Les Finances de l’empire allemand - La Constitution et le Budget

LES FINANCES
DE
L’EMPIRE ALLEMAND

LA CONSTITUTION ET LE BUDGET

Le retentissement des débats soulevés en Allemagne, à propos du programme de réformes fiscales et d’institutions sociales soumis au parlement de l’Empire, appelle l’attention sur la politique intérieure de ce pays. Depuis les revers inouis qui ont laissé la France mutilée, rien de ce qui touche cette politique ne doit ni ne peut nous laisser indifférent. Nous avons un intérêt trop évident à suivre la marche des affaires d’outre-Rhin, ne fût-ce qu’à titre d’information, et pour remédier à une ignorance qui a été pour beaucoup dans nos malheurs. Si nos hommes d’état ont négligé longtemps de prendre les informations susceptibles de rectifier leur jugement et de les mettre en mesure d’apprécier d’une manière plus juste l’état des choses chez les peuples voisins, de terribles leçons nous ont appris quel danger il y a de se faire illusion et de s’abandonner à l’impression de ses sentimens, au lieu de tenir compte de la réalité des faits. On n’écarte pas une situation difficile ou gênante en s’obstinant à l’ignorer. En ce qui concerne particulièrement l’état des finances allemandes et le mouvement socialiste qui agite les populations ouvrières, on aime à croire parmi nous que le socialisme et la misère économique nous préparent dans un prochain avenir une éclatante revanche de nos humiliations. Or la vérité est que les finances de l’Allemagne, sans être exubérantes, sont peut-être moins menacées et moins compromises que celles de la France. Quant au socialisme révolutionnaire, le gouvernement allemand est parvenu à l’enrayer, et il s’applique à lui enlever sa raison d’être en donnant satisfaction aux aspirations légitimes des ouvriers. Qui sait si les difficultés elles-mêmes que rencontre l’accomplissement de cette tâche ne sont pas un avertissement à notre adresse et ne nous obligent pas à répéter l’avis donné par Lope de Vega aux spectateurs frivoles dans le prologue d’un de ses drames : « Prenez garde, il s’agit là de nous-mêmes ? »


I.

Aujourd’hui que l’unité politique de l’Allemagne est à peu près constituée, le chancelier de l’Empire fait de grands efforts pour en assurer l’autonomie financière. Cette autonomie financière de l’Empire allemand préoccupe beaucoup le puissant homme d’état et lui cause de sérieux soucis. À juste titre, il la considère comme le couronnement indispensable de son œuvre, commis la condition ou la garantie sans laquelle l’unité ne peut durer. L’unité nationale, toutes les populations de l’Allemagne l’ont acclamée avec enthousiasme d’un bout à l’autre du pays. En la réalisant avec un bonheur égal à sa persévérance, le prince de Bismarck a répondu aux aspirations intimes et pressantes du peuple. Aussi cette œuvre grandiose, poursuivie avec une indomptable énergie, accomplie au milieu de difficultés multiples, lui donna sur la nation un ascendant tel que ses volontés prirent pendant un temps toutes force de loi. Toutes les propositions soumises au conseil fédéral et au parlement étaient votées aussitôt que présentées. Chose facile alors, dans le premier éblouissement de la fortune ! Enivrée de sa puissance, l’Allemagne était à la dévotion de son chancelier. N’avait-elle pas, outre la gloire, les milliards de l’indemnité française, ressource jugée inépuisable, suffisante non-seulement pour ses besoins, mais encore pour ses caprices ? L’enthousiasme pourtant ne survécut pas aux milliards. Lorsque l’épuisement de ceux-ci et les besoins nouveaux créés par leur emploi obligèrent le gouvernement impérial à demander de nouveaux impôts pour couvrir ses dépenses, l’empressement des premiers temps de l’Empire faiblit. Devant ces charges, le peuple et ses représentans hésitent. Ils trouvent les exigences de leurs gouvernans exagérées, et, ouvrant les yeux, ils commencent à se demander si les lois votées d’abord avec trop de hâte ne sont pas défectueuses. Chacun de resserrer les cordons de sa bourse. Sollicité d’augmenter ses impôts, en place des contributions payées naguère par la France, le peuple allemand échangerait volontiers une certaine dose de gloire contre quelques charges en moins. Sans doute, aucun patriote ne voudrait sacrifier l’unité nationale acquise. Mais enfin, des gens qui travaillent de leurs mains plus qu’ils ne cultivent la politique ne peuvent s’empêcher, après comparaison des obligations du présent avec les aises du passé, dans les petits états encore autonomes comme dans les provinces annexées par la Prusse, ces gens-là ne peuvent se défendre d’un mélancolique retour sur le bon temps de l’ancienne confédération.

L’ancienne confédération germanique n’imposait à ses membres aucune charge spéciale. Les états confédérés représentés à la diète se gouvernaient chacun à sa façon, sans autre obligation que celle de se prêter la main en cas d’agression du dehors. Point d’armée commune ; par conséquent, point de budget fédéral non plus, ni de contribution autre que les impôts modérés indispensables pour satisfaire aux dépenses propres à chaque état en particulier. Loin d’avoir son budget commun, les états de la confédération se sont partagés entre eux, jusqu’au jour de l’introduction de la constitution de l’Empire le produit des recettes perçues au nom de la communauté de l’union douanière du Zollverein. Mais aussitôt que l’ancienne confédération germanique forma la nouvelle union de l’Empire allemand, la constitution introduisit, avec un gouvernement unitaire, le service militaire, obligatoire pour tout citoyen allemand, dans une armée commune, sous le commandement suprême du roi de Prusse, investi du pouvoir impérial. La formation d’une armée commune, placée sous un commandement unique, impliquait nécessairement la création de ressources propres, indispensables pour l’entretien de cette armée, à fournir par l’Empire, ressources d’autant plus considérables que l’effectif des hommes présens sous les drapeaux se trouvait accru de beaucoup. Le revenu des douanes et des impôts de consommation perçus par l’administration du Zollverein servit de premier fonds attribué à la communauté de l’Empire. Avant l’introduction de la constitution de l’Empire, les recettes communes de l’union douanière se répartissaient entre les états particuliers en raison de leur population respective : le chiffre de la population dut également servir de base pour appliquer aux mêmes états le déficit annuel, — sous la dénomination de contribution matriculaire, — qui restait à couvrir sur l’excédent des dépenses communes, en sus du produit des douanes et des impôts de consommation. Croissant très vite, les dépenses du nouvel Empire se trouvèrent bientôt hors de proportion avec les premières ressources fournies par les impôts de consommation et les droits de douane. Elles se sont élevées au point que les états particuliers n’arrivent plus à payer les contributions matriculaires sans se grever de dettes pour couvrir les déficits du budget de l’Empire. Comme remède à cette situation et pour imposer silence, pour faire taire les murmures des états particuliers, le chancelier de l’Empire est en quête d’impôts nouveaux dont la liste tend à s’allonger à chaque session nouvelle du parlement.

Déjà, avant la constitution définitive de l’Empire, le prince de Bismarck avait imposé, lors de la conférence tenue à Stuttgart le 5 février 1867, aux états de l’Allemagne du Sud, comme condition de leur entrée dans une alliance offensive et défensive avec la confédération du Nord, d’organiser leurs forces militaires sur le modèle de la Prusse. La Prusse, jusqu’alors, et afin d’assurer sa prépondérance, avait retenu sous les armes 3 pour 100 de sa population totale, entretenant une armée à peu près égale en nombre à celle de la France. Ce déploiement de forces, réalisé au prix de sacrifices énormes, était indispensable pour un état aspirant à la position de grande puissance, et qui ne voulait pas se résigner à jouer le rôle de la Bavière ou de la Saxe, à se laisser dicter sa politique allemande par Lippe-Detmoldt ou Lichtenstein, deux principautés minuscules, siégeant à la diète au même titre que lui. Moins belliqueux, moins expansifs que la Prusse, les petites principautés et les états secondaires entretenaient moins de soldats en proportion de leur population. Avant les traités d’où sortit la confédération de l’Allemagne du Nord et qui imposèrent de force aux états du Sud l’alliance défensive et offensive avec la Prusse, le royaume de Wurtemberg comptait seulement 10,000 hommes armés sur le pied de paix, le grand-duché de Baden seulement 8,000, soit la moitié des effectifs actuels, et encore ces chiffres ne figuraient-ils guère que sur le papier. Maintenant la constitution de l’Empire oblige au service militaire tous les Allemands valides, fixant à 1 pour 100 de la population totale l’effectif de présence sous les drapeaux, avec trois années de service actif, quatre années dans la réserve, cinq années dans la landwehr. Ainsi, sur 100 habitans, 3 figurent sur les cadres de l’armée pour être mobilisés au premier appel. Les dépenses pour l’armée se trouvent doublées par ce fait. Si les contribuables murmurent, les promoteurs de l’ordre de choses actuel ne ménagent rien pour stimuler et exciter le sentiment national par le contraste de l’Empire avec la confédération, du Reich présent avec l’ancien Bund : l’un parvenu à un degré de puissance inouïe, grâce à sa force militaire ; l’autre si effacé à cause de l’exiguïté de ses ressources publiques.

Non sans raison, le casque à pointe et l’uniforme passent aux yeux des initiateurs du mouvement unitaire pour le meilleur moyen de discipliner les Allemands des différens pays et de les pénétrer de l’idée nationale. L’école, telle qu’elle est organisée, prépare cette œuvre d’unification ; mais il appartient à l’armée d’achever la tâche sous l’effet de la discipline prussienne. On ne saurait méconnaître l’influence d’une armée, sortie du peuple et formée par lui, sur le développement des nationalités. Voyez l’Italie, ou la France. Comme la Grèce antique, l’Italie contemporaine se sentait depuis plus de cinq siècles une langue commune, une littérature, une civilisation, sans devenir une nation ; cinq ou six ans d’une armée nationale ont suffi pour y faire l’unité. Et la France n’a pris une homogénéité vraie que du jour où Provençaux et Normands, Alsaciens et Bretons, réunis dans les mêmes régimens, ont formé la nation française. Rien de plus efficace que les armées pour accomplir ces fusions. Autrement le gouvernement allemand n’aurait pas tant tenu à astreindre au service militaire, dès le lendemain de l’annexion, les jeunes gens des provinces nouvellement conquises, afin de hâter leur prussification. Prussifier et unifier sont tout un, car, par l’unification sous l’impulsion de la Prusse, l’Allemagne devient prussienne, la Prusse ne prend pas le caractère allemand. La constitution de l’Empire, empruntée à l’organisation primitive de la Prusse, manifeste un caractère essentiellement militaire, dont toutes les dispositions sont calculées pour mettre toute la nation en armes. Tout sujet allemand doit être soldat, à moins de perdre sa nationalité et ses droits de citoyen sur tous les points de la patrie commune. Toutes les forces vives du pays, tous les ressorts de l’état concourent au déploiement de l’activité militaire. À l’exemple de l’administration prussienne, les services administratifs de tous les états particuliers ont maintenant pour première obligation de pourvoir aux exigences du recrutement et d’une prompte mobilisation des troupes à chaque appel. Passez-vous dans un village de la campagne, dans n’importe quel pays de l’Empire, votre regard est tout d’abord attiré par un poteau indicateur où vous lisez, au lieu de la distance des localités voisines, le numéro du bataillon de landwehr et celui de la compagnie dont font partie les hommes valides de ce village. Depuis plusieurs années, le chancelier a institué un office spécial des chemins de fer, dont relèvent pour les raisons stratégiques toutes les voies de communication de l’Empire. Dans chaque district, les directeurs de cercle peuvent dire exactement au ministre de la guerre combien chaque commune, jusqu’au moindre hameau, peut, en cas de réquisition, fournir de provisions et de moyens de transport, tandis que, dans les lieux d’étapes, des entrepreneurs, engagés par des traités spéciaux et surveillés par l’administration, sont toujours prêts à nourrir d’heure en heure un nombre d’hommes déterminé, lors des passages de troupes. Être prêtes à tout moment à entrer en campagne avec leurs forces militaires pour une concentration rapide, au premier appel du roi de Prusse, tel est le résumé de la constitution de l’Empire pour les populations de l’Allemagne unifiée.

Quelle centralisation puissante nous montre l’Empire actuel en regard de la division de l’ancienne confédération sous le régime de la diète ! Grâce à la constitution dictée par le chancelier, acceptée dans l’enthousiasme des succès militaires remportés sous l’égide de la Prusse, les gouvernemens particuliers sont tenus de suivre, sans résistance possible, les ordres venus de Berlin. Viendrait-il à l’idée de l’un ou de l’autre des états secondaires de modifier telle disposition gênante de la constitution, il ne pourrait plus y donner suite sans le consentement du gouvernement prussien, à cause de la clause qui déclare non recevable toute proposition de changement, dès qu’elle trouve une opposition de 14 voix au Bundesrath. Or, au Bundesrath, la Prusse dispose de dix-sept voix, en vertu des précautions prises par le prince de Bismarck, toujours attentif à sauvegarder, à garantir la prépondérance de la Prusse. Le Bundesrath, ou conseil fédéral, représente les gouvernemens des états de l’Union, les souverains, tandis que le Reichstag est la représentation du peuple, issue du suffrage universel par des élections directes. Toute proposition de loi a besoin de l’accord de ces deux facteurs pour devenir exécutoire dans le ressort de l’Empire, après avoir été proclamée par l’empereur au nom de l’Union. Rentrent dans la compétence de la législation de l’Empire : — le droit civil, le droit commercial, le droit pénal, la procédure judiciaire, l’organisation de l’armée et celle de la marine de guerre, les chemins de fer et les tarifs de transport, les postes et les télégraphes, les voies de communication et les canaux dans l’intérêt de la défense du territoire, la navigation fluviale, le système des poids et mesures, les banques et l’émission du papier-monnaie, le système monétaire, les brevets d’invention, la propriété intellectuelle, la police sanitaire, les douanes et les impôts communs. Il existe déjà pour l’Empire un code de commerce, un code pénal et un code de procédure : le code civil est en préparation. Reichsrecht bricht Landsrecht, dit la maxime unitaire émise à Berlin ; ce qui signifie que dès maintenant les lois d’Empire priment les lois des états particuliers, dont l’autonomie sera bientôt restreinte à la police locale, à l’assistance des indigens, et à l’administration des chemins vicinaux. Beaucoup de ces gouvernemens minuscules, si acharnés contre le Danemark, dont ils n’ont pas cru devoir respecter les droits dans la question du Sleswig, à cause de sa faiblesse matérielle, peuvent faire à leur tour, après la perte de leur propre autonomie au sein de l’Empire, les réflexions de circonstance sur les abus de la force. Avant peu, le droit d’Empire, manié et appliqué par des agens prussiens, aura complètement abrogé en tout et partout les droits des états particuliers. Dès maintenant, le roi de Prusse, devenu empereur allemand, représente l’Allemagne dans les relations extérieures et dispose du commandement supérieur de la force armée. Pour les commandemens militaires comme pour la représentation de leurs intérêts à l’étranger, les souverains des autres états allemands, indépendans sous le régime de l’ancienne confédération, ont abdiqué leurs pouvoirs particuliers entre les mains de la monarchie prussienne. La constitution de l’Empire, émanée des inspirations de la Prusse, confère à l’empereur seul le droit de déclarer la guerre et de rétablir la paix, de conclure des alliances et autres traités avec les puissances étrangères, de recevoir et d’accréditer des ambassadeurs au nom de l’Allemagne, de convoquer et de clore le Bundesrath et le Reichstag, de proclamer les lois et d’en surveiller l’exécution. Une action unique, exécutée par des mains prussiennes, sous le couvert de l’intérêt allemand, éclate ainsi dans toutes les directions de l’activité politique, sans aucune entrave, sans qu’il faille prendre formellement l’avis des états particuliers dans les questions de la plus haute importance. Quand, avec l’épée, les rois de Prusse disposeront aussi de la caisse, garnie suivant leurs exigences, les derniers vertiges d’autonomie auront disparu pour les autres gouvernemens allemands, abandonnés aux loisirs du far-niente, laissant danser tous leurs sujets dans la mesure et sur l’air marqués par Berlin. L’épée, la monarchie prussienne la tient assez fort déjà pour ne pas lâcher prise, grâce aux garanties introduites par son premier ministre dans la constitution de l’Empire. Le prince de Bismarck met en mouvement tous les ressorts de sa politique intérieure, dans la phase présente, afin d’assurer à la caisse de l’Empire des revenus suffisans pour n’avoir plus rien à demander au Reichstag, mandataire du peuple allemand.

