Les Finances françaises au début de 1915

Les Finances françaises au début de 1915
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 25 (p. 336-375).
LES
FINANCES FRANÇAISES
AU DÉBUT DE 1915

Au moment où, après cinq mois de guerre, s’ouvre l’année nouvelle, il est opportun d’étudier l’état de nos finances, de rappeler ce qu’elles étaient au moment de l’ouverture des hostilités, d’exposer les charges que les événemens nous créent et les premières mesures prises pour y subvenir, de rechercher les ressources au moyen desquelles, au lendemain de la paix, pourra se reconstituer l’équilibre budgétaire. Cette troisième partie de notre étude nous amènera à considérer la situation économique du pays en général, de la Banque et de la Bourse en particulier.


I

Ainsi que nous l’écrivions ici même, le 1er septembre 1914 [1], notre mobilisation financière n’avait pas été préparée avec le même soin que celle de nos armées. Depuis longtemps nos budgets, malgré de constantes plus-values de recettes, s’équilibraient mal. Des lois nouvelles y ajoutaient à chaque instant des charges imprévues, qui venaient bouleverser les prévisions des ministres et des commissions parlementaires. Les déficits se comblaient au moyen d’expédiens peu dignes d’un grand pays. C’est ainsi que les annuités promises par la Chine, à la suite de l’insurrection des Boxers, avaient été capitalisées sous forme d’un emprunt de 265 millions, qui augmentait d’autant les ressources du budget de 1902. Plus tard, les 190 millions reçus de la Compagnie des chemins de fer de l’Est, en remboursement de sa dette pour avances obtenues par elle au titre de la garantie d’intérêt, furent versés, par l’intermédiaire du compte provisionnel, aux trois budgets de 1912, 1913, 1914. D’autre part, sauf la somme consacrée annuellement au remboursement d’une partie de la rente 3 pour 100 amortissable, et certaines annuités servies aux Compagnies de chemins de fer, notre budget ne faisait aucune place à l’amortissement d’une dette, qui est cependant la plus élevée du monde. Cet ensemble de conditions pesait sur nos finances, qui, en dépit de la prospérité du pays, ne présentaient pas l’aspect florissant qu’elles auraient dû avoir, si la gestion de la fortune publique eût été comparable à celle des patrimoines particuliers. La croissance ininterrompue des dépenses, due en première ligne à l’extension extravagante des attributions de l’Etat et, par suite, à la multiplication du nombre des fonctionnaires, n’a jamais été aussi rapide qu’au cours des premières années du XXe siècle. De 1896 à 1914, le total de nos dépenses avait augmenté de 50 pour 100, passant de 3 445 à 5 200 millions de francs. De 1876 à 1906, le budget avait progressé de 190 millions tous les cinq ans. Mais, de 1906 à 1911, il avait fait un bond d’un demi-milliard, et un autre, plus formidable encore, de 900 millions dans les trois années suivantes.

Le tableau ci-dessous permet d’embrasser d’un coup d’œil la marche des budgets depuis 1871 :

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Années. Millions Années. Millions
1871. 2 367 1896. 3 442
1876. 2 680 1901. 3 701
1881. 2 881 1906. 3 852
1886. 3 064 1911. 4 304
1891. 3 258 1914. 5 190


Le budget de 1914 dépasse de plus d’un milliard et demi celui de 1901. En douze ans, les augmentations suivantes se sont produites :

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Millions
Guerre et marine 405
Dépenses spécialement motivées par la loi de trois ans 148
Lois sociales : assurance, prévoyance, assistance. 235
Aggravation de charges dues au renchérissement de la vie 297
Exploitation du réseau de l’État à la suite du rachat de l’Ouest 65
Développement des services 374
1 524


On voit combien a été relativement faible la proportion des dépenses militaires jusqu’au vote de la loi de trois ans. En même temps, la dette flottante n’a cessé de s’élever. Au 31 décembre 1913, elle atteignait 1 660 millions, dont 1 450 rapportaient intérêt. Ce dernier chiffre comprenait un demi-milliard de fonds départementaux et communaux déposés au Trésor, 375 millions appartenant à la Caisse des Dépôts et Consignations, et 400 millions de Bons du Trésor.

Un des motifs qui ont empêché nos budgets, depuis plus de vingt ans, d’être en équilibre stable et de profiter des plus-values considérables fournies par les rentrées des impôts, est le développement incessant pris par les crédits supplémentaires votés en cours d’exercice. Trop souvent, en établissant les projets des comptes à venir, les ministres et les commissions parlementaires se sont laissés aller à réduire les évaluations de dépenses certaines, ou bien à ajourner, dans les prévisions, certaines dépenses indispensables. Depuis 1891, date de la suppression du budget extraordinaire, il a été voté en moyenne 150 millions de crédits supplémentaires par an. Une certaine compensation à cet excédent de charges a été fournie par les annulations de crédit : tant en cours d’exercice qu’en loi de règlement, elles se sont élevées en moyenne à 90 millions par an, c’est-à-dire les deux tiers environ des crédits supplémentaires. Ceux-ci sont provoqués, en dehors des causes déjà signalées, par ce qu’on a appelé les amorces. Lorsqu’un service veut effectuer une dépense nouvelle, dont le chiffre pourrait effrayer le Parlement, il n’en fait pas connaître dès l’abord le total : le répartissant en plusieurs exercices, il commence par ne demander qu’une faible somme pour entamer les travaux : une fois l’affaire engagée, il faut continuer, et les exercices suivans se trouvent grevés sans qu’il soit possible d’arrêter, ni de réduire la dépense.

Le budget de 1914, arrêté au chiffre de 5 191 millions, qui avait été soumis au Parlement dans le premier semestre de l’année, n’a plus aucun rapport avec les comptes de l’exercice 1914, tels que la guerre les aura faits. Cependant il présentait déjà des points faibles, résultant notamment de ce que certains crédits avaient été laissés en dehors de ceux qui étaient couverts par les recettes ordinaires.

La dernière augmentation de dépenses, motivée par la loi établissant le service militaire de trois ans, devait être accompagnée de la création de ressources nouvelles. Il fallait couvrir à la fois les dépenses civiles accrues, notamment celles qui résultent de l’application des lois sociales, et les dépenses militaires. Parmi celles-ci, il en était de deux sortes : celles qui ne devaient pas se renouveler et qui consistaient en frais d’établissement, construction de casernes, augmentation de matériel et d’armement, et celles qui, par suite de l’augmentation permanente des effectifs, se retrouveraient désormais régulièrement dans les budgets annuels. Il était juste de faire face aux premières par l’emprunt, aux secondes par l’impôt. Au mois de décembre 1913, le ministère Barthou, dont les efforts patriotiques avaient réussi, en dépit d’une opposition violente, à faire voter la loi de trois ans, soumit au Parlement un projet d’emprunt de 1 300 millions, en déclarant très sagement que les coupons seraient payés nets de tout impôt. La majorité de la Chambre refusa d’approuver cette disposition. Le ministère tomba. Celui qui le remplaça prétendit se passer de tout appel au crédit : il voulait se présenter aux élections générales d’avril 1914 en se vantant de n’avoir pas rouvert le grand livre de la Dette publique. Tout ce que fit le Parlement avant de se séparer fut de voter une loi spéciale établissant un impôt de 5 pour 100 sur les coupons des fonds d’Etat étrangers et des actions et obligations de sociétés étrangères non abonnées, c’est-à-dire n’acquittant pas entre les mains du fisc français des droits annuels par voie d’abonnement. Cette loi du 29 mars 1914 a été complétée par un règlement d’administration publique en date du 22 juin suivant.

La nouvelle Chambre, à peine réunie, s’occupa de l’impôt général sur le revenu, et, après une discussion rapide, l’inséra dans la loi de finances du 15 juillet 1914. Il est assis à raison de 2 pour 100 sur le montant total du revenu net annuel dont dispose chaque habitant ayant plus de 5 000 francs de revenu. Le contribuable peut se laisser taxer administrativement, ou bien souscrire une déclaration de son revenu global, avec faculté d’appuyer cette déclaration du détail des élémens qui le composent. Certaines détaxes sont accordées pour les revenus inférieurs à 25 000 francs ; certains abaissemens profitent aux hommes mariés, aux pères de famille, à ceux qui ont à leur charge des ascendans. La guerre a empêché les travaux nécessaires à la préparation des rôles de l’impôt sur le revenu : aussi la loi du 26 décembre 1914 a-t-elle renvoyé au 1er janvier 1916 le point de départ de son application.

Les autres innovations de la loi de finances de 1914 consistaient en certaines augmentations de droits : 1e timbre sur les quittances, de fixe, est devenu gradué : il atteint 50 centimes pour les reçus supérieurs à 3 000 francs ; l’impôt sur les opérations de bourse a été porté à 15 centimes par 1 000 francs.

En même temps que la loi de finances était promulguée, le 15 juillet 1914 une autre loi permettait aux ministres de la guerre et de la marine d’engager des dépenses, non renouvelables, en vue de pourvoir aux besoins de la défense nationale et déterminait les règles financières applicables auxdites dépenses. Le ministre de la guerre était autorisé à consacrer en quatre ans une somme de 389 millions, et en sept ans une somme de 754 millions, aux constructions, acquisitions et fabrications rendues nécessaires par l’application de la loi du 7 août 1913 (service de trois ans). Ces divers montans devaient être portés au débit d’un compte intitulé : « Dépenses non renouvelables intéressant la défense nationale. » Le ministre de la marine était autorisé à dépenser, dans les mêmes conditions, 1 175 millions, répartis sur quatre années.

Nous ouvrions les crédits d’armement un an après que l’Allemagne avait voté sa contribution extraordinaire de 1 250 millions : alors que plus d’un tiers de cette somme était déjà entré dans les caisses impériales, nous n’avions pas encore réalisé un centime des ressources destinées à couvrir nos dépenses nouvelles.


II

Dès que la guerre nous eut été déclarée, le gouvernement fit voter par les Chambres une série de lois destinées à lui fournir les ressources nécessaires. Des décrets préalables avaient établi l’état de siège en France et en Algérie, suspendu les droits d’entrée sur les farines, les blés, l’orge, les avoines, le maïs, les viandes frigorifiées, les pommes de terre ; prohibé la sortie et la réexportation d’une série de matières et d’objets utiles à la défense nationale ; limité à 50 francs par quinzaine et par livret les remboursemens des Caisses d’épargne. Une loi décide que, jusqu’à la cessation des hostilités, les crédits supplémentaires et extraordinaires nécessaires aux besoins de la défense nationale, même s’ils sont destinés à la création d’un service nouveau, pourront, en l’absence des Chambres, être ouverts provisoirement par des décrets rendus en Conseil d’Etat, après avoir été délibérés et approuvés en Conseil des ministres. Ces décrets indiqueront les voies et moyens qui seront affectés aux crédits demandés et autoriseront, s’il y a lieu, la création et la réalisation des ressources extraordinaires nécessaires. Ils seront soumis à la sanction du pouvoir législatif dans la quinzaine de la plus prochaine réunion des Chambres.

