Les Flagellants et les flagellés de Paris/IX

Charles Carrington (p. 139-156).
CHAPITRE IX
Les Cocottes à passions. — Les allumeuses. — Le coup du Téléphone. — Une vengeance amusante.


Qu’une femme persille sur le trottoir boueux, au coin d’une rue obscure, vêtue de haillons sordides, effilochés, graisseux ; que son haleine fétide exhale une odeur puante, d’ail, d’alcool et de tabac ; qu’elle se nomme : Choléra, la Rouquine, la Miteuse, Gueule en pente, ou qu’elle fasse son persil sur les planches d’un théâtre, à la lumière électrique, sur les grands boulevards, dans les cafés à la mode, au bois dans un splendide coupé, vêtue de velours, de soie, de fourrures, couverte de diamants ; qu’elle se nomme Delphine de Lizy, Hélène de Lancy, Louise de Silva, Isabelle de Lineuil, Betty de Montbazon, Béatrice de Castillon, Marion de Lorme, Henriette de Barras, Schneider de Sombreuil, Lucile de Ligny, Francine de Croza, Madeleine de Mogen, Marcelle de Montfort, Blanche d’Orthez, Liane de Pougy, Julia d’Essonnes, Laure de Chiffreville, Émilienne d’Alençon, Cléo de Mérode, c’est toujours de la viande tarifée au mois, à l’heure ou à la course ; que l’Étal soit dans un boudoir somptueux, meublé de ruines successives, ou dans un garni fuligineux, squalide, c’est une question de prix, voilà tout : il n’y a que l’enveloppe qui diffère.

Dans les grands quartiers, le cochon à la vitrine des charcutiers, les jours gras, ou à la Noël, paré de bouffettes de rubans et de fleurs artificielles, est absolument le même que celui qui s’étale modestement accroché à un clou à la porte des charcutiers des quartiers ouvriers.

C’est toujours du cochon.

C’est un problème qui n’a jamais été résolu. Pourquoi les femmes d’aujourd’hui s’ennoblissent-elles toutes et ne se nomment-elles pas comme autrefois, simplement : Caroline, Marie, Rose ou Joséphine ? Moi, je pense que c’est pour faire croire qu’elles sont toutes filles de cinq louis.

La grande cocotte n’est donc autre chose que la fille de la rue, elle a eu plus de veine ou plus d’audace que ses congénères, condamnées à perpétuité au boulevard, à l’hôpital, au souteneur, à Saint-Lazare ou à la morgue, mais toujours même ignominie, même sottise, mêmes goûts, mêmes passions, mêmes origines, la loge d’un concierge ou l’arrière-boutique d’un savetier.

Celle de la rue a pour souteneur un voyou qui la vole et la rosse, celle de la haute a un rastaquouère qui la gruge sous une autre forme, c’est un maquereau en gants jaunes, voilà tout, seulement il a l’air d’avoir une profession : commis-voyageur en poteaux télégraphiques, professeur de trompette pour conducteurs de tramways, chef de gare au Bazar de l’Hôtel-de-ville pour les chemins de fer à treize sous, cocher de fiacre à bord du bateau l’Hirondelle, etc., etc..

On refuse généralement la main au souteneur de la pierreuse ; le souteneur de la cocotte est reçu dans le monde : au lieu de promener ses écailles chez les mastroquets, il les promène dans les salons, dans les cercles, dans les tables d’hôtes huppées. Le maquereau des boulevards extérieurs ne connaît que la plage Pigalle et la plage Clichy ; le maquereau des Champs-Élysées fait les plages en réputation : Nice, Monte-Carlo, Trouville ou Biarritz.

Quand on interroge une fille affublée d’un de ronflant sur ses débuts, jamais elle n’est sincère, jamais elle n’avoue qu’elle sort d’une loge de concierge, que son père et sa mère avaient rêvé pour elle le Conservatoire ou le théâtre, qu’ils lui avaient appris à péter plus haut que le c.., et que son premier amant a été un affreux voyou avec qui elle avait l’habitude de vagabonder, qu’ayant échoué, elle a commencé par un pécule modeste pour agrandir le cercle de ses opérations.

Elles se donnent comme filles d’officiers supérieurs élevées à Saint-Denis, comme ayant été séduites par leur beau-père, comme institutrices déclassées ; cette dernière assertion n’est pas tout à fait fausse, car à la tombée de la nuit, aux environs de la place Saint-Georges, on peut voir une grande fille brune, modestement mise, qui a piqué sur son jersey le ruban des palmes académiques.