Certes la politique prussienne est bien nette dans ses vues. D’aucun côté, elle ne se trouve à court pour avoir négligé les précautions nécessaires à la réalisation de ses fins. Sachant que celui qui tient l’épée arrive aussi à disposer de la caisse, que la caisse, que la fortune est livrée à la force, le chancelier, afin d’écarter la moindre chance de conflit, a eu soin de stipuler dans la constitution que l’empereur, commandant les forces de terre et de mer, nommerait personnellement au sein du conseil fédéral, en sa qualité de président, les membres des commissions spéciales pour l’armée, la marine et les fortifications, tandis que le conseil élit les membres de ses autres commissions. Cette manière de s’attribuer la part du lion en tout et partout rappelle le procédé de Polichinelle qui dit, en recommandant de bien partager en frères : « À moi le tout, le reste aux autres ». Nul doute que les jours du Bundesrath ne soient comptés aussi, et que, du moment où l’Empire aura acquis son autonomie financière complète, l’institution du conseil fédéral, ainsi que celle du Reichstag, ne risquent fort de tomber, comme des rouages gênans dans l’organisme du gouvernement personnel. C’est ce qu’appréhende le Reichstag quand il dispute au chancelier de l’Empire les nouveaux impôts pour lesquels le Bundesrath, représentation des souverains et des gouvernemens particuliers, n’a déjà plus la force de refuser son consentement. Si le régime absolutiste auquel tend le prince de Bismarck ne s’établit pas et n’absorbe pas toutes les forces vives de la nation, le mérite n’en reviendra pas aux souverains des états particuliers, mais à la résistance opposée au nom du peuple par ses députés au Reichstag. N’en doutons pas, le peuple aura le dernier mot.

En attendant, la constitution impose le service militaire à tous les sujets allemands sans exception, sans possibilité de se faire remplacer dans l’accomplissement de ce devoir. Toutes les troupes allemandes sont tenues d’obéir sans conditions ni restriction à tous les ordres de l’empereur ; chaque soldat s’engage à l’obéissance par le serment du drapeau. Comme commandant supérieur de l’armée allemande, l’empereur fixe l’état de présence et la division des contingens à fournir par les états particuliers, ainsi que l’organisation de la landwehr. Des inspections spéciales lui permettent de faire constater à tout moment que les troupes des différens états sont en nombre et en mesure d’entrer en campagne. Afin de maintenir l’unité dans l’administration, l’entretien, l’équipement et l’armement de tous les corps, les ordonnances et les règlemens propres à l’armée prussienne s’appliquent à toutes les troupes de l’Empire. Les régimens, quoique recrutés dans des ressorts répondant aux territoires des états particuliers, ont des numéros d’ordre suivis pour toute l’armée allemande, sans distinction de pays. Une disposition de la constitution de la confédération de l’Allemagne du Nord avait déjà établi que, « pour l’habillement, les couleurs et la coupe de l’uniforme prussien serviraient de règle. » Appliquer la législation militaire prussienne ne suffisait pas pour l’unité ; il fallait encore le signe extérieur de l’uniforme, pour pénétrer chaque sujet de l’idée que le régime allemand s’identifie complètement avec le régime prussien. Rien n’a été négligé non plus pour l’exécution des mesures à prendre dans l’intérêt de la stratégie : l’empereur a la faculté de faire élever des ouvrages de fortification sur tout le territoire de l’Allemagne, et l’administration de l’Empire comprend un office spécial des chemins de fer, chargé particulièrement du service des voies ferrées au point de vue militaire. La constitution prévoit aussi l’émission d’emprunts pour suppléer à l’insuffisance des ressources ordinaires, en cas de construction de fortifications ou de voies ferrées, qui sont jugées nécessaires dans l’intérêt de la défense du territoire. D’après l’article 41 de la constitution, non-seulement le gouvernement impérial a la surveillance de l’exploitation des chemins de fer sur toute l’étendue de l’empire allemand, mais il peut établir ou faire exécuter de nouvelles lignes sur le territoire des états particuliers, même malgré l’opposition des gouvernemens de ces états. Toute administration ou toute société de chemins de fer actuellement existans est obligée d’accepter la jonction de son réseau avec les lignes nouvelles, tandis que le droit d’opposition à l’établissement des lignes parallèles ou concurrentes, concédé antérieurement, se trouve abrogé sans retour, et ne pourra plus être accordé en cas de concessions nouvelles. De quelque côté que l’on se tourne, on voit appliquer partout le principe de la prédominance du droit d’Empire sur le droit de souveraineté des états particuliers, interpréter le droit prussien comme droit allemand.


II.

Quelque chose explique, s’il ne le justifie, le rôle prépondérant de la Prusse en Allemagne. Depuis la guerre de trente ans, cette jeune puissance, devenue aujourd’hui le pivot de la politique européenne, a été le bouclier de tous ces petits états, trop morcelés ou trop faibles pour se défendre eux-mêmes, et que l’Autriche, plus puissante, n’a pas su toujours protéger efficacement. L’appui donné par la Prusse aux petits princes allemands ne s’explique pas sans doute par un sentiment de pur désintéressement. Porter au compte de la monarchie militaire éclose dans les sables de Brandebourg ce rôle généreux, mais ingrat, ou tout au moins sans profit, serait faire injure à son sens pratique. Ses historiens en conviennent sans ambages : si la Prusse a entretenu une armée hors de proportion avec ses ressources, elle a voulu du même coup assurer avec son existence son agrandissement, ce qui est tout un pour elle. Trop à l’étroit sur le territoire aride de la Marche, confinés dans un domaine peu favorisé par la nature, les électeurs de Brandebourg habituèrent de bonne heure leurs sujets à vivre de leurs voisins. Sans industrie suffisante pour occuper une population aussi prolifique, ils ont cultivé plus particulièrement l’art militaire, par nécessité autant que par goût. Les soldats formés dans ces conditions ne servent pas seulement pour la parade. Un pays pauvre ne comporte pas un pareil luxe. Pour utiliser leur armée aguerrie, nombreuse, brave et disciplinée, les princes de Hohenzollern, devenus rois de Prusse, se sont appliqués à étendre leurs possessions, à chercher des frontières naturelles, à gagner les positions stratégiques nécessaires pour observer et dominer l’Allemagne, pour neutraliser l’influence des empereurs d’Autriche, en attendant l’occasion de les exclure. Tâche difficile, entreprise avec vigueur, poursuivie avec une constance et des succès qui ne semblent pas laisser de doute sur l’issue définitive.

L’issue définitive de la politique prussienne en Allemagne tend à confondre les limites du nouvel Empire avec les limites de la langue allemande. À l’heure présente, cette œuvre n’est pas encore accomplie dans son entier. Pourtant ses promoteurs ne doutent pas que le problème de l’unité nationale ne se résolve dans ces termes, étant donnée la direction du mouvement, et malgré ses intermittences. Dans leurs plans, l’unité allemande doit aboutir à la réunion en un grand corps d’état unique de toutes les populations allemandes par le langage ou la descendance.


So weit die deutsche Zunge klingt,


chante Arndt dans ses strophes patriotiques : aussi loin que résonne la langue allemande, aussi loin s’étend la patrie de l’Allemand. Les cartes de l’Allemagne introduites dans certaines écoles pour l’instruction de la jeunesse comprennent dans les limites de l’Empire allemand, non seulement l’Alsace et la Lorraine, mais encore la Hollande et les Flandres, la Suisse jusqu’au Gothard et l’Autriche au-delà de Vienne. Le Danube devient sur ces cartes, comme le Rhin et la Vistule, un fleuve allemand, tandis que la ligne des côtes allemandes est appelée à empiéter sur les provinces russes au bord de la mer Baltique. Ajoutez à ce domaine allemand les enclaves non allemandes déjà acquises, ou appelées à entrer dans son ressort, et le cri d’alarme jeté par le général Skobelef aux Slaves ne reste pas sans raison. En fait d’enclaves, le prince de Bismarck soutient une théorie qui ne permet point de doutes sur le programme mis à exécution. Lors de l’interpellation faite au Reichstag par les députés danois pour l’exécution de l’article 5 du traité de Prague, le chancelier allemand a affirmé en termes explicites qu’il ne peut autoriser les populations danoises du Sleswig à se prononcer par un plébiscite sur le choix de leur nationalité, parce que leur retour au Danemark aurait pour conséquence d’englober les parties allemandes, et que, si la délimitation adoptée détermine ou entraîne des enclaves, ces enclaves ne peuvent être tolérées nulle part au détriment de populations germaniques. Or les provinces baltiques de la Russie renferment d’assez fortes colonies d’Allemands, et les Français de Metz aussi bien que les Polonais de Posen ont appris, au détriment de leur nationalité à eux, comment les hommes d’État prussiens interprètent et appliquent la théorie des enclaves.

Idée toute moderne, l’unité nationale ne préoccupait pas l’ancienne Allemagne féodale. Un passé héroïque, de grands hommes ne suffisent pas pour réunir en un même corps de nation des populations ignorantes et soumises à une multitude de petits souverains en opposition d’intérêts les uns avec les autres. La patrie pour chacun, dans ces conditions, c’était le coin de terre étroit et borné où le rattachaient ses intérêts immédiats. Lorsque la vie publique s’éveilla, avec les progrès de l’instruction, et à la suite du mouvement patriotique provoqué par les luttes soutenues en commun contre les invasions françaises, les chefs de ces états morcelés à l’extrême se gardèrent de l’entretenir. Bien au contraire, princes et noblesse se montrèrent hostiles à ce réveil, parce qu’ils y voyaient une révolution sociale et qu’ils craignaient pour leurs privilèges. Au lieu de s’allier avec la bourgeoisie contre les souverains minuscules, les gentilshommes convoitaient les clés de chambellans de ces potentats en miniature. Connaissant pour ainsi dire chacun de leurs sujets par son nom, les princes exerçaient généralement une administration paternelle, mais méticuleuse, tandis que les masses honnêtes et douces des populations rurales et ouvrières restaient étrangères à toute émotion politique ou nationale. Pour trouver l’Allemagne, pour saisir le sentiment de la nation, durant la première moitié du siècle actuel, il faut considérer la bourgeoisie ou plutôt la classe lettrée. Ce sont les écrivains, les poètes, les philosophes allemands qui ont conçu et entretenu l’idée de la nationalité, développée ensuite au sein du peuple par le souvenir de souffrances et d’efforts communs. Faire de grandes choses, vouloir en réaliser de plus grandes encore, avoir souffert, lutté, espéré ensemble, voilà ce qui crée et engendre une nation. Seulement quelle confusion et quelle diversité dans les solutions proposées par le monde des lettrés pour réaliser l’unité nationale ! Avant l’entrée en scène du grand chancelier prussien, on n’a pas entendu deux Allemands qui fussent d’accord sur la solution du problème. L’un voulait un état fédératif, l’autre une confédération d’états, un autre encore un état complètement centralisé. Celui-ci demandait l’admission de l’Autriche entière, que celui-là excluait à moitié, tandis qu’un troisième la repoussait complètement. Certains désiraient un gouvernement central confié à un souverain, certains autres auraient préféré que ce pouvoir central fut exercé par une commission exécutive, ou bien songeaient à faire revivre le système féodal de la vassalité, système auquel on venait enfin opposer la proposition de diviser le pays en autant de républiques qu’il compte de races. Quot capita, tot sensus, ou comme s’exprime Goethe : So viel Männer, so viel Köpfe. Au milieu de ce chaos politique et intellectuel apparut M. de Bismarck, déclarant que ces questions se décident non dans des dissertations littéraires, mais par le feu et le sang., et que la parole est au canon pour accomplir l’œuvre de la régénération nationale. Dans la pensée du futur chancelier de l’empire, la guerre seule devait faire comprendre aux différens groupes de populations allemandes la nécessité de placer les intérêts généraux au-dessus des nuances individuelles, et que pour arriver à l’unité, pour vivre de la vie commune, il faut sacrifier une part de ses préférences personnelles.

Toutefois, un homme d’état clairvoyant sait attendre l’heure propice pour la réalisation de ses projets sans les compromettre en précipitant les événemens. La confédération germanique devait être, d’après la déclaration formelle de l’article premier du traité de Vienne, signé le 15 mai 1820, une union des princes allemands et des villes libres. Cette union devait rester indissoluble et aucun des membres contractans ne conservait le droit d’en sortir. Elle avait pour but d’assurer la sécurité de l’Allemagne à l’intérieur comme au dehors, en sanctionnant l’indépendance et l’intégrité des états particuliers. Chacun de ces étais, indépendans les uns des autres, conservait sa souveraineté pleine et entière. Point de pouvoir central qui rappelât la nature ou les qualités d’un gouvernement commun à tous. La volonté de l’union, résultant de la composition des volontés des états particuliers, était exprimée par la diète fédérale, où chaque état était immédiatement représenté par ses plénipotentiaires. De fait, le rôle de la diète se réduisait à celui d’une simple autorité de police. La fameuse proclamation de Kalisch avait bien annoncé « aux peuples allemands le retour de la liberté et de l’indépendance, et la renaissance de leur vénérable Empire, » promettant « que l’exécution de ce grand œuvre devait être réservée uniquement aux seuls princes et peuples de l’Allemagne, afin que celle-ci ressortit plus jeune, plus vivace et plus en unité de l’esprit propre à l’Allemagne de toute antiquité. » Toutefois, aucune de ces espérances ne s’est réalisée. Dans les relations extérieures, l’entière nullité de la confédération se manifesta dès le début ; les promesses faites au peuple allemand ne produisirent aucun résultat non plus pour ses affaires intérieures. Le particularisme et la souveraineté des états, la jalousie de l’Autriche et de la Prusse, l’unanimité de voix nécessaire à la diète pour les grandes mesures d’intérêt commun eurent pour effet de faire échouer toutes les tentatives, tous les essais d’amélioration. Non sans raison, les esprits libéraux reprochaient à la diète de mettre sa principale activité à créer des difficultés au développement constitutionnel des états secondaires, afin de sauvegarder le principe monarchique. Contrairement aux engagemens pris, disaient-ils, l’union des états allemands se réduisait à une simple union personnelle des princes : zu einem rein persönlichen Furstetibunde. L’assemblée de Francfort essaya, sans y réussir, à la suite des événemens de 1848, de transformer la confédération des états allemands en un état fédératif.

Les aspirations unitaires exprimées au parlement de Francfort répondaient trop aux visées traditionnelles de la Prusse pour ne pas engager celle-ci à entreprendre ou à poursuivre l’œuvre de l’unification à son profit par absorption de l’Allemagne. Ce drame commencé par le grand électeur, continué par Frédéric II, repris par le baron de Stein, a amené au quatrième acte, joué par le prince de Bismarck, l’expulsion de l’Autriche, en attendant pour le dénoûment final l’incorporation des provinces allemandes de cet empire à l’empire allemand. Tant que survivait le dualisme des deux puissances au sein de l’ancienne confédération, la constitution de l’unité nationale restait forcément à l’état de vœu illusoire. M. de Bismarck expose dans une lettre du 12 mai 1859, écrite à Saint-Pétersbourg, le programme de sa politique, aussi nette dans ses vues que peu systématique dans ses moyens. Ses moyens, le chancelier allemand sait les varier suivant les circonstances, tandis qu’il marche vers son but avec une constance invariable. Personne ne lui a jamais attribué une grande sympathie pour le régime parlementaire. Ses procédés à l’égard de la chambre des députés de Prusse et la façon cavalière dont il traite au Reichstag les élus de la nation ne témoignent pas d’une sérieuse estime pour la volonté du peuple chez ce champion du droit divin. C’est pourtant au nom de la volonté du peuple, c’est avec le concours d’un parlement issu du suffrage universel qu’il propose de régler les destinées de l’Allemagne, sous l’impression encore vivace des souvenirs et des résolutions du parlement de Francfort, stimulé et encouragé par l’agitation unitaire du Nationalverein. Lorsque l’Autriche, de concert avec les états secondaires, vint proposer à la diète de confier les affaires de la confédération à une délégation des états allemands, M. de Bismarck n’hésita pas à demander comme la réforme la plus essentielle et la plus importante à introduire dans l’organisme fédéral l’élection d’une assemblée nationale, nommée au suffrage universel direct, en proportion du chiffre de la population des différentes parties de l’Allemagne. Lisez le mémoire du ministère prussien en date du 15 septembre 1863, et vous verrez cette espèce d’appel au peuple invoquer un parlement élu comme le seul moyen d’arriver à l’unité, en disposant les intérêts propres aux états particuliers de façon à servir l’intérêt de la communauté de l’Allemagne.

