milieu était coupé par un large ruisseau constamment exploré par les ravageurs.

Il me souvient d’avoir flané dans la cité, et, aujourd’hui à tant d’années de distance, mon impression est aussi vivace qu’au temps de ma prime jeunesse. C’est que cette population si hétéroclite qu’elle fut, n’était pas banale, elle avait un caractère particulier qui en faisait un monde à part, un monde spécial, enclavé entre le Pont-Neuf, le pont d’Arcole, le pont Saint-Michel et le chevet de Notre-Dame ; ce n’était ni la rive droite, ni la rive gauche, c’était la Cité, et bien des gens étaient aussi fiers d’en être citoyens que d’habiter le quartier du faubourg Saint-Germain.

Malgré la grande quantité de filles publiques qui pullulaient dans les tapis francs, les hôtels garnis, les maisons borgnes, il existait rue Saint-Éloi une maison de tolérance, qui au-dessus de son gros numéro, avait pour enseigne une immense rose blanche. Cette maison, quoique située dans ce lieu perdu, avait une grande réputation parmi les amateurs de plaisirs sadiques, son extérieur était des plus modestes, mais son intérieur était d’un luxe inouï.

La rose blanche avait pour tenancière une femme jeune et jolie, mais elle était affligée de deux jambes de bois, cette infirmité loin de lui nuire avait fait sa célébrité dans un certain monde.

Son client le plus fidèle était le général de B… un marcheur intrépide ; dans toutes ses campagnes, à travers le monde, il avait usé et abusé de tous les raffinements qui peuvent se pratiquer en amour ; la flagellation la mieux entendue était devenue impuissante à le faire vibrer, seul il trouvait ce talent chez la femme aux jambes de bois.

La séance se passait dans une chambre meublée d’un lit de camp, les murs étaient tapissés de lithographies de Charlet, de Raffet et d’Horace Vernet représentant des épisodes de batailles,au-dessus du lit était une panoplie d’armes, les angles des murs étaient ornés de faisceaux de drapeaux.

Pour la cérémonie, elle endossait un costume de tapin, le général se déshabillait entièrement nu, elle devait obéir au commandement ; la première batterie était la diane, alors elle l’exécutait consciencieusement sur les reins du vieux brave avec ses jambes de bois, c’était la préparation ; ensuite venait le rassemblement qui amenait la mise au point, alors succédait la parade… puis enfin la retraite et l’extinction des feux.

Après cet exercice qui durait presque une heure la pauvre femme était exténuée et le général s’en allait les reins meurtris, battu et content.

Il y a quelques années, il existait dans une rue qui avoisine la barrière de l’Étoile, dans une maison d’opulente apparence, un lieu de rendez-vous, fréquenté seulement par les initiés ; on disait que la maîtresse du logis était commanditée par un ancien préfet.

La maison était connue sous le nom de l’as de pique.

La clientèle, cela va sans dire, n’était composée que de gens de la « haute », comme dans la chanson il y en avait pour tous les goûts, un des plus assidus était un personnage que l’on saluait respectueusement du nom de « monsieur le premier » : l’était-il, ne l’était-il pas ? Je ne peux l’affirmer ; mais il en avait toutes les allures. À jours fixes, il arrivait ; dans une chambre spéciale, un jeune garçon de quinze ou seize ans l’attendait, jamais le même, ils se déshabillaient tous deux, le jeune garçon devait préalablement le fustiger d’importance avec une forte baleine, alors quand il était prêt, il lui remettait deux photographies, l’une de sa femme, l’autre de sa fille et pendant que le jeune garçon remplissait l’office de femme, le vieux satyre lui disait :

– Pense que c’est toi quifais l’amour à ma femme et à ma fille, embrasse-les ; hein, comme elles sont jolies !

Je demandai à la maîtresse de la maison qui me racontait cette singulière passion :

– Consomment-ils quelque chose ?

– Oui, me répondit-elle, des serviettes et une éponge !

