Les Flagellants et les flagellés de Paris/II

Charles Carrington (p. 20-31).
CHAPITRE II


La loi des contrastes. — La femme aux crabes



Tout Paris élégant a connu une jeune femme maigre, sèche et plate comme une limande ; elle a un aspect étrange, indéfinissable, diabolique, elle a l’œil noir et profond comme une caverne, son regard d’acier fait baisser les yeux aux plus audacieux ; elle a une chevelure abondante, noire comme du jais et crépue comme celle d’une négresse. Sa taille est au-dessous de la moyenne, sa toilette soignée fait l’admiration des connaisseurs quand elle passe à pied sur les grands boulevards, les camelots peu respectueux crient :

— Tiens, pige donc, madame Sac d’os.

C’est bien, en effet, un sac d’os, que l’on pourrait compter tant elle est diaphane.

Cette femme, veuve d’un commandant d’infanterie qui avait longtemps habité la Tunisie et l’Algérie, vint à Paris après la mort de son mari ; elle occupe un charmant hôtel dans l’avenue d’Antin.

On ne lui connaît pas d’amants dans le monde ; pourtant elle ne porte pas en ville.

Sa passion est extraordinaire et justifie plus qu’amplement la loi des contrastes.

Après l’Exposition, elle rencontra dans ses promenades quotidiennes un pauvre diable de nègre soudanais qui avait cru, comme tant d’autres, trouver le Pactole à Paris et qui n’y avait rencontré que la misère. Il vendait des olives et des cacahouettes à la terrasse des cafés du boulevard.

D’un noir d’ébène, haut d’un mètre quatre-vingt-dix, il était taillé en hercule. En vous offrant sa marchandise, il esquissait un large sourire qui mettait à découvert une double rangée de dents blanches comme de l’ivoire ; ses deux grands yeux, dont on ne voyait que le blanc, donnaient à son regard quelque chose de satanique.

Elle le suivit plusieurs jours, pas à pas ; tout à coup, le nègre disparut.

Elle explora Paris dans tous les sens avec l’espoir de le retrouver ; au bout d’un mois, elle désespérait, lorsqu’en passant dans son coupé, sur le boulevard Clichy, elle aperçut campé, en tenue de chasseur, à la porte d’un café borgne où se réunissent les bookmakers, le nègre tant désiré ; elle fit arrêter sa voiture et, sans se soucier du public interlope qui composait les consommateurs, elle entra crânement dans la salle du café, elle demanda une consommation au hasard et de quoi écrire, elle mit simplement une feuille de papier blanc dans l’enveloppe, et sur celle-ci elle écrivit lisiblement son nom et son adresse.

– Appelez-moi le chasseur, dit-elle au garçon.

Le nègre s’empressa d’accourir, sa casquette à la main. « Vous allez, lui dit-elle, porter cette lettre à son adresse, vous attendrez la réponse. » Le nègre partit comme une flèche ; elle remonta rapidement dans son coupé en donnant ordre à son cocher de la conduire chez elle au galop.

Elle y fut en quelques minutes ; pourtant, il lui semblait que ses chevaux ne brûlaient pas le pavé assez vite tant son impatience était grande.

Elle pénétra dans son hôtel par la petite porte du jardin et franchit quatre à quatre les degrés de l’escalier qui conduisait à sa chambre à coucher. En un tour de main, elle se dévêtit de sa toilette de ville et passa un peignoir, puis elle sonna sa femme de chambre.

– Tiens, dit cette dernière, je n’ai pas vu rentrer madame.

– C’est bien, répondit la veuve, épargnez-moi vos réflexions.

– Quelqu’un est-il venu me demander ?

– Non, madame, mais il y a là-bas dans le vestibule un nègre effroyablement grand qui roule des yeux ébahis en regardant autour de lui.

– Que veut-il ?

– Il dit qu’il a une lettre pour madame et qu’il attend une réponse.

— Faites-le monter.

La femme de chambre, étonnée, introduisit le nègre. Ce dernier, reconnaissant la femme du boulevard Clichy, tournait sa casquette dans ses mains sans pouvoir parler.

– Rassurez-vous, mon ami, lui dit-elle. Vous avez une lettre à me remettre ?

– Oui, madame.

Elle la lui prit des mains et fit semblant de lire.

– Que faisiez-vous avant de venir à Paris ? lui demanda-t-elle.

– J’étais attaché à la personne du sultan.

– Combien gagnez-vous actuellement par jour ?

– Environ cent sous.

– Voulez-vous gagner davantage ?

– Oui, madame.

Elle sonna à nouveau sa femme de chambre.

« Vous allez préparer un bain », lui dit-elle. Quelques minutes plus tard, elle vint annoncer que le bain était prêt.

– Justine, je n’y suis pour personne, vous entendez.

Elle dit alors au nègre : venez avec moi. Quand ils furent dans la salle de bain, elle ferma soigneusement la porte à double tour, puis elle dit au nègre : « Déshabillez-vous. »

— Tout nu, madame ?

— Complètement.

