Les Finances de la reine Marie de Médicis

Les Finances de la reine Marie de Médicis
Revue des Deux Mondes5e période, tome 33 (p. 166-198).
LES FINANCES DE LA REINE MARIE DE MÉDICIS

Les souverains, en France, au début du XVIIe siècle, ne disposent pas à leur gré de l’ensemble des revenus de l’État. Chaque recette est affectée à des dépenses précises : il y a des règles de comptabilité suivies. Si le roi s’avise de détourner à son usage personnel partie des fonds qui ne doivent pas normalement être mis à sa disposition, il se heurte à la coalition des forces passives : comptables n’obéissant pas, cours souveraines refusant d’enregistrer, chambres des comptes multipliant les remontrances et rayant des bordereaux les sommes détournées de façon à ce que les agents du trésor en demeurent personnellement responsables. Il ne reste au roi qu’à imaginer de nouveaux revenus, moyen plus légal, sinon plus aisé. Ce que le roi ne peut pas faire, pratiquement la reine, qui ne dispose d’aucune autorité effective, le peut encore moins. Elle n’a pas d’ordres à donner aux trésoriers de l’État. Désirant obtenir une faveur du surintendant des finances, elle doit solliciter celui-ci presque comme une particulière. La souveraine dispose sur le budget annuel de l’État, — ce que l’on appelle en ce temps « l’État général par estimation des dépenses, — d’une somme fixe destinée à payer les frais de sa maison, son entretien, ses plaisirs. Au delà de cette somme, elle n’a droit à rien. Ses crédits se trouvant dépassés, force lui est de réclamer du roi un don gracieux afin de combler le vide. Le roi prendra cet argent sur le fonds de sa caisse destinée aux libéralités et qu’on appelle a acquits au comptant ; » ou bien il inventera une recette exceptionnelle ; ou bien il laissera le déficit au compte de la princesse, et alors celle-ci se trouve débitrice à l’égard de ses propres trésoriers de sommes s’accumulant d’année en année. Fastueuse dans ses goûts et dépensière, Marie de Médicis, la femme d’Henri IV, comme toutes les personnes dont les ressources ne sont pas aussi illimitées que leurs fantaisies, a connu les pires misères des budgets embarrassés, dettes, expédients et même procédés indélicats[1].

Henri IV rit beaucoup, au moment de son mariage, lorsque la cour de Florence, mal instruite des rigueurs de la comptabilité en France, persuadée qu’avec un contrôleur italien Marie de Médicis serait mieux maîtresse des deniers de son budget, demanda au roi de laisser prendre à la princesse un comptable florentin, assurant Sa Majesté que la future reine était una buona menaggiera, « une bonne ménagère. » Se défiait-il ? Avait-il déjà de bonnes raisons de n’en rien croire ? Il répondit évasivement, puis choisit un Français consciencieux, M. Florent d’Argouges.

Parcimonieux de sa nature, préoccupé avec Sully de maintenir la plus grande régularité dans ses finances, Henri IV prit des mesures pour que le budget de la reine fût tenu avec une extrême exactitude. Tout bien pesé, il en fixa la somme annuelle à 400 000 livres. Et d’abord la reine ne fut pas libre de répartir les 400 000 livres à son gré.

Depuis de longs siècles, depuis le moyen âge, la spécialisation détaillée de chaque article des comptes de ce qu’on appelait jadis « l’hostel de la reine d’était un principe rigoureux. Il fallait que chaque dépense fût prévue méticuleusement d’avance. Pour la nourriture, les gens devaient préciser « bien exactement, par le menu, et par chapitres séparés, pain, vin, chair, poisson, bois, rôt, pâtisserie, épicerie, fruit, herbes, sel, cire, chandelle ; » distinguer les jours gras des jours maigres et les jeûnes ; évaluer le chiffre des bouches à nourrir, totaliser par jour, par mois, par année. En ce qui concernait le personnel, l’état général des officiers de la maison était communiqué à la Cour des aides, régulièrement, et ne pouvaient être payés que ceux qui figuraient authentiquement sur les contrôles. Ces principes, on les maintint étroitement pour les finances de la nouvelle reine. La vérification des dépenses de Marie de Médicis fut assurée par une infinité de paperasseries.

En décembre, les bureaux préparaient les éléments du budget de l’année suivante. L’état, vu et signé de la reine, était porté au conseil des finances qui le révisait avec soin, équilibrait l’ensemble, s’assurait de la sincérité de chaque article, faisait telle modification qu’il jugeait utile, puis le tout soumis au roi et approuvé par lui était renvoyé au trésorier de l’Épargne, lequel était chargé de faire porter, à la fin de chaque mois, au maître de la chambre aux deniers de la reine, au caissier, le douzième voulu. Chaque chef de service recevait alors copie sur parchemin du chapitre du budget le concernant et son devoir était de s’y conformer étroitement, sous la surveillance des contrôleurs, dressant avec soin la liste de ses dépenses, dont « l’écrou » était arrêté à la fin de chaque mois. Si des déficits se produisaient, par exemple lorsqu’il venait aux tables plus de gentilshommes qu’on n’en attendait, ou bien que quelque imprévu occasionnait un surcroît de frais, le contrôleur devait, pour y faire face, utiliser les reliquats, les excédents de recettes obtenus ailleurs : c’était la grosse affaire. S’il n’y avait aucun moyen de trouver des moins values quelque part, on se résignait à avouer l’excès de la dépense et à solliciter une nouvelle imputation de crédits sous forme « d’assignations » nouvelles, procédure lente, compliquée, difficultueuse. Les règlements prévoyaient enfin qu’il pût demeurer à la fin de l’exercice des crédits non employés, « des deniers revenans bons ; » d’avance des destinations étaient attribuées à ces sommes ainsi économisées : on s’en servait pour « refaire des meubles, » remplacer le vieux matériel usé.

Un pareil détail dans les prévisions des dépenses et l’emploi des fonds avec le contrôle qui l’accompagnait, mettait Marie de Médicis dans l’impossibilité de détourner un seul écu de son budget.

Les 400 000 livres qui lui étaient données furent réparties en une douzaine de chapitres.

D’abord figuraient les dépenses de la maison elle-même, à savoir la nourriture du personnel et de Sa Majesté, ainsi que les fournitures matérielles : ceci comptait pour 156 000 livres et était dit : « dépenses de la chambre aux deniers. » Les gages du personnel proprement dit montaient au total de 72 213 livres, plus ceux des gens de l’écurie qui représentaient 14 264 livres, et ceux de la musique qui étaient de 9 000 livres. L’écurie, chevaux, carrosses et le reste, prenait 60 000 livres.

Marie de Médicis touchait 3 000 livres par mois pour ses menues dépenses personnelles, — nous dirions argent de poche. — C’étaient 36 000 livres par an, somme importante, puisque toutes les autres dépenses étaient par ailleurs payées. L’article des habits, costumes ordinaires et vêtements de fêtes, ballets, réceptions, confondu dans les dépenses afférentes à l’entretien de l’appartement de la princesse, portait le nom « d’argenterie ordinaire et argenterie pour la personne de la reine ; » le chiffre prévu était de 28 000 livres. Pour ses voyages, Marie avait droit à 17 500 livres, sur lesquelles elle pouvait prendre de quoi accorder quelques gratifications et des récompenses. Si la somme ne suffisait pas, elle était autorisée à imputer le surplus sur les 60 000 livres de l’écurie. Figuraient enfin à part, dans le budget, les pensions octroyées à la dame d’honneur, 6 000 livres, à la dame d’atour, 6 000, au chevalier d’honneur, 2 400, et enfin, l’indemnité, les « épices, » attribuées à Messieurs de la Chambre des comptes pour examiner la comptabilité de la souveraine, 1 446 livres.

Or en dix ans, de 1601 à 1610, Marie de Médicis n’a su rester dans les limites de ce budget de 400 000 livres qu’une seule fois, l’année qui a suivi celle de son mariage, 1602 ! Les neuf autres années elle les a dépassées dans des proportions surprenantes. Il semble que l’échelle de ses excédents trahisse quelque vague préoccupation, après une année de dépenses trop fortes, de revenir à une modération relative, soit qu’elle-même se trouve effrayée de l’allure de ses dépenses, soit que le roi se fâche ; puis, l’année suivante, le chiffre monte plus haut, la velléité, sinon d’économie, au moins de prudence, n’ayant pas duré. La première année, 1601, le déficit est de 74 000 livres. Il est de 35 000 en 1603 ; de 157 000 en 1604 ; de 29 000 en 1605 ; de 318 000 livres en 1606 ; et avec des oscillations diverses, de 61 000 en 1607 ; 222 000 en 1608 ; 141 000 en 1609 ; 470 000 en 1610 : plus du double du crédit normal I II est vrai que cette année-là Henri IV est mort. Devenue maîtresse de l’État, Marie de Médicis ne comptera plus guère, puisqu’elle a les moyens royaux d’inventer des recettes et à partir de ce moment les excédents grandiront à vue d’œil.


Ce ne sont pas, jusqu’en 1610, les chapitres ordinaires du budget de la maison qui croissent et se développent de la sorte ; la nourriture et les fournitures se maintiennent aux mêmes prix ; le personnel, qui est peu payé, n’augmente pas et l’écurie reste toujours la même. A la rigueur, les toilettes ne sont pas plus dispendieuses qu’il ne convient et le crédit qui les concerne, 28 000 livres, suffit. En fait de dépenses supplémentaires, la reine, propriétaire du château de Montceaux, a des réparations à y faire, quelques constructions qui n’ont rien d’exagéré, et Henri IV consent à lui allouer une recette spéciale pour cet objet. Ce qui la ruine, c’est son goût effréné pour les bijoux.

Les longues et interminables notes que celles qu’à chaque pas on rencontre des orfèvres et des joailliers ! Tous les ans la liste enfle démesurément. Valeur des objets et nombre de pièces, tout contribue à rendre la dépense exorbitante. La reine prendra sans hésiter deux diamants de 28 000 livres, quatre de 30 000. Elle n’hésitera pas à se rendre acquéreur de numéros ruineux tels qu’une croix d’or de 18 000 livres, un diamant de 75 000, un bracelet de 360 000, tout en diamants ! Les mémoires des marchands se renouvellent, allongeant leurs listes de vingt, trente articles dont le total représente une profusion inimaginable. Comment, avec un fonds annuel de 36 000 livres destinées aux menus plaisirs, faire face à l’achat de diamants aussi dispendieux et aux multiples emplettes de bijoux ? Voilà comment le crédit de 400 000 livres est incapable de suffire aux goûts exagérés de la princesse.