Une jeune femme très dévote, qui pour un empire n’aurait pas manqué la messe, s’était mariée avec un riche industriel, lequel avait pour elle une passion immense ; elle, hypocrite,sous ses dehors religieux, cachait une perversité profonde, ils lui servaient à masquer ses débordements. Un jour, son mari dut s’absenter pour ses affaires, son voyage dura deux mois. À son retour il fut prévenu par un ami que sa femme avait un amant. Il reçut ce coup en pleine poitrine, mais doutant encore, il résolut de la faire surveiller et de la surveiller personnellement ; il mit tout en œuvre pour arriver à découvrir la vérité, mais la femme, soit qu’elle se doutât de quelque chose, soit qu’elle eût été prévenue de la surveillance exercée autour d’elle, se méfiait et prenait ses précautions en conséquence. Ni le mari ni les agences ne purent rien découvrir. De guerre lasse, le mari eut une idée lumineuse. Comme sa femme allait à la messe encore plus souvent que par le passé, qu’elle était toujours à l’église, soit pour se confesser, soit pour communier, il alla à sa paroisse trouver un prêtre de ses amis, un camarade d’enfance qui, justement depuis peu, venait d’y être nommé vicaire.

– Je viens te demander un service, lui dit-il, un grand service.

– Je suis à ta disposition, lui répondit le prêtre, de quoi s’agit-il ? – J’ai une maîtresse…

– Comment, toi, qui possède une femme si charmante,si pieuse,tu es donc fou ?

– Non ! C’est une histoire que je te raconterai une autre fois, en dînant ensemble, et sûrement, au dessert, tu me donneras l’absolution. Allons au plus pressé ; elle doit venir se confesser aujourd’hui, je veux la confesser moi-même.

– Dans quel but ?

– Je te repète, tu le sauras plus tard.

– Mais c’est une vilaine action que tu me proposes ; si cette femme te confiait des secrets, tu n’es pas tenu au secret professionnel, tu pourrais les révéler ou en abuser.

– Rassure ta conscience, je veux simplement connaître à quel point elle m’aime, tu vois que cela n’est pas bien dangereux. Ami, c’est convenu, aujourd’hui, je prends ta place ; tu vas me prêter une soutane et ne t’occuper plus du reste.

Le prêtre lui prêta une soutane, lui donna une leçon et il s’installa sur un prie-dieu dans un des bas-côtés de l’église à l’ombre d’un pilier, attendant avec anxiété la venue de sa femme.

Elle arriva enfin, de noir vêtue, une épaisse voilette sur le visage, et s’agenouilla pour faire une prière.

Lui, dont le cœur battait violemment, tant son émotion était grande, la frôlait presque ; quand elle eut terminé, elle se releva et aperçut le prêtre dans la pénombre ; il lui fit un signe, et se dirigea alors vers le confessionnal — petite cabane en bois sculpté que les impies nomment la poivrière, et les voleurs la planche à lavement. — Elle le suivit, il entra rapidement, referma la porte vivement. Elle s’agenouilla pieusement, puis commença sa confession.

Le prêtre, au travers de son grillage, écoutait anxieusement, arrivant au récit le plus friand, elle se tut subitement.

Continuez, ma sœur, lui dit-il à voix basse, racontez-moitout, si vous voulez l’absolution.

Elle continua sans omettre aucun détail.

Et quels détails, il y en avait pour tous les goûts, « en fil de fer, en caoutchouc ».

– Pourquoi, lui dit le prêtre, avoir trompé votre mari ? Ne vous aimait-il pas, ne remplissait-il pas ses devoirs conjugaux ?

– Si, mon père, répondit-elle, mais j’en avais assez, il m’ennuyait.

– C’est un bien léger grief.

– C’est vrai, mais je l’ai trompé, comme on va à la campagne, pour changer d’air, et puis il était trop mon mari et pas assez mon amant.

– Pas assez votre amant. Qu’entendez-vous par là ?

– Il ne savait pas me faire vibrer ; si vous aimez mieux, dans ses épanchements, il était trop bourgeois. Tout pour lui, il oubliait que la femme n’est pas qu’une machine à enfants.

– Alors vous avez pris un amant qui savait… Comment avez-vous dit ?

– Me faire vibrer, parfaitement.

– Et il se nomme ?

– C’est mon beau-frère.

À ces mots, le mari se leva, sortit brusquement de son confessionnal et se planta en face de sa femme. Elle le reconnut, poussa un cri terrible et s’enfuit…

Elle était devenue folle.