Son boniment est court et n’est pas banal. C’est une invite à… cœur discrète, En passant à côté de vous, elle dit d’une voix douce et basse, en lançant un regard polisson : « Je ne demeure pas loin ! »

Rien de répréhensible ; tout le monde a le droit, dans la rue, de faire une réflexion à voix haute.

C’est un rude métier que celui de marchande d’amour. Pauvres créatures qui se sont dévouées dans un jour d’abnégation touchante au bonheur physique des vieux messieurs. Leur sort inspire une pitié profonde mêlée à une certaine admiration pour tant de courage et de persévérance ; ce sont les sœurs de charité du mal, toujours prêtes à s’installer au chevet d’un homme riche. Elles ont éteint en elles toute espèce de dégoût physique, et aucune plaie morale ne les effraye, aucune lèpre sociale ne les rebute, ça les attire au contraire.

Quand elle voit ses nombreux et consciencieux travaux récompensés par la fortune, elle jouit en grande dame de ce qu’elle a amassé comme petite dame. Mais elle a le spleen ; alors elle se paye des fantaisies, elle réunit dans un dîner splendide les hommes qui l’ont aidée dans ses spéculations, elle tient à voir en général ceux qu’elle a connus en particulier ; alors, en avant, les souvenirs de jeunesse !

Il y a plusieurs genres de ce qu’on est convenu d’appeler la cocotte ; comme il y a fagots et fagots, il y a également une infinité de manières de travailler, suivant les goûts des clients.

La rameneuse, c’est la boulevardière, qu’on appelle Beurre-demi-sel lorsqu’elle est mûre pour les boulevards extérieurs, pour retourner d’où elle est partie, pour dégringoler de l’Olympe au Marais.

La rameneuse a un chez elle, mais presque toujours en meublé, soit qu’elle habite dans une maison particulière, où d’anciennes filles retirées de la circulation louent des chambres, soit que ses meubles lui soient loués par un tapissier qui, comme garantie, garde le logement à son nom jusqu’à payement complet du mobilier, ce qui n’arrive presque jamais ; elle est le plus souvent en carte, soumise à la visite sanitaire. Mais mieux élevées que les pierreuses, quand elles y vont, elles ne disent pas : « Je vais à Montretout ». Elles disent : « J’ai été cramper avec le dabe d’argent. »

La rameneuse travaille toute la journée ; dès midi, elle descend de chez elle dans Paris ; si en chemin elle n’a pas chargé, elle va au boulevard, du faubourg Montmartre à la Madeleine ; les mardis et vendredis, jours du marché aux fleurs, sont pour elle généralement fructueux. Chaque fois qu’un homme s’approche près d’une bouquetière, elles font mine d’acheter un bouquet de deux sous ; il est rare que l’homme les laisse payer ; alors elles se confondent en remerciements. « Ce sera un souvenir ; oh ! comme vous êtes aimable, monsieur, comme ces fleurs sentent bon ! »

La conversation s’engage. Coût : cent sous ou vingt francs, suivant les besoins du moment ou la générosité du client.

La rameneuse fait aussi les Champs-Élysées, mais à pied ; les chaises qui bordent l’avenue en sont parfois bondées.

Là, le raccrochage est des plus faciles, est sans dangers, les agents des mœurs ne s’y hasardent pas de crainte des gaffes. En effet, les mères de famille y sont confondues, l’homme longe l’allée, et passe la revue du bataillon des toujours-prêtes ; quand il a jeté son dévolu, il prend carrément une chaise et s’installe à côté de celle qu’il convoite. Oh ! les préliminaires ne sont pas longs, il y en a d’ailleurs qui ont leurs ordinaires pour un prix fait, invariable, comme le travail.

Quand un homme est connu pour un miché douillard, elles se le disputent, surtout s’il donne une bougie à la bonne, parce qu’elles partagent avec elle.

Il est des rameneuses qui, en dix ans, n’ont jamais amené un homme chez elles, elles vont chez une camarade pour n’avoir pas à payer un hôtel, et réciproquement.

La rameneuse gagne en moyenne huit mille francs par an, sans compter les lapins qu’on lui pose et qui passent par profits et pertes ; ces huit mille francs représentent en moyenne mille clients !

Depuis quelques années les femmes sont plus méfiantes, elles ne se laissent pas attraper facilement, elles se font payer d’avance : pour carotter une roue de derrière ou un demi-sigue en dehors du prix convenu, elles emploient une foule de ruses ; en voici une qui réussit toujours.