Une loi promulguée le 6 août porta à 12 milliards le chiffre maximum de la circulation des billets de la Banque de France, avec faculté pour le ministre de dépasser cette limite par décret rendu en Conseil d’État. Celui de la Banque de l’Algérie était porté de 300 à 400 millions, avec la même possibilité d’extension. Les deux Banques sont, jusqu’à nouvel ordre, dispensées de l’obligation de rembourser leurs billets en espèces. Sont approuvées les conventions intervenues, en novembre 1911, entre elles et le gouvernement, à l’effet d’assurer à ce dernier des avances s’élevant à un total de 3 milliards, dont 2 900 millions fournis par la Banque de France et 100 millions par la Banque de l’Algérie.

Une loi, publiée au Journal officiel du 6 août, autorisa le gouvernement, jusqu’à la cessation des hostilités, à prendre, dans l’intérêt général, par décret en Conseil des ministres, toutes les mesures nécessaires pour faciliter l’exécution ou suspendre les effets des obligations commerciales ou civiles, pour suspendre toutes prescriptions ou péremptions en matière civile, commerciale ou administrative, tous délais impartis pour attaquer, signifier ou exécuter les décisions des tribunaux de l’ordre judiciaire ou administratif. Aucune instance, sauf l’exercice de l’action publique par le ministère public, ne pourra être engagée ni poursuivie, aucun acte d’exécution ne pourra être poursuivi contre les citoyens présens sous les drapeaux.

En vertu d’un décret du 14 août, l’État français peut garantir contre les risques de guerre soit les corps de navires, soit les cargaisons. Cette garantie ne s’applique qu’aux corps des navires battant pavillon français et immatriculés dans un port français, à la condition que ces bâtimens soient assurés contre les risques ordinaires de la navigation jusqu’à concurrence du quart au moins de leur valeur. Cette garantie ne pourra excéder 80 pour 100 de la valeur du navire, telle qu’elle est fixée dans la police d’assurance des risques ordinaires. La prime à payer ne pourra excéder 5 pour 100 de la somme garantie. L’Etat ne sera pas garant de la prise du navire s’il est repris et remis à l’armateur dans le délai de six mois. La garantie des cargaisons s’effectue dans des conditions analogues.

Un décret du 13 août, rendu en exécution de la loi du 6 août, a ouvert des crédits s’élevant à 2 753 millions aux ministères de la Guerre, de la Marine, de l’Intérieur et des Affaires étrangères : la presque totalité de cette somme (2 686 millions) était réservée au premier. Dès le mois d’août, une émission de Bons du Trésor était prévue jusqu’à concurrence d’un milliard. Le décret du 3 décembre a porté ce chiffre à 1 400 millions, et la loi du 26 décembre (article 24) à 2 500 millions de francs. Une décision du ministre des Finances, en date du 19 août, avait fixé l’intérêt à 1 pour les bons de un à moins de six mois, à 4 pour les bons de six mois à moins d’un an, à 5 pour les bons à un an d’échéance. Le 2 septembre, un décret a ouvert de nouveau des crédits supplémentaires ou extraordinaires pour 922 millions. En vertu d’un décret daté de Bordeaux le 13 septembre, les Bons du Trésor émis à partir de ce jour et pendant la durée des hostilités porteront la mention de « Bons de la Défense nationale. » Ils seront admis pour la libération des souscriptions à tous emprunts futurs, avec droit de préférence pour les souscripteurs de ces emprunts, à concurrence du montant des Bons qu’ils remettront au Trésor, Le taux en fut fixé à 5 pour 100. Il a été abaissé, le 19 décembre, à 4 pour 100 pour les Bons à trois mois.

Ce décret était précédé d’un rapport du ministre des finances au Président de la République, en expliquant le but et l’intention. Il a voulu mettre les Bons à la portée du public en créant de petites coupures de 100, 500 et 1 000 francs. Il a cherché à s’assurer une clientèle qui ne s’adressait pas jusque-là à ces titres et a promis à cet effet aux comptables directs du Trésor, aux receveurs des administrations financières et des postes, une remise proportionnelle. Ultérieurement, le ministre du travail a autorisé les Caisses d’épargne à s’entremettre également pour ces souscriptions. Le résultat a répondu aux espérances. Le montant des bons souscrits, qui ne dépassait pas 350 millions au milieu de septembre, s’est élevé graduellement et se rapproche de la limite légale.

En recherchant les mesures propres à renforcer la Trésorerie, M. Ribot a été amené à considérer le rouage des trésoriers généraux, qui étaient autrefois de véritables banquiers, recevant l’argent du public et le versant à leur tour à l’Etat, et à le remettre en mouvement dans les conditions antérieures. A cet effet, il a retiré l’interdiction faite en 1909 à ces fonctionnaires de recevoir les fonds des banques et des établissemens de crédit ; il a supprimé la limitation des bénéfices qui leur avait été imposée : les commissions qu’ils percevront du chef des comptes courans et aussi du placement des Bons de la Défense nationale pourront dépasser le maximum en vigueur de 28 000 francs. Enfin, une disposition importante, de nature à accélérer les versemens de la clientèle aux guichets de ces fonctionnaires, est celle par laquelle l’État garantit subsidiairement le remboursement des fonds confiés aux trésoriers : ceux-ci d’ailleurs n’en continuent pas moins à être personnellement responsables de ces fonds.

Un décret du 30 août a autorisé les sociétés régies par les lois françaises, les départemens, les communes et les établissemens publics, à suspendre, jusqu’à une date qui sera fixée après la cessation des hostilités, le remboursement de leurs obligations et, s’il y a lieu, le placement des lots y afférant. Les tirages au sort prévus par les contrats d’emprunt auront néanmoins lieu aux dates fixées. Pendant la même période, les sociétés françaises qui ne sont pas à même d’assurer le service de leurs coupons peuvent le suspendre en totalité ou en partie, à condition de remplir certaines formalités.

Parmi les mesures intéressantes prises dans l’intérêt du crédit public, il faut signaler celle dont la rente 3 et demi amortissable a été l’objet. On sait qu’elle avait été émise le 7 juillet 1914, à la veille de la guerre, au cours de 91 francs, pour un capital nominal d’environ 900 millions devant produire une somme effective de 805 millions. Sur ce montant, par suite de l’échelonnement des versemens, le Trésor n’avait encore encaissé le 10 septembre que 380 millions. Les deux derniers versemens, d’ensemble 60 francs par 3 fr. 50 de rente, étaient exigibles à raison de 30 francs le 16 septembre et 30 francs le 16 novembre. Afin de rassurer les souscripteurs contre l’éventualité de pertes pouvant résulter de la baisse des cours, un décret a décidé que les rentes 3 et demi seraient reçues au prix d’émission, c’est-à-dire à 91 francs et en tenant compte de l’intérêt couru, pour la libération des souscriptions de rentes ou d’obligations à court terme que le Trésor émettrait avant le 1er janvier 1917. Pour que les titres soient admis dans ces conditions, il faut que les versemens aient été effectués aux époques prévues par les arrêtés ministériels.

La France n’a pas eu seulement à subvenir à ses propres dépenses. Dans un esprit de solidarité que chacun comprend et approuve, elle est venue en aide à certains de ses alliés. Des décrets du 28 octobre et du 20 novembre 1914 ont autorisé le ministre des Finances à ouvrir, dans les écritures centrales du Trésor, un compte de services spéciaux intitulé : « Avances à des gouvernemens ou établissemens étrangers, « et à répartir, au débit de ce compte, une somme maximum de 360 500 000 francs, distribuée comme il suit :


Millions.
Avances au Gouvernement belge 250
Avances au Gouvernement serbe 90
Avances au Gouvernement hellénique. 20
Avances à la Banque de Monténégro 0,5
Total égal. 360,5


Il a été mis également des fonds à la disposition d’un certain nombre de Chambres de commerce, qui, chacune dans sa région, se sont employées à faire les achats de denrées nécessaires pour assurer le ravitaillement de la population civile. Les avances ainsi consenties aux compagnies consulaires pour seconder leur initiative ont atteint 27 500 000 francs. Quant aux villes et départemens, des mesures ont été prises pour leur permettre de faire appel aux ressources locales et régionales. Un décret du 21 septembre les a autorisés à émettre des Bons communaux ou départementaux.


III

Telles furent les principales mesures prises par le Gouvernement au cours des cinq premiers mois de guerre. Lorsque le Parlement se réunit à Paris le 22 décembre, M. Ribot, ministre des Finances, lui soumit un exposé magistral de la situation, en même temps qu’il lui demandait le vote de six douzièmes provisoires pour le premier semestre de l’année 1915. On ne saurait trop louer l’esprit de prudence et la hauteur de vues qui ont présidé à la rédaction de ce document : il demeurera une page historique dans nos annales financières. Les prévisions qui ont servi de base ont été les crédits inscrits au budget de 1914, diminués de certains montans. Les dépenses extraordinaires de la guerre ont été calculées d’après les débours des trois derniers mois de 1914 et les prévisions faites par les divers ministères. Le tout a été réuni en un seul budget, après suppression de comptes spéciaux antérieurement ouverts, de façon à permettre au Parlement d’embrasser d’un coup d’œil la totalité de nos charges.

L’exercice 1914 ne donnera naturellement pas les résultats qui avaient été escomptés lors de l’établissement du budget. Il a souffert d’une diminution notable dans le produit des impôts. En ce qui concerne les contributions directes et les taxes assimilées, la marche des recouvremens a été ralentie : beaucoup de contribuables ont dû quitter leurs foyers par suite de la mobilisation ou de l’approche de l’ennemi ; un grand nombre d’autres, notamment de patentables et de propriétaires d’immeubles, ont vu leurs affaires arrêtées ou leurs revenus atteints ; l’action des comptables a été rendue partout difficile, le service ayant été complètement suspendu dans certaines régions, parmi les plus prospères du pays. En août, septembre et octobre, il n’a été perçu que 2 douzièmes au lieu de 4 douzièmes et demi en 1913. Toutefois, grâce aux résultats très favorables des sept premiers mois, les recouvremens au 31 octobre, tout en étant en retard de 150 millions par rapport à 1913, représentaient à peu de chose près les termes exigibles. Ce résultat ne saurait être trop souligné, à la veille de l’époque où des discussions se rouvriront sur notre système d’impôts. Les quatre contributions directes, instituées par les assemblées de la première Révolution, perfectionnées depuis lors, n’ont pas cessé de fournir des ressources abondantes ; au milieu de la tourmente, elles ont mieux résisté qu’aucun autre élément des recettes publiques.

Les produits de l’enregistrement et du timbre ont subi, dans les mois d’août, septembre, octobre et novembre, une moins-value de 64 pour 100 par rapport aux évaluations budgétaires : les plus fortes diminutions portent sur les droits de mutations après décès, sur les conventions entre vifs et actes judiciaires ; elles s’expliquent par l’arrêt des affaires, la décroissance du nombre des ventes et la suspension partielle du cours de la justice. L’impôt sur les opérations de bourse est tombé brusquement, et donne une moins-value de 6 millions, que la fermeture de la Bourse de Paris suffit à expliquer. Au contraire, l’impôt sur les valeurs mobilières n’a fléchi que de 7 pour 100, grâce à la plus-value fournie en juillet et en août par la nouvelle taxe de 5 pour 100 sur les coupons de fonds étrangers et de valeurs étrangères non abonnées. Les droits de douane sont en moins-value de 56 pour 100, aisément explicable par la réduction des affaires et la suppression des droits d’entrée sur un certain nombre de marchandises.