L’église était déserte. Sans prendre le temps d’arracher sa soutane, il courut après elle ; elle se dirigea du côté de la Seine et s’y jeta du haut du Pont-Neuf. Au même moment, un bateau-mouche passait lentement, allant accoster au ponton ; au lieu de tomber dans l’eau, elle piqua unetête dans la cheminée.

Son corps boucha les orifices de la machine à vapeur. Tout à coup, retentit une explosion épouvantable : c’était la chaudière qui sautait.

Les éclats blessèrent plusieurs personnes ; l’une fut tuée sur le coup : c’était son amant !



CHAPITRE XVIII
Le grand Français. — Les deux amies. — L’allumeur de réverbères. — Le mariage aux latrines. — La femme. — La lettre Q mène au trône.





Le Tout-Paris boulevardier a connu Parisel, grand comme un jour sans pain, géant déguingandé, supporté par des pieds immenses ; ses souliers pourraient servir à un musicien pour y serrer son violon.

On l’avait surnommé le grand Français.

Voici à quelle occasion :

Je ne sais comment il était un jour parvenu à se faufiler dans la suite de M. Ferdinand de Lesseps, qui se rendait à une inauguration quelconque, à Budapest ; je crois. Dans cette ville, ils furent reçus royalement. Une jeune fille, d’après le programme, devait présenter un magnifique bouquet à M. de Lesseps. On avait tourné un compliment qu’elle devait réciter en donnant le bouquet. On lui avait dit : « Tu le présenteras au grand Français. »

Arrivée devant le groupe formé par M. de Lesseps et sa suite, la jeune fille fut embarrassée. A qui remettre le bouquet ?

Elle se souvint qu’on lui avait dit : « Tu le remettras au grand Français. » Elle aperçut alors Parisel qui dominait le groupe de toute la hauteur de sa tête ; elle lui remit le bouquet et lui récita son compliment. On pense si l’assemblée partit d’un éclat de rire en voyant la méprise de la fillette.

Depuis cette époque, Parisel répétait sans cesse : « Il n’y a que deux grands Français en France : moi et de Lesseps. »

Quand on demandait à Parisel quel métier il exerçait, il répondait invariablement : parasite, métier facile à exercer en voyage.

Il était l’ami d’un peintre, amant à ce moment de Mlle L…, une ancienne célébrité d’un bal public.

Selon son habitude,il était hébergé dans la maison. Il avait la douce manie de fumer constamment ; plus sa pipe était vieille et culottée, plus elle empestait la nicotine, plus sa jouissance était grande. Il affectionnait tout particulièrement un ignoble brûle-gueule en bois de bruyère qui lui avait coûté la peine de le ramasser sur une table, où l’avait oublié un sale ivrogne. Son bonheur était complet quand, assis confortablement dans un excellent fauteuil, il le fumait lentement, savamment. Un soir, lui, qui débourrait chaque fois sa pipe avec une tendresse ineffable, il s’aperçut qu’elle était pleine de tabac étranger ; il se leva, furieux.

Nom de Dieu, cria-t-il, quel est le cochon qui a fumé dans ma pipe ? Si c’est ton duc, il ne peut donc pas se payer une pipe de vingt-cinq sous ! Dis-lui que je vais ouvrir une souscription au casino pour lui en acheter une.

Mlle L… avait une villa à Trouville. L’été, elle emmenait une bande amusante : son amant, l’inévitable Parisel, L…, Q… O…, etc., etc.

Un jour, arriva à Trouville une chanteuse bien connue, une lesbienne des plus distinguées. Mlle L…, aussitôt qu’elle apprit son arrivée, lui écrivit :

– Attendez-moi vers minuit.

La chanteuse, qui voulait utiliser sa soirée, coucha avec Parisel, pensant qu’une conversation vive et animée l’empêcherait de s’endormir. Malheureusement, Parisel était plus gueulard qu’amoureux ; à peine couché, il ronfla comme un bienheureux.

Elle en fit autant de son côté. A l’heure exacte, un violent coup de sonnette ébranla la maison : c’était Mlle L… qui arrivait, impatiente d’embrasser son amie.

Parisel éveillé en sursaut, sauta du premier étage dans le jardin.

Une scène épouvantable eut lieu entre les deux amies.