Pendant que le nègre procédait à cette opération, d’une main fébrile, elle enleva son peignoir, sa chemise et ses bas. Elle apparut alors si frêle, si chétive à côté du colosse qu’il recula. Le premier moment de stupeur passé, il se précipita sur elle et l’enleva de terre dans ses bras comme un fétu de paille. Souple comme un serpent, elle se dégagea, courut à un petit chiffonnier et prit dans un des tiroirs un jouet mignon à manche d’argent, dont les lanières en soie étaient tressées en quadruples et garnies à leur extrémité de petites boules d’ivoire grosses comme des chevrotines, puis le lui mit dans la main. « Je vais me coucher, lui dit-elle, à plat ventre sur ce sofa de satin blanc, tu vas me frapper sur les reins avec le fouet jusqu’à ce que le sang apparaisse sur la peau ; alors tu me pétriras comme de la pâte, tu me feras craquer les muscles, tu me broieras les chairs,tu me feras crier les os ; ne t’effraye pas de mes cris et de mes spasmes, tu t’arrêteras quand je serai épuisée et que tu me verras sans mouvement. »

Ce fut alors un spectacle étrange que celui de ce nègre gigantesque en rut qui s’acharnait sur la femme, furieux de son impuissance, les yeux lui sortant de la tête, sa bouche lippue était couleur de vermillon, sa noirceur formait un contraste avec le satin sur lequel elle se roulait, en proie à une attaque d’hystérie provoquée par son violent désir ; enfin, après s’être tordue, repliée sur elle-même, la face et les membres convulsés, elle resta inanimée.

Le nègre la couvait d’un regard de hyène, s’il avait voulu !…

Mais il n’osait s’approcher d’elle, frappé par une crainte superstitieuse ; enfin, elle remua doucement et reprit ses sens, elle le pria de la plonger dans la baignoire ; une demi-heure après, tous deux se rhabillaient, elle, souriante, lui tendit la main et lui dit : « Merci, tu reviendras dans huit jours ». Jamais, le malheureux nègre ne voulut y retourner ; il reprit son baquet d’olives, et, quand il m’eut raconté cette scène diabolique, il ajouta,pour terminer : « J’avais envie de la manger, mais j’ai eu trop peur ».

Elle fréquente actuellement les abattoirs, où on la connaît sous le nom de la dame aux cent francs ; elle choisit, parmi les tueurs, le plus solidement bâti, celui qui remplira le rôle du nègre, mais elle exige qu’au lieu de se mettre nu, il la flagelle revêtu de sa blouse et de son tablier de travail, avec ses mains, comme ses vêtements, rouges de sang. La femme aux crabes, ah ! si je pouvais la nommer ? est d’une taille ordinaire, blonde comme les blés mûrs, grasse, son estomac est copieux, et bien des amateurs ne demanderaient qu’à se mettre à table, elle a des hanches superbes et n’a rien à envier à la fameuse Vénus hottentote, mais les soupirants en sont pour leurs frais, elle ne veut rien savoir, et, comme elle est très riche, elle n’a besoin de personne, l’homme, d’ailleurs, n’aurait pas les aptitudes nécessaires pour assouvir sa passion.

C’est une ancienne cocotte, très instruite, qui connaît admirablement les hommes ; du reste, voici comment elle les juge, quant aux femmes, elle en a horreur :

L’Américain arrive en courant, n’enlève même pas son chapeau, n’embrasse pas, ne parle pas, il est silencieux et sentencieux, comme Œil-de-Faucon, de Fenimore Cooper.

Généreux !

L’Anglais a l’air tout penaud, il faut éteindre les bougies, il ferme les yeux, ne demande jamais que cinq minutes d’entretien.

L’Italien fait allumer tous les candélabres, laisse sa beauté sans voile, contemple longuement, égoïste, ne travaille que pour lui.

Plutôt lapin.

L’Espagnol se met à genoux et ferait volontiers un signe de croix, avant… la prière.

Le Nègre a des frôlements bizarres de noir qui aspire à blanchir à la longue.

Le Chinois fait frétiller sa queue et mordille les nids d’amour posés sur la gorge, comme si c’étaient dés nids d’hirondelles.

L’Allemand commence par allumer sa pipe, assujettit ses lunettes sur son nez, ôte sa redingote et son gilet, qu’il met sur le dos d’un fauteuil, méthodiquement, il défait ses bretelles, puis… demande une chope.

Très marchandeur, plus que voleur, n’en a jamais assez pour son argent, se vautre comme le cochon.

Le Belge : « Pour une fois sais-tu, Mademoiselle, combien que tu me prendras ? Chez nous, la viande n’est pas chère. »

Adore les fioritures et répète toujours : «Tu voyes, Mademoiselle, comment on annexe la France à la Belgique ! »

L’Autrichien, guindé, sanglé dans son gilet, a toujours peur de se casser, il procède avec une sage lenteur.

Le Turc, avec ces gaillards-là il faut savoir se retourner. Paie mal ; rencontre dangereuse.

À éviter.

Le Grec, avoir soin de le faire attendre dans l’antichambre, serrer ses bijoux, faire son prix, et se faire payer d’avance ; préfère comme costume, des bas noirs et des jarretières roses, à boucles d’acier, pas difficile à contenter.