N’est-ce pas un étrange spectacle que cette démarche du plus autoritaire des hommes d’état se posant en face de l’Allemagne comme le champion de la démocratie ? Même à une époque comme la nôtre, féconde en contradictions, on peut s’étonner de voir le prince de Bismarck disposé à se mettre à la tête de la révolution et jeter aux princes le défi d’accepter l’annulation de leur autorité devant l’omnipotence de la souveraineté nationale. Dans les plans du futur chancelier de l’Empire, l’autorité des princes, nous entendons l’autorité des souverains secondaires, ne comptait pas plus que ne pèse aujourd’hui la volonté des mandataires du peuple, quand ceux-ci refusent de s’assouplir à ses vues. Mais la Prusse ne pouvait demander ouvertement à la diète fédérale une reconstitution de l’Allemagne sans la participation de l’Autriche. Cette puissance exerçait dans la diète une influence trop positive sur les gouvernemens des états secondaires pour qu’il y eût chance de l’exclure pacifiquement avec le concours des princes. Avec un parlement issu du suffrage universel, l’opération présentait moins de difficultés, sous l’effet des excitations du parti national, qui n’entendait pas confier les destinées de l’Allemagne unifiée à un gouvernement hétéroclite, inspiré par les conseillers non allemands. La question de Sleswig, la succession des duchés de l’Elbe et l’exécution fédérale demandée par la diète, où l’Autriche se joignit à la Prusse pour une action commune, vinrent à point pour favoriser les projets prussiens. Au milieu de discussions interminables, habilement entretenues, sur la souveraineté des duchés de Holstein et de Lauenbourg, discussions dont l’Autriche devait sortir dupe, aptes avoir servi de complice dans la spoliation et le démembrement du Danemark, l’envoyé prussien demanda à la diète de Francfort, le 9 avril 1866, de convoquer par voie d’élections directes et au suffrage universel un parlement qui représenterait la nation allemande tout entière, afin de statuer sur les réformes en question, à propos des changemens à introduire dans la confédération. Le mémoire du mois de septembre 1863 revenait ainsi sur le tapis, après un peu de temporisation, tandis que M. de Bismarck faisait une vive critique de l’organisation fédérale dans ses circulaires aux représentans de la Prusse auprès des puissances. L’état de choses existant ne pouvait se prolonger sans préjudice pour la communauté, et une réforme devenait indispensable. Cette réforme de l’organisation fédérale, suivant les notes de Berlin, devait être réalisée d’un commun accord entre les gouvernemens confédérés et une assemblée nationale, exprimant la volonté du peuple allemand. Isolément aucun des deux facteurs, ni le parlement élu par la nation, ni les gouvernemens représentés à la diète, ne serait en mesure de résoudre ce problème. Il y eut circulaire sur circulaire. Une déclaration suivait l’autre, vive, pressante, impérieuse. Lorsque la commission spéciale, nommée par la diète pour examiner les propositions de la Prusse, se réunit, le plénipotentiaire prussien précisa les termes des mesures à prendre : convocation d’une assemblée nationale, fixation de la compétence des organes de l’Union reconstituée, organisation d’un service consulaire commun pour toute l’Allemagne, création d’une marine de guerre allemande, révision de l’organisation militaire de la nation.

Toutes les dispositions essentielles de la constitution de l’Empire actuellement en vigueur se retrouvent dans ces propositions, soit en termes explicites, soit en germe, se résumant dans l’organisation de l’armée allemande entre les mains de la Prusse, avec la création des ressources nécessaires pour l’entretien de cette force. Avant tout, il fallait écarter l’ingérence de l’Autriche dans les affaires propres de l’Allemagne, qui ne devait pas compter dans les rangs de son armée des soldats croates, italiens, tchèques, slovaques ou magyares, bien que la Prusse ne renonçât pas à ses régimens polonais. L’exposé des principes pour servir de base à une nouvelle législation fédérale, envoyé le 10 juin 1866 aux agens prussiens auprès des gouvernemens de la confédération, s’exprime nettement sur l’exclusion de l’Autriche de la nouvelle Union. Pour la forme et jusqu’à nouvel ordre, une exclusion semblable fut dénoncée à la Hollande pour le Limbourg ; des traités particuliers devaient à l’avenir fixer les relations de l’Allemagne avec la Hollande et l’Autriche. Les gouvernemens de la confédération étaient invités à se prononcer au sujet de leur adhésion à la constitution d’une nouvelle Union allemande sur la base des propositions prussiennes, dans le cas où l’ancienne organisation viendrait à se décomposer devant l’éventualité d’une guerre imminente. Afin de rallier la Bavière à ses combinaisons, M. de Bismarck lui promit le commandement des forces militaires de l’Allemagne du Sud, comme plus tard on sut faire miroiter aux yeux du roi Louis la couronne impériale, en provoquant les espérances qui l’ont amené à prendre l’initiative de la proclamation de Versailles pour élever Guillaume de Hohenzollern à la dignité d’empereur allemand. Forte de ses succès, triomphante de l’impuissance, de la division et de la lenteur inséparables de l’organisation de la ci-devant confédération germanique, la Prusse réalisa avec éclat, en moins de cinq années, l’idée de l’unité nationale par la restauration de l’empire d’Allemagne, accomplie à son profit avec exclusion de la maison d’Autriche. L’acte constitutionnel de 1867, adopté par les états de la confédération du Nord, ne forme qu’une mesure de transition entre les propositions prussiennes de la diète de Francfort, en date du 9 juin 1866, et la constitution de l’Empire définitivement mise en vigueur depuis le 1er  janvier 1871, avec l’assentiment des représentans du peuple allemand. Avec un gouvernement unitaire, une législation et un budget communs, une même représentation dans les relations extérieures, une armée et une marine nationales, la constitution de l’Empire, en conférant la dignité et la puissance impériales au roi de Prusse, consacre l’entière subordination de tous les états particuliers de l’Allemagne à la monarchie prussienne, sans possibilité de s’y soustraire. Plus d’indépendance pour ces états, pas même une autorité réelle, car la loi d’Empire prime leur législation propre, suivant l’enseignement des maîtres du droit public. À peine les représentans élus de la nation peuvent-ils disputer au gouvernement impérial les impôts nouveaux, demandés par le chancelier en sas des ressources garanties par la constitution pour répondre aux charges communes. Que l’empereur déclare la guerre ou qu’il trouve bon de faire la paix, tous les pays de l’Allemagne sont contraints de fournir leurs contingens et de se soumettre, sans résistance possible pour aucun des gouvernemens médiatisés, réduits à l’état de fantômes, semblables à ces ombres inconsistantes, ces formes creuses qui voltigent dans le vide et dont parle la Sibylle :


Et, ni docta cornes tenues sine corpore vitas
Admoneat volitare cava sub imagine formæ,
Irruat, et frustra ferro diverberet umbras.


L’un ou l’autre serait-il tenté de désobéir à un ordre donné au nom de l’Empire, une exécution immédiate le rappellerait à son devoir ou à ses obligations. « Si des membres de la confédération ne remplissent pas leurs devoirs fédéraux prévus par la constitution, disait l’acte de 1867, ils pourront y être contraints par voie d’exécution. » Cette disposition a été maintenue dans la constitution de l’Empire révisée en 1871, pourtant sans les complémens de l’article 19 de la constitution primitive de la confédération de l’Allemagne du Nord, qui ajoutait : « L’exécution fédérale, quand il s’agira de prestations militaires, et lorsqu’il y aura péril en la demeure, devra être ordonnée et accomplie par le commandant des forces fédérales. » Et plus loin : « L’exécution pourra être étendue jusqu’à la séquestration des pays qu’elle conserve et de ses pouvoirs gouvernementaux. » Lors de la révision de la constitution, la peine de la séquestration a été effacée, comme une menace désormais superflue, toute l’administration militaire dépendant maintenant directement de l’empereur, sans ingérence possible pour les princes des états médiatisés. Avant la proclamation de l’Empire et sous le régime de la confédération du Nord, les états de l’Allemagne au sud de la ligne du Mein avaient déjà été liés par des traités d’alliance offensive et défensive, avec l’obligation d’organiser leurs forces militaires sur le modèle de la Prusse, aussi bien que les états immédiatement entrés dans la confédération du Nord. Toutes les parties de la constitution de l’Empire allemand et les actes qui l’ont préparée portent l’empreinte de la forte main du chancelier, et si ces actes consacrent l’unité nationale, toutes leurs dispositions concourent avant tout à faire de l’Allemagne une puissance militaire de premier ordre, livrée à la discrétion de la Prusse.


III.

On se demande souvent, en France surtout, si l’exagération du militarisme n’entraînera pas dans un avenir rapproché la ruine matérielle de l’Empire allemand et si les sacrifices nécessaires pour être à tout moment prêt à marcher au combat n’aboutiront pas pour l’Allemagne à un suicide économique. Il ne manque pas de gens, même en Allemagne, qui jugent les armemens de la nation unifiée au-dessus de ses forces et en tirent la conclusion d’une inévitable catastrophe. Telle n’est pas notre appréciation, car nous ne voyons pas que les charges actuelles de l’Empire excèdent ses moyens. Le budget de l’Empire allemand est inférieur au budget militaire de la France. Sauf quelques voix isolées et sans écho, personne ne demande, même dans les rangs de l’opposition au Reichstag, à diminuer les crédits affectés à l’armée. Tout au plus les chefs de l’opposition parlementaire emploient-ils leurs efforts à combattre les projets d’impôts nouveaux, sans refuser pourtant toute augmentation de crédit pour les dépenses militaires. Si le peuple se plaint de ses contributions, il ne les en acquitte pas moins honnêtement, avec les surtaxes. Dans les états du Sud, où les charges publiques ont été de tout temps moins lourdes que dans le Nord, où l’humeur est moins belliqueuse aussi, les masses, peu sympathiques au régime prussien, murmurent davantage, en comparant l’existence plus facile dans le passé aux exigences impérieuses du présent. Prétendre cependant, comme on l’essaie de l’autre côté des Vosges, que les Allemands ne supporteront pas longtemps leurs obligations militaires actuelles, c’est mal apprécier l’état réel des choses et des esprits. En Prusse, les hommes de l’opposition, ceux qui votent pour les candidats progressistes, se lèvent comme les conservateurs quand le gouvernement touche la corde patriotique. Et quand ce même gouvernement signale un danger national ou montre le sol de la patrie menacé, Bavarois et Wurtembergeois, oublieux de leurs rancunes particularistes, accourent et se rangent vite à côté des détestés Prussiens. Sous le drapeau national il n’y a plus que des Allemands obéissant à une commune discipline.

Jusqu’au 31 décembre 1881, les états particuliers étaient tenus de verser à l’empereur, commandant supérieur des troupes de l’Union, une taxe annuelle de 225 thalers ou 843 fr. 75 par homme sous les armes, pour l’entretien de leur contingent. Aux termes de la constitution de l’Empire, cette contribution doit continuer à être versée dans la caisse commune ou portée au compte des différens états. Pour un effectif de 449,257 hommes actuellement sous les drapeaux, la marine non comprise, cela équivaudrait à 303,228,475 marcs. Or le projet de budget pour l’exercice 1882-1883 porte pour dépense ordinaire de l’armée 343,823,789 marcs ou 429,779,736 francs, soit environ 1,016 francs par homme, répondant à une contribution de 10 francs par tête d’habitant, à raison d’une population de 44,958,205 habitans, d’après le recensement du 1er  décembre 1881. En France, la population s’élève à 37,119,720 habitans ; le nombre de soldats de l’armée active est de 498,497 hommes ; le montant du budget militaire de 570,280,085 francs, soit 1,140 fr. de dépenses en moyenne par homme inscrit, et 15 francs de contribution par tête d’habitant. Avant la constitution de l’Empire, le budget militaire de l’Allemagne ne dépassait pas 190,252,719 marcs pour l’exercice de 1868, soit l’équivalent d’une contribution de 7 francs par tête d’habitant, en sorte que l’augmentation se monte à 43 pour 100 de ce chef, dans l’espace de quinze années. Sur un budget total de 607 millions de marcs pour l’exercice annuel courant, les dépenses pour l’armée et la marine absorbent 411 millions, soit plus des deux tiers, voire même 86 pour 100 du revenu total, si l’on compte que le crédit de 30 millions, inscrit au fonds des invalides, représente le montant des pensions militaires, ainsi qu’une somme de 18 millions sur le crédit porté comme fonds général des pensions. Avec autant de raison pourrait-on encore assimiler à des charges militaires les subventions ou les dépenses pour construction de chemins de fer, consacrées à des lignes exclusivement stratégiques, puis les intérêts de la dette de l’Empire, contractée en majeure partie pour les besoins de l’armée et de la marine.

Alimenté en partie par des impôts ou des recettes à lui propres, en partie par les contributions matriculaires versées par les états particuliers sur le produit de leurs recettes à eux, le budget de l’Empire allemand a l’avantage de se trouver toujours en équilibre, par la raison que les contributions matriculaires, réparties par le chancelier entre les états particuliers, servent justement à compenser le déficit annuel entre les dépenses et les recettes. La constitution autorise pourtant le recours à l’emprunt, pour les dépenses extraordinaires dans l’intérêt de la défense du territoire, des chemins de fer et des télégraphes. L’évaluation des recettes pour chaque exercice se fait d’après le rendement moyen effectué sur les différens articles pour les trois années précédentes. C’est le mode suivi en Prusse et en Alsace-Lorraine. S’il y a des plus-values, les excédens se reportent au compte de l’exercice budgétaire suivant. On n’admet pas facilement des dépenses supérieures aux crédits votés, et les budgets rectificatifs sont beaucoup plus sobres en Allemagne qu’en France. Pour embrasser d’un seul coup d’œil l’état des dépenses et des recettes propres à l’Empire, nous résumons dans le tableau que voici, par ordre des services, le projet de budget présenté au Reichstag pour l’exercice courant du 1er  avril 1882 au 31 mars 1883 :

BUDGET DE L’EMPIRE ALLEMAND.
(valeur en marcs.)
EXERCICE 1882-1883 RECETTES. DÉPENSES.
Ordinaires. Extraordinaires.
Bundesrath et Reichstag 622 403.700
Chancellerie de l’Empire 1.889 120.770
Affaires étrangères 524.650 6.676.775 78.800
Office de l’intérieur 125.391 2.800.422 612.572
Trésorerie de l’Empire 161.905 86.377.566 3.595.825
Cour suprême de justice 333.831 1.707.667 200.000
Armée 3.391.320 343.823.789 30.156.931
Marine 410.045 28.465.856 8.728.800
Chemins de fer de l’empire 12.686.409 303.150 4.400.000
Postes et télégraphes 21.264.000 3.098.000
Imprimerie impériale 1.051.240 15.000
Cour des comptes 55.298 528.673
Banque de l’Empire 1.506.426
Douanes et impôts de consommation 351.060.748
Droits de timbre 19.576.100
Administrations diverses 9.743
Fonds général des pensions 16.876 19.095.287
Pensions aux invalides 30.129.507 30.129.567
Fonds de roulement.. 10.200.000
Dettes de l’Empire. 13.702.500 227.300
Intérêts sur existans 3.262.953
Compte de liquidation de la guerre de France 18.283
Manquant sur l’exercice de 1880. 12.062.468
Contributions matriculaires ..... 116.062.740
Supplément extraordinaire 44.803.288
—————— —————— ––—————
Ensemble.. 606.435.632 534.195.722 73.393.979