Arrivée à la chambre de l’amie, elle commence par faire asseoir son miché, elle ôte son chapeau, déroule ses cheveux, dégrafe sa robe, enlève son corset et ses jupons ; elle reste ainsi en pantalon très court et très décolletée, parce que par un geste imperceptible elle a tiré la coulisse qui fermait sa chemise sur sa poitrine. Elle s’assied près, bien près, quelquefois sur ses genoux et entame une conversation banale, l’homme la couve des yeux : en femme habile, elle suit sur sa physionomie la marche de ses désirs ; quand elle le voit à point, elle aborde la question.

— Tu m’as donné dix francs (ou un louis), mais tu ne savais pas comme j’étais faite, comme j’étais fraîche ; allons, mon bébé, donne-moi dix francs (ou un louis) de plus, tu verras comme je serai bien gentille.

C’est le coup de l’allumage.

L’homme ne répond pas, mais il sort fébrilement son porte-monnaie de sa poche et double souvent la somme demandée.

Il n’en a pas davantage pour cela !

La cocotte à parties est une putain en carte, elle ne racole pas ouvertement, à l’aide du boniment traditionnel : « Mon petit homme, veux-tu monter chez moi ? Je suis élève de la Farcy ou du Chabanais ! »

Elle est généralement élégante, elle s’arrête aux devantures des magasins et se fait suivre d’un coup d’œil engageant, elle ne ramène pas chez elle, elle conduit son miché dans des maisons spéciales qui se nomment Maisons de passes ; elles sont situées rues Laferrière, Labruyère, Bréda, Fontaine, etc., etc. Rien ne distingue ces maisons des autres maisons.

Il y a dans Paris un certain nombre de propriétaires aux allures chastes, fervents disciples du sénateur Bérenger qui rendent le pain bénit dans leur paroisse, hypocrites qui se fâchent d’un écart de langage et qui, néanmoins, tirent un gros revenu d’une ou deux chambres, que la concierge loue cinq ou dix francs la passe, suivant le quartier et l’apparence de la maison ; si dans le quartier une indiscrétion dévoilait ce joli commerce, c’est la concierge qui endosserait la responsabilité ; songez donc, le propriétaire, un si brave homme, un conservateur, quelle horreur ! N’empêche que M. Prudhomme n’est qu’un vulgaire maquereau !

La cocotte appelle cela faire une passade, parce que la séance ne dure guère plus d’un quart d’heure.

La cocotte à parties a un grand luxe de linge, cela lui sert d’enseigne ; c’est pour cette raison qu’en parlant d’elle, les“ garçons d’hôtels la désignent par cette expression : un linge, tandis qu’ils appellent la fille de bas étage : un torchon.

Quand la cocotte aborde le théâtre, elle devient une grue, c’est généralement une dinde, belle fille, mais bête comme ses pieds, qui ne trouve pas les planches trop dures, il fait plus chaud sur la scène que sur le trottoir, et puis elle peut faire l’orchestre et étaler sa viande, l’amateur peut juger d’un seul coup d’œil, s’il en aura pour son argent, du moins, au poids.

Les directeurs de théâtres en tirent profit, ils ont de belles filles qu’ils payent peu - quand ils les payent - et souvent elles ont servi de truchement pour une commandite ; si on prend le brochet par la gueule on prend les vieux cochons par le contraire.

La grande cocotte, la huppée, en dehors du tour du Bois, ne raccroche pas personnellement, elle reçoit des visites !

C’est son allumeuse qui lui procure le client de passage. Ce genre de travail a beaucoup de succès quand les étrangers affluent à Paris, surtout aux époques de grandes expositions universelles.

Madame reçoit, c’est tout un monde.

Il y a peu de temps, j’étais invité à déjeuner chez une dame à qui j’avais été présenté dans une soirée de gala donnée par un de nos ministres. À l’heure fixée, midi, je fus ponctuel. Appartement somptueux, salle à manger princière, soubrette jolie et accorte. Je fus reçu à bras ouverts, et comme il faisait chaud, la maîtresse de maison portait un corsage outrageusement échancré ; on se mit à table, on nous servit un menu impérial. A côté de moi, était assis un monsieur très correct que je connaissais de vue ; la dame qui voyait que je m’inquiétais de savoir qui était ce personnage, me dit tout à coup : « Excusez-moi, j’ai oublié de vous présenter mon mari ». Je m’inclinai. À peine le café était-il servi qu’un violent coup de sonnette retentit ; sans mot dire, la dame se leva de table, passa dans sa chambre à coucher, et la bonne nous enferma dans la salle à manger ; quelques minutes plus tard la bonne revint, nous ouvrit la porte, puis celle du palier, en nous disant : « Marchez doucement ».