Les impôts indirects présentent une diminution moyenne de 35 pour 100 ; elle porte principalement sur la bière, à raison de ce que les départemens qui produisent et consomment le plus cette boisson sont occupés par l’ennemi. Sur les sucres, la diminution est de 55 pour 100, par suite de la difficulté de l’approvisionnement et de la réduction des opérations de sucrage des vins, les raisins ayant mûri dans de bonnes conditions. Le produit de l’impôt sur les alcools a baissé de 47 pour 100 ; ce recul est dû à l’absence d’un grand nombre de consommateurs appelés sous les drapeaux, à la restriction volontaire de la consommation, à la réglementation étroite de l’heure d’ouverture des débits, à l’interdiction de la vente de l’absinthe, au bas prix des vins et enfin au développement de la fraude, moins sévèrement réprimée à cause de la difficulté de transport des agens. Le produit de la vente des tabacs n’a fléchi que de 16 pour 100 ; mais la plus grande partie des recettes est fournie par le tabac de troupe, sur lequel le monopole ne réalise qu’un bénéfice insignifiant. Le maximum de fléchissement des impôts indirects s’est fait sentir en septembre (46 pour 100) ; en novembre, il n’est plus que de 30 pour 100 ; l’amélioration est sensible.

L’activité des communications postales ne s’est pas ralentie. Mais, en raison de la franchise accordée à la correspondance militaire, le produit s’est abaissé de 23 pour 100. La diminution a été des deux tiers pour le téléphone, dont l’usage a été soumis à des restrictions prohibitives sur une partie du territoire. Les perceptions télégraphiques présentent au contraire une légère augmentation de 4 pour 100.

En résumé, l’ensemble des produits budgétaires, autres que les contributions directes, présente, pour les quatre mois d’août à novembre, une perte, par rapport aux évaluations, de 578 millions ; elle est compensée, jusqu’à concurrence de 74 millions, par les plus-values acquises au cours des sept premiers mois de l’exercice.

En même temps que fléchissaient les recettes, le Trésor avait à faire face à un surcroît de charges. La loi de finances avait arrêté à 5 191 millions le total des crédits budgétaires pour 1914 ; mais elle n’y avait pas compris 488 millions pour dépenses non renouvelables entraînées par la loi de 3 ans ; 128 millions pour dépenses du programme naval ; 232 millions pour dépenses de l’occupation du Maroc.

Les dotations supplémentaires réclamées depuis l’ouverture des hostilités se sont élevées à plus de 6 500 millions, dont 6 092 pour la guerre, 83 pour la marine et 341 pour allocation aux familles des mobilisés. L’Etat a participé pour 14 millions aux caisses de chômage. L’entretien des personnes évacuées des places fortes ou des départemens envahis et des étrangers dirigés sur certains points du territoire, l’aménagement des locaux destinés à les recevoir, les transports d’indigens, la distribution de secours, ont exigé l’inscription au ministère de l’Intérieur de 47 millions de crédits. Le rétablissement des communications dans les régions réoccupées par nos armées a coûté 20 millions. Le versement à faire au réseau de l’Etat pour parer à l’insuffisance de son produit s’est accru de 33 millions. Les Compagnies n’ont pu assurer leur exploitation, ainsi que le service de leurs obligations, que grâce aux acomptes qui leur ont été payés sur leur garantie, à concurrence de 88 millions. Les intérêts de la Dette flottante se sont accrus de 35 millions.

D’autre part, les diverses administrations civiles ont pu réviser leur budget et ont, d’ores et déjà, renoncé à employer 70 millions de crédits, sans préjudice des annulations qui se produiront en lin d’exercice. Le budget de la guerre a été profondément remanié. La plupart de ses chapitres ont été clos pour faire place à une nomenclature nouvelle : les disponibilités s’élèvent de ce chef à 447 millions. Le compte spécial, ouvert en vertu de la loi du 15 juillet 1914, cessait d’avoir sa raison d’être : sur les 488 millions dont il avait été doté, 129 seulement ont été employés, 359 sont annulés. La marine, de son côté, évalue à 69 millions les économies qu’elle fera sur les prévisions de l’année. C’est un total de 950 millions de francs qui disparaissent en face des 6 500 millions de besoins nouveaux. Les comptes spéciaux des ministères de la Marine et de la Guerre, celui du Maroc, sont et demeurent clos. Toutes les dépenses de 1915 sont présentées dans un seul cadre : l’unité budgétaire est rétablie. Les crédits demandés dans ces conditions pour le premier semestre de l’année nouvelle s’élèvent à 8 825 millions. La loi du 26 décembre 1914 ouvre, en outre, aux ministres, au titre des budgets annexes rattachés pour ordre aux budgets respectifs de leurs départemens, des crédits provisoires pour l’exercice 1915, s’élevant à la somme totale de 473 millions et applicables au premier semestre de l’année. Les crédits seront répartis par ministères et par chapitres, au moyen d’un décret du Président de la République. Ces budgets annexes sont ceux des Monnaies et médailles, de l’Imprimerie nationale, de la Légion d’honneur, des poudres et salpêtres, de la Caisse des invalides de la Marine, de l’École des arts et manufactures, de la Caisse nationale d’épargne, du chemin de fer et port de la Réunion, du réseau de l’État.

Il n’a pas paru possible au ministre, dont il convient d’approuver la sagesse en la circonstance, de proposer des impôts nouveaux ou le relèvement des impôts existans. La rentrée de plusieurs de ceux-ci est difficile. Une partie importante du territoire est encore envahie et ne fournit aucune ressource. On ne saurait d’ailleurs envisager des taxes qui établiraient une discrimination entre les départemens. C’est donc aux seuls moyens de trésorerie qu’il convient d’avoir recours. Grâce aux conventions avec la Banque de France et au succès de l’émission des Bons de la Défense nationale, ils sont suffisans.

L’article 12 de la loi du 26 décembre 1914 décide qu’une loi spéciale déterminera les conditions dans lesquelles s’exercera le droit à la réparation des dommages matériels résultant des faits de guerre. Un premier crédit de 300 millions est ouvert au ministère de l’Intérieur pour les besoins les plus urgens. Un décret pris en Conseil d’Etat fixera la procédure de la constatation des dommages et le fonctionnement des commissions d’évaluation.

Voici le détail des crédits votés pour le 1er semestre 1915 :

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Millions.
Dette publique 728
Pouvoirs publics 10
Ministère des finances 45
Ministère de la justice 29
Ministère des affaires étrangères 16
Ministère de l’intérieur 451
Ministère de la guerre 6 030
Ministère de la marine 339
Ministère de l’instruction publique et des beaux-arts. 203
Ministère du commerce, de l’industrie, des postes et télégraphes 9
Ministère du travail et de la prévoyance sociale 92
Ministère des colonies 52
Ministère de l’agriculture 16
Ministère des travaux publics 396
Frais de régie, de perception et d’exploitation des impôts et revenus publics 374
Remboursements, restitutions et non-valeurs 35
8 825


Il est inutile d’insister sur l’énormité de ce budget semestriel. Les dépenses du ministère de la Guerre dépassent à elles seules 6 milliards, c’est-à-dire qu’elles correspondent précisément au milliard mensuel auquel on évalue les frais de chacun des principaux belligérans. Il ne faut pas oublier que les charges de plusieurs autres ministères, celui de l’Intérieur par exemple, sont également accrues, dans une forte proportion, par les événemens. Si la guerre dure jusqu’à la fin de 1915, le budget de l’année sera donc d’au moins 17 milliards.

La réparation des dommages aux victimes de la guerre est un des nombreux problèmes budgétaires qui se posent devant le législateur. La surface du territoire qui a été envahie dépasse 4 millions d’hectares ; à l’heure où nous écrivons, il en est encore 2 millions qui sont occupés par l’ennemi. Sur ces 2 millions d’hectares vivaient, d’après le recensement de 1911, 3 250 000 habitans, plus de 8 pour 100 de la population totale de la France. La valeur vénale du sol représentait 9 milliards et demi, environ 7 pour 100 de celle du sol national tout entier. La dette hypothécaire est d’un milliard environ, représentant également 7 pour 100 de la dette totale du pays. La valeur des constructions, particulièrement des usines et installations industrielles de toute nature, dépasse de beaucoup celle du sol. Quelle est, à l’égard des destructions constatées, la responsabilité de l’Etat ? Des décrets de 1793 l’avaient établie : le 14 août de cette année, la Convention déclarait, au nom de la nation, « qu’elle indemniserait les citoyens des pertes qu’ils ont éprouvées ou qu’ils éprouvent par l’invasion de l’ennemi dans le territoire français, ou par des démolitions ou coupes que la défense commune aura exigées de notre part. » En 1871 au contraire, le gouvernement fut d’un autre avis. M. Thiers affirmait que « l’Etat n’intervient jamais pour réparer les hasards de la guerre, qu’il n’indemnise que les dommages volontaires, intentionnels, réfléchis, dont il est l’auteur. » En fait, à cette époque, un compromis intervint : le montant des pertes subies dans les 34 départemens envahis fut arrêté à 657 millions, après une enquête qui ne se termina qu’en 1896. Des crédits furent ouverts pour 420 millions. Les intérêts qui s’y ajoutèrent portèrent les montans payés aux victimes à un total très voisin du total des dommages reconnus.

Dès maintenant, l’Etat a considéré qu’il y avait lieu de venir en aide aux populations si cruellement éprouvées, sans préjuger, bien entendu, les réparations qu’il y aura lieu d’exiger des auteurs des ravages. Le crédit de 300 millions est destiné à venir en aide aux victimes du nouveau mode de guerre pratiqué par les Allemands.

Cherchons maintenant à nous rendre compte de la façon dont pourront être couverts les 8 826 millions du budget semestriel ci-dessus. Admettons que les ressources ordinaires du budget qui, en 1914, étaient prévues pour 5 200 millions, tombent à 4 milliards. Cela fera 2 milliards pour le semestre. Les Bons de la Défense nationale, dont le succès s’affirme chaque jour, pourront donner 2 milliards. La Banque de France, au 10 décembre 1914, avait avancé 3 600 millions ; mais elle est engagée, par la convention du 21 septembre, à aller jusqu’à 6 milliards ; et il a été prévu que ce dernier chiffre pourrait être dépassé. Il reste donc, en tout cas, une première tranche disponible de 2 400 millions, ce qui forme un total de 6 400 millions. Les 2 milliards manquant devront être fournis par une augmentation de l’avance de la Banque ou par l’émission d’une dette à court terme, des obligations du Trésor de trois à cinq ans par exemple. D’ici à l’été, il est permis de supposer que la campagne sera assez avancée pour que la France puisse, à son tour, songer à l’émission d’un grand emprunt en rentes consolidées, qui sera souscrit aussi brillamment que l’a été, au mois de novembre 1914, celui de l’Angleterre. Les deux principales raisons qui ont empêché jusqu’ici l’émission d’un fonds consolidé sont l’occupation partielle de notre territoire et les questions pendantes au sujet de la rente 3 1/2 créée en juillet 1914.