Marie de Médicis, aux prises avec les embarras financiers résultat de ses dépenses inconsidérées, a été contrainte de subir les remontrances de ses trésoriers se fâchant et refusant d’avancer des sommes dont ils étaient ensuite responsables ; les colères d’Henri IV opposant toutes les difficultés possibles à payer ses dettes ; la coalition des cours souveraines, chambres des comptes, parlements, cours des aides, ne voulant pas lui faciliter le paiement de ce qu’elle devait. Elle comprend elle-même que ses besoins sont trop supérieurs à ses ressources. Hélas ! gémit-elle, en écrivant à un Italien, Giovannini, qui lui demande 12 000 écus, « de penser que je puisse débourser cette somme, outre ce qu’il y va de la conscience, c’est chose que mes affaires ne peuvent permettre, car vous savez que ce qui est ordonné pour la dépense de ma maison n’y peut seulement suffire ! Je suis redevable de grandes sommes pour plusieurs extraordinaires que j’ai faites et que je suis contrainte de faire journellement. » Et répondant aux réclamations de son trésorier général, M. Florent d’Argouges, qui appelle son attention sur les notes qui s’accumulent, elle s’écrie désespérée : « Je ne sais où prendre de quoi acquitter ces dettes. »

Elle ne sait où prendre de quoi payer parce que la seule porte à laquelle elle puisse frapper s’obstine à rester fermée, ou, si elle s’ouvre, ne s’ouvre que dans des conditions dérisoires. « Vous savez mieux que nul autre, mande-t-elle au fidèle d’Argouges, les grandes sommes dont je suis redevable, les grandes peines et presque l’impossibilité que j’ai de tirer des gratifications ou bienfaits du roi, Monseigneur, pour y satisfaire ; » et elle ajoute tristement : « tellement qu’il faudra, par nécessité, que je sois contrainte de régler ma dépense ! »

Moitié plaisantant, moitié, au fond, très sérieux, Henri IV se refuse en effet péremptoirement à augmenter les recettes de la reine. Si les dettes deviennent trop criantes et qu’il soit obligé de céder, il s’y prend ensuite de façons si peu simples que Marie de Médicis a autant de mal à recouvrer les sommes octroyées qu’elle en a eu à obtenir la concession royale. La mauvaise volonté du roi tenait à plusieurs raisons. C’était d’abord chez lui politique. Il pensait bien ne restaurer l’État qu’au moyen de beaucoup d’argent, et cet argent il ne l’aurait qu’en pratiquant et faisant pratiquer autour de lui d’étroites économies. Ensuite, tout à l’opposé de sa femme, il était, lui, très économe, très regardant et même avare. Les misères des temps héroïques lui avaient appris la valeur des écus ; il savait les ménager ; il voulait qu’on ne les gaspillât pas. Il poussait ce souci jusqu’à un point tel qu’il scandalisait ses contemporains ! « Son avarice est abominable ! » abominevole, s’écriait le résident florentin. « C’est un ladre vert ! » déclarait d’Aubigné ; et les étrangers relevaient le vif mécontentement que cette parcimonie exagérée provoquait dans le public. Informé des bruits qu’on faisait courir sur son avarice, Henri IV, il est vrai, s’indignait. Une fois, de colère, il ordonna à Sully de publier, « pour faire taire les bavards, » la liste des dettes du royaume qu’il avait à payer et que l’on réglait peu à peu, tous les ans. Sully additionna plus de 307 millions, sans parler des frais des traités de la Ligue s’élevant à 32 millions. En ce qui concernait Marie de Médicis, Henri IV ne protestait pas moins contre les reproches qu’on lui adressait de ne pas faire assez pour elle. « Comment ! disait-il un jour à Sully, mais j’use de plus de dons et gratifications envers ma femme que jamais roi de France n’a fait envers la sienne, soit pour l’ordinaire de la maison, soit pour les bienfaits extraordinaires ! » Et il poursuivait : « Vous le savez bien, vous, puisque vous la favorisez et que votre femme lui sert de solliciteuse ! » Et il était vrai, en partie, qu’Henri IV accordait à la reine plus qu’on n’avait accordé avant lui à aucune autre reine de France ; mais c’était que les précédentes reines vivaient plus modestement et que celles qui avaient été magnifiques, Anne de Bretagne, Catherine de Médicis, avaient eu de riches dots, des biens personnels considérables qui leur permettaient de dépenser royalement. Quant à ce que Sully secondât la reine dans ses réclamations et que la femme du surintendant servit d’intermédiaire pour transmettre les demandes de la souveraine, l’affirmation eût bien surpris la reine si celle-ci en eût eu connaissance !

M. de Sully favorable ! Mais c’était, au contraire, l’humiliation de la princesse que d’avoir à solliciter le ministre désagréable, à le supplier comme elle était obligée de le faire ; à subir ses refus dénués de bonne grâce, presque de courtoisie ; à affronter son humeur acariâtre ! Ce gros homme farouche, au front chauve, à la grande barbe, au regard dur, qui vivait seul là-bas, à l’Arsenal, dans un cabinet sévère, orné des portraits austères de Luther et de Calvin, toujours travaillant, toujours en affaires, était insupportable à tout le monde ! Il recevait les gens sans se lever, sans cesser d’écrire, sans les faire asseoir, refusant sèchement ce qu’on lui demandait : « Mais c’est une bête ! » e una bestia ! s’écriait un ambassadeur italien sortant de chez lui outré. — « Il a la coutume ordinaire d’offenser tout le monde ! » disait le prince de Condé ; et un étranger écrivait : « Il est si superbe, si altier, si insolent et orgueilleux qu’il n’estime plus être humain ! » Personne ne venait de chez lui pour quelque audience qui ne proférât des injures furieuses à son adresse : quello animale ! « quel animal ! » faisait Vinta, le ministre du grand-duc de Toscane en mission à Paris ; « c’est un palefrenier ! » ajoutait M. de Gondi ; un monte di bestie ! renchérissait Giovannini. Quand on parlait au roi de son surintendant, Henri IV riait : « Qu’est-ce que paierait le grand-duc votre maître, répondait-il, gaussant, à l’envoyé florentin, pour avoir un pareil ministre ? » Tout de même, observait l’autre, e troppo terrihlle, per non dir altro ! En réalité Henri IV tenait à Sully parce que le surintendant était très bon administrateur, ménager des deniers publics, rude à l’égard de ceux qui malversaient. Il avait bien à supporter, comme chacun, l’humeur désagréable du personnage, et il est probable que, s’il eût vécu, il eût fini par se défaire de lui tant il lui trouvait le caractère difficile ; d’ailleurs il soupçonnait « la netteté de ses mains. » Mais provisoirement, sa confiance dans son jugement était entière. Au conseil des ministres le surintendant avait généralement le dernier mot et le roi ne faisait rien sans le consulter.

M. de Sully s’était parfois servi de l’intermédiaire de la reine pour demander au roi quelque faveur qu’il n’osait pas solliciter en face. Il avait de la sorte quémandé la place de Saint-Maixent que, d’ailleurs, Henri IV ne lui avait pas donnée. Mais toutes les fois que Marie de Médicis avait tâché de faire agir M. de Sully, c’était le surintendant qui s’était toujours dérobé. Même pour des affaires courantes le peu de souplesse du ministre, sa mauvaise volonté, ses réponses désagréables avaient fini par indigner la princesse. Elle se plaignait amèrement au roi. Doucement Henri IV cherchait à la calmer, lui conseillant de ménager le ministre, de le traiter avec prudence, de le prendre par de bonnes paroles. Elle s’irritait alors : Avait-elle donc un autre maître que le roi ? Était-elle donc obligée a de faire la cour à Rosny ? » fare la aorte a Rosny ? Peut-être y avait-il en une certaine mesure de sa faute et l’attitude du surintendant était-elle due, en partie, aux maladresses de la souveraine. L’envoyé florentin écrivait : « La reine se plaint de Rosny, mais d’abord Rosny était tout à elle, tutto suo, elle l’a refroidi et blessé, ainsi que sa femme, en ne tenant pas compte d’eux. Elle profite mal des conseils et ne sait pas se gouverner ; elle aurait pourtant grand besoin de se faire des amis ! » Humeur difficile du ministre ou imprudence de la reine, les relations des deux personnages étaient aigres.

Les comptes s’en ressentirent. Sully avait beaucoup de moyens d’être désagréable à la souveraine, tous aboutissant à ne pas donner d’argent : par exemple, il retardait le paiement des mensualités du budget ordinaire ; en fin d’exercice il cherchait à rogner 7 000 écus ; il fallait que la reine écrivit des lettres pour que le trésor acquittât ce qu’il devait. Lorsqu’une recette exceptionnelle était octroyée à Marie afin de payer une dette, la princesse passait contrat avec un individu quelconque, lequel donnait comptant une somme fixe et s’arrangeait pour percevoir la recette à ses dépens, la somme à recouvrer étant supérieure à celle qui était livrée à la reine. Ces contrats devaient être contresignés par le surintendant : le surintendant ne contresignait pas. Deux mois, trois mois se passaient. L’individu avec qui on avait traité se lâchait, menaçait de résilier, et la reine désolée était obligée d’écrire au ministre des lettres suppliantes : « Il y va de ma réputation ! » gémissait-elle.

Une fois convaincu de la nécessité de donner des fonds à Marie de Médicis pour éteindre ses dettes, Henri IV commençait par refuser tout don d’argent pur et simple. Le procédé eût été trop commode, en vérité, le trésorier général de la reine n’ayant qu’à aller toucher au trésor. Le roi, dans une heure d’épanchement avec les filles d’honneur de la souveraine, osait avouer le motif de cette détermination : « Je ne veux pas donner un sou à la reine, disait-il, parce que tout irait dans la bourse du signor Concini ! » La cause véritable était qu’il ne voulait pas encourager sa femme à demander de l’argent par une trop grande facilité à recevoir celui-ci et, d’autre part, qu’il réservait les acquits au comptant pour ses maîtresses. A peine une fois, au début de l’année 1805, se décidera-t-il à faire cadeau à la reine de 30 000 livres ; mais la même lettre qui priait Sully de délivrer à Marie de Médicis cette somme lui ordonnait de mettre à la disposition de Jacqueline de Bueil, comtesse de Moret, 9 000 livres 1 Tout l’argent liquide allait aux amies ; la reine n’avait pour elle que des ressources aléatoires qu’il fallait percevoir difficilement, avec des risques nombreux.