Mais quel raccommodement ! Le lendemain matin on les rencontrait bras dessus, bras dessous, tendremement enlacées.

Une qu’il ne faut pas nommer,appelons-la Laure, était vieille et laide il y a une vingtaine d’années, inutile de dire qu’aujourd’hui c’est pire qu’un monstre ; malgré son grand âge, elle ne désarmait pas, les amants qu’elle ne trouvait plus en haut, elle les cherchait en bas.

Un jour, elle allait à Marseille, à une petite station située entre Lyon et Valence, elle sentit qu’elle tenait par quelque lien secret à l’infime nature humaine.

Il faisait une nuit noire comme le cul du diable.

À l’arrêt du train, elle descendit de son compartiment et se dirigea vivement et directement vers l’indispensable petit édifice dont la porte est ordinairement gardée par un cerbère féminin, dans la main duquel il est de toute nécessité, avant de satisfaire la sienne, de mettre quinze centimes.

Comme il était tard la préposée était allée se coucher.

Elle franchit précipitamment la porte et la tira derrière elle.

Une seconde porte se présenta qui était fermée avec plus de soin encore, si bien que, lorsqu’elle voulut sortir, impossible.

La porte ne s’ouvrait qu’extérieurement.

Après de grands efforts inutiles, elle frappa, appela, doucement d’abord, puis énergiquement après, puis enfin se mit à crier, car la cloche, signal du départ, se faisait entendre, le coup de sifflet retentit.

Elle se décide alors à faire un vacarme épouvantable, mais le train faisait plus de bruit qu’elle, et aussitôt qu’il était parti, les employés avaient quitté la gare, n’attendant plus de train qu’à cinq heures du matin.

Cependant, quelques minutes plus tard, un espoir luit pour elle dans cette nuit horrible ; des pas se faisaient entendre.

Alors elle rassemble ses forces, renouvelle ses cris de détresse ; les pas étaient ceux d’un modeste éteigneur de réverbères qui achevait sa dernière ronde.

Il eut vite compris le cas de la prisonnière et lui répondit poliment :

– Attendez un peu, madame ;je sais comment on ouvre la porte en dedans, je vais vous délivrer.

Aussitôt dit, il appliqua son échelle contre la porte, entra par le vasistas, s’élança, tomba à côté de la prisonnière, déjà ravie, mit la main sur la serrure et s’aperçut qu’il s’était trompé lui aussi.

La coquine de serrure refusa d’obéir à la pression de ses doigts vigoureux comme elle avait résisté aux mains délicates de l’infortunée.

Ils appelèrent et crièrent derechef en duo, ce fut absolument comme s’ils chantaient femme sensible sur l’air de Marlboroug.

Il fallait bien qu’ils en prissent leur parti.

Il s’assit dans un coin, mit sa conquête de hasard sur ses genoux, la couvrit comme il put avec sa veste, puis… cinq heures arrivèrent et ils furent délivrés.

– Jamais, disait-elle, je n’ai été à pareille fête. À son retour, elle fit demander l’éteigneur de réverbères, obtint un congé pour lui et l’emmena à Paris, désireuse de recommencer la séance ; il faut croire qu’elle fut encore plus satisfaite que la première fois, car elle lui proposa de l’épouser.

Il l’épousa.

L’aventure s’ébruita, on appela ce mariage : le mariage aux latrines.

Le proverbe que la merde porte bonheur, doit être vrai, car le modeste employé, grâce aux influences de la vieille cocote, est devenu un des plus hauts personnages de la compagnie.

Le mariage, dit-on, est une éponge qui efface les fautes du passé et refait une virginité à la femme. Je doute que cela soit vrai, et je me demande la tête que doit faire le mari, lorsqu’il songe que sa femme a eu pour ancêtre le général Pavé, j’ai peut-être tort de douter si j’en juge par ce qui va suivre :