On peut essayer de dresser dès maintenant le programme des impôts nouveaux, à l’établissement duquel une extrême prudence devra être apportée. Il faudra, avant tout, écarter les systèmes absolus, rejeter à la fois les programmes qui voudraient faire table rase de ce qui existe et ceux qui prétendent demander la totalité des ressources nouvelles à une seule nature de taxes. Pour réunir les sommes considérables dont on aura besoin, il sera nécessaire de s’adresser aux impôts de toute nature, les indirects aussi bien que les directs. Comme le disait Gladstone, on courtisera les deux sœurs, la brune et la blonde, qui devront, l’une et l’autre, accorder leurs faveurs au Ministre des Finances.

Déjà avant la guerre, alors que les partisans d’une saine gestion de nos finances critiquaient les expédiens au moyen desquels nos derniers budgets avaient été équilibrés et cherchaient à les asseoir sur une base solide, nous avions, d’accord avec M. Paul Leroy-Beaulieu, dressé un projet de recettes supplémentaires qu’il nous paraissait facile de réaliser, soit en établissant des taxes nouvelles, soit en majorant des impôts existans et en assurant la perception intégrale de ceux d’entre eux qui ne sont pas recouvrés comme ils devraient l’être. En voici la liste :


Millions. «
Addition d’un décime sur les contributions existantes :
A savoir : sur les contributions directes et taxes assimilées. 63
sur l’enregistrement 80
sur le timbre 22
sur les taxes douanières frappant les denrées coloniales 15
sur les contributions indirectes (monopoles et sel non compris) 85
sur les tabacs 53 318
Suppression du privilège des bouilleurs de cru 100
Taxes sur l’éclairage 20
Doublement de la taxe sur les boissons hygiéniques 83
Doublement de la taxe sur l’alcool et l’absinthe 200
Doublement de la taxe sur les voyageurs de 1re et de 2e classe. 30
Retour à l’exploitation privée pour le réseau d’État 60
Versement au budget des fonds du pari mutuel 40
Versement au budget des redevances annuelles de la Banque de France 15
Prolongation des concessions de chemins de fer 130
Droit de navigation intérieure de 1/4 de centime par tonne kilométrique 15
1 011


Ce programme est établi d’après six principes qui nous semblent devoir guider le législateur dans les résolutions qu’il aura à prendre pour organiser nos finances après la guerre : 1° respecter le plus possible notre système d’impôts, qui a fait ses preuves depuis plus d’un siècle et qui n’a cessé de fournir des recettes croissantes, sans provoquer de plaintes sérieuses de la part des contribuables ; 2° frapper l’alcool ; 3° faire disparaître un privilège injustifié, à l’abri duquel se commettent d’énormes fraudes ; 4° diminuer les exploitations d’Etat, supprimer la plus ruineuse de toutes, celle des chemins de fer, et consolider celle des Compagnies, en renouvelant leurs conventions ; 5° faire rentrer dans le budget un certain nombre de recettes qui sont l’objet, en dehors du contrôle parlementaire, d’affectations spéciales ; 6° instituer une taxe légère pour un service rendu jusqu’ici gratuitement à un certain nombre de citoyens privilégiés. La simple application de ces règles directrices donnerait une recette annuelle de plus d’un milliard. Reprenons-en le détail ;

1° L’addition d’un décime aux contributions existantes ne paraîtra certainement pas excessive aux Français, après les épreuves qu’ils viennent de traverser. Chacun de nous s’attend à ce que, à partir de 1916, la feuille du percepteur nous arrive avec une majoration : celle d’un dixième que nous suggérons est modérée. On remarquera que nous n’avons pas compris dans notre énumération les valeurs mobilières, qui viennent d’être lourdement frappées, et dont les coupons rapportent un ensemble de taxes amputant, dans certains cas, plus d’un sixième du revenu. Une taxe légère sur l’éclairage ne gênera point les consommateurs. Il n’y a pas bien longtemps, ils payaient à Paris le gaz 50 et l’électricité 300 pour 100 plus cher qu’aujourd’hui. Le doublement de la taxe sur les boissons dites hygiéniques est très justifiable et représentera bien peu de chose par rapport au déplacement de cours qui s’est produit depuis un certain nombre d’années. En quoi un droit de 3 francs par hectolitre, au lieu de 1 fr. 50, restreindra-t-il l’usage du vin, alors que le prix, qui en était de 5 ou 6 francs au commencement du siècle, a dépassé aujourd’hui 30 francs ?

2° Quant à l’alcool, sur lequel nous reviendrons plus longuement tout à l’heure, et à l’absinthe, dont les ravages sont un sujet d’effroi pour tout Français soucieux de l’avenir de son pays, nous ne savons pas si le doublement du droit que nous proposons est suffisant : il ne portera pas encore la taxe française à la hauteur de l’accise anglais. Nous avons admis, dans le calcul de son rendement, qu’il entraînerait une diminution notable de la consommation.

3° Si, comme nous voulons l’espérer, le privilège des bouilleurs de cru est enfin supprimé, nous sommes en droit de sup- poser que cette énorme consommation clandestine sera partiellement remplacée par une vente à ciel ouvert, qui acquittera les droits et augmentera d’autant le produit de l’alcool. En demandant le rétablissement de l’impôt sur les voyageurs à son taux antérieur, nous laissons indemnes la troisième classe, celle qui sert au plus grand nombre. Nous ne pensons pas que la proposition ainsi limitée soulève d’objection sérieuse.

4° Nous croyons le moment venu d’examiner dans son ensemble la question des chemins de fer. On sait quel est le régime bâtard sous lequel nous vivons. A côté du système originaire d’après lequel s’est constitué le réseau français, celui de concessions temporaires accordées par l’État, nu propriétaire des lignes, à des Compagnies exploitantes, le hasard des décisions parlementaires a créé un réseau d’État, dont celui-ci est non seulement le propriétaire, mais aussi l’exploitant. En 1875, l’acquisition des lignes Philippart en Vendée et dans les Charentes, forma un premier noyau, dont l’importance, trente-trois ans plus tard, fut triplée par le malencontreux rachat de la Compagnie des chemins de fer de l’Ouest, aussi profitable aux actionnaires que nuisible au Trésor. Le déficit n’a cessé de croître ; le compte d’établissement a grossi dans une proportion que personne n’avait prévue. Bien avant les événemens de 1913, qui nécessitèrent l’émission d’un emprunt, il avait fallu, pour les besoins de ce réseau, rouvrir le grand Livre de la Dette publique et émettre, à jet continu, des obligations 4 pour 100, dites des chemins de fer de l’État. D’un autre côté, les concessions des cinq grandes Compagnies, Nord, Est, Midi, Orléans, Paris-Lyon-Méditerranée, approchent de leurs échéances : la plus éloignée expire en 1960 ; la plus rapprochée en 1948, c’est-à-dire dans une trentaine d’années. La brièveté du temps qui leur est ainsi mesuré commence à paralyser l’activité de ces sociétés. Un chemin de fer a besoin de se développer sans cesse, de renouveler et d’augmenter sa voie, son matériel, de faire des constructions de diverse nature ; pour tous ces objets, il faut qu’il emprunte ; afin que ces emprunts ne soient pas trop onéreux, il doit pouvoir en espacer l’amortissement sur une période suffisamment longue : or, les délais actuels d’expiration de concessions rendent d’ores et déjà excessive la charge des obligations à émettre. L’Etat aurait tout intérêt à négocier dès maintenant avec les Compagnies une prolongation de leurs concessions, en échange de laquelle il se ferait attribuer de sérieux avantages. Il pourrait notamment stipuler en sa faveur une part plus élevée, dans le partage des bénéfices, que celle qui est prévue par les conventions de 1883. Il écarterait la menace d’appels considérables à sa garantie, qui, d’après le régime actuel, ne manqueront pas de lui être adressés au cours des prochaines années. Le trouble apporté par la période de guerre dans les finances des Compagnies ne manquera pas d’avoir sa répercussion dans les charges publiques. Aux six douzièmes votés pour 1915, figure déjà, sous la rubrique des dépenses obligatoires assimilables à des dettes d’Etat, une somme de 127 millions, au chapitre des garanties d’intérêt des chemins de fer. Le même service, pour l’année tout entière, n’avait exigé l’inscription au budget de 1914 que de 16 millions !

On voit la gravité du problème : ce sera l’un des premiers à étudier, au double point de vue de l’allégement de nos finances et de l’organisation d’un service répondant à tous les besoins du public. L’expérience de la guerre a d’ailleurs été concluante sous ce dernier rapport. Nos Compagnies ont été à la hauteur de toutes les exigences de la défense nationale. La façon dont la Compagnie de l’Est, par exemple, au commencement de septembre, a transporté des armées entières sur les champs de bataille de la Marne, a démontré la perfection de son organisation : elle a eu sa part dans nos victoires d’alors.

5° Les mêmes ministres qui parlaient sans cesse d’unité budgétaire, n’ont pas hésité à permettre que certaines recettes reçussent des affectations extra-budgétaires. C’est ainsi que les prélèvemens opérés au profit du Trésor sur le Pari mutuel des champs de courses servent à une foule d’œuvres, auxquelles ils sont distribués selon le bon plaisir du ministre de l’Intérieur, sans le contrôle du Parlement. Les sommes que la Banque de France verse annuellement au Trésor et qu’elle prélève sur les produits de ses escomptes et avances, ont été destinées à fournir des avances aux Caisses de crédit agricole. Celles-ci ont maintenant pris un développement suffisant et commencent à avoir des ressources assez importantes, au moyen des dépôts qu’elles reçoivent, pour pouvoir se passer de l’aide de l’Etat. Il semble donc légitime de faire rentrer dans les recettes budgétaires aussi bien la contribution de la Banque que les versemens du Pari mutuel.

6° La gratuité de la navigation sur les canaux ne se justifie par aucun argument. Il n’est pas plus logique de permettre aux transporteurs par eau d’user de cette route sans acquitter un péage, qu’il ne le serait de laisser des camionneurs faire rouler des locomotives et des wagons sur les rails des voies ferrées, sans payer le prix de ce passage. L’établissement et l’entretien d’un canal coûtent, aussi bien que ceux d’une ligne de chemin de fer. Pourquoi, dès lors, accorder une faveur à la classe des navigateurs dont les péniches parcourent ces artères ? La taxe que nous proposons est bien modeste : un quart de centime par tonne kilométrique, le dixième à peu près de celle que les marchandises acquittent pour le même parcours en chemin de fer. Ce tarif serait susceptible de relèvement si, comme nous le supposons, la navigation n’était pas ralentie par l’établissement de ce léger droit.

Le programme que nous venons d’exposer est modeste. Il ne bouleverse pas ce qui existe. Il en profite au contraire pour augmenter, là où cela semble pouvoir être fait sans nuire à la prospérité du pays et à l’activité des affaires, le taux d’impôts anciens, auxquels le public est habitué, et qu’il acquitte sans effort ni gêne. Il corrige des abus invétérés, difficiles à extirper en temps ordinaire, et qui ne peuvent être abolis qu’à des époques comme celle que nous traversons. Il réorganise un des principaux services d’intérêt général, en donnant aux sociétés qui l’exploitent le moyen de le perfectionner encore et d’en assurer le développement harmonieux.