A certaines heures particulièrement critiques, Marie de Médicis eut l’idée de faire appel à la générosité du grand-duc de Toscane, son oncle. Elle lui disait qu’elle avait recours à lui com me à son père. Par intérêt et par pitié, le grand-duc se laissait fléchir. Henri IV, informé, en conçut une grande irritation et de la honte, molta vergogna. Il crut devoir s’excuser auprès de l’envoyé florentin en mettant la pénurie de sa femme sur le compte de la mauvaise volonté de ses ministres, que tenaci ministri¸qui refusaient toujours à la reine ce que celle-ci réclamait. Ni l’envoyé, ni le grand-duc ne furent jamais dupes.

Les ressources aléatoires que le roi consentait à mettre à la disposition de la reine consistaient dans la création, au moyen d’édits, de recettes exceptionnelles que la princesse aurait à recouvrer. Parmi ces créations de recettes il en était ans qui revenait de droit, par tradition, à la souveraine, c’était l’institution de maîtrises.

Lorsqu’un apprenti, dans un métier quelconque, voulait passer maître, il devait obtenir des lettres de maîtrise constatant qu’il avait terminé son apprentissage. Il payait un droit au roi. Le nombre des maîtrises étant limité, pour battre monnaie, il n’était que de créer une ou deux maîtrises de plus dans chaque métier sur toute la surface du royaume ; le nouveau maître payant une somme variant de 8 à 20 écus, le total recueilli était d’importance. On institua des maîtrises au profit de la reine au moment de son mariage et à l’occasion de la naissance de ses enfants. Pour son mariage, Marie de Médicis en eut deux ; à la naissance du dauphin, le futur Louis XIII, quatre ; à celle de chacune des filles, une ; au moment de la naissance de Gaston, en 1608. deux. En dehors du mariage, et des naissances, la reine avait également droit à une maîtrise « dans chaque ville où elle entrait. » Elle alla visiter beaucoup de villes. Malheureusement le résultat fut que le chiffre des maîtrises ayant crû outre mesure, les corporations mécontentes s’arrangèrent de manière à ce que personne n’achetât plus les lettres nouvelles créées. Le roi, préoccupé d’un état de choses qui ruinait pour la reine un moyen accepté de profits extra-réguliers, résolut de réduire d’un coup le nombre des maîtrises et en 1608 révoqua toutes les lettres qui, ayant été donnés avant son avènement, n’avaient été délivrées que depuis. C’était peu de chose ; ce léger palliatif ne modifiait pas le mal, et Marie de Médicis vit peu à peu s’évanouir le procédé le plus admis et le plus aisé pour elle de se procurer de l’argent.

Tous les autres étaient difficiles, compliqués et incertains. Il fallait d’abord en trouver et on va voir quelle imagination était nécessaire afin de découvrir des sources de revenus insoupçonnées, d’inventer des causes d’imposition exceptionnelle. Les inventeurs. il est vrai, ne manquaient pas. Il était toute une classe d’individus suspects, gens d’affaires de moralité douteuse, qui passaient leur temps à venir proposer des combinaisons sur lesquelles, naturellement, ils auraient à toucher un « pot-de-vin. » A la recherche d’expédiens, Marie de Médicis accueillait toutes les propositions. Les grands en recevaient aussi, d’ailleurs, du même genre, concernant, par exemple, des provinces qu’ils avaient en gouvernement et ils sollicitaient du roi l’exécution des idées qu’on leur soumettait. « Oh ! le ramas de ces canailles et sangsues de partisans, s’écriait Sully, qui avait en horreur ces gens d’affaires, rapporteurs, dénonciateurs, mouches de cour et donneurs d’avis pour trouver de l’argent à la surcharge du peuple ! » Le moyen était bon : on en jugera par la variété et le nombre des impositions exceptionnelles édictées au profit de la reine.

Mais une fois qu’une idée était trouvée et admise par Henri IV, il y avait à dresser un édit. Or, avant d’être signé par Sa Majesté, l’édit de création de ressources nouvelles devait être délibéré en conseil d’état, première difficulté. Les complications administratives des propositions suggérées à la souveraine étaient souvent telles qu’il fallait bien que les ministres examinassent la question. Les refus, expliqués ou non, étaient ici faciles. Marie de Médicis, dans la crainte d’une opposition qui pouvait empêcher la réalisation d’un projet, en était réduite à solliciter individuellement chaque membre du conseil, à insister pour qu’il se prononçât dans un sens favorable aux intérêts de la souveraine, à supplier même. Elle écrivait à tout le monde. Les lettres à Sully étaient plus particulièrement pressantes, presque obséquieuses, attendu l’autorité qu’avait au conseil la parole du redoutable surintendant. Elle s’en remettait à lui avec un abandon et une confiance simulés : « Je n’entends pas, lui écrivait-elle une fois, que cette affaire se passe autrement que selon ce que vous en ordonnerez et le trouverez à propos ». Le conseil ayant enfin donné un avis favorable, l’édit du roi était rendu et un arrêt de ce même conseil en déterminait l’exécution.

Mais alors, autre formalité, les édits devaient être enregistrés par les parlemens, ou, suivant les cas, par les chambres des comptes, les cours des aides. À ce moment, les difficultés devenaient inextricables. D’elles-mêmes, effet de la tradition, ces cours n’aimaient pas enregistrer des édits représentant, en définitive, des manières d’accroissements d’impôts. Par intérêt pour les peuples, par devoir de conscience, par goût de montrer leur autorité, elles faisaient des remontrances au roi. Le roi insistait en envoyant des lettres de jussion. Les cours répétaient leur refus ; le roi renouvelait ses lettres et les choses allaient des mois, des années durant, jusqu’à ce que l’un des deux antagonistes se lassât. Quelquefois, quand l’affaire en valait la peine, Henri IV se fâchait, et la cour qui avait attiré la colère du prince passait un désagréable moment ; le plus souvent il laissait aller et les magistrats, avec le temps, avaient le dernier mot. Ils opposèrent ainsi à tous les dons octroyés à Marie de Médicis l’opposition par inertie la plus obstinée.

Malheureusement pour la reine, Henri IV était de connivence avec eux. Par une astucieuse machination il avait combiné avec les cours que lorsque celles-ci recevraient des édits de création d’office en faveur de qui que ce fût, elles pourraient ne jamais les enregistrer, malgré toutes les lettres de jussion du monde, si le roi ou Sully ne leur avaient pas écrit une lettre autographe spéciale les prévenant. Henri IV et son ministre appelaient cette lettre ce le mot du guet. » Quand il avait fallu céder aux sollicitations de la reine, le souverain, au moyen de ce procédé, pouvait retirer d’une main ce qu’il semblait avoir donné de l’autre : « Vous savez, rappelle-t-il à Sully, dans une circonstance de ce genre, que j’ai défendu aux cours d’entrer en l’enregistrement d’aucun édit si elles n’ont des lettres de ma propre main ou de la vôtre, quelque jussion qu’elles reçussent ou lettres de cachet qui leur fussent adressées. »

Pauvre Marie ! Que lui servait alors de se donner tout le mal qu’elle prenait afin de décider les diverses compagnies à accepter l’édit soi-disant signé par le roi qu’on leur expédiait ! En 1605, Henri IV lui avait accordé tout l’argent qui pourrait revenir « des rachats, sous-rachats, lods et ventes, aubaines, confiscations et autres droits seigneuriaux à échoir en Bretagne durant neuf années. » La chambre des comptes de Nantes refusait de vérifier l’édit. La reine obtint du roi lettres de jussion sur lettres de jussion : rien n’y faisait. Elle écrivit elle-même à tout le monde, premier président, présidents, conseillers, soit quinze lettres : elle plaidait sa cause avec chaleur : « Avant moi, expliquait-elle, d’autres ont joui de ce privilège qui n’estoient pas de ma qualité et n’avoient point plus de considération ni de mérite que j’en ai ! » La chambre restait insensible et répliquait qu’il fallait au préalable soumettre la question aux États de Bretagne. Nouvelle série de quinze lettres de la reine : « Mais les États, ripostait-elle avec vivacité, n’ont rien à voir dans cette affaire qui ne les regarde pas ! » Puis alors elle se faisait modeste ; elle jurait qu’elle n’avait pas l’intention de dépenser cet argent pour son usage personnel, qu’elle en avait besoin afin de donner quelques gratifications à des particuliers. Des mois se passèrent ; rien ne vint de Nantes. La reine fit lancer de nouvelles lettres de jussion ; elle écrivit à nouveau de longues séries de lettres ; Henri IV n’avait pas expédié de missive autographe : elle attendit en vain !

Longue est la liste des propositions de recettes qui ont été ainsi faites à Henri IV par Marie de Médicis et acceptées par lui dans des conditions illusoires.

Les moins compliquées aboutissaient à la création de fonctions publiques nouvelles. Mais les charges se payant en ce temps et tout accroissement du nombre de ces charges amenant la diminution de la valeur des autres, les résistances des corporations dont on lésait les intérêts, provoquées par là comme à plaisir, venaient encore rendre plus malaisée la perception de la recette. Quand il ne s’agit que d’instituer, ce que fait Henri IV en 1604, deux receveurs, deux payeurs et deux contrôleurs de rentes en Normandie, il n’y a que la chambre des comptes de Rouen qui fasse quelque difficulté pour une question ne la touchant d’ailleurs pas directement. Il n’en va pas de même lorsqu’en 1605 le roi consent à créer au parlement de Rennes deux charges de conseillers. Marie de Médicis a pressé le chancelier de rédiger l’édit, de le sceller, de l’expédier, afin que « l’affaire soit promptement dépêchée ; » le parlement de Bretagne refuse d’accepter cette augmentation de magistrats. Un an après la signature de l’édit, l’acte n’est pas enregistré. Il finira par l’être, mais au prix de combien d’instances et de prières ! — En 1604, le roi a créé dans les mêmes conditions quatre charges de conseillers aux requêtes au parlement de Toulouse soi-disant pour aider la reine à payer les frais des réparations qu’elle fait au château de Montceaux. Le parlement de Toulouse refuse de vérifier l’édit. Lettres de jussion succèdent encore suis, lettres de jussion ; missives adressées par la souveraine à chacun des présidents et conseillers sont expédiées année par année en Languedoc. Trois ans après, en 1607, Marie de Médicis écrivait toujours ses séries de lettres et le roi libellait ses lettres de jussion sans plus de succès. « Le parlement a tenu si peu de compte, — mandait-t-elle irritée, en 1608, au premier président de Toulouse, M. de Verdun, — des ordres et prières qu’on lui a adressées, que je m’étais résolue de n’en escrire plus et de faire instance pour obtenir une autre assignation au lieu de celle qui m’a esté ci-devant baillée. » Mais Henri IV n’a pas voulu donner cette autre assignation. Il n’a pas voulu non plus, ce que proposait la reine, réduire le chiffre des conseillers à créer de quatre à deux. Il a consenti seulement à ce qu’on envoyât une huitième lettre de jussion : peine perdue ! Deux ans après la mort d’Henri IV, en 1612, soit huit ans après la signature de l’édit, l’affaire n’était pas conclue !

