Les Flûtes alternées/Aveu suprême

Les Flûtes alternéesA. Lemerre (p. 168-171).
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X

AVEU SUPRÊME


I


Se dire : — Je suis vieux, grave,
Sévère, censeur, barbon ;
La joie est morte et je brave
L’amour éteint. — À quoi bon ?

Puisqu’il suffit, ô jeunesse !
D’une vierge qui sourit
Pour que l’aurore renaisse
Dans l’ombre de notre esprit ?

 
Ô vous qui fûtes une heure
L’étoile de mon ciel noir,
Soupçonnez-vous que je pleure
D’être un jour sans vous revoir ?

Savez-vous qu’un deuil m’oppresse
Quand vous fuyez ? Je me plains
Et je jette ma sagesse
Par-dessus tous les moulins.

Dans mon cœur, jadis morose,
En fleur aujourd’hui, je sens
S’ouvrir la dernière rose
Des automnes finissants.

Je frissonne quand je touche
Votre main ; quand vos cheveux
M’ont effleuré, j’effarouche
La forêt de mes aveux.

Je dis : J’aime ! au vent sonore,
Au ruisseau : Ses yeux sont doux !
Aux grands chênes : Je l’adore !
Aux buissons : Étoilez-vous !

 
Mon cœur est comme un bocage
Plein d’une étrange chanson.
Oh ! comme l’amour saccage
Mes serments et ma raison !

Si mes hivers hypocrites
Sont blancs, c’est comme les prés
De la neige, ô marguerites !
Dont vous les avez poudrés.


II


Savez-vous, ô vous que j’aime
Comme j’aimais autrefois
Qu’en vous chantant ce poème
J’ai des soupirs dans la voix ?

Ô vierge ! vous êtes celle
Qui brille, mais passe aussi,
La fleur, l’onde, l’étincelle,
Et l’astre du ciel noirci,

 
Le souffle frais qui traverse
Un lac frissonnant encor,
Le parfum qui se disperse,
Le reflet d’un rayon d’or.

Je vous ai vue et je songe
Que mon amour, sur vos pas,
N’est plus qu’un divin mensonge
Et que vous ne saurez pas

Qu’un jour, hélas ! un poète,
Cœur meurtri, front attristé,
Fit de son âme muette
Un temple à votre beauté.