Le budget de l’Etat ne sera pas seul à ressentir les effets de la guerre. Ceux des départemens et des communes, dans certaines régions surtout, en éprouvent vivement le contre-coup. Au premier rang, celui de la Ville de Paris, qui a établi ses prévisions de 1915 à un chiffre dépassant de 16 millions celui de 1914. D’autre part, l’exercice 1914 se réglera pour elle avec une diminution sensible des recettes sur les estimations, notamment en ce qui concerne l’octroi, et une aggravation notable des charges, due à des causes multiples. L’administration a dû organiser des transports par automobiles, constituer les stocks nécessaires à ses différens services, par exemple en charbon ; assurer l’arrivée des matériaux pour maintenir en activité un certain nombre de chantiers, créer des services nouveaux ou activer les anciens ; imprimer ou distribuer un Bulletin des Communes, de nombreux documens en vue du recensement et du recrutement ; hospitaliser les réfugiés dans les asiles municipaux ; remplacer des concessionnaires ou adjudicataires de services défaillans ; assister les chômeurs, les réfugiés français et belges ; assurer l’approvisionnement de la capitale. La municipalité a pris à sa charge une partie des allocations aux familles des mobilisés votées par l’Etat ; elle a alloué, à titre de secours de chômage, à tout chef de famille privé de ressources faute de travail, une somme de 1 fr. 25 par jour, majorée de 0 fr. 50 par enfant au-dessous de seize ans. Conformément à la loi qui autorise les communes à créer une dette flottante, la Ville de Paris a décidé l’émission de 140 millions de francs de Bons à un an d’échéance, rapportant 5 1/2 pour 100 d’intérêt : une partie de la somme servira à couvrir le déficit de 1914, et le reste à assurer l’équilibre en 1915.


IV

Il n’est pas possible de nous représenter encore ce que sera le budget de la France au lendemain de la guerre. Il est cependant du plus haut intérêt d’envisager dès maintenant certaines hypothèses qui nous permettent de juger sainement la situation et de ne pas nous effrayer outre mesure de l’énormité des dépenses de la guerre actuelle.

La ferme volonté manifestée par les trois Grandes Puissances de la Triple-Entente de ne pas s’arrêter avant d’avoir obtenu la victoire décisive, nous est un sûr garant que la paix ne sera pas un accord boiteux, un arrangement provisoire laissant tout en suspens, au lendemain duquel chaque pays reprendrait de plus belle la course aux armemens. S’il devait en être ainsi, ce serait une calamité nouvelle ajoutée à celles dont le monde souffre en ce moment. C’est en vain que tant de sang généreux aurait coulé et que la fleur de notre jeunesse eût été fauchée sur les champs de bataille. Il faut que les agresseurs soient mis hors d’état de renouveler leurs entreprises criminelles, et que, par suite, les budgets militaires de l’Europe soient réduits dans une notable proportion. S’ils devaient seulement être maintenus aux chiffres qu’ils atteignaient à la veille de la guerre, nous avouons que nous ne serions pas sans inquiétude sur la possibilité d’équilibrer les comptes de la France. Il ne faut pas perdre de vue que notre dette sera augmentée dans une proportion qu’il serait oiseux d’évaluer aujourd’hui, puisqu’elle dépend essentiellement de la durée de la campagne. D’autre part, tout en admettant que la somme à emprunter soit fortement réduite par le versement entre nos mains de l’indemnité de guerre à laquelle nous aurons droit, il y aura lieu de couvrir en partie par l’impôt les frais qui ne nous seront pas remboursés. La situation des contribuables se trouvera aggravée de ce chef.

Les frais de la lutte, nous l’avons dit, dépassent, pour la France seule, un milliard de francs par mois. A la fin de 1915, nous aurons donc dépensé de ce chef 17 milliards. Or, si l’on songe au nombre des alliés qui réclameront leur part de la rançon à exiger de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie (nous ne parlons que pour mémoire de la Turquie), on voit qu’il nous est difficile d’espérer pouvoir recouvrer la totalité de nos débours. Admettons qu’il nous reste en fin de compte à nous procurer un capital de 12 milliards de francs. On ne saurait admettre un chiffre inférieur, d’autant moins qu’il ne s’agit pas seulement de solder les frais de la guerre proprement dite, mais qu’il y aura des sommes énormes à dépenser pour la reconstruction de tout ce qui a été détruit. Notre évaluation est donc modeste. L’annuité à inscrire de ce chef au budget ne sera pas inférieure à 600 et peut-être 700 millions, si nous faisons, comme il serait sage de nous y décider, une large part à l’amortissement. Il faut espérer que le budget de l’armée et de la marine pourront être réduits d’autant. Avec les économies que nous devrons réaliser sur un certain nombre de services civils, absurdement développés depuis le commencement du siècle, nous contiendrons alors du total de nos dépenses aux environs de 5 milliards, chiffre qui nous eût encore paru démesuré il n’y a pas dix ans et qui ne devrait pas être dépassé, aussi longtemps tout au moins que notre population n’augmentera pas.

Il conviendra de faire une place importante, dans ce budget rénové, à l’amortissement de notre dette, dont le capital dépassera vraisemblablement après la guerre 40 milliards, et atteindra peut-être 50 milliards, c’est-à-dire 1 250 francs par tête d’habitant. Le sentiment de cette nécessité est aujourd’hui général : l’emprunt de juillet 1914 fut créé selon cette formule. Afin de ne pas trop charger la génération actuelle, l’amortissement des rentes qui auront pour objet de liquider les dépenses de la guerre pourra s’étendre sur une période plus longue que les vingt-cinq ans prévus pour les 900 millions de 3 et demi. Il sera légitime de faire porter une partie du poids sur nos enfans et nos petits-enfans qui, nous en avons la conviction, profiteront encore des résultats obtenus par nous au prix de tant d’efforts. On sait d’ailleurs que la rente 3 et demi de 1914 est destinée à disparaître, en vertu de la décision du Ministre des Finances qui déclare qu’elle sera reçue à son taux d’émission, en paiement des futurs emprunts. Il n’est pas douteux que les porteurs s’empressent de faire usage de ce droit. Il est d’ailleurs possible que certaines combinaisons, envisagées dès maintenant pour faciliter la reprise des affaires à la Bourse, fassent disparaître ce fonds à brève échéance.

Une partie de notre législation qui devra attirer tout spécialement l’attention de nos hommes d’Etat est celle qui concerne l’alcool. On sait les terribles ravages que ce poison opère dans nos villes et nos campagnes. C’est un des facteurs les plus redoutables de la dépopulation : en affaiblissant la race, il prépare des générations de plus en plus chétives, vouées au crime, à la folie, à toutes les ‘misères et à toutes les déchéances physiques et morales. C’est l’alcool qui est en partie responsable du recul effroyable de la natalité en Normandie, où quatre départemens ont perdu, en un demi-siècle, plusieurs centaines de milliers d’habitans. Il convient d’abord de le surtaxer, de façon que l’élévation du prix en ralentisse la consommation, sans diminuer pour cela les recettes du fisc. En même temps il faudrait à tout prix faire disparaître le privilège des bouilleurs de cru. Sous prétexte de respecter la liberté du propriétaire, on autorise les cultivateurs à distiller leurs fruits et à fabriquer des quantités d’eau-de-vie, soi-disant destinées à leur consommation individuelle. Ils dépassent largement cette limite, fraudent le Trésor du montant des droits qu’ils n’acquittent pas et mettent en circulation, d’une façon plus ou moins clandestine, des masses de liquide qui échappent à l’impôt. C’est par cette voie que des centaines de milliers d’hectolitres se répandent dans la circulation, où ils servent souvent de monnaie d’échange : les producteurs paient en nature les journées de leurs ouvriers. On juge de l’effet produit par un pareil abus ; il est aussi dangereux au point de vue de la santé publique que nuisible aux intérêts du Trésor. De timides efforts ont été faits, à diverses reprises, pour le supprimer : ils sont malheureusement restés vains. Lors de l’un de ses ministères, M, Rouvier avait tenté de l’extirper, mais il n’eut pas le courage de résister aux objurgations de la majorité, et il céda une fois de plus. Depuis lors, le mal n’a cessé de croître. Les statistiques démontrent que la France est le pays du monde où la consommation de l’alcool par tête d’habitant est la plus forte. Non seulement on ne fait rien pour l’enrayer, mais on semble prendre plaisir à favoriser la diffusion du mal. En mars 1914, la Chambre, avant de se séparer, avait voté la suppression de la licence des débits. On a limité depuis cette exemption aux débitans qui s’engagent a ne pas vendre d’alcool pur, et qui ne fournissent que des boissons, telles que le vin et la bière, évidemment moins dangereuses que l’eau-de-vie, surtout si elles ne sont consommées qu’en quantités modérées : mais la nécessité de dégrever les cabaretiers ne se faisait pas sentir.

Le problème de l’alcool est vital pour notre pays. Ce n’est qu’à la faveur d’une poussée violente de l’opinion que nous pouvons espérer le voir résolu. C’est dans des époques dramatiques comme celle où nous vivons, que les masses sont susceptibles de comprendre la grandeur du péril et de prendre les résolutions viriles qui, seules, nous sauveront d’une menace plus terrible que celle de l’invasion allemande. Il faut qu’un pétitionnement s’organise dans toutes les communes, que les femmes de France prennent la direction du mouvement, que des millions de signatures soient recueillies, qui imposent à nos législateurs les mesures de salut indispensables. Elles se résument en trois articles de loi : suppression du privilège des bouilleurs de cru, doublement du droit de consommation de l’alcool, réduction progressive du nombre des débits.

Le tsar Nicolas II, dès le début des hostilités, a fermé les dépôts de vodka (eau-de-vie) en Russie. Il a renoncé ainsi volontairement à une recette budgétaire de plus de 2 milliards et demi de francs. Sera-t-il dit que la République française est moins soucieuse de l’existence des Français que l’empereur moscovite ne l’est de celle de ses sujets ? Nous ne demandons même pas à nos parlementaires d’aller aussi loin que notre allié : qu’ils suppriment seulement la consommation illicite et clandestine, qu’ils élèvent la taxe à une hauteur telle que les ventes soient sérieusement ralenties, qu’ils réduisent le nombre des établissemens où s’engouffrent les salaires et se détruit la santé des ouvriers, et un grand pas aura été fait. Mais il est indispensable que le problème soit abordé dans toute son ampleur : il n’y en a pas de plus pressant pour la France. Déjà les hécatombes de la guerre vont avoir cruellement diminué le nombre des jeunes pères de famille, de ceux sur lesquels nous comptions pour avoir de nombreux enfans et combler les vides. Si des mesures n’étaient pas prises pour sauvegarder la vitalité et la santé de ceux qui resteront, nous devrions concevoir de très sérieuses inquiétudes sur l’avenir de notre population.

C’est là un des élémens du problème social : dans l’espèce, il doit se résoudre par des mesures fiscales qu’il faudra savoir prendre sans faiblesse. Dans un autre ordre d’idées, nous espérons que les yeux du pays et de ses représentans vont enfin s’ouvrir, à la lumière de la grande épreuve que nous traversons, et qu’ils discerneront le véritable devoir qui incombe à l’État, c’est-à-dire au gouvernement. Pour avoir voulu se mêler de tout, celui-ci a négligé les parties essentielles de sa tâche primordiale, et qui consiste à veiller à la sécurité nationale et maintenir l’armée et la marine au plus haut degré de puissance. Ce n’est pas le moment d’écrire à ce sujet tout ce qui remplit le cœur des bons citoyens et de demander des comptes aux coupables qui, négligeant les avertissemens les plus sérieux, n’avaient mis ni nos finances, ni nos forteresses, ni nos approvisionnemens dans l’état où ils auraient dû être. Aussi n’en parlons-nous que pour dégager la conclusion qui s’impose, à savoir la nécessité de ramener le gouvernement à ses fonctions naturelles et de ne pas lui permettre de s’égarer dans un labyrinthe d’expériences dites sociales, sous prétexte desquelles il commençait à bouleverser l’édifice financier de la France.