Pas plus facile ne fut la question des secrétaires de Navarre. Lorsque Henri IV, roi de Navarre, était devenu roi de France, il avait fallu faire un sort au personnel de l’ancienne petite cour de Pau et Marie avait proposé que les fonctions de « secrétaires de la maison et couronne de Navarre » fussent érigées en celles de « secrétaires de la maison et couronne de France » moyennant un droit qu’elle aurait touché ; c’était une affaire de 20 000 livres destinées à payer les dettes dues à son surintendant, M. d’Attichy. Après bien des difficultés, parlement et chambre des comptes avaient enregistré. La cour des aides refusa. La place prise dans la correspondance de la reine par les lettres innombrables de prières qu’elle écrit à ce sujet est disproportionnée !

Henri IV avait consenti encore à accorder « des offices de secrétaires ordinaires de sa chambre, » puis aussi « des survivances de secrétaires de la maison et couronne de France ; d’audienciers et contrôleurs de grandes et petites chancelleries, et de secrétaires en icelles ; » la princesse se heurta aux mêmes obstacles.

A côté de ces créations d’offices proprement dits, quelle variété de ressources imaginées pour venir en aide aux finances obérées de la reine !

Sur la proposition d’un certain Jean Coberet, on donne à Marie de Médicis l’argent qui pourra provenir des amendes infligées aux fraudeurs coupables d’avoir volé l’État à propos de certain droit « de soixante et quarante sols à payer de chaque quintal de sel » mis en vente dans le Languedoc. La souveraine doit en tirer 120 000 livres et Coberet touchera 2 000 livres de commission. En 1605, le roi avait rendu un édit qui autorisait dans toute la Normandie deux individus par paroisse à se libérer d’un certain nombre de charges et impôts moyennant une somme fixe qu’ils paieraient une fois pour toutes ; ces sommes étaient abandonnées à la reine. Un nommé Leclerc se présente, offre 80 000 livres de forfait afin de prendre l’affaire à son compte. On examine la proposition, on hésite ; là-dessus en vient un autre appelé Nicolas Pallier qui propose 160 000 livres, le double : on l’accepte. Pallier devait sans doute y gagner encore largement.

Tous les huissiers et les sergens qui, jusque-là ne pouvaient instrumenter que dans le ressort de leurs parlemens respectifs, reçoivent la faculté d’agir dans le reste du royaume contre un droit payable à la reine. — Notaires, huissiers et sergens exerçaient en vertu de commissions dressées par les baillis, sénéchaux et prévôts, qui les immatriculaient. On décide qu’il leur sera donné des lettres royales moyennant de nouveaux droits à verser entre les mains de la souveraine. — « Les anciens voituriers et fermiers des gabelles du Lyonnais » avaient quelques reliquats de comptes à solder et des amendes probables à débourser en raison d’irrégularités vraisemblables dans leurs écritures. Marie de Médicis se fait attribuer ces restes. — En 1605, les officiers des bureaux d’élections du royaume étaient rétablis dans leurs droits et privilèges ; ils doivent acquitter des sommes laissées à la reine. — Quoi encore ? Henri IV consent à donner à sa femme « les deniers provenant de la recherche des quatre cas réservés par les lettres d’abolition qu’il a octroyées à ses officiers en l’année 1607, et aussi de la rétention des deniers faits par les officiers et autres commis au recouvrement et recette d’iceux, de quelque nature qu’ils fussent ; » — les deniers « laissés es fonds tant des recettes générales que particulières du domaine, des aides, tailles, taillons, décimes, clergé, gabelles, traites et impositions foraines ou domaniales ; des maisons et hôtels de ville du royaume pour le payement d’aucunes rentes amorties, supposées, doublement employées en deniers comptés et non reçus eu échus par déshérence, forfaiture et méconnaissance ; » — les deniers provenant a des exempts dits francs topins ; » — ou « des francs fiefs, nouveaux acquêts et recherches de l’administration des levées et révision des comptes des receveurs des diocèses du Languedoc »... etc. Il n’était particularité fiscale, féodale, administrative que les donneurs d’avis n’eussent consciencieusement examinée pour y découvrir quelque source insoupçonnée de revenus. l’ y eut plus : en 1609 les Espagnols chassèrent de leur péninsule les derniers moresques. Ce fut un lamentable exode à travers les Pyrénées de huit ou neuf cent mille misérables qui traversèrent le midi de la France dans un état de dénûment complet. Ne s’avisa-t-on pas de décider qu’on leur enlèverait, pour prix de cette hospitalité transitoire, leurs « hardes, meubles, or et argent monnayé ou non monnayé, » et que le produit de cette manière de brigandage reviendrait à la reine ! Le parlement de Toulouse mit heureusement une mauvaise volonté honorable à ce détroussement singulier.

Était-ce effet de la quantité chaque jour croissante d’arriérés ou le résultat de l’opposition des cours souveraines rendant vains les dons du roi ? Tous ces expédients furent insuffisants. En dehors et à l’insu d’Henri IV, Marie de Médicis résolut alors, afin d’accroître plus délibérément ses recettes, d’essayer des entreprises commerciales et de tenter des combinaisons fructueuses de nature diverse.

Elle fit, d’abord, de l’armement. Elle acheta « un gros vaisseau, » aux Pays-Bas, et se proposa d’entreprendre le transport maritime de la côte hollandaise à la côte italienne. Mal lui en prit. Les États des Provinces-Unies, ignorant la haute qualité de l’armateur, mirent l’embargo sur le bâtiment en question, à propos de contraventions quelconques, et le gardèrent. La reine fit réclamer par Henri IV. Elle reçut une réponse défavorable. « Touchée au cœur, » comme elle écrit, elle s’adressa à son ambassadeur à la Haye, M. de Buzanval, à l’envoyé des Provinces-Unies en France, Aarsens, remuant ciel et terre afin de se faire rendre son navire : ce premier essai n’avait pas était heureux.

Elle s’y prit autrement : elle commandita. Étant venue au Havre, au cours d’un voyage, elle consentit à placer plusieurs milliers d’écus sur quatre vaisseaux en partance pour le Pérou, voulant « courir risque ! » Un M. de Serre fut par elle chargé « de prendre garde à leur retour afin, dit-elle, de me faire savoir ce qui reviendrait à mon profit de cet argent ». A la saison marquée, elle prévenait M. de Serre a qu’il eût à avoir l’œil exactement à l’arrivée de chacun desdits vaisseaux et à ce qu’ils rapporteront, vous faisant présenter par le menu leurs marchandises, papiers et inventaires, afin que je ne puisse estre fustrée de ce qui m’en peut appartenir. » Malheureusement la campagne avait été détestable ; l’affaire fut mauvaise. Non seulement Marie de Médicis n’avait aucun profit à espérer, mais le capital même était compromis. « La fortune a été si peu favorable, écrivait-elle mélancoliquement, tant s’en fault qu’utilité en provienne aucune, qu’il sera même impossible d’en retirer mon principal ! » Le second essai n’avait pas été satisfaisant.

Alors elle brocanta. A certaines heures difficiles, lorsqu’elle voulait un bijou trop cher et que le joaillier ne se décidait pas à vendre à crédit, elle fouillait dans ses coffres, ramassait des objets en or auxquels elle ne tenait plus et les vendait. Petite-fille de banquiers exacts, elle opérait sa vente dans des conditions de garantie suffisantes : devant elle on commentait par fondre cet or, au creuset : cadeaux de provinces, présents du roi, objets d’art, statuettes, bracelets : puis on pesait et la vente avait lieu au comptant, suivant le poids. Elle débita ainsi sa vieille vaisselle d’argent qu’on lui achetait de cette manière.

Elle mit au mont-de-piété en Italie. Ce fut une affaire longue et confuse. Bien avant elle, les rois de France du XVIe siècle ayant besoin de fonds avaient emprunté à des banquiers italiens et leur avaient engagé, pour la peine, des joyaux de la couronne. Un à un ces joyaux avaient passé à Rome, à Florence, où beaucoup, faute d’être rachetés, avaient même fini par être vendus. C’étaient les Ruccelaï qui étaient les principaux agents de cette affaire. En 1576 M. de la Rocheposay, ambassadeur de France à Rome, avait été chargé officiellement d’engager des diamans de la couronne entre les mains « d’aucuns princes et Estats de l’Italie. » L’histoire des joyaux engagés étant assez obscure, Marie de Médicis profita du trouble de la question pour emprunter elle-même en Italie en envoyant aussi des bijoux du roi. Le procédé était indélicat. On distinguait, à cette date, les bijoux particuliers de la reine, ceux qui lui appartenaient en propre et qu’elle pouvait donner ou vendre, de ceux de la couronne, au contraire intangibles. Il était dressé des inventaires de ces derniers et la chambre des comptes ne se faisait pas faute, lorsqu’on lui présentait, sur le budget de la reine, quelque grosse dépense relative à un achat de diamant, de demander si l’objet avait été inscrit à l’inventaire de la couronne, ce contre quoi, naturellement, Marie de Médicis protestait en disant qu’elle avait acheté l’article de ses deniers, pour elle, et non au profit de l’Etat. Afin de dissimuler sa démarche, elle poussa Henri IV et Sully à liquider toute l’affaire d’un coup en rachetant en Italie l’ensemble des bijoux engagés. Sully, dans ses Économies royales, se fait un mérite de ce rachat. Il ne s’opéra pas sans peine. Henri IV, aux premières tentatives de Marie de Médicis, avait déclaré ne pas se soucier de l’affaire. En relations épistolaires avec les Ruccellaï, la reine pressait ceux-ci de consentir à quelque composition en baissant le chiffre des sommes à solder. La question était de trouver de l’argent. Henri IV finit par deviner que la reine avait engagé les joyaux de la couronne et, après la première colère inévitable, se décida à racheter. Les négociations furent épineuses. Les Ruccellaï vinrent à Paris ; Marie de Médicis envoya en Italie, Le gouvernement d’Henri IV s’était résolu, afin de trouver de quoi payer, à porter l’édit qui exemptait deux personnes, par paroisse, d’un certain nombre d’impôts, de charges et de droits moyennant une somme définitive. Malgré l’opposition des parlemens qui refusaient d’enregistrer, on parvint à une solution vers 1607. Nicolas Roger, l’orfèvre, valet de chambre de la reine, se rendit à Rome ; l’ambassadeur, M. d’Alincourt, agit. Les héritiers de Horacio Ruccellaï se dessaisirent des joyaux et le cardinal du Perron revenant de Rome en septembre 1607 rapporta le précieux dépôt.