Ce budget se balance par une somme de 606,435,632 marcs en recettes et en dépenses, dont 534,195,722 marcs de dépenses ordinaires ou courantes, et 73,303,979 marcs de dépenses extraordinaires. Aux 607 millions du budget de l’Empire il convient d’ajouter environ 900 à 1,000 millions pour les budgets des états particuliers, en sorte que les charges totales des contribuables allemands par rapport à l’état, pour les gouvernemens particuliers et pour l’Empire réunis, ne dépassent pas 1,600,000,000 de marcs ou 2 milliards de francs, soit par tête d’habitant 44 francs au plus, contre 84 francs, quote-part moyenne d’un contribuable français avec un budget ordinaire de 3,040,000,000 de francs. Il est vrai que, si nous portions en compte dans les budgets allemands les frais d’exploitation des chemins de fer, des postes et télégraphes, d’autres services analogues, nous arriverions à un chiffre de dépenses et de recettes de 400 millions plus élevé, car rien qu’en Prusse ces frais d’exploitation (Betrieb und Verwaltungskosten) atteignent un total de 284 millions de marcs pour l’exercice de 1881, en Bavière, de 89 millions pour le même exercice, dans le pays de Baden, de 33 millions. Sur 34,039 kilomètres de chemins de fer en exploitation au 1er  avril 1880, il y avait 26,196 kilomètres appartenant à l’état ou exploités par lui, dont 11,640 kilomètres pour l’état prussien à lui seul. Or, au lieu de porter dans notre décompte budgétaire les recettes brutes et les dépenses de ces sortes d’administrations, nous nous sommes contentés d’inscrire les dépenses et les recettes, après déduction des frais d’exploitation. La part moyenne aux dépenses et aux recettes par tête d’habitant varie d’ailleurs beaucoup d’un pays à l’autre, dans les budgets propres des états particuliers. Elle descend à 11 marcs seulement dans la principauté de Beuss, à 11 marcs 30 pf. dans la principauté de Waldeck, contre 63 et 75 marcs dans les villes libres de Brème et de Hambourg, 25 marcs en Bavière et 19 en Prusse, tandis que la part aux recettes et aux dépenses de l’Empire est de 13 marcs 50 pf. par tête pour toute l’Allemagne. Toutes les différences dans le mode de comptabilité prises en considération, les contributions payées à l’état sont plus élevées d’un tiers en France qu’en Allemagne par tête d’habitant.

Outre l’armée et la marine, le budget de l’Empire subvient aux dépenses du Reichstag et du Bundesrath, de la chancellerie, de l’office des affaires étrangères et de l’office de l’intérieur, de la cour suprême de justice établie à Leipzig, de l’office central des chemins de fer. Ainsi que nous l’avons vu, les dépenses militaires, à raison d’une dépense de 411 millions, absorbent à elles seules 86 pour 100 du revenu total. Le crédit de 6,676,775 marcs pour l’office des affaires étrangères représente la somme des dépenses ordinaires pour les ambassades et les consulats de l’Allemagne, aucun des états particuliers n’ayant plus au dehors de représentant à lui propre. L’office de l’intérieur, qui émarge pour 2,860,422 marcs aux dépenses ordinaires et pour 612,572 marcs aux dépenses extraordinaires, s’occupe de la politique intérieure et de la préparation des lois de l’Empire, sans entrer dans les détails d’administration, qui sont abandonnés aux états particuliers. La cour suprême de justice, avec 1,707,667 marcs, établie à Leipzig, remplit le service de cour de cassation pour tout l’Empire, tandis que chaque état particulier reste chargé des tribunaux ordinaires aux différentes instances. Le contrôle de la comptabilité pour les finances de l’Empire se fait par la cour des comptes de la Prusse, moyennant l’indemnité annuelle de 528,673 marcs. L’office central des chemins de fer s’occupe plus des intérêts stratégiques que d’administration et d’exploitation : l’Empire ne possède et n’exploite pour son compte que le réseau de l’Alsace-Lorraine et du Luxembourg, dont l’administration a son siège à Strasbourg, non à Berlin. L’administration des postes et des télégraphes, au contraire, se fait directement par l’Empire, sauf dans les royaumes de Bavière et de Wurtemberg, qui se sont réservé ce service dans leur ressort. Tous les états particuliers exercent, chacun dans son domaine, l’administration des douanes et des impôts de consommation, dont le produit aboutit dans la caisse de l’Empire, après déduction d’une remise proportionnée aux recettes et qui représente les frais de perception et de contrôle, en vertu d’anciennes conventions du Zollverein.

Dans le budget comme dans l’administration, nous voyons l’Empire chargé de certains services en commun pour tous les pays de l’Allemagne, tandis que, de leur côté, les gouvernemens particuliers conservent d’autres services pour le compte direct de l’Empire. En ce qui concerne le budget de l’Empire, nous avons reconnu déjà que la somme des recettes dépasserait de beaucoup le total de 606,435,632 marcs, porté au projet soumis au Reichstag pour l’exercice courant, si, au lieu d’indiquer seulement le revenu net des chemins de fer, des postes et des télégraphes, des douanes et des impôts de consommation, on portait en compte toutes les dépenses d’exploitation de ces administrations. En regard du revenu net indiqué de 12,686,400 marcs, les chemins de fer de l’Empire accusent pour l’exercice courant une recette brute de 40,083,700 m. avec 27,397,300 marcs de dépenses ordinaires, — non compris 303,150 marcs mis à part pour les frais de l’office central de Berlin. L’administration des douanes, des impôts de consommation et autres impôts indirects porterait de même 376,046,988 marcs de recettes totales, sur lesquelles la caisse de l’Empire bonifie 24,986,240 marcs aux états particuliers, pour leurs frais de perception et de contrôle. L’administration des postes et des télégraphes aurait 145,128,000 marcs de recettes sans les dépenses, qui s’élèvent à 123,864,000 marcs, non compris le Wurtemberg et la Bavière, auxquels la constitution réserve le droit de gérer ce service pour leur compte particulier. L’imprimerie impériale enfin présenterait 3,255,120 marcs de recettes sans ses dépenses, qui atteignent 2,203,880 marcs. Déduction faite des remises fixées par la loi, les impôts indirects et les douanes doivent donner à l’Empire un produit net évalué, d’après le rendement moyen des trois dernières années, comme suit, pour l’exercice courant :

Droits de douane 186.466.150 marcs.
Sucre de betteraves 59.483.928 "
Tabac 11.029.240 "
Sel 36.709.570 "
Eau-de-vie 35.517.630 marcs.
Bière 15.111.170 "
Articles divers 6.8xx.000 "
Timbre sur les cartes à jouer 1.0x6.300 "
Timbre sur les effets de commerce.. G.009.800 "
Timbre sur les valeurs mobilières.. 12.066.000 "
Droits de statistique ….. 404.000 "

Sous l’effet de la réforme douanière et de la revision du tarif des droits d’entrée sur les produits étrangers, les recettes des douanes, qui étaient de 104,461,250 marcs pour l’exercice du 1er  avril 1878 au 31 mars 1879, se sont élevées pour l’exercice 1880 à 166,801,600 marcs contre 186,466,150 marcs prévus pour 1882-1883, produit net après déduction des remises pour frais d’administration. Pour l’impôt du tabac, qui est prélevé sur la culture, les prévisions du rendement pour l’exercice courant atteignent de leur côté 11,029,240 marcs contre 941,500 marcs pour l’année budgétaire 1878-1879, sous l’influence des augmentations imposées par la loi du 12 juillet 1879. La somme de 6,843,000 marcs, portée pour articles divers, représente des bonifications dues à l’Empire par les états du Sud : Bavière, Wurtemberg, Baden et Alsace-Lorraine, qui perçoivent pour leur compte particulier, en vertu de droits réservés, soit un impôt sur la bière, soit un impôt sur l’eau-de-vie, soit ces deux impôts réunis, sur une base différente des autres taxes, plus élevées ou plus faibles, stipulées pour l’Empire en général. Déjà la constitution provisoire de la confédération de l’Allemagne du Nord avait stipulé à l’article 38 que « le produit des douanes et des impôts de consommation » se verserait à la caisse fédérale comme recette commune. Cette stipulation a été naturellement maintenue dans la constitution de l’Empire revisée, qui assigne aussi à la caisse commune le produit net de l’administration des postes et des télégraphes. Plusieurs lois votées depuis ont ensuite ajouté aux revenus propres de l’Empire les droits de statistique, les droits de timbre sur les effets de commerce et les cartes à jouer, tandis que le produit du timbre sur les valeurs mobilières, établi par la loi du 13 juin 1881, se répartit entre les différens états particuliers au prorata de leur population. En ce qui concerne la recette de l, 506,425 marcs sur les affaires de banque, elle provient, pour une somme de 1,500,000 marcs, de la part de l’état aux bénéfices nets de la banque de l’Empire, en vertu du § 24 de la loi du 14 mars 1875 sur les banques, plus 6,425 marcs d’impôt sur les billets de banque, émis en sus de la provision en espèces, conformément au § 9 de la même loi. Viennent ensuite 9,743 marcs, produits d’administrations diverses, dont 892 pour l’administration du fonds des invalides, et 8,851 des recettes de l’office central des chemins de fer de Berlin, non portés au compte de l’administration des chemins de fer de l’Empire, qui a son siège en Alsace. Au fonds des invalides, recettes et dépenses se balancent par une somme de 30,129,507 marcs, qui provient des intérêts et de l’amortissement du capital, prélevé à ce titre sur l’indemnité de guerre française. Une autre somme de 3,262,953 marcs, sous le titre d’intérêts de capitaux existans, représente le produit de placemens provisoires sur des crédits disponibles votés antérieurement, mais non dépensés encore, pour constructions de forteresses, de chemins de fer et d’un palais pour le Reichstag. Enfin les 44,803,288 marcs, inscrits à titre de supplémens extraordinaires, proviennent des intérêts de la contribution de guerre française pour 18,283 marcs ; du fonds des fortifications pour 9,077,600 marcs ; des fonds pour travaux de chemins de fer pour 2,400,000 marcs ; d’un nouvel emprunt enfin à émettre jusqu’à concurrence de 32,307,405 marcs pour dépenses extraordinaires touchant l’armée, la marine, les chemins de fer, les télégraphes et les postes.

Si le chancelier propose de recourir à l’emprunt pour couvrir une partie des dépenses extraordinaires, le tiers environ de ces dépenses, c’est un expédient pour ne pas augmenter trop les contributions matriculaires. Peut-être est-ce aussi un moyen de cimenter l’unité allemande, car les dettes communes affirment également l’existence d’une nation. La dette actuelle de l’Empire allemand n’atteint pas d’ailleurs, même de loin, le chiffre de celle que supporte la France. Elle s’élève actuellement à 524 millions de marcs en nombre rond, dont 313 millions en émissions de rentes à 4 pour 100 d’intérêts, 55 millions de bons du trésor et 155,819,025 en Kassencheine. Les Reichskassencheine forment une espèce de papier-monnaie, émis par la caisse de l’Empire en coupures de 5, 20 et 50 marcs, en vertu d’une loi du 30 avril 1874 pour un montant de 232,809,700 marcs. Une partie de ces billets a déjà été retirée de la circulation. Il n’en reste guère plus que pour 155,819,025 marcs, sur lesquels 120,000,000 à titre définitif, répartis entre les différens états de l’empire en raison de leur population. La part afférente à l’ Alsace-Lorraine, entre autres, a été affectée comme subvention à la construction de l’université de Strasbourg. Différens des Reichskassenscheine, qui constituent une dette sans charge d’intérêts, les bons du trésor suppléent à l’insuffisance du fonds de roulement de la caisse de l’Empire dans les momens où l’argent manque. Il y en avait en circulation pour 55 millions de marcs en tout, à la date du 31 mars 1881, courant de deux mois et demi à cinq mois, avec un taux d’intérêt dépendant du taux de l’escompte à la banque de l’Empire. Les émissions de rentes 4 pour 100 répondent à des emprunts prévus par la constitution et autorisés en vertu de lois spéciales. Après le paiement de l’indemnité de guerre française, l’ancienne dette de la confédération de l’Allemagne du Nord a pu être remboursée jusqu’à concurrence d’un petit reliquat insignifiant de 24,000 marcs. Un décret impérial du 14 juin 1877 inaugura de nouveau l’ère des emprunts, qui se suivent maintenant d’année en année avec la ponctualité que donne la force de l’habitude. Voici le montant des emprunts successivement contractés par des émissions de rentes 4 pour 100 :

1877. . . . . . .      77.731.321 marcs
1878. . . . . . .      97.484.865
1879. . . . . . .      68.021.071
1880. . . . . . .      37.627.203
1881. . . . . . .      32.907.455

Le dernier rapport de la commission des dettes de l’Empire, déposé sur le bureau du Reichstag au mois de janvier 1882, rend compte de l’opération des émissions de rentes. Ces émissions, titres de 200, 500, 1,000, 2,000 et 5,000 marcs, avec coupons d’intérêts à échéance du 1er  avril et du 1er  octobre, s’effectuent d’après le mode établi par la loi du 19 juin 1868 pour les emprunts de l’ancienne confédération du Nord ; malgré la paix, l’opération ne s’est jamais faite au pair, et pour 290,436,126 marcs réalisés à la date du 31 octobre dernier, il a fallu émettre des titres remboursables pour 298,951,500 marcs, soit à 2.85 pour 100 au-dessous du pair. Sur le total des emprunts effectués à la clôture de l’année budgétaire, échue le 31 mars 1881, il y a 43,338,388 marcs attribués aux constructions de l’administration des postes et télégraphes ; 26,149,515 marcs à l’extension du réseau des chemins de fer stratégiques en Alsace-Lorraine ; 50,000,000 marcs à la réforme monétaire pour l’introduction de l’étalon d’or unique ; 8,436,880 marcs à l’acquisition de l’imprimerie impériale et d’autres immeubles à Berlin ; 102,594,478 marcs aux constructions navales ; 46,345,489 marcs à l’administration militaire. Dans les emprunts, comme au budget ordinaire, la grosse part, la part du lion, va à l’armée et aux armemens, qu’il s’agisse de construire des casernes et des établissemens d’instruction, du renouvellement du matériel ou de l’équipement, ou bien de l’augmentation des navires de guerre. Fort maltraitée par les Danois lors de l’occupation du Sleswig, la marine allemande se trouve aujourd’hui sur un pied respectable et son pavillon se montre dans toutes les mers du monde, en attendant l’acquisition de colonies que l’Allemagne recherche un peu tard. Quiconque visite les ports militaires de Kiel et de Wilhelmshafen, situés, celui-ci dans la mer du Nord, celui-là dans la Baltique, conviendra des précautions prises pour une défense efficace des côtes, quoique la catastrophe du Grand-Électeur, un des plus forts cuirassés de la marine allemande, coulé par suite d’une collision survenue en plein jour et par un temps calme, donne à réfléchir sur l’expérience nautique de ses officiers.