Ce qu’il faudra avant tout, dans nos futurs budgets, c’est rendre au pays la liberté de ses mouvemens, que les tendances interventionnistes des derniers temps paralysaient de plus en plus. Pour payer chaque année au Trésor les milliards qu’il réclame, les Français ont besoin de travailler ; leur esprit d’entreprise doit être stimulé, ou tout au moins ne pas être contrarié. Or, l’un des plus graves défauts d’une certaine législation, c’est de décourager le contribuable, en lui faisant craindre l’intervention excessive et abusive du fisc dans ses affaires, le prélèvement d’une portion exagérée de ses bénéfices, les tracasseries administratives, la violation du secret de ses affaires et de sa vie.

Comment l’Etat trouvera-t-il les sommes nécessaires à la souscription de ses emprunts, si l’épargne ne peut se former librement ? Il faudra un élan d’autant plus grand chez nos nationaux que les concours étrangers, qui, à d’autres époques, s’étaient produits, seront plus rares. Toutes les grandes nations du globe, en effet, à l’exception des Etats-Unis d’Amérique, auront, elles aussi, des rentes à placer : pendant quelque temps, le marché des capitaux sera accaparé par les émissions de fonds publics, et la question se posera de savoir si les épargnes des particuliers, singulièrement amoindries par la guerre, seront à la hauteur de toutes ces demandes.

En cherchant à prévoir ce que sera en France le marché des capitaux au lendemain de la guerre, nous devons tenir compte non seulement des besoins de notre pays, mais de ceux des autres. En dépit de la séparation absolue qui s’est actuellement établie entre les deux groupes de belligérans, il est inévitable qu’une fois la paix signée, l’influence réciproque de la situation économique de chacun des peuples qui auront été engagés dans la lutte se fasse sentir. Il est peu probable que les Anglais, les Russes et les Français souscrivent alors aux emprunts austro-allemands : mais la répercussion des opérations entreprises sur les diverses places se produira à travers les pays neutres, les marchés américain, suisse et hollandais par exemple.

L’ensemble des appels au crédit atteindra des chiffres énormes. Si la guerre dure un an, le total des dépenses sera pour les cinq grandes puissances de 60 milliards ; si elle dure dix-huit mois, de 90 milliards. Il faut y ajouter les frais de la Belgique, de la Serbie, du Monténégro, de la Turquie, sans oublier l’Égypte et le Japon. Ce dernier, jusqu’ici, a borné son action à l’Extrême-Orient : mais, s’il envoyait un certain nombre de corps d’armée en Afrique et en Europe, les sommes dont il aurait besoin seraient singulièrement accrues. Évidemment, la totalité de cette formidable carte à payer ne sera pas exigible au moment de la cessation des hostilités. Une partie des émissions de rentes qui se feront alors ne seront pas autre chose que des consolidations de Bons du Trésor créés antérieurement : il n’y aura donc pas, de ce chef, d’appel de fonds nouveaux. De plus, certains des belligérans ont émis dès maintenant des sommes importantes de consolidés qui leur ont fourni des ressources, dont le chiffre est à déduire de celui des emprunts à contracter au moment de la liquidation générale.

L’Allemagne, la première, a émis au mois de septembre 1914, au cours de 97 et demi, un milliard de mark (1 250 millions de francs) en Bons du Trésor à cinq ans d’échéance, rapportant 5 pour 100 d’intérêt, et une rente 5 pour 100 perpétuelle, non remboursable avant le 1er  octobre 1924, pour un montant indéterminé ; d’après certaines communications, il en aurait été souscrit 3 milliards et demi environ. La Prusse a suivi, avec un emprunt d’un milliard et demi de mark qu’elle n’a même pas essayé de placer dans le public et qui a été enfermé dans des établissemens officiels. L’Autriche a émis, le 16 novembre, au même cours de 97 et demi, des Bons du Trésor 5 et demi pour 100, remboursables en 1920, et la Hongrie, toujours au même cours, une rente 6 pour 100, dont les souscripteurs pourront, moyennant préavis d’un an, réclamer le remboursement en 1919. Il a été, dit-on, placé en Autriche 1 540 millions de couronnes (1 600 millions de francs) et, en Hongrie, 800 millions de couronnes (840 millions de francs). L’Angleterre a émis, le 24 novembre, au prix de 95, le plus grand emprunt qu’aucune Puissance ait jamais contracté, 350 millions de livres (8 750 millions de francs) d’une rente 3 et demi remboursable de 1925 à 1928. Enfin l’Italie a émis avec un grand succès, en janvier 1915, un milliard de rente 3 et demi pour 100.

Voilà déjà une vingtaine de milliards de francs entrés dans les caisses publiques, sinon d’une façon définitive, au moins pour des périodes telles que le remboursement n’en pèsera pas sur les exercices qui suivront immédiatement la guerre. Mais, d’autre part, il faudra rembourser les avances consenties aux différens Trésors par les Banques d’émission, et retirer le papier-monnaie mis en circulation. En outre, il n’y aura pas seulement à régler le compte des dépenses faites ; des sommes considérables seront nécessaires pour réparer les effroyables dévastations commises au cours des hostilités. Que ces dommages, qui se chiffrent par dizaines de milliards, soient couverts en partie par les gouvernemens des victimes, ou qu’elles en reçoivent le montant des auteurs mêmes des crimes à qui une contribution de guerre équivalant au mal causé sera imposée, peu importe au point de vue qui nous occupe : de toute manière, ces milliards devront être empruntés. Voyons en face de quelles ressources nous nous trouverons alors, et recherchons à cet effet quelle est la situation de notre marché monétaire et financier.


V

Notre étude ne serait pas complète si elle ne s’occupait de la Banque et de la Bourse, dont il a été si fort question depuis le mois d’août : l’une et l’autre ont été l’objet de mesures spéciales, dont le but était de retarder l’exécution d’engagemens pris avant l’ouverture des hostilités. En ce qui concerne les établissemens de crédit, c’est-à-dire les sociétés par actions, dont la fonction principale consiste à recevoir les dépôts du public et à les faire fructifier en les employant notamment à l’escompte du papier commercial ou financier, la déclaration de guerre les a surpris en pleine activité. Beaucoup d’affaires étaient en préparation : certains emprunts étrangers, émis au cours du premier semestre de 1914, et l’emprunt français 3 et demi du 7 juillet, n’étaient pas encore entièrement classés, c’est-à-dire entrés dans le patrimoine des capitalistes. Au premier moment de l’émoi causé par la note autrichienne et de la panique qui suivit la déclaration de guerre, les banques se procurèrent des ressources en réescomptant à la Banque de France une grande partie des traites qu’elles avaient antérieurement acquises : du 27 juillet au 6 août, le portefeuille de notre grand institut d’émis- sions augmenta de 2 352 millions ; du 6 août au 1er octobre, il progressa encore de 541 millions, si bien que, de 1 504 millions au 21 juillet, il passa en deux mois et dix jours à 4 476 millions : en chiffres ronds, il tripla. Malgré l’aide puissante qu’elles avaient ainsi reçue, les banques n’avaient pu mobiliser, c’est-à-dire transformer en espèces ou en crédits immédiatement disponibles, des sommes égales à la totalité de leurs dépôts. En effet, elles n’emploient pas ceux-ci exclusivement à l’escompte de papier bancable ; on appelle ainsi les lettres de change remplissant les conditions voulues pour être achetées par la Banque de France. Elles font des reports, des avances sur titres ; et cela non seulement en France, mais aussi à l’étranger, où il arrivait fréquemment que les taux fussent plus rémunérateurs que dans notre pays. Les reports, c’est-à-dire les prêts sur valeurs mobilières cotées à la Bourse, opérés dans des conditions spéciales, arrivaient bien à échéance le 31 juillet ; mais le règlement des opérations engagées à Paris ayant été ajourné, ces sommes ne sont pas encore rentrées dans les caisses des établissemens prêteurs. Elles ne s’élèvent toutefois, au parquet des agens de change, qu’à une soixantaine de millions.

Une autre cause qui explique les difficultés passagères contre lesquelles nos banques ont eu à lutter est l’importance prise, au cours du XIXe et du XXe siècle, par la place de Paris au point de vue international. Elle est devenue, dans une mesure comparable à celle de Londres, le banquier d’une partie du monde, avec cette différence que les maisons anglaises, dont on désigne souvent l’ensemble sous le nom de Cité, ouvrent surtout des crédits aux négocians importateurs ou exportateurs de marchandises, tandis que les banques françaises se spécialisent plutôt dans les transactions financières proprement dites, ayant trait aux emprunts d’Etat, aux actions et obligations de toute nature. Cette tendance de nos établissemens s’est accentuée, en raison du goût de plus en plus prononcé de notre public pour les placemens en valeurs mobilières et particulièrement en valeurs étrangères, auxquelles nos épargnans trouvaient le double mérite de fournir un revenu plus élevé que les titres nationaux similaires et de soustraire le capital ainsi placé à quelques-uns des risques qui leur paraissaient à redouter dans leur propre pays. Ce n’est pas ici le lieu de discuter cet état d’esprit, qui va sans doute se trouver modifié par la guerre : les occasions de placemens avantageux en fonds français seront nombreuses ; des Bons du Trésor rapportant 5 et des Bons de la Ville de Paris rapportant 5 et demi pour 100 sont d’ores et déjà une aubaine qui eût paru invraisemblable il y a six mois.

D’autre part, le crédit de plusieurs pays étrangers, auxquels nous avions confié un peu légèrement nos capitaux, subit une atteinte sérieuse, en dépit de leur neutralité et de leur éloignement. Ils n’ont pas cessé d’avoir besoin de notre aide pour se développer, et n’ont pas encore suffisamment mis en valeur leurs ressources propres pour faire aisément face à tous les engagemens, durant la période d’épreuves que nous traversons.

Hâtons-nous d’ajouter que, pour plusieurs de ces pays, notamment les grandes Républiques de l’Amérique du Sud, la situation est déjà en voie de s’améliorer. C’est ainsi qu’au Brésil, la balance du commerce extérieur s’est modifiée brusquement. L’an dernier, les importations dépassaient les exportations ; depuis plusieurs mois, au contraire, celles-ci atteignent des chiffres très supérieurs aux premières et fournissent au pays les ressources dont il a besoin pour acquitter ses engagemens au dehors. Il est vrai que le gouvernement fédéral a dû conclure avec les porteurs de ses rentes un engagement qui lui permet de leur payer temporairement leurs coupons en titres, solidement garantis d’ailleurs par les douanes de Rio-de-Janeiro. Pareille convention avait déjà été passée en 1898, et avait été le signal d’une amélioration notable dans les affaires brésiliennes. Il parait devoir en être de même cette fois-ci. Le change sur Londres, qui, au début de la guerre, était tombé à Rio à 11 pence, c’est-à-dire à 30 pour 100 au-dessous du niveau normal de 16 pence, s’est vivement relevé à 14 pence. Quant à la République Argentine, elle a une belle récolte de maïs et de blé ; elle vend ses céréales et ses viandes congelées aux armées européennes ; elle surmontera les difficultés d’une crise qui frappe surtout les immeubles urbains, sur lesquels une spéculation excessive s’était produite. Ses habitans devront, comme leurs voisins du Nord, restreindre pendant quelque temps leurs achats au dehors, ce qui aura pour effet de rétablir le change. La Caisse de conversion argentine détient encore plus d’un milliard de francs en or, en dépit de retraits considérables qui lui avaient fait perdre plus d’un cinquième de son encaisse dans les derniers jours de juillet 1914.