L’Arabe : Qu’Allah veille sur vous, mes sœurs !

Le Russe, très généreux, très grand seigneur, veut tout, la croix et la bannière, mais ne couche jamais, s’il aime la femme, c’est pour la Française.

Le Brésilien, lapin sur toute la ligne, heureuse encore, quand il ne chipe pas les couverts ; se fait généralement payer à dîner, sous prétexte qu’il aime la vie de famille et qu’il déteste le restaurant.

Le Provincial n’a qu’une préoccupation, c’est qu’on lui prête une chemise de nuit, et, quand il est couché, de cacher son porte-monnaie, sous le traversin.

Le Parisien, paye peu, quand il paye, ne demande rien, mais prend tout !

Comme elle peut se payer toutes ses fantaisies, elle a fait construire une splendide villa, à Ciboure, petit village basque, séparé de Saint-Jean-de-Luz, par une baie étroite, sorte de chenal, sur une falaise, dont les rochers surplombent l’Océan.

Quand, par les grandes marées, la vague déchaînée, déferle et se brise contre les rochers, en millions de paillettes argentées et phosphorescentes, semblables à une pluie d’étoiles ; par une nuit de tempête, et elles sont fréquentes dans ces parages, quand le vent mugit avec fureur, que le tonnerre gronde avec rage, que les éclairs déchirent les nues et semblent les diviser, par de longs rubans de feu, que la mer démontée chante dans sa houle le requiem de ceux qui vont mourir ; que les femmes, les mères et les enfants des marins, agenouillés sur les dalles du calvaire, pleurent, prient, gémissent, se lamentent pour leurs pères, leurs fils ou leurs frères, dont les barques ne reviendront peut-être jamais, que la cloche du village sonne le tocsin, que dans son glas funèbre elle semble dire au ciel : « Ouvre-toi, encore une victime qui va monter là-haut », elle, souriante, le visage radieux, fait ouvrir ses fenêtres et contemple avec un bonheur indicible, ce bouleversement de la nature ; c’est le moment choisi par elle,pour satisfaire sa passion : l’horrible excite les nerfs des pervertis, de même que le beau agit sur une âme calme. Elle sonne fébrilement sa femme de chambre :

— Lucienne, ma chambre noire est-elle prête ?

— Elle l’est toujours, madame, quand je prévois la tempête.

– Bien,va chez Dominica, prends ta lanterne, pour ne pas te casser le cou, et dis-lui qu’il m’apporte mes amants.

Cette chambre noire, carrée, est éclairée par une large baie ; comme elle est située au deuxième étage, quand la baie est ouverte, les bruits les plus lointains viennent s’y condenser, et donner la sensation d’un bourdonnement confus, indéfinissable ; les murs sont tapissés, du haut en bas, de grandes draperies de velours noir, bordées de larges galons d’argent ; le lit de milieu, est garni de draps de satin également noir. La chambre n’est éclairée que par une petite suspension, qui donne une lumière blafarde, en raison du globe couleur vert véronèse, qui protège le lumignon. Tout cet ensemble a un aspect funéraire, qui donne le frisson ; pendant que Lucienne est allée accomplir sa mission chez Dominica, elle se déshabille entièrement nue, s’étend à plat ventre sur le lit, et attend.

Peu d’instants s’écoulent, Lucienne revient, portant à la main droite, un paquet d’algues marines, du goémon à longues tiges flexibles, des fucus crispus et des fucus vesiculosus, à feuilles épaisses, chargées de verrues, le tout exhale une odeur d’iode, de chlorure de sodium, âcre, pénétrante ; de la main gauche, elle tient un seau en porcelaine, fermé d’un couvercle, qui paraît assez lourd ; aussitôt entrée dans la chambre, elle pose le seau à côté du lit, elle rassemble ces herbes en un faisceau, elle en lie les tiges avec un fort ruban, et, sans souffler un mot, elle se met à flageller sa maîtresse, à tour de bras ; cette dernière s’agite, se tord, pousse des cris inarticulés, alors, Lucienne sort du seau, une douzaine d’affreux crabes, poilus, à pinces acérées, grouillants, car ils viennent de sortir de la mer, elle les prend un à un, et les place délicatement sur le dos de sa maîtresse, à l’endroit où elle vient de la flageller ; les crabes, voraces, à l’odeur de cette chair fraîche, dont le sang marbre la peau, restent d’abord immobiles, eux qui ne vivent que de cadavres pourris, mais peu à peu, quand ils sont tous réunis,ils se mettent à courir, cherchant le meilleur point, pour mordre ou pour pincer, ils se battent, se heurtent, se bousculent dans une sorte d’ivresse ; quand l’un d’eux tombe, Lucienne le ramasse et le remet sur le champ de bataille ; la lutte dure un bon quart d’heure, pendant lequel la flagellée crie à l’aide, au secours et implore que l’on lui donne à boire, pour calmer le feu qui la dévore, mais, Lucienne a ordre de ne pas répondre,jusqu’au moment psychologique, enfin il arrive…

Comme ces crabes doivent être bons à manger !