Presque tous les états allemands tirent un revenu considérable de leurs biens domaniaux. En Prusse, un quart et plus des recettes publiques provient de propriétés domaniales, et si dans les petites principautés de Lippe-Detmoldt et de Reuss les contribuables n’acquittent pas plus de 10 à 15 francs d’impôts annuels par tête d’habitant, cela tient aux ressources que tire l’état de son domaine. L’Empire ne jouit pas des mêmes avantages. À moins de considérer comme un domaine commun le territoire de l’Alsace-Lorraine, les états de l’Union, ou l’Empire, ne possèdent en communauté que le réseau des chemins de fer existant sur le territoire du pays annexé. Ce réseau en)brasse aujourd’hui un développement d’une étendue de 1,130 kilomètres, qui n’a pas coûté moins de 423,498,l95 marcs, valeur du matériel d’exploitation y compris. C’est beaucoup, eu égard à l’extension des lignes. C’est même plus que la valeur réelle, pour quiconque sait que le réseau de la compagnie française de l’Est a été payé 325,000,000 francs. pour une longueur de lignes de 840 kilomètres seulement. Les frais de premier établissement montent bien moins haut ; mais sous l’éblouissement des milliards pris à la France, on a puisé sans compter, comme font des parvenus enrichis en dehors de toute attente, dans un trésor en apparence inépuisable. Aussi a-t-il bientôt fallu recourir à l’emprunt pour continuer l’extension du réseau conformément aux demandes de l’état-major et pour répondre aux exigences de la stratégie. En dehors du réseau de l’Alsace-Lorraine, l’Empire ne possède point d’autres lignes ferrées en propre, mais il a accordé néanmoins une subvention de 30 millions de francs pour la percée du Saint-Gothard, en vue des intérêts allemands. Si le prince de Bismarck disposait des crédits nécessaires, il userait certainement de toute son influence pour effectuer le rachat de tous les chemins de fer allemands au compte de l’Empire. Faute de fonds, il se résigne à attendre et à pousser au rachat par l’état prussien des chemins de fer de la Prusse, malgré les résistances qu’il rencontre pour la réalisation de cette mesure au sein même du ministère, obligeant ses collègues assez hardis pour lui opposer des objections financières à choisir entre l’alternative de se soumettre à ses vues ou de se démettre. D’ailleurs, la législation des chemins de fer en Allemagne dépend dès maintenant de l’Empire. L’office central de Berlin surveille attentivement l’administration des voies ferrées pour les états particuliers, non moins que chez les compagnies privées. L’article 47 de la constitution stipule que « toutes les administrations de chemins de fer devront faire droit, sans objection, aux demandes des autorités de l’Empire touchant l’usage des voies ferrées pour la défense du territoire. Les troupes et le matériel de guerre particulièrement devront être transportés à prix réduits. »

Avec le réseau des chemins d’Alsace-Lorraine il reste encore à l’Empire, comme valeurs productives de l’indemnité de guerre française, le fonds des invalides et les sommes disponibles sur les fonds alloués à la construction des forteresses et du palais du Reichstag, puis le trésor de guerre. Ce dernier fonds ne produit pas d’intérêts : il est déposé dans la citadelle de Spaudau et s’élève à une somme de 120 millions de marcs en monnaie d’or allemande, toujours disponible pour parer aux éventualités d’une entrée en campagne. L’indemnité de guerre imposée à la France[1] a produit, avec les intérêts pour retard de paiement, une somme de 5,501,191,959 francs, auxquels il faut ajouter 200,000,000 francs, contribution de la ville de Paris, et le reste de diverses contributions levées sur le territoire français pendant la campagne, — soit ensemble 5,567,067,277 fr. Déduction faite de 325,000,000 francs attribués à l’acquisition des lignes du réseau de la compagnie des chemins de fer de l’Est, situées sur le territoire annexé, il restait à disposer de 5,242 millions, dont 2,989 millions ont été partagés entre les belligérans, 360 millions répartis pour indemnités de dommages causés à des sujets allemands par suite de la guerre, et 1,140 millions réservés pour des affectations d’intérêts communs à tous les états de l’Empire. Cette somme énorme touchée par l’Allemagne a-t-elle exercé une influence bienfaisante sur la situation économique du pays ? Comme l’argent gagné au jeu, l’indemnité française a moins profité à la population qu’on n’est porté à le croire de prime-abord. Son effet immédiat a été de renchérir le prix de toutes choses, celui des objets de consommation comme celui du travail ou de la main-d’œuvre. Une partie considérable de cet argent est retournée à l’étranger, sous forme de change pour le paiement des marchandises importées. Puis cet afflux de richesse momentané a provoqué des besoins et des habitudes de dépenses dépassant les ressources de ceux qui ont cru en profiter. Or quiconque, dans la vie privée, dépense au-delà de son revenu normal, s’appauvrit presque toujours. On peut en dire des états autant que des simples particuliers et il ne manque pas en Allemagne d’esprits chagrins qui prétendent que la nation a plus perdu qu’elle n’a gagné par l’indemnité des milliards. Sans doute et malgré les milliards, il y a plus de bien-être en France actuellement qu’en Allemagne, mais prétendre que l’argent prélevé sur les vaincus fait à la nation allemande plus de mal que de bien, c’est exagérer les choses, de même qu’on fait erreur en croyant l’Empire allemand ruiné par ses armemens. Sans les sacrifices de la Prusse pour ses amnemens nous n’aurions pas vu l’unité allemande réalisée, ni l’Empire atteindre sa puissance actuelle sous la monarchie des Hohenzollern ; ce qui ne signifie en aucune façon que l’humanité doive repousser le pieux désir de diminuer parmi tous les peuples les charges militaires.

Les intérêts du fonds des invalides servent à payer des pensions aux militaires blessés pendant la guerre et devenus incapables de se suffire. Doté primitivement d’une somme de 700 millions de francs, en vertu d’une loi du 23 mai 1873, ce fonds est converti en valeurs mobilières, gérées de façon à être amorties successivement, à mesure de l’extinction des pensions. Il s’élève encore à 643 millions et a produit pour le dernier exercice budgétaire 30 millions 1/2 d’intérêt, soit un revenu de 4.28 pour 100 en moyenne du capital placé. À la clôture du dernier exercice budgétaire, le fonds pour les forteresses, fixé primitivement à 260 millions, — non compris une autre somme de 40,250,950 marcs ou 50,31.3,687 francs mise à part pour le rétablissement des fortifications de l’Alsace-Lorraine, — s’élevait encore à 83 millions, produisant 3,187,663 marcs d’intérêts annuels. Le fonds réservé pour la construction d’un nouveau palais pour le Reichstag s’élevait à la même date à 37 millions de francs avec les intérêts accumulés depuis le partage des milliards. Cette construction, longtemps différée et remise, devra être commencée l’an prochain.

Un examen attentif et sérieux du budget de l’Empire allemand, suivi sans parti-pris, ne conduit pas à un jugement défavorable sur l’état des finances publiques en Allemagne. Recettes et dépenses se trouvent à peu près en équilibre, grâce à la combinaison des contributions matriculaires qui remédie aux déficits. Les emprunts contractés pour des travaux extraordinaires ne s’élèvent pas à plus de 655 millions de francs, avec une charge annuelle de 18 millions seulement pour le service des intérêts de la dette existante. Bien peu de chose, comparativement à la charge de 1,207,000,000, inscrite au budget de la France pour les intérêts et l’amortissement de la dette publique en une seule année. En 1881, les dettes de tous les états particuliers de l’Allemagne ne dépassaient pas ensemble 4,398,000,000 de marcs, dont 3,065,000,000 pour leurs chemins de fer. Prises ensemble, les dettes des états particuliers et celles de l’Empire portent à 4,922,000,000 de marcs, soit à 6,153,000,000 de francs, le total des dettes publiques de l’Allemagne, en regard d’une dette de 21,240,000,000 inscrite au débit de la France. Pouvoir contracter beaucoup de dettes implique un grand crédit. Ce crédit existe pour le gouvernement français à un plus haut degré que pour le chancelier allemand. Chaque nouvel emprunt émis en France est aussitôt souscrit à plusieurs fois son montant, et les capitalistes étrangers ne sont pas les moins prompts à y prendre part. Lorsque le gouvernement allemand, à court d’argent au début de la campagne de 1870, dut faire appel au crédit national, le patriotisme des capitalistes du pays n’avait encore souscrit, aux journées de Froeschwiller et de Spicheren, que 225 millions sur l’emprunt de 300 millions ouvert pour la confédération au cours de 88 pour 4 francs d’intérêt. L’empressement des Allemands à porter leurs épargnes à « l’ennemi héréditaire, » quand ils se montrent si réservés pour les contributions destinées à affermir l’œuvre de l’unité nationale, peut provoquer des commentaires peu avantageux sur le crédit de l’état et sur ses ressources financières. La vérité est que les ressources de l’Allemagne sont moins misérables qu’elles ne le paraissent par les votes des assemblées législatives, qui recommandent l’économie à leur gouvernement et lui disputent avec âpreté tout nouvel impôt. Que si un danger sérieux devait menacer la patrie, ne doutons pas non plus que le Reichstag n’accorde au chancelier de l’Empire tous les crédits nécessaires pour la défense du territoire, et l’adoption des projets de réformes fiscales à l’ordre du jour avait, dans tous les cas, pour efTet d’améliorer la situation des finances des états particuliers, en écartant les déficits constatés dans leurs budgets actuels.


Ⅳ.

Les projets de réforme fiscale, dont le parlement allemand est saisi depuis plusieurs années, soulèvent des discussions très vives et agitent profondément l’opinion publique. Sans les défiances excitées par le prince de Bismarck au sein des différens partis qui sont aux prises avec sa politique, la plupart des projets seraient adoptés dès maintenant. Au point de vue purement économique, il s’agit d’améliorer les finances de l’Allemagne, celles de l’Empire comme celles des états particuliers, au moyen d’une réduction des contributions directes, compensée par une augmentation proportionnelle des impôts indirects. Rien de plus simple ni de plus rationnel en apparence que ce changement parfaitement motivé par la disproportion actuelle des charges établies dans le système fiscal en vigueur. Dans le budget d’aucun autre grand état de l’Europe les impôts indirects ne sont aussi faibles par rapport aux contributions directes. Tout le monde est d’accord sur ce fait et disposé à y porter remède. Seulement on redoute d’ouvrir au gouvernement de l’Empire de nouvelles sources de revenu. Le chancelier, pour prouver que la réforme doit servir tout d’abord au dégrèvement des impôts directs, soumet aux chambres prussiennes un projet de loi sur l’emploi des fonds disponibles par suite des augmentations de recettes sur les contributions indirectes nouvelles, destinées à être réparties entre les états particuliers. Mais c’est en vain ; car la chambre des députés de Prusse rejette cette proposition, par la raison qu’elle ne peut régler d’avance l’emploi d’excédens qui n’existent pas encore ; tandis que, parmi les motifs invoqués contre l’introduction du monopole du tabac, le Reichstag fera valoir entre autres la nécessité de refuser au chancelier toute augmentation de recettes, afin de ne pas fortifier davantage le pouvoir central au détriment des droits de la nation. Aux yeux des libéraux, l’acceptation des impôts nouveaux équivaudrait à un amoindrissement du parlement et risquerait même de porter atteinte aux droits assurés au peuple par la constitution. De leur côté, les particularistes, représentans ou partisans du principe fédératif, craignent d’aliéner le dernier reste d’autonomie des états secondaires et des petits états, en assurant l’autonomie financière de l’Empire. Démocrates, particularistes, progressistes, sécessionnistes, libéraux de toutes les nuances rejettent l’un après l’autre les projets d’impôts, présentés pour l’accomplissement de la réforme fiscale, sans que le prince de Bismarck, réussisse a constituer une majorité en faveur de son programme.

Ce programme de réforme fiscale, officiellement annoncé dans le message impérial du 17 novembre 1881, exposé ensuite dans un mémoire du chancelier au Reichstag, a été discuté longuement pendant la dernière session, à propos de l’introduction du monopole du tabac. Plus de déficit, compensation des contributions matriculaires par la répartition des recettes à créer au moyen de nouvelles contributions indirectes, diminution des impôts diiects et abandon d’une partie de ces revenus aux cercles et aux communes, tels devaient être pour les états particuliers les eiïets d’une réforme qui aurait en même temps assuré l’autonomie financière de l’Empire. Dans plusieurs pays allemands, notamment en Prusse, les impôts direcis sont démesurément accrus par la charge des centimes additionnels. Ceux-ci s’élèvent dans certaines localités jusqu’au sextuple et plus du principal. L’exposé des motifs sur l’emploi des excèdens de recettes, devant résulter de l’introduction du monopole du tabac, évalue à 200 millions de marcs les impôts directs payés en Allemagne par l’agriculture, soit 1 marc à peu près par quintal de blé produit et plus de à marcs par tête d’halùtant. Au budget français, pour l’exercice de 1881, les contributions directes figurent pour 402 millions de francs en tout, et ne dépassent pas la proporiion d’un septième sur le total des receltes ordinaires, contre un cinquième en Prusse et un quart dans le pays de Baden, rien que pour l’état et en mettant à part les centimes additionnels, qui remplacent pour les communes les taxes d’octroi prélevées en France. Privées des ressources de l’octroi, les villes, en Prusse, sont obligées de demander tout au moins en centimes additionnels deux ou trois fois le montant du principal des contributions directes à l’état. Entre autres exemples, pris dans une des provinces les plus riches de la monarchie, dans la province du Rhin, sur une taxe de 6 marcs de la Klassensteuer, à Witten, il y a 350 pour 100 de contributions conmiunales, plus 50 pour 100 de taxe d’église, ce qui porte à 30 marcs la cote à payer pour 6 marcs réclamés par l’état. A Wattenscheid, la même cote s’élève à 39 marcs 20 pfennings avec les impôts additionnels communaux, soit 554 centièmes additionnels ajoutés au principal. A Kœnigsteel, 42 marcs de charge totale pour 6 marcs en principal, soit 610 centièmes addhionnels. On ne compte pas moins de 170 villes dans la monarchie prussienne, dont le budget exige de 100 jusqu’à 500 pour 100 de contributions additionnelles sur les impôts directs pendant certaines années. Admettons que les distributions d’eau, l’éclairage au gaz, d’autres entreprises municipales analogues, qui n’ont précisément rien de commun avec l’impôt ordinaire, déterminent, dans certains cas, cette exagération des contributions additionnelles, il n’en est pas moins positif que, dans un certain nombre de localités urbaines, les taxes communales atteignent 500 centièmes du principal des contributions payées à l’état. Arrivées à ce degré, les contributions additionnelles rendent excessive la charge des impôts directs et doivent entraîner beaucoup de difficultés pour la perception.

Sur 5,087,470 personnes ou ménages soumis à l’impôt des classes ou Klassensteuer, il n’y a pas eu, en 1880, moins de 438,973 saisies exécutées, dont 254,166 pour la classe la plus basse, comprenant les ouvriers, contre 102,584 pour la seconde classe et 28,516 pour la troisième. Pour le même exercice annuel, le nombre des poursuites par contrainte restées sans résultat atteint 565,766, dont 386,017 dans la classe la plus basse, 135,635 dans la seconde classe, 22,774 dans la troisième et 21,340 dans la plus élevée. Il y a douze classes en tout pour cette contribution, qui rappelle notre contribution personnelle mobilière, et s’impose aux citoyens dont le revenu annuel reste au-dessous de 3,000 marcs, à raison de taxes graduées depuis 12 pfennings, ou 15 centimes, jusqu’à 10 francs par mois. Pour les revenus qui dépassent 3,000 marcs intervient l’impôt sur le revenu appelé Klassifizirte Einkommensteuer, dont le minimum mensuel est de 10 francs environ , le maximum de 2,250 francs. Pour en revenir aux difficultés de perception, en une seule année, le nombre des poursuites a été de 1,004,739 en Prusse. A Berlin, dans la capitale de l’Empire, sur 355,992 contribuables inscrits sur les rôles, le nombre des poursuites est monté à 393,837 pour l’année 1876 : plus de poursuites que de cotes par conséquent, ce qui tient à ce que les poursuites sont faites pour les arrérages de chaque trimestre, et peuvent être répétées plusieurs fois contre le même individu dans le courant de la rnénio année. Sur ces 393,837 cas de poursuites figurent 25,280 exécutions avec saisies, 91.655 exécutions sans effet. Ainsi nous comptons à Berlin, pour 100 personnes soumises à l’impôt des classes, 101 poursuites dans la classe inférieure, 135 dans la seconde classe, 131 dans la troisième, 114 dans la quatrième, 64 encore dans la cinquième jusqu’à la douzième classe. Pour l’exercice 1881, toujours à Berlin, sur 1,048,203 cotes relatives aux impôts sur les bâtimens et sur les loyers, ajoutées aux cotes pour l’impôt sur le revenu et l’impôt des classes, au nombre de 1,468,856, le chancelier de l’Empire signala au Reichstag, dans la séance du 14 juin dernier, 647,981 avertissemens pour retard de paiement au percepteur, dont 308,814 seulement suivis d’effet, avec 244,968 poursuites sans fruit, et 85,302 touchant des personnes qui avaient quitté la ville, soit pour chercher en province une position meilleure, soit pour émigrer à l’étranger. Dans le courant de l’année dernière, pour 1881, les relevés officiels comptent 287,346 personnes qui ont émigré par les ports allemands, la plupart pour l’Amérique.