Marie de Médicis emprunta autour d’elle. Elle connut le misérable sort des maîtres qui se font avancer de l’argent par leurs intendants. Non seulement le malheureux M. Florent d’Argouges eut à prendre à son compte personnel des dépenses que la chicaneuse chambre des comptes refusait d’approuver dans le budget de la souveraine, mais il dut prêter de ses deniers à la princesse de quoi payer ses fantaisies. Un jour où celle-ci voulait absolument acheter à l’orfèvre de la Haye un diamant de 4 500 écus ainsi qu’une douzaine de petits boutons d’or de 538 livres, — et elle n’avait pas le premier sol, — elle proposa au marchand de lui payer la somme sur les gains du roi au jeu, singulière attribution de recette ! Le roi, parait-il, avait promis. L’orfèvre, comme on pense, refusa. M. Florent d’Argouges fut invité, en termes impératifs, à avancer les 4 679 écus. Heureusement pour lui que, tenant les comptes, M. Florent d’Argouges s’arrangeait de façon à retrouver ce qui lui était dû lorsqu’arrivait quelque recette fructueuse. A sa mort, cependant, en 1615, — c’était son fils qui allait lui succéder, preuve qu’après tout la place n’était pas si mauvaise, — on lui devait encore 28 255 livres.

Nous venons de dire la bizarre proposition qu’avait faite Marie de Médicis à un marchand pour le payer. Elle usa de beaucoup de combinaisons analogues, expédiens inattendus de gens aux abois contraints à des procédés tortueux. Ainsi, afin de régler leurs mémoires aux marchands d’argent Robin et Briant, elle leur proposait le produit de ce qu’on pourrait relever d’erreurs de calcul dans les prix du sel des généralités d’Orléans et de Moulins ! Le piquant est que les malheureux, rassurés par des lettres patentes destinées à certifier leurs droits, acceptaient ! Dans une autre circonstance, Marie de Médicis ayant acheté à M. de Monglat de Saint-Aubin quatre diamans pour le prix élevé de 96 000 livres s’arrangeait avec lui, en ce qui concernait le paiement, de la façon suivante : M. de Monglat recevait 6 000 livres comptant et le surplus était à réclamer par lui à un certain Médéric Levasseur, « ci-devant adjudicataire et fermier de la somme de 30 sols pour muid de vin entrant en la ville et faubourg de Saint-Maixent. » Levasseur devait son fermage des années 1607 et 1608 ; on passait la créance à M. de Monglat avec charge de toucher dessus ce qui lui était dû « à ses périls et fortunes. » Ceux qui n’acceptaient pas ces procédés étranges exigeaient alors qu’on leur payât au moins les intérêts des sommes dues, et ces intérêts étaient si élevés qu’ils représentaient plutôt, disait-on, des manières d’amendes infligées par année de retard. Hélie Fruit et Mathieu Coulbes, joailliers, touchèrent ainsi plusieurs années durant 4 000 livres comme intérêts de la somme de 30 000 livres qui leur était due « pour vente de marchandises de joaillerie et par année de retard. » C’était plus de 12 p. 100.

Les difficultés, dans lesquelles se débattait la reine de France et auxquelles elle tâchait de remédier par ces moyens divers, étaient, avons-nous dit, en partie la conséquence de l’attitude de la chambre des comptes. Réorganisée par Henri IV en 1598, et, son action rendue plus forte, la chambre des comptes était pleine d’ardeur. Implacable même pour des questions de forme, elle n’exigeait pas seulement que toutes les ordonnances de dépenses dans la maison de Marie de Médicis « portassent sur quelle nature de deniers les dépenses devaient être payées, » mais encore que toutes les quittances fussent visées et contrôlées par l’intendant général des finances de la reine. Lorsque cet intendant, M. d’Attichy, fut atteint de la maladie qui l’emporta, et qu’il lui fut impossible de rien signer, M. Florent d’Argouges manqua être ruiné ! Les quittances n’étant ni visées ni contrôlées, la chambre déclara qu’elle n’accepterait rien : tout était illégal. Marie dut écrire une longue lettre de détails précis sur la maladie et la mort de M. d’Attichy. — Le lendemain de l’assassinat d’Henri IV, Marie de Médicis avait envoyé chercher 400 000 livres au trésor, afin de payer les déficits de ses budgets de 1607 et 1608. La somme arrivée, elle se ravisa, solda 328 419 livres d’arriéré, et se fit remettre de la main à la main par Florent d’Argouges, sur les 79 581 qui restaient, 50 000 livres, « pour subvenir, disait-elle, à nos affaires particulières. » La chambre accepta qu’on fût allé chercher 400 000 livres au trésor sans autre justification et qu’on eût payé 320 000 livres de dettes ; mais elle raya les 50 000 livres des registres de M. Florent d’Argouges et les lui laissa à son compte, sous prétexte « qu’il n’y avait pas de recette de ces 50 000 livres. » D’Argouges eut beau expliquer que c’était le restant disponible des 400 000 livres, il n’obtint rien ; force fut d’attendre quatre ou cinq ans et les ordres impérieux de la reine régente afin que la cour se décidât à s’incliner par obéissance.

Le trésorier attendit parfois neuf ans, dix ans, avant de voir régulariser des détails insignifiants de comptes. Dans le budget de 1601 il se trouvait un certain M. Cappe, médecin, qui avait touché 90 livres ; en 1603, un M. Arnauld, conseiller, qui avait reçu 110 livres 10 sols : M. de Bullion, 300 livres ; M. de Rougemont, conseiller clerc d’office, 200 livres. La chambre notifia que M. Cappe n’était inscrit sur les états que comme devant recevoir 10 livres ; que M. Arnauld, n’ayant eu le brevet de sa provision de conseiller que le 8 mai 1603, ne pouvait pas toucher l’année entière de son traitement ; que quant aux deux autres, leurs noms ne figuraient pas sur les états de la maison ; cela faisait en tout 663 livres indûment payées, disait-elle, par le trésorier général : elle les raya. Dix ans durant, le trésorier et la reine réclamèrent, le premier ayant avancé la somme de ces deniers. Ce ne fut qu’en 1612, par un mandement de la régente, que la chambre, recevant l’ordre formel de régulariser ces 663 livres, céda.

Il n’était minutie administrative que la chambre n’invoquât pour refuser l’approbation de dépenses particulières. Lorsque la reine donnait une gratification d’argent à un individu quelconque de sa maison, le document devait être contresigné par le secrétaire de ses commandements, M. Phélippeaux de Villesavin. Une fois, elle s’avisa de gratifier de 1 200 livres M. Phélippeaux lui-même ; et celui-ci, sans penser à mal, contresigna l’ordonnance. Ce fut toute une histoire ! Jamais la cour souveraine ne voulut maintenir ces 1 200 livres, sous prétexte « que ledit Phélippeaux ne pouvoit signer sa propre gratification comme secrétaire des commandements. » Il fallut encore un mandement royal.

Et que de réclamations ! Tantôt la chambre trouve que la reine a trop de secrétaires et de maîtres des requêtes, quelque peu payés que soient ces personnages ; Marie de Médicis, obligée de présenter sa défense, explique que c’est le roi qui en a nommé le plus grand nombre ; que néanmoins elle s’excuse et promet de n’en pas augmenter le chiffre, même de le diminuer ; tantôt la cour prend sur elle d’exclure les officiers de la maison de la reine des privilèges et exemptions dont jouissent les autres officiers des maisons royales, privilèges dont le plus clair est d’être dispensé de payer impôt. Ce sont de perpétuelles chicanes ! Avec les oppositions que fait la cour à enregistrer les édits de créations de ressources qu’on lui apporte, — on a vu combien le cas est fréquent ; heureux quand les observations ne portent que sur des formules de rédaction, car alors on en est quitte pour changer les termes de l’édit, — les ennuis de toutes sortes causés à la souveraine dans le maniement de ses finances sont sans limites. Malgré les apparences lointaines de l’autorité absolue et la doctrine consignée au bas des actes royaux du « tel est notre plaisir, » il en va loin que les personnes royales soient maîtresses indiscutées. La force d’opposition des différens organismes ne provient pas d’un reste d’esprit frondeur, conséquence des troubles des guerres civiles ; elle est la forme d’une tradition administrative, bureaucratique, étroitement formaliste et pointilleuse. C’est en vertu de cette tradition que la reine, après la mort d’Henri IV, n’a pas été aussi à même qu’on le croirait de donner libre cours à toutes ses fantaisies. Elle a eu plus de facilité pour commander ; ses recettes régulières ont été accrues ; mais les embarras se développant avec les dépenses, la princesse en a été réduite à des extrémités encore bien plus singulières.


Régente du royaume, Marie de Médicis ne pouvait pour dignement représenter, se contenter du crédit primitif de son budget, que d’ailleurs elle conservait, 400 000 livres. Elle eut d’abord en plus son douaire. Consultant les précédens, les hommes de bureaux décidèrent que ce douaire ne devait pas dépasser 150 000 livres de revenu, ce qui n’était pas très considérable, eu égard aux moyennes d’excédens annuels de la reine. Des lettres patentes du 25 juillet 1611 fixèrent, en même temps que ce chiffre, les terres et seigneuries sur lesquelles Marie de Médicis le prélèverait. Encore le douaire n’était-il présenté officiellement que comme l’équivalent « des intérêts de la dot » de la souveraine. Les jurisconsultes du temps, en effet, professaient des théories compliquées sur la situation juridique en France des biens personnels de la reine par rapport au roi, à la couronne et aux sujets. Henri IV avait eu de longues discussions avec la veuve de son prédécesseur Henri III, Louise de Vaudemont, au sujet de la fixation du douaire de celle-ci : observations, dupliques, répliques avaient été échangées entre conseils des deux parties à propos du contrat de mariage de la princesse intéressée, et ce n’avait été que trois ans après la mort d’Henri III, en octobre 1592, que sa veuve avait pu voir régler sa situation matérielle.

