Les Flûtes alternées/Transfiguration


XIX

TRANSFIGURATION


Sois grave comme il sied à celle qu’on ignore.
Fuis la foule. Va-t’en dans la forêt sonore
Chercher le hallier sombre où ne luit nul soleil.
Dérobe ta beauté même au ruisseau vermeil
Dont l’onde en s’enfuyant ravirait ton image.
Crains les regards humains, crains le farouche hommage
Des Sylvains, embusqués parmi les chênes noirs,
Et la trahison froide et morte des miroirs.
Sois sereine, pensive, immobile, muette
Et belle, étant la muse et l’amour du poète.
Sois belle pour lui seul. Le poète ébloui
Suit l’esprit inconnu qui vole devant lui.
Homme, il pleure et chancelle, âme, il chante et s’élève.
Songe lorsqu’il médite et tais-toi lorsqu’il rêve,

Et, quand descend sur lui quelque rayon des cieux,
Toi, lueur de la terre, abaisse et clos tes yeux.
Qu’es-tu ? Celle qui vient et passe sous des voiles,
Celle qui brille une heure et comme les étoiles
S’éteint dans la clarté formidable du jour.
Et le jour seul emplit l’œil du poète. Amour,
Douleur, joie, à ses yeux ne sont que des abîmes
Et c’est d’en haut qu’il voit planer l’aigle des cimes ;
Et plus il semble altier, libre, lointain, vainqueur,
Et plus il monte et plus il est près de ton cœur.

Oui ! laisse le poète à son labeur splendide !
Laisse couler ses pleurs sans les sécher. La ride
De son front ténébreux creuse un sillon sacré ;
Ne viens pas l’effacer par ton geste éploré,
Ô toi dont l’âme vague est fertile en révoltes !
Attends pour le glaner l’épi de ses récoltes,
Car le poète, ô femme ! est un semeur divin.
Son domaine ? Le monde. Et le champ, le ravin,
Les prés, verts océans de fleurs, de mousses, d’herbes,
Les forêts, temples noirs aux colonnes superbes,
L’antre affreux du lion et le nid de l’oiseau,
Le torrent, le lac bleu, le fleuve, le ruisseau,
Les murmures, les voix, les frissons, les sourires,

Les larmes et les vents qui font vibrer des lyres
Invisibles parmi les branches, et les cris
De l’homme par la mort et la terreur surpris,
La terre et le grand ciel que son œil troublé sonde,
Tout naît, bruit, palpite en son âme profonde
Comme la vie obscure au sein de l’univers.
Transfiguration ! ô prodige ! En ses vers
L’ombre devient clarté, les pleurs des perles, l’âme
Le pur scintillement d’une étoile, et la femme,
L’amante périssable au front déjà terni,
Immortelle et vivante entre dans l’infini.
Et des ailes d’azur croissant à son épaule,
Elle sort de la chair comme sort d’une geôle
L’esclave, ouvrant les yeux au soleil oublié.
Le baiser idéal flotte multiplié
Autour d’elle, parfum, souffle, caresse, extase.
La Nature amoureuse et chaste paraphrase
L’hymne éperdu dicté par l’esprit éternel.
Évanouissement dans l’immatériel
Et l’immuable ! Elle est la strophe, le poème,
Le rêve, l’harmonie ; elle est la Beauté même
Qui, de la nue auguste où l’homme entre à son tour,
Voit rouler sous ses pieds le monde ivre d’amour.