Naturellement ces innombrables exécutions, nécessitées pour la rentrée des arrérages sur l’impôt des classes, soulèvent des plaintes amères au sein des populations ouvrières. Ces plaintes ne sont pas restées sans écho auprès du prince de Bismarck. Le chancelier s’en sert au Reichstag pour gagner l’opinion à ses p’ojets de réforme. Il appelle l’impôt des classes une institution barbare, reste de la féodalité, un impôt de capitation dont les Turcs conservent seuls l’équivalent en Europe, et tout à fait indigne d’un peuple civilisé. Aussi cette contribution des classes devra disparaître, quand de nouveaux impôts directs plus faciles à percevoir donneront au trésor public une compensation suffisante. De même, l’impôt sur le revenu serait à réduire dans une certaine mesure pour les revenus qui ne dépassent pas 2,000 thalers ou 7,500 francs, quand ils ne proviennent pas de biens-fonds ou de valeurs transmissibles par héritage. « Quiconque, dit le prince de Bismarck, gairne un reveau comme artisan, comme négociant ou comme industriel par un travail quotidien, un revenu qui risque d’être diminué du jour au lendemain, qui ne peut être transmis à ses enfans, celui-là est injustement imposé, quand il doit payer autant que celui qui n’a qu’à prendre ses ciseaux pour détacher ses coupons d’intérêts, ou à écrire une quittance pour toucher ses droits de fermage. Ainsi, je suis d’avis que l’impôt doit être diminué pour les revenus non fondés et je pense, de plus, que les fonctionnaires de l’état ne doivent pas acquitter une contribution sur un traitement provenant de l’état. Cela constitue une imposition irrationnelle qui m’a déjà choqué, autant que je m’en souviens, dès l’époque de son introduction. Je ne puisque l’identifier avec une taxe directe appliquée par l’état sur les coupons de ses propres créanciers. L’état doit au fonctionnaire un traitement, et il lui en retranche une partie, sous forme de contribution, pour le ministre des finances, procédé à mes yeux incorrect. »

Plus que tous les autres, les intérêts agricoles semblent appeler la sollicitude du chancelier allemand dans ses projets de réformes fiscales. A l’entendre parler de l’agriculture, celle-ci aurait à acquitter une contribution foncière de 5 à 10 pour 100 sur son revenu net : avec la contribution sur les bâtimens pour les constructions d’exploitation rurale, avec l’impôt sur le revenu, la charge serait triplée. « L’impôt prélevé par la contribution foncière, dit-il dans son discours du 2 mai 1879 pour la revision du tarif douanier, s’élève ainsi à 5 pour 100 du revenu sur un bien franc de dettes, à 10 pour 100 sur un bien hypothéqué à moitié de sa valeur. L’impôt sur les bâtimens équivaut à la moitié de l’impôt foncier, enlevant tout au moins de 2 à 5 pour 100 du produit de la culture en blé. L’impôt sur le revenu prend, lui, 5 pour 100 certainement. Cela fait bien une charge de 10 pour 100 au minimum sur le rendement net d’un domaine franc de dettes. Si le domaine supporte une dette équivalant à la moitié de sa valeur, la charge des contributions monte à 20 pour 100. L’origine de la plupart des dettes peut être reconnue. Si celles-ci ne résultent pas de partage de biens, chez les paysans ainsi que pour les biens nobles, elles proviennent des dévastations auxquelles le nord et particulièrement le nord-est de l’Allemagne a été exposé pendant les invasions des Français, au commencement du siècle, comme aussi du dénûment et de l’abandon dans lesquels sont tombés les propriétaires des districts orientaux, à l’époque des Ablösungs gesetze, ces lois raisonnables, mais bien dures, parce qu’elles ont enlevé aux terres les bras nécessaires, en un temps où les propriétaires privés de capitaux n’ont pu trouver de nouveaux bras. » Aucune occasion n’échappe au prince de Bismarck pour affirmer les avantages de sa politique nationale et unitaire. Après avoir mis au compte des invasions françaises, des événemens, l’origine de la dette agricole, il demande aux représentans de la nation d’améliorer enfin la situation des pauvres cultivateurs, qui ont dû s’imposer tant de sacrifices pour le salut commun. Car c’est dans l’intérêt de la consolidation de l’Allemagne, « dans l’intérêt de cette cause, que la propriété foncière si médiocre et si peu favorisée des provinces orientales a beaucoup souffert. J’abandonne aux statisticiens le soin d’évaluer combien font sur le boisseau de seigle ces 10 à 20 pour 100 d’impôts de l’état que supporte la propriété foncière comparativement avec les valeurs mobilières qui ne paient, de leur côté, que 3 pour 100 d’impôt sur le revenu. Ajoutez-vous, de part et d’autre, les contributions additionnelles pour les communes, les cercles, les provinces, vous m’accorderez que 100 centièmes additionnels sur le principal de l’impôt répondent à des situations relativement favorables, et que, dans les provices agricoles, ces contributions additionnelles reposent surtout sur l’agriculture. De la sorte, vous arriverez pour l’agriculture indigène à une imposition de la production du blé qui atteint de 20 à 30 pour 100 et plus, en regard de laquelle l’importation des blés étrangers se fait franche de droits. » Les argumens employés lors de la réforme douanière, pour motiver l’établissement de droits d’entrée sur les blés étrangers, sont renouvelés aujourd’hui pour le dégrèvement des impôts directs en faveur de l’agriculture.

Tandis que la contribution des classes disparaîtrait complètement par suite de l’établissement de nouveaux impôts indirects, l’état abandonnerait le produit de la contribution foncière et de la contribution sur les bâtimens aux communes, aux cercles et aux provinces, ce qui aurait pour conséquence une réduction équivalente des taxes additionnelles. Or la contribution foncière figure actuellement au budget prussien pour 40 millions de marcs, la contribution sur les bâtimens pour 27 millions, la contribution des classes pour 41 millions, soit ensemble 108 millions à remplacer au moyen de recettes indirectes, à peu près le double du montant actuel de la contribution matriculaire. Pour assurer cette somme au royaume de Prusse, il faudrait créer dans tout l’Empire des recettes indirectes nouvelles pour 220 millions au moins, parce que le produit serait à répartir entre les différens états particuliers, en proportion de leur population respective. Comme les centièmes additionnels, prélevés sur les contributions foncières et sur celles des bâtimens, produisent par année 58 millions aux communes et 26 millions aux cercles dans les provinces de l’Est, sans dispenser les communes de prélever pour 139 millions d’autres impôts, l’abandon de la contribution sur les bâtimens et de la contribution foncière, montant ensemble à 67 millions, ne suffirait pas encore pour le dégievement des charges municipales. Aux dégrèvemens s’ajouteraient de nouvelles dépenses pour l’augmeritadon des traitemens promis aux fonctionnaires de l’Empire et pour l’augmentation de solde des officiers, peut-être aussi des subventions aux caisses d’assurance contre les accidens et aux caisses de retraite pour les ouvriers, subventions dont le Reichstag ne veut pas entendre parler, mais que le chancelier persiste à mettre en avant dans son programme de socialisme d’état. Le socialisme d’état, qui trouve encore peu d’écho dans le peuple et au parlement, est fort en vogue dans les sphères officielles. Le prince de Bismarck, tout en combattant avec vigueur la démocratie socialiste, veut prévenir la révolution, en mettant aux mains du gouvernement la direction du mouvement. Une raison d’état lui persuade d’opposer aux menaces du socialisme par en bas le remède douteux du socialisme par en haut, considéré comme un moyen de conservation de la monarchie. S’il faut que cette tendance s’accentue par des dotations aux institutions ouvrières officiellement inscrites au budget de l’Empire, on ne verra plus de limite aux taxes à introduire pour tirer des impôts indirects les ressources indispensables. Les 220 millions indiqués pour le dégrèvement des contributions directes en Prusse ne suffiront plus, il faudra augmenter les recettes de l’Empire dans une mesure impossible à fixer dès maintenant.

Ce sont les plus-values des impôts indirects en France qui inspirent les changemens projetés dans le système fiscal allemand. Le chancelier ne tarit pas sur l’excellence et la supériorité du système français. Assurer au trésor public des taxes dont le rendement va croissant au-delà de toute prévision, quel régime enviable et quelle exubérance ! Ces finances florissantes tiennent au développement des impôts indirects. Les impôts indirects présentent non-seulement plus de facilité pour la perception, mais leur avantage essentiel est dans leur action pondératrice. Ils rentrent au fisc sans atteindre des personnes déterminées. Partant point de contrainte ni de poursuite pour le paiement. C’est le contribuable lui-même qui détermine en quelque sorte le montant et l’échéance de son imposition. Variant selon les lieux et les circonstances, le poids des impôts indirects se répartit de son mouvement propre sur l’ensemble des personnes mises en cause par rapport aux articles taxés, depuis la production ou l’importation jusqu’à la consommation. Tandis que les impôts directs pèsent d’une manière constante et inéluctable sur le contribuable, celui-ci, s’il est atteint par les taxes indirectes, est bien aussi tenu au paiement de ces taxes, mais avec la faculté d’en répartir le montant, tout ou partie, sur les acquéreurs des articles imposés à mesure de leur consommation. Par le fait que les impôts indirects se confondent avec les autres facteurs qui concourent à la formation des prix et entrent dans la composition d’un tout indivisible, ils perdent en apparence de leur poids, et deviennent en réalité une charge moindre pour les individus amenés à les acquitter en définitive. Théoriquement les impôts directs tendent à frapper le contribuable dans la mesure de sa capacité contributive. Que l’on considère pourtant les choses de près, et l’on conviendra que l’application pratique ne répond pas à la théorie dans la plupart des cas. La capacité financière du censitaire ne trouve pas toujours son expression juste dans son revenu, abstraction faite de la difficulté de mesurer ce revenu même approximativement. La famille, l’état de santé, les conditions locales, mainte autre circonstance dont l’imposition directe ne tient aucun compte, établissent entre des personnes, avec un revenu égal, de grandes différences de situation, de même que peut varier beaucoup le revenu net des personnes placées dans une égale position de fortune. Tous ces inconvéniens des contributions directes, en opposition avec les mérites attribués aux taxes indirectes, ont éié exposés par le chancelier allemand en personne dans un mémoire soumis au Reichstag pour expliquer la réforme fiscale à l’ordre du jour, et pour démontrer l’urgence d’un plus grand développement des impôts indirects.

Un dégrèvement des contributions directes, devenues excessives avec les charges additionnelles, est certainement fort à désirer et justifie dans une certaine mesure l’augmentaiion des taxes indirectes. Pourtant n’est-on pas en droit d’objecter aux hommes d’état qui convoitent les plus-values du budget de la France, que les impôts indirects, malgré leur élasticité, n’assurent au fisc un rendement croissant qu’à la condiiion de ne pas être exagérés outre mesure ? Le budget français, si séduisant pendant ces dernières années, loin de continuer à donner les mêmes excédens, frise le déficit de près, comme vient de nous le faire voir ici même un des maîtres de la science des finances[2], M. Paul Leroy-Beaulieu, à propos du projet pour l’exercice de 1883. Mieux que des impôts ingénieux, une saine économie assure à un pays des finances prospères. En ce qui concerne l’Allemagne, il est de fait que les taxes prélevées pour l’alimentation du budget par voie d’impôts indirects y atteignent une proportion de beaucoup moins élevée que dans les autres grands états de l’Europe ou de l’Amérique. Cela ressort en pleine évidence du tableau suivant, où nous avons placé en regard du produit total des taxes indirectes, — droits de douane, impôts de consommation et timbre, — le rendement moyen de ces taxes par tête d’habitant dans les principaux états du monde civilisé, comparés à l’empire allemand :

  Rendement des impôts indirects. Par habitant.
France   1.975 millions.        52 francs.
Angleterre   1.363 "   37 "
États-Unis d’Amérique      1.894 "   33 "
Italie   596 "   21 "
Autriche   457 "   20 "
Russie   1.506 "   18 "
Allemagne   584 "   13 "

Par tête d’habitant, le rendement des impôts indirects atteint donc, en Allemagne, 13 francs contre 52 francs en France et 33 francs aux États-Unis d’Amérique. Cette charge moyenne de 13 francs est dépassée de 20 pour 100 en Russie, de 46 pour 100 en Autriche, de 50 pour 100 en Italie, de 154 pour 100 aux États-Unis, de 184 pour 100 en Angleterre, de 280 pour 100 en France. Si nous mettons à part les droits de timbre, qui s’élevent en moyenne à 13 fr. 50 par tête en France contre 1 fr. 50 en Allemagne et 25 centimes seulement aux États-Unis, le produit des droits de douane et des impôts de consommation est encore plus fort en Autriche de 32 pour 100, en Italie de 35 pour 100, en Russie de 42 pour 100, en Angleterre de 71 pour 100, aux États-Unis de 184 pour 100 et en France de 201 pour 100. Le tarif douanier allemand, dont la revision dans le sens protectionniste a soulevé et soulève encore des contestations si vives, présente des taxes beaucoup plus modérées que le tarif français de 1860, qui vient de subir récemment de nouvelles augmentations peu justifiées. De même, les impôts sur les boissons et le tabac donnent au trésor public en Allemagne un revenu bien inférieur à celui des droits correspondans prélevés dans les pays voisins. Le produit des droits sur le vin, la bière et l’eau-de-vie monte à 20 francs par habitant en Angleterre, à 10 francs en Russie, à 9 fr. 40 en France, à 7 fr. 50 aux États-Unis, à 2 fr. 80 en Allemagne. Le tabac, de son côté, sous les différentes formes sous lesquelles il est imposé, rend en Italie 112 millions ou 4 fr. 20 par tête d’habitant : en Autriche, 95 millions ou 4 fr. 32 par tête ; aux États-Unis d’Amérique, 225 millions ou 5 fr. 45 par tête ; en Angleterre, 203 millions ou 6 fr. 07 par tête ; en France, 280 millions ou 7 fr. 56 par tête, contre 26 millions ou 60 centimes à peine par tête d’habitant dans les conditions actuelles dans l’Empire allemand. Une loi du 16 uillet 1879 établit, sur la culture du tabac de l’intérieur de l’Allemagne et sur l’importation des tabacs étrangers, des taxes nouvelles qui porteront leur produit à 1 marc par tête, quand elles seront en plein rendement. Ces chiffres établissent sans conteste l’insuffisance des impôts indirects, actuellement prélevés en Allemagne, autant par l’Empire que par les états particuliers. Au point de vue économique, le programme de réforme fiscale, tendant à parer aux déficits budgétaires et à améliorer les finances publiques à tous les degrés, au moyen de nouvelles taxes indirectes, se justifié pleinement. Néanmoins, le temps est passé aujourd’hui où il suffisait au promoteur de l’unité allemande de saisir de ses propositions les représentans de la nation, pour donner à ses volontés force de loi, et les défiances soulevées par sa politique opposent bien des difficultés à ses projets de réforme.

Ⅴ.

Après l’enthousiasme excité en Allemagne par la constitution de l’unité nationale, les étrangers ont de la peine à croire aux difficultés opposées maintenant aux mesures à prendre pour le couronnement de cette œuvre. L’autonomie financière de l’Empire allemand ne sera pas assurée sans la réforme fiscale qui doit procurer au budget commun de la nation des recettes propres égales à ses charges. On a lieu d’être surpris des résistances que rencontrent les projets du gouvernement impérial en présence des besoins d’amélioration manifestés par les déficits budgétaires de la plupart des états particuliers. Personne ne met en doute la nécessité d’attribuer à ces états tout au moins des recettes nouvelles suffisantes pour compenser leurs contributions matriculaires versées à la caisse de l’Empire. Personne non plus ne conteste l’exagération des impôts directs, démesurément accrus par les contributions additionnelles pour les communes et les cercles. Une diminution des charges des états particuliers et une réduction des contributions directes trop lourdes répond aux exigences d’une bonne politique. L’expérience des nations voisines recommande ces mesures, le peuple allemand en éprouve le besoin. Pourquoi les mandataires élus du peuple hésitent-ils ou refusent-ils de donner leur sanction à une réforme utile opportune, nécessaire même, par conséquent inévitable?