Les lettres patentes du 25 juillet 1611 décidèrent que l’entrée en jouissance pour la reine des biens de son douaire partirait du 1er janvier 1612. Il avait fallu un an et demi afin de liquider la question ! Marie de Médicis réclama les arrérages depuis la date de la mort de Henri IV. Une quinzaine de terres constituant ces biens étaient énumérées : duché de Bourbonnais, comté de la Marche, duché d’Auvergne, comté d’Auvergne et de Clermont, baronnie de la Tour, comté de Forez, comté de Nantes et châtellenie de Guérande, etc. La reine était « le seigneur » de ces terres, c’est-à-dire qu’elle en touchait seulement les revenus féodaux et seigneuriaux, lods, ventes, aubaines, amendes, confiscations, finances de nominations aux offices et aux bénéfices. Le duché de Bourbonnais — qui avait fait partie déjà du douaire de Louise de Vaudemont et paraissait ainsi destiné à l’usage, — rapportait de ce chef à peine 4 300 livres. Les réalités ne répondaient pas aux apparences. Bon an mal an, au dire des gens de finances, l’ensemble des revenus de ces terres devait donner 150 000 livres.

Mise en goût, Marie de Médicis développa ce domaine par des acquisitions à titre privé. Elle s’arrangea de façon à payer au moyen des ressources extraordinaires que, de par son autorité de reine régente, elle parvenait à ramasser ici ou là, après quoi les rentes annuelles lui étaient acquises. De la sorte, dès 1611, elle se mit à acheter la terre et seigneurie de Saint-Jean-des-Deux-Jumeaux, près de son château de Montceaux ; en 1612 les terres de Carentan et de Saint-Lô du maréchal de Matignon ; en 1613 le duché d’Alençon d’un prince allemand, le duc de Wurtemberg. Celle dernière acquisition fut la plus importante, la plus difficile. Elle met en lumière, d’une façon spéciale, et les procédés employés par Marie dans ces sortes d’opération et les mœurs financières des princes du temps.

Henri III et Henri IV avaient successivement emprunte au duc Frédéric de Wurtemberg, pour leurs besoins, dans les temps troublés, différentes sommes s’élevant au total de 301 849 écus, 37 sols, 12 deniers, quelques-unes de ces sommes aux taux de 5 p. 100, d’autres à 7 1/3 p. 100. Henri IV avait tâché de rembourser petit à petit cette dette à partir de 1600, puis, découragé du chiffre trop élevé, avait proposé au duc, afin de le dédommager, de lui abandonner « par forme d’engagement et à la faculté de rachat perpétuel, les domaines, château, terre et seigneuries d’Alençon, Valognes, Saint-Sauveur-Lendelin, Saint-Sauveur-le-Vicomte et Néhou ». Le duc allemand avait accepté. Par la suite, ces possessions, si éloignées, n’avaient été pour lui qu’un embarras et un ennui : la gestion se faisait mal ; les difficultés étaient innombrables. Apprenant vers 1612 que Marie de Médicis achetait des domaines, il lui offrit de lui revendre tout ce qu’il possédait en Basse-Normandie : les plus grandes facilités de paiement seraient accordées, disait-il, la reine paierait par l’intermédiaire de la banque internationale de Lumagne et Sainctot, lesquels verseraient le prix convenu au duc, à la foire de Francfort-sur-le-Mein. M. d’Attichy et la confidente de la reine, Léonora Galigaï, poussèrent vivement la régente à accepter. Au printemps de 1612 l’affaire était conclue et le prix arrête à 200 000 écus, c’est-à-dire 600 000 livres, le premier versement devant être effectué à la foire suivante de Pâques, à Francfort, Au moment de la foire indiquée, Marie de Médicis n’avait pas l’argent. Très anxieuse de l’histoire dans laquelle elle s’était engagée, et désirant vivement « se voir hors de cette affaire, » elle expédia à Francfort M. de Courson, avec charge d’expliquer le retard involontaire du paiement ; elle protestait vouloir tenir tous ses engagemens ; elle suppliait le duc de l’aider ce en s’accommodant aux termes et lieux de paiement ainsi qu’aux sûretés que ledit Courson vous en propose. » L’échéance fut renvoyée à la foire suivante. A la foire suivante M. de Courson fit de nouveau le voyage en venant expliquer que Marie de Médicis possédait bien la somme disponible, mais que les banquiers Lumagne et Sainctot n’avaient pu la transporter ; il ajoutait qu’à la foire qui viendrait elle expédierait exactement le premier tiers de la dette ; que les deux autres tiers seraient échelonnés aux foires de Pâques et de septembre de l’année suivante ; que si le duc y tenait, les banquiers avanceraient des lettres de change, portant intérêt « au denier vingt, » ce qui permettrait de les négocier avec des marchands d’Allemagne ; en attendant, le duché d’Alençon demeurerait hypothèque de la somme du capital augmentée de l’intérêt et néanmoins, dès le premier paiement effectué, le duc abandonnerait à la reine la jouissance des domaines normands. Afin de faciliter ces négociations, Marie de Médicis avait écrit une lettre fort aimable à l’intendant des affaires du duc de Wurtemberg en Allemagne, M, de Beninghausen, en l’accompagnant d’une belle chaîne d’or et d’une médaille « pour marque et souvenir de ma bienveillance ». Le prince allemand accéda. Ce fut alors avec les banquiers que les difficultés commencèrent. MM. Sainctot et Lumagne n’avaient pas grande confiance : ils posèrent d’abord des conditions léonines.

Finalement un contrat fut passé avec eux le 4 septembre 1612, aux termes duquel la reine leur devrait non pas 600 000 livres, somme réelle à solder au duc, mais 721 000 livres, et jusqu’au règlement, elle paierait aux banquiers un intérêt annuel, pour cette somme de 700 livres 1 Les banquiers invoquaient bien qu’ils avaient des frais ci de change et de rechange ; » en réalité l’opération était très onéreuse. Mais les habitudes de Marie de Médicis, le désordre de ses finances, l’impossibilité à obtenir d’elle prompte satisfaction du fait des inextricables oppositions des cours et bureaux les contraignaient à prendre des précautions. Exactement à la Saint-Rémy 1613, ils effectuèrent à Francfort le versement du premier tiers dû au duc, 200 000 livres ; aux échéances suivantes ils payèrent le tout. Cinq ans après ils n’étaient pas remboursés de leurs avances. Ils réclamèrent 10 000 livres d’intérêt ; on les leur refusa. Ils insistèrent pour rentrer dans leur capital. Parlement, chambre des comptes, cour des aides, tout se coalisa afin de repousser la dépense. Ce fut Louis XIII, en 1618, après la fin de la régence de sa mère et le départ de celle-ci de Paris, qui devait intervenir autoritairement et liquider l’affaire dont on ne put venir à bout qu’au moyen de lettres de jussion répétées et menaçantes.


Douaire et propriétés réunis, Marie de Médicis arriva à se constituer un fonds de revenus double de celui dont elle disposait au temps d’Henri IV. Il s’était bien trouvé, expérience faite, que les terres du douaire ne rapportaient pas, à beaucoup près, les 150 000 livres promises. Nous avons dit que le duché de Bourbonnais ne produisait que 4 300 livres ; les revenus du duché d’Auvergne moulaient à 9 280 ; ceux du comté de Forez à 8 000 ; ceux du comté de Nantes à 3 772, et le reste à l’avenant : l’ensemble atteignait péniblement 64 000 livres ! il manquait 86 000 livres I On acheva la différence en imputant la somme nécessaire sur la ferme générale des aides du royaume. D’autre part, les terres de Montceaux et de Saint-Jean-des-Deux-Jumeaux étaient affermées et rapportaient, mais tout allait aux dépenses d’entretien du château de Montceaux. Le duché d’Alençon donnait 36 000 livres toujours par les produits des droits seigneuriaux ; Carentan et Saint-Lô, 6 000 ; Marie avait affermé les parties casuelles de tous ses domaines, en bloc, à un certain Claude Largentier pour 60 000 livres ; elle s’était fait continuer régulièrement une attribution annuelle décidée par Henri IV de 100 000 livres sur les cinq grosses fermes et de 72 000 sur les traites foraines et domaniales ; avec les 400 000 livres primitives de son budget régulier, le total donnait un chiffre de recettes normales annuelles de 820 000 livres.

Or, dépassant toujours ses disponibilités d’une façon considérable, la reine a été chaque année, d’une manière constante, au delà de ses ressources ; la moyenne de ses dépenses s’est élevée : par exemple en 1611 à 1 005 400 livres ; en 1617 à 1 225 818 livres ; en 1614 à 1 818 057 livres : un million de déficit ! D’où vinrent donc tous ces excès de dépenses ?

Comme régente, cependant, Marie de Médicis n’avait pas un train de maison plus dispendieux que celui qui était le sien du vivant d’Henri IV. Le seul détail qui témoignât de sa qualité nouvelle était l’existence d’une compagnie de gardes de corps spécialement affectés à son service. L’entretien de ces gardes avait obéré son budget d’une somme qui, évaluée la première année, 1610, à 28 463 livres, était montée en 1611 et les années suivantes à 50 000, en 1616 à 67 880 livres, et devait disparaître en 1617, puisque la régence étant terminée, les gardes étaient licenciés. Pour 400 000 livres de plus de revenus, ces 50 000 livres ne constituaient pas une charge autrement excessive. Par ailleurs, les articles du budget demeuraient en 1612, 1613, identiquement pareils à ce qu’ils étaient en 1603, 1604 : même chiffre de dépenses de l’écurie, 60 000 livres ; même total des gages des officiers, 72 313 livres ; même comptant annuel de la princesse pour ses menus plaisirs, 36 000 livres. Les dépenses exceptionnelles expliquant ces déficits provinrent de diverses sources, les unes avouées, les autres dissimulées. Ces dernières, les dépenses secrètes, ont été si considérables qu’en fait on peut dire que tous les chiffres soumis à la chambre des comptes ont été falsifiés, de même qu’on a caché les sources de revenus exceptionnels auxquels la souveraine a eu recours pour faire face à ses dettes. De beaucoup le million de déficit était chaque année outrepassé !

Parmi les dépenses exceptionnelles déclarées, il en fut dont il n’y avait rien à dire. Ce sont celles par exemple qui concernent la construction du palais du Luxembourg : achat des terrains, envoi d’architecte en Italie pour étudier le palais Pitti, plans et devis de l’architecte Salomon de Brosse, mise en train des travaux, plantation dans les jardins d’ormeaux amenés d’assez loin ; le tout représentant des annuités variables, souvent élevées, sans toutefois rien d’excessif. Il en est de même des réparations exécutées au château de Montceaux, 32 000 livres par an. Mais la liste des dons octroyés aux uns et aux autres, des pensions inscrites sur son budget, — par bonté ou par faiblesse, — s’allonge indéfiniment : le médecin Montalto reçoit 6 000 livres : le tailleur Zoccoli, 8 000 ; la femme de chambre Salvaggia, 9 000 ; M. de Thémines, 10 000 ; le cardinal de Gonzague, 15 000 ; M. de Sillery, 20 000. Certaines dépenses de luxe s’affichent : nous ne parlons pas de 12 000 livres destinées à renouveler les carrosses de la souveraine, de 51 000 livres prévues pour la réfection complète de l’ameublement de la reine au moment où celle-ci abandonne le grand deuil en 1612. Les notes des orfèvres-joailliers se produisent sans aucune retenue : dans les seuls comptes de 1613, le marchand François le Prestre reçoit 1 200 livres ; Pierre Olivier, 6 000 ; Martin Bachelier et Mathieu Coulbes, chacun 18 000 ; Nicolas Roger, 27 322 ; Hélie Fruit, 30 300 ; en tout, plus de 100 000 livres de joaillerie pour une seule année ; le huitième du budget ! et ce n’étaient point là les seules sommes consacrées à ces achats !