Ne comprenant rien à ce manège, une fois dans la rue, le mari me dit : « Vous êtes étonné, monsieur, je n’y puis rien, ma femme reçoit ses amis. » Et dire qu’il y a dans Paris dix mille maris et plus dont la femme reçoit !

Revenons à la cocotte huppée. Les souverains leur font tourner la tête, elles voudraient bien le leur rendre, pas le Schah de Perse, par exemple, depuis qu’elles savent que ses fameux diamants ne sont que des bouchons de carafes.

Une véritable fièvre s’empare de ces ambitieuses, on pourrait l’appeler une fièvre monarcho-purpurale, il leur faut du souverain, elles l’attendent et ne peuvent croire qu’il ne viendra pas, une nuit ou l’autre, au moins une fois, visiter leur exposition permanente ; d’aucunes, prévoyantes, font mettre dans leur antichambre des patères spéciales pour qu’il puisse y accrocher commodément sa couronne.

Elles envient toutes cette actrice célèbre du théâtre des Variétés, qui fut sous l’Empire surnommée : le passage des Princes !

Cette actrice fut célèbre à différents titres : elle était la maîtresse en pied d’un duc illustre qui a donné son nom à une rue des plus aristocratiques. Le duc était un assidu du théâtre, il y venait chaque soir. On représentait une pièce à succès, l’actrice était en scène, l’orchestre préludait, elle allait entonner un couplet, le silence était si grand dans la salle que l’on aurait entendu voler un mouchoir, lorsque, tout à coup, elle poussa un soupir qu’eut envié le pétomane ; ravi, le duc se mit à applaudir, en s’écriant : « J’entends la voix de ce que j’aime. »

Ces intéressantes fiévreuses deviennent inabordables pour les simples mortels, elles donnent à leurs domestiques les ordres les plus sévères, pour que les visiteurs royaux soient seuls admis s’ils daignent se présenter.

Généralement, les souverains de grande marque sont rares, elles n’ont même pas pu se rattraper sur Ménélik !

Revenons à l’allumeuse.

L’allumeuse n’est ni jeune ni jolie (elle pourrait néanmoins travailler pour son compte), elle a l’œil américain, elle sait fouiller un homme sans qu’il ouvre son porte-monnaie, elle a l’aspect sévère, une tenue des plus correctes, on jurerait une gouvernante de bonne maison, elle est complète et inappréciable lorsqu’elle parle plusieurs langues.

Elle a de grandes relations surtout parmi les hommes d’un certain âge, les jeunes présentent trop de danger, ils deviennent collants et cela pourrait gêner la grande cocotte qui a besoin de s’entourer de précautions pour conserver son ordinaire qui fait marcher la maison, tandis que les vieux, à passion pour la plupart, ayant généralement des situations à conserver, sont extrêmement discrets et réservés dans leurs relations, et puis, les vieux, ça paye mieux, et elle n’a pas à craindre les tuteurs, gens très gênants.

Quand, par fantaisie, la grande cocotte suit à pied, l’allumeuse, qui joue le rôle de dame de compagnie, a l’air de veiller avec soin sur le « trésor » qui lui est confié, elle y veille en effet, mais pour choisir le miché, c’est l’allumeuse qui donne la carte de la cocotte, qui débat le prix, qui énumère les plaisirs futurs.

C’est encore l’allumeuse qui fait le coup de téléphone.

C’est l’enfance de l’art, et pourtant c’est absolument ingénieux. Elle se rend à une cabine téléphonique publique.

— Allô ! allô ! mettez-moi, mademoiselle, en communication avec le Cercle des Épatants ?

— Vous yêtes.

— Allô ! allô ! à qui ai-je l’honneur de parler ?

— Au gérant.

— Bien, monsieur, merci, voulez-vous faire appeler le prince Machinskoff, c’est de la part de Mme Laure de Saints-Lieux.

— Volontiers, madame.

Le prince arrive à l’appareil.

— Allô ! que voulez-vous, madame ?

— Mme Laure et ses amies font demander si ces messieurs du cercle sont en bonnes dispositions.

— Très bonnes, combien sont-elles ?

— Autant que monsieur le prince voudra.

— Amenez-en six, à une heure, chez Durand.

On voit que rien n’est plus simple.