Léontine était une habituée fidèle des cafés du boulevard Montmartre, il y a à peine quelques années, elle était si énorme qu’on l’avait surnommée : la Mastodonte. C’était une fille d’humeur joyeuse, une véritable toujours prête, elle couchait avec tous pour un déjeuner, pour un bock, et ne demandait jamais d’argent, elle n’avait pas besoin d’avoir de domicile fixe, puisqu’elle avait celui de tout le monde, cette fille bizarre, bohémienne par excellence, changeait de linge chez ses amants de passage, ce qui produisait chez les blanchisseuses les scènes les plus comiques ; par exemple, elle couchait un soir chez P…, elle changeait de chemise, mettant une des siennes, et lui en laissant une en échange marqué S…, ainsi de suite pour les mouchoirs et les chaussettes, toutes les lettres de l’alphabet y passaient, ce qui faisait que tout le linge des amis était mélangé, on en riait, et en plaisantant, on disait à X… un haut personnage aujourd’hui :

– Rends-moi donc ma chemise et mon mouchoir.

Léontine pratiquait en grand le libre-échange rêvé par Proud’hon.

Un jour, un cabotin l’emmena à Nice, puis à Florence, quand il en eut assez, il la planta là carrément ; Léontine avec ses habitudes vagabondes n’était pas d’un placement facile. À force d’avoir été fréquentée par des journalistes et des cabotins, elle avait la manie d’écrire, c’était une pallasseuse de premier ordre ; réduite à la dernière extrémité, elle songea à ses anciens amants, du moins à ceux dont elle connaissait le nom. Elle leur écrivit pour leur exposer sa détresse et les prier de lui envoyer un peu d’argent pour revenir au boulevard Montmartre, car elle avait la nostalgie de la soupe aux choux du café des Variétés et du jambon pommes à l’huile du café de Suède. Elle envoya bien cent cinquante lettres qui lui rapportèrent un louis… ils étaient peu généreux, et n’avaient guère souvenir des nuits d’amour à l’œil.

Un soir qu’elle errait mélancoliquement sur une des promenades de la Ville, elle fit la rencontre d’un monsieur qui avait la passion des phénomènes. Il adorait les femmes colosses, à ce point,pour ne pas être trompé, qu’il avait adopté le moyen suivant pour s’assurer de la réalité des formes de la femme dont il avait envie :

Il lui offrait un fauteuil dans un théâtre quelconque, si elle ne parvenait pas à s’asseoir, l’affaire était faite.

Léontine était dans ce cas ; elle avait des fesses, auprès desquelles celles de la Vénus Hottentote étaient les fesses de la femme diaphane. Elle coucha avec le monsieur, qui fut émerveillé à la vue et au toucher du volume énorme d’un postérieur sans pareil.

Elle ne le lâcha pas, comme bien on pense. Elle vécut pendant quelque temps avec lui, et enfin un beau jour (pour elle) il lui proposa de l’épouser. Elle fut tellement abasourdie de cette conclusion inespérée qu’elle ne sut que répondre ; elle accepta néanmoins. Mais restaient les maudites lettres et les camarades du boulevard. Cela ne l’effraya pas. Elle écrivit à une de ses amies :

« Ma chère Titine,

» Je t’ai écrit ma débine épastrouillante. J’ai cru que j’allais en crever ; je me serais bien engagée comme femme colosse, mais les saltimbanques qu’il y a ici n’ont pas de baraque ; je ne voulais pas me jeter à l’eau, je la déteste.

» Que faire ?

» Entrer au claque, cela n’effarouchait pas ma vertu, mais il n’y en a pas, parce que la ville n’est qu’une immense maison de tolérance. Il était donc impossible de faire le persil, puisqu’il y a autant de putains que de pavés.

» En flânant sur la promenade aristocratique, j’ai rencontré le vieux Machin. Tu connais le type et sa passion ; il m’a emmenée, et je t’assure, ma vieille, qu’il a payé plus de deux sous pour tâter comme à la foire aux pains d’épices. Ouvre bien tes quinquets pour lire ce qui suit. Il m’épouse, mon Dieu oui, il m’épouse. Tu vois d’ici, et tu comprends mon étonnement. Je me pince pour croire que je suis éveillée et que je ne rêve pas ; je vais être une dame, et une grande dame encore, au lieu de mendier un bock ou une soupe à des mufles qui se foutaient de ma gueule. Je vais avoir chevaux et voitures, hôtel, villa, château, femmes de chambre, valets, en un mot tout le diable et son train. Une pauvre putain comme moi qui errait de lit en lit, je vais en avoir un pour moi toute seule !