Nos banques ont pour habitude d’ouvrir des crédits à des Etats, à des Sociétés, à des banques étrangères ; ces crédits se donnent en général sous forme d’acceptation, c’est-à-dire que le bénéficiaire de l’avance fournit sur l’établissement français une traite à échéance de trois mois, que ce dernier s’engage à payer à l’échéance. Quelques jours avant cette date, les fonds doivent être remis au banquier ; mais celui-ci est tenu de faire honneur à sa signature, même s’il n’a pas reçu de son débiteur ce qu’on appelle, en termes techniques, la couverture de son acceptation. L’état de guerre a empêché et empêche encore beaucoup de ces couvertures d’être adressées à Paris. Les établissemens de crédit avaient de ce chef des engagemens de plusieurs milliards, qui contribuaient à peser sur eux et à paralyser leur activité.

C’est alors qu’intervinrent des moratoria successifs. Le décret du 31 juillet prorogea de trente jours francs les délais dans lesquels doivent être faits les protêts et les autres actes destinés à conserver les recours pour toutes valeurs négociables souscrites antérieurement au 1er août 1914, échues depuis cette date ou venant à échéance avant le 15 août. Le décret du 29 août prorogea ce délai de trente jours ; celui du 27 septembre accorda une nouvelle prorogation jusqu’au 31 octobre ; celui du 27 octobre en décida une de soixante jours, jusqu’au 1er janvier 1915. L’application de ce dernier décret a été encore une fois retardée.

Des mesures spéciales intervinrent en ce qui concerne les dépôts de fonds. Un premier décret autorisa les banques à ne rembourser à chacun de leurs déposans qu’une somme de 250 francs, plus 5 pour 100 du surplus. Des décrets successifs ont porté la somme fixe à 1 000 francs et les remboursemens proportionnels à 50 ou 75 pour 100 du total, selon qu’il s’agit de sommes réclamées par les particuliers pour leurs besoins personnels ou par des commerçans et industriels pour la gestion de leurs affaires. Depuis le 1er janvier 1915, la plupart des sociétés ont renoncé à se prévaloir de la limitation légale, et tiennent le montant total des dépôts à la disposition de leur clientèle. On peut donc considérer qu’en ce qui concerne cette partie du problème, la crise est terminée. Mais les effets s’en feront sentir pendant quelque temps. Le public a été effrayé de cette fermeture à peu près complète des guichets, à un moment où il aurait voulu, au contraire, pouvoir librement disposer de son avoir. Le résultat des restrictions a été que, au fur et à mesure que les limites du moratorium se faisaient moins étroites, les titulaires de comptes s’empressaient de retirer tout ce qui leur était offert, sans se demander s’ils ne dépassaient pas considérablement leurs besoins. Ils thésaurisaient, parce que leur confiance dans la solvabilité des établissemens avait été un moment ébranlée. C’est à des milliards de francs que s’élèvent aujourd’hui les sommes ainsi retirées de la circulation, sans profit pour personne et au plus grand dommage des intérêts généraux.

Deux correctifs cependant ont été apportés à cette accumulation de ressources improductives. Un certain nombre de particuliers ont compris que la détention pure et simple de numéraire ou de billets de banque dans leurs tiroirs était sans objet ; ils les ont versés à leur crédit à la Banque de France, chez qui les comptes particuliers ont passé de 800 millions en juillet à 2 700 millions en décembre. Ils se sont ensuite avisés qu’au lieu de laisser des sommes importantes s’accumuler sans en retirer aucun intérêt, il valait mieux souscrire aux Bons de la Défense nationale, dont le placement a été rapide au cours des dernières semaines. Le faire, c’est à la fois s’assurer un emploi fructueux et rendre service au Trésor public.

Les banques, en même temps qu’elles rendaient à leurs cliens la pleine disposition de leurs dépôts, se préoccupaient de rembourser les traites acceptées par elles, dont des décrets successifs avaient retardé les échéances. Parmi ces effets, il s’en trouvait un grand nombre qui avaient été tirés par des banques étrangères, lesquelles éprouvaient de grandes difficultés à se procurer du change sur Paris. C’est ainsi que les blés russes ne sortent plus d’Odessa ni des autres ports de la mer Noire à cause de la fermeture des Dardanelles : dès lors, les exportateurs n’ont pas à leur disposition les sommes au moyen desquelles les établissemens moscovites s’acquittent en temps ordinaire de leurs dettes. De là la hausse du franc à Pétrograd, où le change sur Paris a passé de 265 à 220. Pour remédier à cet état de choses, une convention a été passée entre la Banque de France et la Banque de Russie, sous les auspices du Gouvernement impérial et avec le concours du Gouvernement français. Des accords analogues, mis à l’étude avec d’autres pays, également débiteurs du nôtre, auront pour effet de procurer à nos banques des remises de fonds de plus en plus abondantes, grâce auxquelles elles acquitteront une proportion croissante de leurs acceptations. La situation se dégagera ; le portefeuille de la Banque de France, qui, le 1er octobre, s’élevait à 4 476 millions, était tombé, le 10 décembre, à 3850 millions : plus de 600 millions d’effets avaient donc, dans l’intervalle, été acquittés entre ses mains. Ce mouvement continuera et, en dégageant la Banque centrale, lui rendra des forces qui lui permettront d’aider efficacement à la reprise des affaires.

Mais il ne suffit pas, pour que cette reprise ait lieu, que les engagemens du passé soient liquidés. Il faut, comme l’a dit excellemment M. Ribot dans son exposé soumis aux Chambres, mettre fin à cette sorte de paralysie qui frappe d’impuissance temporaire le grand organisme du crédit commercial, l’ensemble merveilleux de tous les moyens imaginés, perfectionnés au cours des siècles, sans lesquels le commerce et l’industrie n’auraient jamais pris le développement que l’on sait. Le producteur et le négociant ont besoin non seulement des fonds qu’ils peuvent avoir en dépôt dans les banques, mais de crédit pour l’achat des matières premières, pour les salaires des ouvriers, pour les transports. Ce crédit se donne par l’intermédiaire des banques : il faudrait que celles-ci ne craignissent pas, même en pleine guerre, de l’accorder aux maisons solvables, qui s’occupent d’affaires légitimes. Beaucoup de transactions s’effectuent au comptant. Le nombre en croîtrait vite si le crédit reprenait son expansion naturelle et si les lettres de change, cette véritable monnaie des banques, recommençaient à être créées et à circuler. On a pu se faire une idée de la contraction qu’a subie sous ce rapport le marché français, en apprenant, par le bilan de la Banque de France du 10 décembre, que, sur un portefeuille de 3 850 millions, il n’y avait que 213 millions d’effets non échus. Le reste se composait d’effets prorogés, provenant de transactions antérieures à la déclaration de guerre. On voit par là que, depuis cinq mois, il ne s’est, pour ainsi dire, pas créé d’effets de commerce ayant trait à des affaires nouvelles.

Voici quels étaient, au même bilan, les soldes des principaux comptes de la Banque de France :


Actif. Millions Passif. Millions
Encaisse or 4 142 Billets en circulation 9 986
Encaisse argent 351 Compte du Trésor public 177
Portefeuille non échu. 213 Comptes courans 2 273
Portefeuille prorogé 3 637 Comptes de dépôts de fonds. 399
Avances à l’État 3 600
Avances sur titres 781
Divers 111
Total 12 835 Total 12 835


La situation qui ressort de ce document est satisfaisante. Elle fait le plus grand honneur au Conseil de Régence et au Gouverneur de notre grand institut d’émission, M. Pallain, dont la politique prévoyante avait su réunir et conserver l’encaisse puissante, qui est aujourd’hui la pierre angulaire de la Banque, et l’un des soutiens de nos finances publiques. La proportion du métal à la circulation est de 45 pour 100. Si l’on ajoute le portefeuille commercial au numéraire, on trouve une couverture de 84 pour 100. Si l’on comprend dans cette couverture les avances sur titres faites à des particuliers, on arrive à 91 pour 100. : Il ne reste donc que 9 pour 100 de la circulation qui corresponde à la dette de l’Etat. Il est vrai que cette proportion augmenterait au fur et à mesure des retraits des comptes courans : mais les engagemens de la Banque ne seraient pas aggravés de ce chef. Elle devrait en moins à ses déposans ce qu’elle devrait en plus aux porteurs de billets.

Il est évident que la Dette du Trésor est destinée à augmenter au cours des prochains mois. Mais le remboursement de cette dette a été prévu, dès le mois de septembre 1914, dans la convention intervenue à cette époque entre le ministre et le gouverneur de la Banque. Il a été stipulé que l’intérêt payé par l’Etat, qui n’est actuellement que de 1 pour 100, serait porté à 3 pour 100 dans l’année qui suivra la cessation des hostilités, et que les deux tiers de cet intérêt seraient alors appliqués à l’amortissement du capital restant dû.

Ceci ne constituera pas le seul mode d’extinction de la dette : le gouvernement s’est engagé à la rembourser sur ses premières ressources. Nous sommes convaincu qu’il apportera à le faire le même zèle que M. Thiers après 1871. L’amortissement de 2 pour 100 serait d’autant moins suffisant que la Banque a été autorisée à imputer sur ce fonds les pertes qui se produiraient sur le montant de son portefeuille immobilisé par la prorogation des échéances. Cette mesure est analogue à celle qu’a prise le Gouvernement britannique, lorsqu’il garantit directement la Banque d’Angleterre contre les pertes que lui infligeraient ses escomptes. Le Gouvernement français s’est inspiré de cet exemple sans le suivre complètement ; il a considéré qu’il n’avait pas à intervenir dans des opérations conclues sous la seule responsabilité de la Banque et qu’il serait dangereux de les livrer à une discussion parlementaire. Cette intervention eût présenté un caractère particulièrement périlleux dans notre pays, où l’on tire trop volontiers des conséquences permanentes d’un fait accompli en temps de crise.