Pourquoi le Reichstag hésite à donner son consentement aux demandes de nouveaux impôts, les débats des dernières sessions de cette assemblée éclairent et renseignent quiconque a suivi ses travaux. Voici trois ans passés que le prince de Bismarck a exposé pour la première fois son programme financier à l’ouverture des déhbéraiions pour la revision du tarif douanier, dans une déclaration faite à la séance du Reichstag du 2 mai 1879 : « Le premier motif, a-t-il dit, qui m’oblige, en ma qualité de chancelier de l’Empire, à me mettre en avant pour la réforme, c’est le besoin de l’autonomie financière de l’Empire. » Et le puissant homme d’état complète sa pensée en ajoutant : « La consolidation de l’Empire, que nous poursuivons tous, sera favorisée par la substitution d’impôts de l’Empire aux contributions matriculaires. » Ces deux énoncés résument en termes clairs et nets tout le programme des reformes à accomplir. Dans la pensée du chancelier, l’Empire ne doit pas dépendre pour ses besoins budgétaires du bon vouloir des états particuliers : sa consolidation et sa durée impliquent son autonomie financière. Son gouvernement ne doit pas rester réduit au rôle d’un « pensionnaire importun » des états secondaires et des petits états, ni à celui d’un « créancier qui réclame son paiement, » alors qu’il pourrait vive, pour ces états « un dispensateur libéral des ressources dont la constitution a mis les clés entre ses mains. » La constitution, il est vrai, présente les contributions matriculaires, demandées aux états particuliers sous la réserve expresse de leur consentement, comme un moyen transitoire pour couvrir les déficits de l’Empire et suppléer à l’insuffisance de ses ressources propres, en attendant que l’introduction d’autres impôts etablisse l’équilibre entre ses dépenses et ses recettes. Dans tous les pays du monde, les contribuables se ressemblent, et, en Allemagne pas plus qu’ailleurs, ils n’accueillent avec enthousiasme la proposition d’impôts nouveaux. Tout particulièrement cette proposition ne pouvait venir que comme une surprise importune, au lendemain même de la reconstitution de l’Empire après le paiement de l’indemnité française, en un moment où tous les membres de la nouvelle union caressaient l’espoir de s’enrichir avec leur part aux milliards, loin de se douter d’avoir à s’imposer de nouvelles obligations pécuniaires comme fruit de l’unité nationale. Lorsque les plaintes soulevées par l’accroissement continu des contributions matriculaires, à chaque renouvellement du budget, obligèrent le prince de Bismarck à demander pour l’Empire un supplément de revenus, rien ne fut négligé pour intéresser les états particuliers au bénéfice des impôts à créer par l’appât d’une participation aux excédons de recettes. Ces nouveaux impôts d’Empire rendraient-ils au-delà des besoins de son budget, non-seulement les états particuliers n’auraient plus à acquitter les contributions matriculaires, mais l’Empire leur ferait une pan dans ses propres revenus. Le chancelier cita au Reichstag, à propos de sa demande, la fiction de Menenius Agrippa, dans laquelle « les membres se plaignent et ne veulent plus servir l’estomac, parce que celui-ci reste inactif. » De même, dans l’Union allemande, « l’estomac refuse de remplir son devoir, de faire affluer aux membres la nourriture dont ils ont besoin pour leur subsistance, » car à l’Empire détient toutes les sources des revenus les plus productifs, sans que jusqu’à présent ses organes soient parvenus à s’entendre sur la manière de faire jaillir ces sources. »

La proposition de substituer aux contributions matriculaires des taxes spéciales, susceptibles de procurer à la caisse de l’Empire des recettes régulières immédiates plus considérables, n’obtint pas la sanction du Reichstag. Certes, nul ne pourra faire au Reichstag le reproche de manquer de patriotisme ni de refuser au gouvernement impérial les crédits nécessaires. Mais si le chancelier a pris la précaution d’attribuer dans la constitution un caractère transitoire aux contributions matriculaires, les partisans du principe fédératif considèrent le maintien de ces contributions comme une garantie d’autonomie pour les états particuliers. A leurs yeux, l’autonomie financière de l’Empire une fois établie au gré du chancelier, le gouvernement de l’Empire une fois dégagé de l’obligation de demander le consentement des états pardculiers pour la fixation des recettes au budget annuel, ces états auront perdu avec leurs droits consacrés par la constitution leur dernier reste d’influence. C’est aussi l’avis des libéraux progressistes, qui soutiennent le maintien de la constitution de l’Empire dans sa teneur actuelle et reprochent au prince de Bismarck l’intention de porter atteinte aux franchises de la nation par l’établissement d’un régime discrétionnaire, du gouvernement absolu et personnel au lieu et place de l’ordre existant. Devant la menace et dans la crainte d’un coup d’état possible de la part du chancelier, progressistes et particularistes, fatigués de fléchir en tout sous les volontés de ce maître jaloux, réclament l’affermissement de leurs droits constitutionnels. Ils ne veulent à aucun prix abandonner ces droits à la discrétion et aux empiétemens d’un homme visant à une omnipotence incompatible avec le système parlementaire. Le temps est loin où un chef de gouvernement, si grands que fussent ses services et ses titres à la reconnaissance publique, pouvait dire, sans être contredit, à la face d’une nation : L’état, c’est moi !

Au lieu de voter purement et simplement les augmentations de taxes demandées au tarif douanier, la majorité du Reichstag décida le maintien des contributions matriculaires, comme une garantie du principe fédératif sur lequel repose la constitution de l’Allemagne unifiée. Deux opinions étaient en présence, l’une disposée à favoriser le triomphe exclusif des tendances unitaires, l’autre résolue à ne pas laisser porter une nouvelle atteinte au caractère fédératif de l’union allemande. Les adeptes outrés de l’idée unitaire se contentaient de réserver le droit du parlement relatif à la fixation du budget de l’Empire, en votant les taxes nécessaires pour équilibrer les recettes avec les dépenses, sans demander à l’avenir les contributions matriculaires aux états particuliers. Les particularistes, soucieux avant tout de conserver le principe fédératif, se prononcèrent pour le maintien de ces contributions, mais en décidant de mettre à la disposition des états particuliers des ressources suffisantes pour couvrir les déficits de la caisse de l’Empire sans continuer à en charger leurs propres budgets. Pour cela, le député bavarois, M. de Frankenstein, président de la fraction du centre, déposa une motion d’après laquelle tout le produit des douanes et de l’impôt du tabac excédant 130 millions de marcs, serait à répartir entre les états particuliers de l’Allemagne, en raison de leur population, à la manière des contributions matriculaires. Sous cette condition, le Reichstag a voté au tarif douanier et sur la culture du tabac des augmentations de taxes, dont le montant présumé doit égaler la somme des contributions matriculaires. Cette combinaison ingénieuse réduit à une simple opération de comptabilité le différend pendant entre le groupe unitaire et le parti particulariste. Bon gré mal gré, le prince de Bismarck a dû s’incliner devant la décision du Reichstag. La réforme douanière était à ce prix. M. Windhorst, le chef de la fraction du centre au Reichstag et dans la chambre prussienne, sans le concours duquel aucun projet de loi ne passe plus au parlement, exprima en deux mots le sens de la réforme accomplie. Les contributions matriculaires resteront et les états particuliers auront de quoi les acquitter.

La somme à répartir entre les états particuliers n’atteint pas encore un montant égal à celui des contributions matriculaires, dont le chiffre grossit chaque année. Elle figure pour 85 millions dans les évaluations budgétaires pour l’exercice courant, à côté d’un total de 103 millions de marcs, pour la différence entre les dépenses et les recettes courantes à verser à l’Empire par les états particuliers. Une fois que l’épuisement des approvisionnemens faits en prévision des augmentations sur les droits de douane et que le rendement de l’impôt sur le tabac permettront aux nouvelles taxes de donner leur produit normal, ces recettes compenseront suivant toute vraisemblance les contributions matriculaires. Pourtant, quand ce résultat sera obtenu, nous n’aurons encore vu réaliser que la première partie du programme de réforme fiscale. Il restera à diminuer les contributions directes dans les différens états et à attribuer aux communes et aux cercles plusieurs des impôts directs existans, après une participation plus large a!X recettes de l’Empire. De plus, le chancelier parle aussi d’augmenter les traitemens des fonctionnaires, et il n’a pas abandonné l’idée de doter au compte de l’Empire les caisses de secours et de retraite pour les ouvriers. Plusieurs centaines de millions par année seraient à prélever eu plus, sous forme de taxes indirectes, pour satisfaire à ces projets. Deux actes importans, le message impérial du 17 novembre 1881, lu à l’ouverture du Reichstag, et un mémoire de la chancellerie, en date du 17 mars précédent, exposent à nouveau les vues du gouvernement, ou plutôt du prince de Bismarck, sur les conditions du programme de réformes. Le message impérial indique l’introduction du monopole du tabac comme moyen le plus efficace d’arriver au dégrèvement des contributions directes, et d’attribuer aux communes une partie de ces taxes, afin de subvenir aux charges de l’instruction populaire et de l’assistance publique. Le mémoire de la chancellerie accompagnait trois projets de loi sur l’augmentaiion de l’impôt sur la bière, sur l’établissement de nouveaux droits de timbre et sur l’imposition d’une taxe spéciale aux hommes exempts du service militaire pour une raison quelconque.

Suivant les tenues de ces documens, l’Empire et les états confédérés ne peuvent manquer plus longtemps au devoir de créer des ressources pour l’allégement des communes, accablées par les charges obligatoires pour le service des écoles, de la police, de l’assistance publique, de l’état civil. Des lois de l’état imposent aux communes ces diverses obligations très onéreuses, remplies au lieu et place du gouvernement. Favoriser la culture intellectuelle, pourvoir à l’instruction de la jeunesse, assurer l’entretien des invalides, veiller à l’application des lois, fixer l’état des personnes, tous ces services, toutes ces fonctions touchent aux intérêts les plus élevés de la société, et l’état ne peut se dispenser de venir en aide aux communes par d’équitables subventions. En ce qui concerne les dotations aux caisses de secours ou de retraite à instituer en faveur des ouvriers invalides, elles visent sinon la suppression, du moins le soulagement de toutes les misères imméritées, non sans chercher à mettre sous la dépendance du gouvernement la masse des gens, qui, un jour ou l’autre, auront besoin de ses secours. Nous voguons ainsi en pleines eaux du socialisme d’état, de l’état omnipotent et absolutiste, qui dispose avec la force armée de l’éducation nationale, qui sollicite la bourse des contribuables pour devenir le nourricier commun, aspirant à être tout à la fois le principe et le foyer dont émanent et où convergent toutes les forces vives de la nation. Loin de se trouver atteint par le reproche de tendances socialistes, le chancelier de l’Empire revendique le socialisme pratique à sa façon comme un titre à la reconnaissance publique. Il s’attribue à lui seul la responsabilité pleine et entière du mémoire pour la justificafion des réformes financières. Si le Reichstag a été saisi de ce mémoire, dit-il dans un discours du 28 mars 1881 sur les nouveaux impôts du timbre et de la bière, c’est afin d’apprendre a tout le pays où le gouvernement veut en venir avec ses mesures. Tout particulièrement les électeurs doivent être instruits de ses intentions à la veille des élections pour le renouvellement du Reichstag. Ce qui ressort le plus clairement de l’attitude du chancelier, c’est que son programme financier devait avant tout servir de manifeste électoral et de moyen d’agitation, destiné à rallier au gouvernement et à ses projets de plus nombreux adhérens. Sous ce rapport, l’événement n’a pas répondu à l’attente officielle. Les nouveaux élus ont rejeté le monopole du tabac, de même que leurs prédécesseurs se sont prononcés contre l’augmentation de l’impôt sur la bière.

Quoi qu’il en soit de ces dispositions, le programme de réforme fiscale n’en reste pas moins à l’ordre du jour. A la place des propositions qui sont écartées surgissent des propositions nouvelles. L’ensemble comporte des modifications de détail que son promoteur abandonne au gré du Bundesrath et du Reichstag. Dût le programme être rejeté en entier ou dans ses parties essentielles, le tenace chancelier déclare bien haut que ces demandes reparaîtront plus pressantes devant les assemblées parlementaires appelées à se succéder. Si finalement ces efforts sont sans résultat, il lui restera la conscience du devoir accompli et il se consolera en répétant la sentence antique : In magnis voluisse sat est. Toutefois, malgré la défaveur avec laquelle le Reichstag accueille toute proposition d’impôt nouveau, il ne manque pas d’hommes disposés à admettre le remplacement d’une partie des contributions directes par des taxes indirectes. Beaucoup de députés consentiraient à un impôt sur les affaires de bourse et à l’application de droits plus élevés sur la consommation de l’eau-de-vie. Dans tout l’Empire, la quantité d’alcool pur consommé atteint plus de 2 millions d’hectolitres annuellement. Une taxe d’un marc imposé par litre d’alcool ne serait pas de trop. Mais qui ne veut pas prélever cette taxe? C’est le chancelier, et cela sous le spécieux prétexte de ne pas renchérir la gorgée indispensable au « pauvre homme, » si souvent mis en cause dans les débats parlementaires de Berlin. Ecoutons le grand homme d’état établir à ce propos le curieux parallèle que voici entre la valeur respective de l’eau-de-vie et de la bière au point de vue social, pour motiver, dans une réplique au député libéral M. Lasker, une plus forte imposition de la bière : « Je ne sais, a-t-il dit, si le préopinant a été souvent dans le cas de se mouvoir énergiquement, avec de grands efforts corporels, pendant de longues heures, au grand air, quand des vents rudes balaient la plaine. S’il avait fait cette expérience, il m’accorderait que l’eau-de-vie est plus nécessaire que la bière à celui qui fait ce dur labeur. Jamais je n’ai trouvé que l’ouvrier, quand le travail devenait pénible, se réconforte avec de la bière de Bavière, d’abord parce qu’il n’en a pas — c’est la boisson de gens plus aisés, — et puis parce qu’elle ne répond pas réellement à ses besoins. Aussi, si le préopinant avait jamais essayé de faucher un coup sur un pré, rien que l’espace de dix pas, alors il ne dédaignerait pas une bonne gorgée d’eau-de-vie, comme en prend l’ouvrier quand il fait au centuple la même tâche. Dans ce cas, la bière de Bavière ne réconforte pas; elle alourdit au contraire au lieu d’exciter les nerfs. En outre, elle a ce défaut au point de vue économique, de servir à tuer le temps. Chez nous autres Allemands, rien ne contribue à tuer autant de temps que de boire de la bière. » Un mouvement d’insurmontable hilarité courut à travers l’assemblée à ces mots. Et le chancelier de poursuivre : « Celui qui s’assied en face de sa chope du matin ou du soir, qui avec cela fume une pipe et lit des journaux, se tient pour suffisamment occupé et rentre à la maison, content de lui-même, avec le sentiment d’avoir bien fait son devoir. » Les statistiques officielles évaluent à 88 litres par habitant la consommation annuelle de la bière en Allemagne, à 4,5 litres la consommation de l’alcool à 100 degrés de Tralles, moyenne des dix dernières années. Dans l’étal actuel des choses, l’impôt sur la bière équivaut à 65 cent. par tête d’habitant et s’élève à 1 fr. 05 par hectolitre; l’impôt sur l’eau-de-vie équivaut à 1 fr. 25 par habitant et s’élève à 25 francs par hectolitre. A deux reprises, le Reichstag a rejeté les projets d’augmentation des droits sur la bière, et rien ne permet d’angurer un meilleur accueil pour une nouvelle tentative. Pour l’eau-de-vie, les dispositions sont différentes. L’alcoolisme fait de tels progrès, cause tant de mal dans la plupart des pays de l’Empire, que beaucoup de députés non-seulement sont disposés à accorder une augmentation sur les droits relativement minimes, payés actuellement sur cet article, mais la demandent avec instances. En France, les impôts sur la consommation de l’eau-de-vie donnent un produit annuel de 134 millions de francs pour 1 million environ d’hectolitres employés, soit 134 francs par hectolitre et 3 fr. 65 par tête d’habitant ou quatre fois plus qu’en Allemagne, quoique la consommation moyenne soit de moitié moindre. En Angleterre, les différentes taxes sur les spiritueux, — accise, droits d’entrée, licence, — atteignent 19,656,000 livres sterling, soit environ 500 millions de francs annuellement, ou 16 fr. 65 par tête, huit fois plus qu’en Allemagne. En Russie, l’impôt sur les boissons donne à l’état 222 millions de roubles ou 12 fr. par habitant et par an. Tous ces chiffres indiquent la possibiité d’élever dans une forte mesure l’imposition de l’alcool, sans atteindre ie niveau des pays voisins. Des droits de 100 marcs par hectolitre ne seraient pas excessifs et assureraient aux états particuliers une recette considérable, servant en même temps la moralité publique, si, par le fait du renchérissement qui résulterait de l’impôt, la consommation était diminuée. Heureusement pour les buveurs d’eau-de-vie, les ménagemens du gouvernement pour la noblesse terrienne et les grands propriétaires fonciers, qui forment le noyau du parti conservateur dans les assemblées législatives, qui ont intérêt, en leur qualité de distillateurs, à ne pas réduire la consommation par l’impôt, cet intérêt et ces ménagemens écartent pour le moment tout risque d’augmentation des taxes sur l’alcool. Les Anglais ont bien un jour fait la guerre à la Chine pour contraindre ce pays à tolérer le commerce de l’opium qui empoisonne ses sujets. Les conservateurs allemands n’éprouvent pas un plus grand scrupule à favoriser dans un intérêt de caste les progrès de l’alcoolisme.