» Et cela grâce à la nature.

» On disait sous l’Empire, pour embêter l’impératrice, que le Q menait au trône, parce que l’omnibus qui porte cette lettre va de Charenton à la barrière du Trône. J’ignore si ce mauvais calembour était vrai, mais de moi on pourrait dire que cette lettre conduit à la fortune que je ne pourrais m’en froisser.

» Mais il y a un mais, un véritable cheveu. Quand les camarades vont apprendre ma chance, elles sont foutues de vouloir me faire chanter ; je leur ai écrit tant de lettres que mon miché de futur mari pourrait bien en avoir vent ; il faut qu’à tout prix tu les retires de la circulation ; dis-leur de mettre du papier dans leur sonnette. Je suis bonne fille et pas rosse ; quand je vais avoir du pognon, elles pourront me taper.

» Je t’embrasse.

» Léontine. »

Malgré que le gros Machin connût l’existence fantastique, il l’épousa, et elle eut l’audace d’aller à l’église en costume virginal !!!

Elle a eu tous les honneurs pour son état de fortune. Toute la haute société se donna rendez-vous dans ses somptueux salons. L’ambassadeur de Turquie, qui apprécia à leur juste valeur les formes qui lui valurent son mariage, lui a fait obtenir le grand cordon de l’ordre de l’Osmanié !

Malgré tout, Léontine est restée bonne fille ; elle ne reçoit pas les camarades, il est vrai, mais elle a pour excuse que c’est pour ne pas déplaire à monsieur. Elle a néanmoins pris pour femme de chambre à tout faire une de ses anciennes du boulevard ; il faut les entendre, les deux boulevardières ; lorsque les invités sont partis, elles se réunissent dans un petit salon pour fumer et boire comme jadis.

– Crois-tu, dit Léontine, que les hommes sont vaches ! ils n’ignorent pas mon existence passée, mais parce que j’ai du pognon et que mon mari peut faire la pluie ou le beau temps, à son gré, ils sont à plat ventre devant moi, eux qui autrefois ne m’auraient pas offert vingt sous pour boulotter.

Allons, laissons cela, et à ta santé, ma vieille !




CONCLUSION




J’ai dit au début de ce livre : La flagellation, c’est l’apéritif de l’amour.

Cela a pu paraître un paradoxe à mes lecteurs. Néanmoins, rien n’est plus vrai, si on prend la peine de l’expliquer scientifiquement.

Pour pratiquer le coït, il faut la production d’une érection suffisante qui, à l’état normal, dans un corps sain et jeune, est provoquée par une action réflexe, — sensation de la peau, la vue d’objets apparents et palpables, effet d’imagination, souvenir d’une personne amie, attouchements, violents désirs, etc., etc.

Le centre de l’érection, qui réside dans la moelle sacrée,est sollicité par des excitations périphériques provenant soit des glandes séminales, soit exercées sur les nerfs sensibles, soit sur ceux du cerveau surexcité par des pressions érotiques ou physiologiques. Or, le cerveau n’est-il pas le moteur, le conducteur de tous nos sentiments et de toutes nos sensations ?

Lui, oblitéré, atrophié ou détruit, rien n’existe !

Témoin le fait de la paralysie générale, de l’ataxie locomotrice, de l’hémorrhagie cérébrale, toutes maladies qui annihilent toutes fonctions.

C’est ici que le bulbe est pour nous l’agent principal.

Pour résumer : l’action principale, le cerveau (le bulbe), secondairement action réflexe, les nerfs sensitifs et sensibles qui, soit par contact, soit par compression, font vibrer le centre.

Donc, notre cerveau est une machine, centre de toutes les impressions. Lui atteint, rien n’existe ; c’est une machine difficile à abattre, sauf dans les cas foudroyants, et c’est aussi une machine difficile à mettre en mouvement pour satisfaire les passions d’une imagination dépravée ou usée par les excès.


FIN
  1. Dans une brochure rarissime, parue en 1861, et qui porte pour titre : Paris qui danse, il est question d’une baronne d’Ange, comme une habituée du Bal Robert, alors en grande réputation, impasse du Cadran, boulevard Rochechouart. À la même date, on parle aussi dans les Mémoires de Rigolboche d’une baronne d’Ange.