Mais, à côté, la profusion des dépenses qu’il a plu à Marie de Médicis de ne pas justifier est tout à fait surprenante. La reine se fait donner perpétuellement de la main à la main par le trésorier général, M. Florent d’Argouges ; elle déclare que ce sont des sommes qu’on lui remet a pour nos affaires pressées et secrètes dont nous ne voulons estre fait plus ample mention ni déclaration; » et cette formule vague, qui n’admet pas de question, revient avec une fréquence de plus en plus accusée, aboutissant à une absorption déconcertante de fonds 1 En 1611, la reine a reçu de la sorte et sous cette rubrique 73 000 livres ; en 1612, 96 000 ; en 1613, 253 000 ; en 1814, 782 000 ; en 1615, 355 000 ; en 1616, 259 000 ; en 1617, 600 000 livres 1 En dehors de son budget régulier annuel, Marie de Médicis a donc pris, pendant les sept années de sa régence, un total de 2 418 000 livres dont elle n’a fourni aucune justification. D’où venait cet argent et où allait-il ? Comment en un temps où la comptabilité était aussi rigoureuse que nous l’avons indiqué, pareilles sommes ont-elles pu être détournées ? où ont-elles été empruntées étant donné le peu d’élasticité des finances publiques, et surtout quelle destination leur attribuait la souveraine, les dépenses même excessives de joyaux paraissant insuffisantes à expliquer une pareille dissipation ?

Afin de se procurer cet argent, la reine a continué d’abord les errements suivis du temps de Henri IV et, — cette fois n’ayant plus à gagner l’assentiment du souverain — à se faire signer des édits lui concédant des recettes spéciales. Cependant, soit appréhension de l’opposition irritante des cours, soit plutôt facilité de trouver ailleurs plus aisément ce qu’elle voulait, elle n’a pas abusé du moyen. Tout au plus se fait-elle gratifier de 24 000 écus sur les fermes du Languedoc ; puis « de la finance à laquelle ont été taxés les audianciers et conseillers des grandes et petites chancelleries du royaume et secrétaires d’icelles pour la survivance de leurs offices ; » encore a de la finance des offices de procureurs postulant es élections et greniers à sel du royaume. » Tel don comme celui des deniers « devant revenir de la levée des droits domaniaux dus au roi à cause des francs fiefs et nouveaux acquêts » lui rapporte le chiffre appréciable de 60 000 livres ; celui des deniers provenant de la création des offices de trésoriers triennaux, 100 000 ; et 100 000 aussi celui du droit qu’ont à payer tous individus exerçant leur office par provision.

Elle a profité ensuite de sa situation souveraine pour se faire octroyer par des personnages ou des assemblées des cadeaux d’argent plus ou moins considérables. Ici nous nous engageons dans la voie des procédés suspects. Elle disait que ces cadeaux étaient spontanés. Il y a des raisons de croire que l’acte généreux de l’assemblée générale du clergé de 1616 faisant hommage à la princesse « pour ses affaires particulières, » c’est-à-dire non à l’État mais à la caisse personnelle de Marie, de la somme de 100 000 livres avait été suggéré par l’intéressée. Jusqu’à quel point aussi le don analogue consenti par « les trois États du pays et duché de Normandie en leur assemblée générale tenue à Rouen le 15 septembre 1613 » est-il libre, c’est ce qu’il ne faudrait pas trop rechercher.

Faisant un pas de plus en avant, Marie de Médicis a nettement, et dans des proportions très larges, pratiqué les a pots-de-vin ! » Il serait inexact de croire que la conscience publique, à ce moment, admit facilement ce genre d’opérations. Si, à vrai dire, le mot et la chose ont pris depuis une acception particulièrement déshonorante, ils étaient déjà, à cette date, suffisamment réprouvés. Marie de Médicis n’a pas craint de faire négocier ouvertement ses pots-de vin, qu’on décorait parfois du titre plus convenable « d’épingles de la reine, » et les individus ou assemblées qui payaient ne protestaient pas contre le principe de cette pratique. La vengeance des magistrats, en 1617, après la chute de la régente, consistera à reprocher violemment à Léonora Galigaï, comme commises par elle, des indélicatesses que celle-ci, terrifiée, ne peut que reporter à sa maîtresse tombée ; les commissaires, pénétrés du respect qu’ils doivent aux personnes royales, se tairont alors ; mais le sens même des interrogatoires comporte en soi leur sentiment.

Ces pots-de-vin furent réclamés et versés dans les conditions les plus caractéristiques de prévarication. La régente abandonna des droits de l’État moyennant rétributions versées entre ses mains. La Bretagne, en 1616, avait des droits casuels à payer. Les États de la province protestaient vivement et réclamaient avec instance la suppression de ces droits, indûment imposés, disaient-ils. Marie de Médicis consentit à renoncer aux droits casuels, si on lui donnait 60 000 livres à elle, personnellement, a pour ses menus plaisirs. » — Par édit de janvier 1603, Henri IV avait augmenté en Guyenne les sièges d’élections, et par conséquent le nombre des officiers de finances, genre de mesure qui avait comme effet de diminuer dans le reste de la province la valeur des charges similaires. Les titulaires, lésés, de ces charges, s’étant élevés contre l’édit, la régente leur proposa de le retirer moyennant la somme de 109 000 livres à verser dans ses coffres : ils s’exécutèrent. — Semblables conventions intervinrent même pour de simples nominations. Le lieutenant civil de Paris, M. Miron, étant mort, c’était son frère, le président Miron, qui devait lui succéder en vertu d’une résignation régulière d’office faite par le défunt entre les mains du président. Mais Marie de Médicis était en marché pour la place avec son propre procureur, M. Le Jay, lequel avait promis à la souveraine, s’il obtenait la fonction, un présent de 75 000 livres. En vain les ministres insistèrent-ils, afin que les usages, les règles, les traditions fussent observés : Marie de Médicis tint bon. Le public s’indigna : a La roine ne voulut jamais lascher ! » M. Le Jay eut sa lieutenance et la reine « ses épingles. »

Enfin et surtout, Marie de Médicis, pour avoir de l’argent, puisa délibérément dans le trésor de la Bastille jusqu’à le vider. Ah ! ce trésor qu’Henri IV et Sully avaient si soigneusement constitué dès 1602 et si jalousement conservé ! On v avait entassé les économies de l’État faites pendant huit années de règne ménager, avec la résolution, spécifiée par édit, de ne s’en servir qu’on cas de guerre. Derrière une première porte solide de la tour du Trésor, dont la clef était entre les mains du lieutenant de la forteresse, M. de Vanssay, et une seconde fermée par trois serrures desquelles une des clefs était chez le roi, la seconde chez le surintendant des finances, la troisième chez un conseiller général des finances, s’étaient accumulés près de 13 millions contenus en plus de 8 000 sacs, 4 coffres et 270 caques ! La préparation de la grande guerre qu’allait faire Henri IV au moment de sa mort avait fortement entamé la masse. il restait, à l’avènement de Louis XII, cinq millions qui avaient été reconnus et vérifiés le 27 janvier 1611 à la suite de la disgrâce et du départ de M. de Sully. Gens de finances, chambre des comptes aviaient fait renouveler les édits qui interdisaient formellement de toucher à cet argent, sinon en cas de nécessités occasionnées par la guerre, et encore sur lettres patentes dûment vérifiées ; et trois ans durant, Marie de Médicis avait pu se contenir. Mais les troubles politiques furent le premier prétexte qui permit de franchir le seuil défendu. Le 22 février1614, on prenait 2 500 000 livres ; l’année suivante, Marie de Médicis enhardie décidait de prélever encore 1 200 000 livres, — en raison, disait-elle du mariage du roi et des frais à payer à ce propos dont elle n’avait pas le premier écu. — Comme il ne s’agissait pas de guerre, la chambre des comptes refusa d’accepter l’édit : quatre lettres de jussion furent envoyées en vain à l’opiniâtre cour souveraine. Marie de Médicis passa outre. Ce fut une scène singulière dans sa solennité que celle qui eut lieu le 15 juillet 1615 à la Bastille, sur les cinq heures du soir, lorsque la reine, se faisant accompagner du roi, des princes, ducs et pairs, officiers de la couronne, ministres, intendants des finances, gardes et suisses, vint prendre son argent en grand apparat. M. de Vanssay, sur l’ordre de la souveraine, ouvrit la première porte. Afin d’ouvrir la seconde, il fallait les trois clefs : la reine avait la sienne ; M. Jeannin, conseiller général des finances, et M. Phélippeaux, trésorier de l’Épargne, qui avaient les deux autres et se trouvaient présents, furent invités à livrer les leurs : ils refusèrent. Des édits, déclarèrent-ils, avaient formellement réglé qu’on ne toucherait pas au trésor sans lettres patentes vérifiées en chambre des comptes ; dans le cas présent, cette condition n’était pas remplie ; s’ils se prêtaient au détournement de fonds, la chambre les rendrait personnellement responsables des sommes enlevées ; ils suppliaient donc la reine de tâcher d’obtenir la vérification nécessaire en envoyant une cinquième lettre de jussion. Marie de Médicis répliqua que sa présence, son ordre formel articulé devant des témoins nombreux et les plus qualifiés du royaume, comportaient à leur égard, décharge entière de toute responsabilité ; elle leur intima le commandement d’avoir à remettre leurs clefs au capitaine des gardes, M. de Tresmes. Les deux fonctionnaires des finances, s’inclinant comme devant un cas de force majeure qui les dégageait, s’exécutèrent, M. de Tresmes ouvrit la porte. On entra dans la chambre. Devant la reine on retira de 41 caques cotées P. H., V. B., P. L., 1 200 sacs qui contenaient chacun mille livres en quarts d’écu, — ou pièces de 18 sols : — la souveraine prescrivit de porter ces sacs chez M. Phélippeaux ; puis on referma les portes ; on rendit les clefs et on dressa un circonstancié procès-verbal qui fut revêtu des signatures des plus illustres témoins.