VI

La Bourse de Paris a été surprise par la déclaration de guerre. Les négociations qui s’y trouvaient engagées et devaient se régler à la fin du mois de juillet 1914 étaient moins importantes qu’à d’autres époques : on les évalue à 500 millions au marché officiel et à 150 millions sur le marché libre, connu sous le nom de coulisse. La moitié environ portait sur des rentes françaises, particulièrement sur les titres du nouvel emprunt 3 1/2 amortissable. La première mesure prise fut l’ajournement du règlement de la liquidation : il apparaissait que, sous l’influence de l’émotion causée par les premières nouvelles du gigantesque conflit, les acheteurs de valeurs voudraient réaliser à tout prix, mais qu’ils ne trouveraient pas en face d’eux d’acquéreurs à des prix raisonnables ; d’autre part, les capitalistes, qui avaient employé des fonds en report, voudraient les retirer immédiatement, sans se préoccuper du trouble que ce retrait causerait. Il fallut donc, comme à Londres, reculer l’exécution des engagemens. Un décret du 27 septembre 1914 a suspendu provisoirement toutes demandes en paiement et toutes actions judiciaires relatives aux ventes et achats à terme antérieurs au 4 août, de rentes, fonds d’État et autres valeurs mobilières, ainsi qu’aux opérations de report s’y rattachant. Les sommes dues à raison de ces achats, ventes et reports sont augmentées d’un intérêt moratoire de 5S pour 100 par an. Au mois de novembre, un arrangement est intervenu avec la Banque de France, qui s’offre à rembourser aux reporteurs 40 pour 100 du montant de leur créance, jusqu’à concurrence d’une somme globale de 200 millions, en recevant en échange la garantie des titres sur lesquels le report avait été consenti. Très peu d’entre eux ont fait usage de cette faculté.

Cette mesure s’applique au parquet des agens de change, en attendant que des dispositions analogues, qui sont à l’étude, puissent être prises en ce qui concerne le marché de la coulisse. La Bourse de Paris, qui avait été fermée lors du départ du Gouvernement pour Bordeaux, a été réouverte le 7 décembre 1914. Les transactions y ont pris une certaine ampleur ; les cours des rentes françaises, des obligations de la Ville de Paris, du Crédit Foncier, des grandes Compagnies de chemins de fer, se sont raffermis. La Bourse de Londres a suivi notre exemple et rouvert ses portes le 4 janvier 1915 : elle a dû, d’accord avec le Chancelier de l’Echiquier, apporter de nombreuses restrictions à la liberté ordinaire des échanges.

Notre marché financier est créancier d’une partie du monde, non pas seulement en vertu des comptes que nos banques ont ouverts à des sociétés et à des Etats étrangers, mais surtout de par les nombreux titres que nos épargnans ont souscrits et qu’ils possèdent. On évaluait, avant la guerre, à une quarantaine de milliards la valeur de ce portefeuille étranger ; en admettant que les cours aient baissé du quart, et dans beaucoup de cas ils sont loin d’avoir subi une dépréciation aussi forte, c’est encore 30 milliards que représenterait cette partie de notre fortune publique, grâce à laquelle nous recevons tous les ans du dehors des remises correspondant à l’intérêt de nos placemens : on ne saurait les évaluer à moins d’un milliard et demi de francs. Cette somme, jointe à celle que les étrangers dépensaient chez nous, faisait plus que compenser l’excédent de nos importations sur nos exportations de marchandises ; elle nous permettait en outre de continuer nos achats de fonds étrangers, dans lesquels une partie de notre épargne annuelle s’employait régulièrement. Elle exerce le plus heureux effet sur le cours de nos changes. Comme nous sommes constamment créanciers des autres peuples, les monnaies étrangères sont offertes à Paris, et la monnaie française est recherchée sur les places étrangères. C’est ainsi qu’aujourd’hui, après cinq mois de guerre, en dépit d’une émission de billets de banque à cours forcé qui approche de 10 milliards, le franc est partout coté à prime. Pour avoir une livre sterling, il nous suffit de payer 25 fr. 05, alors que la livre contient 25 fr. 22 d’or ; pour un dollar américain, nous payons 5 fr. 15 au lieu de 5 fr. 18, qui est la parité mathématique ; pour obtenir 1 franc suisse, il nous suffit de 0 fr. 99 ; pour 1 franc italien, de 0 fr. 94 de notre monnaie. N’oublions pas la force dominante que nous donne, au point de vue financier, notre situation de créanciers d’une partie du monde.

En Allemagne et en Autriche, c’est le phénomène inverse qui s’est produit. Alors que le reichsmark en or vaut 1 fr. 23 de notre monnaie, on obtient à Genève, moyennant 1 fr. 11 par reichsmark, les billets de la Banque impériale, c’est-à-dire que ceux-ci perdent le dixième de leur valeur, par rapport au métal. La couronne autrichienne est encore bien plus dépréciée : alors que sa valeur métallique est de 1 fr. 05, le billet de la Banque austro-hongroise s’achète à raison de 80 centimes la couronne. Chez les deux empires du centre de l’Europe, cette baisse de la monnaie indigène est en partie une conséquence des erreurs économiques qu’ils ont commises en essayant de masquer par des expédiens une situation difficile. L’un et l’autre ont créé des caisses de prêt, qui font des avances sur toute espèce de marchandises et de titres : comme elles n’ont pas de capital propre, elles s’en fabriquent un en émettant des bons de caisse, que les gouvernemens reconnaissent comme monnaie libératoire : l’Allemagne va jusqu’à les admettre, à l’égal de l’or, en couverture des billets de banque. Il n’est pas étonnant dès lors que ceux-ci subissent une perte qui va croissant. D’autres raisons s’ajoutent à celle-là pour exercer une action déprimante sur le reichsmark et la couronne. Les exportations de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie sont en recul énorme ; l’une et l’autre manquent de ressources pour payer les achats qu’elles opèrent au dehors et qui, malgré la surveillance des flottes alliées et les barrières élevées par les Puissances soucieuses de remplir correctement leur devoir de neutralité, atteignent encore des chiffres importans.

Le contraste entre cette situation et celle de la Triple-Entente est frappant. En Russie, les principales industries, telles que la métallurgie, l’extraction houillère, les tissages et filatures, à l’exception de celles qui sont dans la partie de la Pologne où la lutte se poursuit, travaillent comme à l’ordinaire. En Angleterre, le nombre des chômeurs est plus faible qu’il y a un an à pareille époque ; les principales industries sont actives ; les flottes sillonnent les mers et approvisionnent la Grande-Bretagne et ses alliés de tout ce qui leur est nécessaire. En matière économique comme en matière militaire, le temps travaille pour nous. Nos réserves de cette nature, non seulement n’ont pas donné, mais, dans la stupeur du début, elles se sont cachées. Nous avions eu le grand tort, après avoir établi en 1913 la loi de trois ans, de ne pas faire immédiatement, sur le terrain financier, un effort correspondant à celui que nous venions d’accomplir en matière militaire. Des hommes se sont trouvés au Parlement pour renverser le président du Conseil qui venait d’arracher aux Chambres, à force d’éloquence et de patriotisme, le vote du service triennal, alors qu’il demandait un emprunt de 1 300 millions. Le nouveau ministre des finances déclara qu’il n’avait pas besoin d’argent ! Il laissa s’écouler la période de calme et de reprise d’affaires qui a marqué les deux premiers mois de 1914 sans en profiter pour remplir les coffres du Trésor. Après les élections d’avril, le ministère Viviani n’osa demander l’autorisation d’emprunter qu’une modeste somme de 800 millions qui, émise le 7 juillet, n’avait pas eu le temps de se classer dans les trois semaines qui ont précédé la guerre.

Le cabinet, qui, au début de 1914, avait jugé la situation de notre trésorerie prospère et un appel au crédit inutile, poussa nos établissemens de banque à émettre des emprunts balkaniques, notamment une rente turque, dont le produit servit en grande partie à acheter des navires, à payer la mission militaire allemande à Constantinople, à équiper l’armée qu’on mettait sous les ordres d’un général prussien et qui ne devait pas tarder à être mobilisée contre nous. La Porte nous berna avec l’octroi de quelques concessions de travaux publics, plus profitables à l’empire ottoman qu’aux entrepreneurs français, et notre bel argent, qui eût si bien trouvé son emploi à l’intérieur de nos frontières, émigra sur les rives du Bosphore : Dieu sait quand il en reviendra ! L’imprévoyance de notre politique à cet égard contraste étrangement avec celle de l’empereur allemand, qui, déjà au moment d’Agadir, demandait aux financiers berlinois s’ils étaient prêts à la guerre, et, sur leur réponse négative, les invitait à s’y préparer. Depuis lors, la tendance de nos ennemis à rendre leur argent plus liquide, à s’abstenir de placemens étrangers, à réunir leurs ressources de façon à les avoir sous la main, a été manifeste. Il faut d’ailleurs ajouter qu’ils avaient fort à faire. Leurs industries s’étaient échafaudées à coups de crédit ; elles ne vivaient que grâce aux comptes que leur ouvraient les banques et dans lesquels elles puisaient largement : il était urgent de chercher à leur donner une base plus solide.

En France, au contraire, la plupart des entreprises minières, métallurgiques, manufacturières, ont, de longue date, su se constituer des réserves importantes, prélevées sur les bénéfices, et qui sont une aide puissante pour traverser les mauvais jours. Les particuliers ne sont pas moins prévoyans : il n’est si modeste épargnant qui n’ait dans son coffre-fort quelques obligations françaises ou étrangères, dont les coupons lui servent en général à faire de nouveaux achats. Survienne une crise, et les titres pourront fournir des ressources à leur propriétaire, soit qu’il les aliène, soit qu’il emprunte en les donnant en gage.

Mais les événemens d’août 1914 ont été trop foudroyans pour que le mécanisme jouât. La plupart des Français n’avaient point accoutumé leur imagination à la possibilité d’une guerre, et ils ne surent même pas se servir des armes qu’ils avaient dans la main. On ne voulut voir que les difficultés créées par l’arrêt brusque du crédit ; on oublia les trésors accumulés par de longues années de prospérité et de sagesse financière. Heureusement, la panique n’a qu’un temps. De même que nos armées se sont reformées derrière la Marne et ont reconduit les Allemands jusqu’en Flandre, les capitaux accumulés dans les banques et chez les particuliers rentrent dans la circulation, et réapprovisionnent les organismes qui en ont besoin. Ils faciliteront la tâche des commerçans et des industriels ; nous ne parlons pas des agriculteurs, qui ont réalisé de gros bénéfices par la vente, à des prix élevés, de leurs denrées et de leurs troupeaux, et qui sont aujourd’hui mieux pourvus qu’aucune classe de Français, à l’exception de ceux des départemens du Nord et de l’Est.

Les milliards thésaurisés font peu à peu leur réapparition. D’abord timides, ils se sont risqués à acheter quelques fonds publics, dont les cours dépréciés les tentaient : ils vont bientôt se répandre dans le pays et aider à cette reprise des affaires qui est sur toutes les lèvres et dont le signal infaillible sera le nettoyage de notre territoire envahi. En attendant cette heure, un travail silencieux, mais obstiné et énergique, se poursuit. Dans les villages éventrés par les obus, les courageux habitans reviennent dès que l’ennemi se retire ; dans les villes comme Reims, où le bombardement n’a pas encore cessé, la vie se poursuit sous le feu des batteries. A plus forte raison, dans les soixante-quinze départemens inviolés, devons-nous travailler et nous préparer aux grandes tâches qui suivront la cessation des hostilités. La richesse de notre sol, l’intelligence et l’énergie de notre race, la puissance de ses réserves morales et matérielles feront des miracles ; elles résoudront le problème des budgets de l’avenir. Les chiffres pourraient sembler effrayans à ceux qui se borneraient à en supputer les milliards ; ils cessent de l’être dès qu’on évoque le souvenir des épreuves que la France a traversées dans l’histoire et dont elle est sortie meilleure, plus vivante et plus forte.


RAPHAËL-GEORGES LEVY.

  1. La mobilisation financière, par M. Raphaël-Georges Lévy, Revue des Deux Mondes du 1er septembre 1914.