Le coup de l’invitation, quoiqu’un peu ancien, n’en est pas moins très pratique et très facile à exécuter.

Voici en quoi il consiste :

La cocotte renseignée par un journal spécial sur l’arrivée à Paris « des nobles étrangers » ou bien par son allumeuse qui est en rapport avec les gérants des principaux hôtels de Paris, organise une soirée, elle lance des invitations ainsi rédigées :

Monsieur,

Voulez-vous me faire l’honneur d’assister à une soirée musicale, qui aura lieu le 10 de ce mois, on y entendra un jeune ténor doué d’une voix extraordinaire.

Léa d’Essonnes.

Un jour, une invitation de ce genre fut adressée, à un gentilhomme du Poitou, que le journal indiquait comme garçon ; c’était une erreur, il était marié. Il était descendu au Grand Hôtel avec sa femme et ses deux filles ; le père était absent, ce fut la mère qui reçut l’invitation ; le soir, en grande toilette, elle et ses deux filles faisaient, dans le salon de la cocotte, une entrée à sensation.

Cette cocotte sur le retour était en même temps une proxénète fort connue. Elle pria la mère de passer dans un salon voisin, croyant qu’elle lui amenait les deux jeunesses pour en trafiquer. Sans préambule, elle lui demanda si elles étaient dans le commerce depuis longtemps et combien elle en voulait.

La mère ne comprenait pas.

— Mais nous ne sommes pas dans le commerce, répondit-elle, nous habitons notre château dans le Poitou, vous devez le savoir, puisque vous avez adressé à mon mari, le comte de X…, l’invitation que voici.

La proxénète comprit le quiproquo, et comme elle était bien avec la préfecture de police, à qui elle rendait des services, elle essaya d’éviter le scandale, elle expliqua à la mère que toutes les demoiselles qui étaient au salon étaient des actrices et que… que… c’était une invitation pour hommes et non pour femmes ; l’aventure en resta là.

Un autre moyen tout à fait nouveau est employé par une vieille garde, de celles qui se vendent mais ne meurent jamais.

Elle adresse la lettre suivante à un certain nombre d’hommes du monde :

Monsieur,

Une malheureuse jeune fille, musicienne distinguée, douée d’une jolie voix, vient d’être abandonnée par sa mère. Son père, un misérable, ce nom est encore trop doux pour qualifier sa conduite, veut la séduire ; elle a résisté jusqu’ici, mais le pourra-t-elle longtemps ?

Elle est appelée à un avenir magnifique, elle vous a remarqué et vous aime ardemment, elle a besoin de votre amour pour vivre heureuse et la sauver des griffes de ce satyre.

Venez au plus vite.

Louise de Boussy.

Les heures varient afin que les clients ne se rencontrent pas.

Il va sans dire que c’est une pauvre fille qu’elle exploite audacieusement ; à la fin de la journée, elle lui donne deux louis pour une demi-douzaine de séances plus ou moins prolongées.

Ceux qui s’aperçoivent de la mystification n’ont garde de se plaindre, mais ils se vengent à leur manière.

Une vieille garde, du genre de Louise de Boussy, était tranquillement, un matin, en train de se ma quiller consciencieusement pour réparer des nuits l’irréparable outrage.

Elle entend un vigoureux coup de sonnette ; la femme de chambre alla ouvrir, et vint lui dire que c’était un jeune homme qui désirait la voir, elle continua son travail, extérieurement flattée de cette visite matinale. Autre coup de sonnette, autre visite. Enfin, en un quart d’heure le salon était plein, dix minutes plus tard ce fut le tour de la salle à manger, puis de la cuisine, il y en avait jusque sur le palier, le concierge furieux ne savait à qui répondre.

Enfin, elle fit son entrée,tous poussèrent un cri en la voyant : elle, sans se démonter, elle en avait bien vu d’autres, leur demanda ce qui lui valait l’honneur de leur visite.

Chacun des visiteurs sortit de sa poche un billet ainsi conçu :

« Mme Louise de Boussy. prie M… X… de lui faire l’honneur de passer chez elle le 15 courant, à dix heures du matin. »

Elle comprit la mystification, mais n’en connut jamais l’auteur, qui aujourd’hui est un de nos députés les plus en vue, en passe de devenir ministre, il l’a déjà été, et est célèbre par un procès retentissant, dont personne ne connaît le fin mot et ne le connaîtra jamais, mais qui peut se résumer dans la parole du Christ : « Sinite parvulos venire ad me ».