Faute d’augmentation des droits sur l’eau-de-vie et sur la bière, le chancelier s’est rejeté sur le monopole du tabac sans réussir davantage. Suivant son expression , le tabac doit saigner pour consolider l’œuvre de l’unité nationale, pour remédier aux déficits à défaut d’autres recettes. Depuis trois ans que les questions fiscales sont à l’ordre du jour, aucune n’a passionné le pays entier autant que le monopole du tabac. La revision du tarif douanier n’a pas soulevé, il s’en faut de beaucoup, une agitation comparable. Cela tient à la multiplicité des intérêts en jeu, intérêts de nature diverse, où la politique prime les intérêts de l’industrie privée et le point de vue purement économique. Dans les réunions publiques et dans la presse, l’introduction du monopole de l’état pour la tabrication et la vente du tabac a été agitée avec une ardeur, une vivacité, une insistance dont on ne se fait pas une idée. Gouvernemens, assemblées représentatives, corporations industrielles, chambres de commerce, comices agricoles en ont été saisis tous ensemble pour en débattre les avantages ou les inconvéniens. A la suite d’une enquête faite en 1878 par le gouvernement de l’Empire, le Reichstag a remplacé l’ancien impôt sur les surfaces cultivées par des droits sur les quantités de tabac récoltées ou vendues. Ces droits figurent pour 11 millions sur les recettes de l’exercice courant, produit auquel il faut ajouter 30 millions de droits de douane sur l’importation de tabac étranger. Les droits en vigueur s’élèvent à 85 marcs par 100 kilogrammes de tabac étranger, à 45 marcs sur la production de tabac indigène. Cette dernière taxe est payable par les acheteurs sous la garantie des planteurs. Un rendement annuel de 40 a 44 millions au maximum des droits sur le tabac en Allemagne, reste bien au-dessous du bénéfice de l’état sur la même matière en Autriche, en Italie, en Angleterre, en Amérique, en France. L’enquète allemande sur le tabac porte à l,644,378 quintaux la quantité de tabac sortie des fabriques du Zollverein dans le courant de l’année 1877, pour une valeur de 299,365.000 marcs, tandis que la statistique de l’Empire évalue au prix de 312,966.000 m. la consommation de la même année, pour une quantité de 1,648,677 quintaux. Admettons que l’exportation atteigne 150,000 quintaux, moyenne des dix dernières années, il reste tout au moins un total de 1 million ½ de quintaux consommés dans le pays, sans compter le mélange de succédanés. Cela porte à 1,540 grammes par tête et par an la consommation des Allemands, en regard d’une consommation moyenne de 800 grammes seulement par sujet français. Si l’on considère que l’emploi du tabac n’a pas cessé de s’accroître en France, malgré le rehaussement successif des prix, il n’y a pas lieu de s’étonner de la predilection du prince de Bismarck, pour cette source de revenus. Pour ne pas effaroucher les contribuables par le projet de loi sur le monopole présenté au Reichstag, l’exposé des motifs promettait de maintenir à peu près les prix actuels en se contentant d’un revenu net annuel de 163 millions. Précaution superflue qui n’a pas empêché les adversaires du monopole de voter contre le projet du gouvernement, non sans demander comment un bénéfice net de 163 millions sur la vente du tabac peut être conciliable avec le maintien des prix actuels sans aucune augmentation.

Quoique prévu, l’échec du chancelier dans le rejet du monopole du tabac a dépassé toute attente. Même les adversaires ont entendu avec surprise une majorité de deux cent soixante dix-sept voix sur trois cents vingt votans se prononcer contre le projet. Est-ce à dire que ce vote du Reichstag doive être considéré comme un verdict définitif, soit contre le programme de réforme fiscale dans son ensemble, soit seulement contre l’introduction du monopole ? Quiconque est au courant des dispositions individuelles et suit la tactique des partis au sein du parlement mettra beaucoup de réserve dans sa réponse à cette question. Ni le monopole du tabac, ni la réforme fiscale ne se trouvent définitivement écartés par le voie du Reichstag à la séance du 14 juin 1882. Déjà la déclaration du prince de Bismarck que les propositions aujourd’hui rejetées seront présentées à nouveau dans le cours des sessions ultérieures nous apprend que. ces projets ne sont pas abandonnés. Nombre de députés qui ont voté contre le monopole, afin de ne pas paraître en désaccord avec les décisions de leur fraction, sont favorables à cette mesure. Les fractions de leur côté se montreront plus traitables du jour où elles seront assurées d’obtenir en retour de leur concours les garanties qu’elles réclament ou les concessions qu’elles sollicitent : aux progressistes et aux libéraux le développement des franchises constitutionnelles ; aux catholiques particularistes le maintien du principe fédératif et la liberté religieuse; à tous les groupes d’opposition, depuis le centre jusqu’aux démocrates, une plus stricte économie du budget de l’état. Ce qui prédomine actuellement dans les sentimens des différens groupes parlementaires, c’est une défiance prononcée à l’égard des dispositions du chancefier de l’Empire, lequel ne trouve plus d’aucun côté une majorité sûre, après avoir compromis sa politique en se servant tour à tour de chacun contre tous les autres. Tant d’intérêts divers sont en conflit, qu’au lieu de concourir à un but commun, chaque groupe, chaque parti en est venu à penser que le résultat final de cette immense agitation lui amènera en définitive plus d’inconvéniens que de profit.

Représentant le principe fédératif, la fraction du centre, actuellement la plus forte par le nombre, réunit au Reichsiag les élémens pariicularisles, composés des députés catholiques des différens pas de l’Empire, et les guelfes protestans légitimistes du Hanovre. Lorsqu’une commission fut chargée, il y a trois ans, de l’examen du projet de loi sur l’impôt du tabac, les députés particularisles déclarèrent ne pouvoir prendre part à la discussion que sous la condition expresse de, sauvegarder, avec l’établissement de nouvelles taxes, le caractère fedératif de l’Empire, et de conserver dans leur intégrité les droits du parlement pour le vote du budget. Le comte Fugger, président de la commission et membre de la fraction du centre, dénonça l’adoption du monopole comme le plus rude coup qui pût être porté aux bases fédératives sur lesquelles repose l’Empire: die stärkste Erschütterung der foderativen Grundlagen auf welchen das Reich beruld. Jugement confirmé depuis par M. Windhorst, quand il répète que l’adoption du monopole équivaudrait pour les états particuliers à une abdication, non sans avouer que, dans la voie de cette abdication, lesdits états ont déjà fait bien des pas compromettans. En effet, quelle influence exercent encore au Bundesrath les gouvernemens des états secondaires ? Les états particuliers n’ont-ils pas donné la preuve de leur effacement et de l’abandon de leurs droits souverains en adhérant au projet de monopole du tabac, quand les mandataires élus de leurs populations combattent ce projet pour en éviter les conséquences politiques? Depuis l’adoption de la constitution de l’Empire au profit de la monarchie prussienne, les autres trônes existant encore en Allemagne ne subsistent plus, à vrai dire, qu’à titre de monumens historiques, conservés comme souvenir des temps qui ne sont plus, en possession de princes médiatisés ou à peu près médiatisés, en attendant qu’un décret impérial ordonne de les déposer à Nuremberg au musée des antiquités nationales. Quant aux dispositions de la fraction du centre, ce groupe compact, que toutes les entreprises et les manœuvres du chancelier n’ont pu entamer, qui sort de chaque nouvelle épreuve électorale agrandi et renforcé, la presse officieuse et libérale insinue souvent l’intervention d’un marché par lequel la fraction voterait en faveur des projets du gouvernement, moyennant le retrait des lois d’exception édictées contre l’église catholique sous le régime du Culturkampf. Sans doute, c’est avec le concours de la fraction du centre unie aux groupes conservateurs, que la revision du tarif douanier dans le sens protectionniste, première partie du programme financier à l’ordre du jour au Reichstag, a pu être menée à bonne fin. Néanmoins, malgré les tentatives du prince de Bismarck, il n’y a pas eu, et il n’y aura jamais, entre les hommes du centre et le gouvernement, de marché dans le sens propre du mot. Ceux-là se trompent qui croient à une influence de la curie romaine pour déterminer les catholiques allemands à voter de nouveaux impôts, contre la promesse de concessions sur le terrain de la politique ecclésiastique. Même l’eventualité d’une restauration du pouvoir temporel du pape, touchée récemment par certains organes oflicieux à Berlin, ne produirait pas, sous ce rapport, d’effet décisif. Ces sortes de ballons d’essai laissent froids les chefs du centre, qui veulent tout attendre de leur bon droit et de la logique des événemens. Souscrire un marché quelconque avec le chancelier, ce serait d’ailleurs s’exposer à être dupes. Mais, à part ces réserves, les affinités des catholiques rendent possible une entente avec les conservateurs, pour assurer au gouvernement la majorité dont il a besoin, quand les différends ecclésiastiques seront une fois réglés. Rappelons-nous que, si lors de la demande du crédit pour la création d’un conseil économique de l’Empire, à instituer spécialement en vue des réformes en cours, M. Windhorst a déclaré qu’il n’est « pas encore prêt à voter pour cette proposition, » le leader du centre a décidé sa fraction à oter les fonds secrets refusés au budget de l’exercice précédent, mais accordés à la veille du vote des conservateurs, aux chambres prussiennes en faveur de la loi qui autorise le retour dans leurs diocèses des évèques exilés et le rétablissement des curés dans les paroisses privées de prêtres. Et afin de faire entrevoir au gouvernement impérial combien les volontés humaines sont mobiles et susceptibles de changer, le plus diplomate des parlementaires allemands laisse échapper cet aveu plein de réticences : Hominis voluntas ambulatrix usque ad mortem.

Les partis libéraux, ardens promoteurs de l’état unitaire, que nous avons vus combattre encore récemment le système des contributions matriculaires, réclamé par les particularistes comme une garantie du principe fédératif, les partis libéraux protestent contre toute modification de la constitution. Ils s’élèvent avec force contre les tendances réactionnaires que le rescrit du 4 janvier 1882 a mises à jour et que les attaques du chancefier de l’Empire contre le Reichstag accentuent davantage. Publié dans l’intention visible de rassurer contre toute éventualité les fonctionnaires qui se laissent aller à des excès de zèle pour les candidatures officielles, en cas de nouvelles élections, ce rescrit met à couvert la responsabilité des ministres derrière l’autorité du souverain, cherchant à diminuer ainsi la considération due à la représentation du peuple. On comprend l’émotion de tous les esprits libéraux devant la menace d’un conflit constitutionnel et d’un coup d’état possible. Les orateurs progressistes n’ont pas hésité à déclarer que la monarchie sera en danger le jour où elle s’avisera de gouverner sans la participation des représentans élus de la nation. M. de Bennigsen, parlant au nom du groupe national-libéral, à l’occasion des débats sur l’introduction du monopole, prémunit le gouvernement de l’Empire contre toute velléité d’écarter le parlement ; il recommande comme une nécessité pour le développement pacifique de l’Allemagne le maintien de la consiitulion dans sa tonne actuelle, où, conformément aux exigences de la situation, l’idée unitaire se trouve unie au principe fédératif. Sous réserve de ces conditions, tout risque de voir porter atteinte aux droits du parlement tels que la constitution les déduit, ayant disparu, les partis libéraux pourront concourir à modifier la législation fiscale dans la mesure des besoins constatés pour l’amélioration des finances de l’Empire et des états particuliers.

Ainsi, les gouvernemens et les assemblées délibérantes, les fonctionnaires à tous les degrés, les villes et les campagnes, l’agriculture et l’industrie, les propriétaires ruraux, les populations ouvrières ont été entrepris à tour de rôle pour concourir à l’œuvre qui doit assurer, avec l’autonomie financière de l’Empire, la consolidation de l’unité nationale allemande. Afin d’intéresser tout le monde dans une propagande active, le prince de Bismarck s’efforce de faire entrevoir à chacun un avantage immédiat et direct dans la réalisation de son programme de réformes sociales et économiques. Aux gouvernemens des états particuliers il a promis de couvrir leurs déficits au moyen d’une participation plus large aux recettes des taxes indirectes à créer par l’Empire ; aux villes, l’abandon d’une partie des contributions directes jusqu’à présent réservées à l’état ; aux fonctionnaires, des augmentations de traitement ; aux propriétaires ruraux et à l’agriculture, un allégement de leurs charges ; à l’industrie des profits plus considérables sous l’effet d’une protection efficace contre la concurrence étrangère ; aux ouvriers une amélioration de leur sort par l’institution de caisses de secours et de retraite largement dotées. Somme toute, les résultats palpables de cette immense agitation ne répondent pas de loin à l’étendue des efforts, et les résistances que rencontre le puissant chancelier indiquent un temps d’arrêt dans le mouvement unitaire du peuple allemand. Les contribuables montrent peu d’empressement à soutenir ou à provoquer des mesures dont l’effet final se traduira par un accroissement de charges. Accueillies avec défiance par les classes ouvrières qui doivent en bénéficier, comme par la bourgeoisie qui est censée en faire les frais, les tentatives de socialisme d’état ne réussissent pas mieux que les demandes de nouveaux impôts. Pour accomplir ses projets le chancelier de l’Empire aurait besoin de trouver au parlement une majorité dont il ne dispose plus. Une dissolution du Reichstag n’offrirait au gouvernement aucune chance d’amélioration sous ce rapport. Les choses en sont venues au point que la majorité au sein du parlement allemand dépend, dans les conditions présentes, de l’appoint des Alsaciens-Lorrains, des Polonais et des Danois, tous Allemands malgré eux, et pour qui l’Empire germanique est une maison de correction où ils sont retenus à leur corps défendant.


Charles Grad.
  1. Voyez, dans la Revue du 1er  juillet 1873, l’étude de M. Victor Bonnet sur le Paiement de l’indemnité prussienne et l’état de nos finances.
  2. Voyez, dans la Revue du 1er  avril 1882, l’étude de M. Paul Leroy-Beaulieu sur la Situation financière de la France et le budget de 1883.