Un mois après, le 14 août, Marie de Médicis achevait d’enlever tout ce qui restait au trésor, 1 300 000 livres avec les mêmes formalités autoritaires : cette fois, sans scrupule, la reine ne cherchait même pas à faire vérifier un édit en chambre des comptes ; elle procédait à l’opération en deux jours, sur simple arrêt du conseil, prétextant d’abord (qu’elle n’avait pas le temps, — le roi partait pour Bordeaux, — et ensuite que la chambre lui avait fait précédemment trop de difficultés. Il s’agissait toujours, disait-on, de dépenses occasionnées par le mariage du roi.

S’il est relativement aisé de savoir où Marie de Médicis a pris les sommes qu’elle a dépensées, — cinq millions à la Bastille en deux ans, — il est moins facile de retrouver ce qu’elle fit de tout cet argent, ou au moins d’en suivre le détail.

D’une façon générale la régente tâcha d’acquitter l’arriéré de dettes que devait la reine sur chacun de ses budgets depuis son arrivée en France, depuis 1601. Elle remboursa à ses trésoriers leurs avances, ordre étant simplement donné à la chambre des comptes d’avoir à décharger M. Florent d’Argouges des sommes indiquées, sans justification, sans bordereau, sans pièce de comptabilité, « car tel est notre plaisir, » achevait le mandement royal.

Puis, Marie de Médicis a beaucoup donné. Aux prises avec les égoïsmes des grands, leurs humeurs difficiles, leurs ambitions brouillonnes, elle calma les colères et les révoltes à force de dons d’argent. Au 14 décembre 1613, au bout de trois ans de gouvernement, le total de ses dons vérifiés s’élevait au chiffre de 9 600 000 livres ! Ce maniement de fonds qui intéressait surtout la tranquillité de l’État regardait évidemment l’Épargne, le trésor, et ne devait pas atteindre en principe le budget personnel de la princesse, La démarcation entre « les cadeaux » de la reine et les « concessions d’argent » de la régente n’étant pas précise, l’obligation où s’est crue la souveraine de donner a certainement contribué à obérer ses finances particulières. Malgré l’ordonnance que les ministres avaient fait signer à Louis XIII en 1610, à peine Henri IV mort, par laquelle le nouveau souverain édictait qu’aucune dépense ne serait payée à l’avenir si elle était « déguisée ou confondue en acquits que l’on appelle comptants en nos mains, » — et cette prescription ne visait pas seulement les dons qu’on attribuerait à la libéralité du roi sous cette étiquette, mais aussi ceux que pourrait effectuer sous le même titre a notre très honorée dame et mère la reine régente ; » — malgré la sanction de cette ordonnance laquelle prescrivit que si « par surprise ou autrement il étoit expédié aucun denier au comptant l’on n’y auroit aucun égard et que ce qui seroit fait seroit rayé et rejeté de la despence des comptes où il se trouveroit employé, » Marie de Médicis a certainement donné à toutes fins sous ce couvert.

Enfin, détail inattendu, elle a mis de l’argent de côté ! Cette princesse qui ne prévoyait rien, dépensait inconsidérément et semblait insouciante de l’avenir, eut l’idée de placer des sommes à l’étranger ! Fut-elle impressionnée par les conseils ou les exemples des Concini ? Se crut-elle en danger également et pensa-t-elle que le sort qui l’attendait dût être tel qu’il lui faudrait songer à quitter le royaume ? On prétendit plus tard que l’argent envoyé en Italie au nom de la reine l’était en réalité au compte de Léonora Galigaï ; les héritiers de celle-ci réclamèrent même, mais le gouvernement de Louis XIII, qui aussi réclama et obtint finalement la restitution de ces sommes, parvint à prouver qu’elles avaient bien été expédiées au profit de la reine régente : le détail d’ailleurs de la remise de cet argent, raconté par le banquier lui-même au procès de la maréchale d’Ancre, ne laisse aucun doute sur la question. La coïncidence de la date de ces placements à l’étranger, — les premiers mois de 1617, — avec la recrudescence de la campagne violente menée contre la régente en général et les Concini en particulier, peut-être des avis confidentiels communiqués sur le coup d’État qui se préparait et des appréhensions soudaines sinon pour sa vie, au moins pour sa liberté, suffisent à expliquer cette détermination.

Elle fut réalisée avec une certaine précipitation. Un matin, le 13 janvier 1617, Marie de Médicis manda au Louvre le banquier Jean André Lumagne, gros homme de cinquante ans, originaire des environs de Raguse, anobli en 1603, fabriquant, marchand, trafiqueur d’argent dans toute l’Europe, et qui était parvenu, associé à d’autres banquiers, Sainctot, Mascaragni, à être l’agent obligé de toute opération financière internationale. La reine lui expliqua qu’elle avait résolu de mettre de l’argent en sûreté hors du royaume, qu’elle allait lui délivrer une première partie de cet argent et qu’elle lui demandait de le faire passer soit au delà des Alpes pour le placer sur les monts-de-piété italiens, soit en Allemagne ou aux Pays-Bas, Cologne, Francfort, Anvers, afin de le faire fructifier dans les conditions les meilleures. Elle appela ses femmes de chambre et, en sa présence, celles-ci tirèrent des coffres de la souveraine deux cent mille livres en pistoles, qui furent soigneusement comptées et remises contre reçu au banquier. La régente insista qu’il ne s’agissait pas de deniers appartenant à l’État, mais de ses deniers propres ; elle ajouta qu’elle pensait envoyer à Rome même 600 000 livres et désirait que l’argent expédié dans cette ville fût remis entre les mains d’un gentilhomme romain, Ferdinand Ruccellaï, avec qui elle s’était entendue pour le placement, de manière à ce qu’il rapportât « du denier vingt. » Les autres sommes que M. Lumagne toucherait incessamment seraient délivrées au banquier par diverses personnes telles que les fermiers des cinq grosses fermes ou le trésorier du douaire, M. Feydeau. M. Lumagne prit les 200 000 livres et les adressa immédiatement à Lyon, à son associé Paul Mascaragni, lequel les transmit au delà des Alpes à ses agens. Trois semaines après, le 9 février, 180 000 livres étaient de nouveau expédiées ; le 22 février, 100 000 livres, provenant da douaire de la reine, et transmises comme il avait été dit par M. Feydeau ; le 14 mars, 140 000 livres.

Toutes les indications concernant ces mouvemens de fonds furent retrouvées peu après dans les papiers de la maréchale d’Ancre, au moment de l’arrestation de celle-6i et de la saisie de ses affaires, les reçus enveloppés dans une chemise avec la mention : Promesse di dinari della Maiesta della regina. Les cinq grosses fermes eurent à compter 400 000 livres, lesquelles furent données dans des conditions assez louches, en fait extorquées. On notifia aux fermiers qui se trouvaient à Lyon, MM. Pierre Héroard, Jacques Fagniez, Daniel Giovannini et Claude Buel, que le roi avait un besoin pressant et immédiat d’argent ; que s’ils ne consentaient pas à livrer ce qu’on leur demandait, ils s’exposeraient à des difficultés, des procès, des embarras de toutes sortes aboutissant au retrait de leur concession. Les malheureux furent obligés d’obéir, lis allaient, au procès de Léonora Galigai, faire entendre leurs réclamations indignées, les victimes de Marie de Médicis ayant pris le parti, de bonne foi ou non, sans doute dans l’espoir de retrouver leur argent, d’imputer à la maréchale les malversations de la souveraine. A quel chiffre total s’élevèrent toutes ces sommes expédiées en lieu sûr ? La reine avoua à Santucci que rien qu’à Rome elle avait envoyé 1 200 000 livres ! On ignore ce qui fut expédié en Allemagne, aux Pays-Bas, en Hollande. Le brusque événement du 24 avril 1617 qui amena le meurtre de Concini, l’incarcération de sa femme et l’arrestation, pour ainsi dire, de Marie de Médicis, enfermée dans son appartement du Louvre, d’abord, dans le château de Blois, ensuite, allait rendre vaines et illusoires ces précautions. Singulier épilogue de l’existence royale d’une régente dépensière, toute adonnée aux prodigalités inconsidérées et aux gaspillages insoucians, que cette velléité dernière de prévoyance bourgeoise, d’économies et de placements !


LOUIS BATTIFFOL

  1. L’exposé de l’organisation financière au début du XVIIe siècle et de l’histoire des finances sous Henri IV et Louis XIII est encore à faire, ce qui a été écrit jusqu’ici ne présentant que des indications fragmentaires et confuses. Nous avons des élémens împortans de cette histoire : l’Etat des finances de la France depuis l’année 1600. (Bibl. nat., ms.fr. 7 749) ; les bordereaux « de la recepte et despence du compte de l’Epargne », 1605-1615 (Ibid.. ms. fr. 16 627, fol. 55-106) ; l’état des pensions en 1605 (Ibid., ms. fr. Il 163, et 1 165) ; le budget de 1606 (Arch. du min. des Aff. étrang. France, 766), celui de 1607 (Bibl. nat., mss. Dupuy, 89, fol. 243, et ms. fr. 16 626, fol. 73-87, nouv. acq. fr. 17 291, fol. 32 et suiv.), de 1608 (Ibid., fr. 7605, fol. 48 et suiv. Cf. Revue rétrospective, 1re série, t. IV, p. 159-186 ; ms. Dupuy 412, fol. 125 ; Arch. du min. des Aff. étrang. France, 767), de 1609 (voir Forbonnais, Recherches et considérations sur les Finances de la France, l, 116), de 1610 (Bibl. nat., ms. Dupuy 591. fol. 137), de 1611, 1612 (Arch. du min. des Aff. étrang. France, 768 ; Bibl. nat., ms. fr. 11 165, fol. 81-104), de 1612-1615 ( !Ibid., mss. Dupuy 824-827,) etc. On pourrait ajouter l’état de la valeur de tous les offices de France ‘Ibid., nouv. acq. fr. 2 609) ; sans parler de notables publications du temps telles que « le traité du revenu et dépense des finances de France » présenté par le président Jeannin aux États généraux de 1614 (dans FI. Rapine, Recueil de ce qui s’est fait à l’assemblée des États en 1614, p. 525 550), et Les Êstats, empires et principautés du monde (Paris, 1619, gr. in-8o, p. 97). Voir aussi Mallet Comptes rendus de l’administration des finances du royaume sous Henri IV, Louis XIII, Paris, 1789, in-8o), et A. Chamberland (Le budget de 1597, dans Revue Henri IV, 1905, t. I, p. 15 et suivantes.)