Les Finances de l’Empire d’Allemagne

Les Finances de l’Empire d’Allemagne
Revue des Deux Mondes4e période, tome 128 (p. 587-618).
LES FINANCES
DE L'EMPIRE D'ALLEMAGNE


I

L’étude des finances allemandes est rendue relativement aisée par l’abondance des documens officiels et aussi par la rapidité avec laquelle ils sont publiés : mais elle est compliquée par la coexistence du budget de l’Empire et de celui des vingt-six États particuliers parmi lesquels la Prusse tient le premier rang. Sur les 50 millions d’habitans que compte l’Allemagne, le royaume, de Hohenzollern en a 30, c’est-à-dire les trois cinquièmes. Chaque Allemand est donc deux fois contribuable : il paie à l’Empire et il paie à l’un des royaumes de Prusse, de Bavière, de Wurtemberg, de Saxe ; — ou à l’un des grands-duchés de Bade, de Hesse, de Mecklembourg-Schwerin, de Saxe-Weinfar ; — ou à l’un des duchés d’Oldenbourg, de Brunswick, de Saxe-Meiningen, de Saxe-Altenbourg, de Saxe-Cobourg-Gotha, de Mecklembourg-Strelitz ; ou à l’une des minuscules principautés qui ont encore conservé une certaine autonomie : Anhalt, Schwarzburg-Sondershausen, Schwarzburg-Rudolstadt, Waldeck, Reuss jeune, Reuss aîné, Schaumburg-Lippe, Lippe ; — ou à l’Alsace-Lorraine, ou à l’une des anciennes villes hanséatiques : Lubeck, Brême, Hambourg.

En principe il y a séparation des sources de revenus, l’Empire s’étant tout d’abord attribué les douanes et les taxes de consommation — c’est-à-dire d’une façon générale ce que nous appelons les impôts indirects — et les États particuliers ayant gardé les impôts directs pour faire face à leurs besoins. Mais l’Empire n’a pas jusqu’à ce jour tiré de ses revenus propres de quoi se suffire à lui-même ; il n’a cessé de réclamer des États particuliers une aide de plus en plus importante : de là les contributions dites matriculaires, c’est-à-dire le versement par chaque État au budget de l’Empire d’une somme calculée autrefois d’après le nombre de soldats mis sur pied et qui, étant incorporés dans l’armée de l’Empire, sont entretenus par celui-ci. Des élémens compliqués servent aujourd’hui de base à la fixation de ce concours financier.

L’Empire, de son côté, n’a pas conservé la totalité de ses ressources propres. Lorsqu’on 1879 les droits de douane et certains impôts de consommation furent considérablement augmentés, son prélèvement fut limité à 130 millions de marks[1] et le surplus distribué entre les États particuliers, en vertu d’une clause dite Frankenstein, d’après le nom du député qui la proposa. D’autres impôts impériaux sont également répartis entre les confédérés, qui sont donc à la fois créanciers et débiteurs du budget impérial : il résulte de là une complication et une incertitude singulières dans leurs finances. Comment, en effet, établir des prévisions de dépenses et de recettes, puisque des éléments importans des unes et des autres, la contribution due à l’Empire et les viremens à en recevoir, résultent du budget de celui-ci et ne peuvent être dégagés qu’après qu’il est établi ?

Cette situation bizarre est bien le reflet du système politique de l’Allemagne, unifiée sous certains rapports, mais chez qui l’esprit particulariste n’a pas encore abdiqué. Le pouvoir central cherche chaque jour à grandir et à s’émanciper financièrement de l’appui des feudataires ; mais il n’a pu encore réaliser tous ses rêves, s’attribuer tous les impôts qu’il convoite ; il n’exploite même pas encore à sa guise toutes les services de revenus qui lui sont réservées : il a dû faire participer à plusieurs d’entre elles, et non des moindres, les trésors des États particuliers. La tendance évidente est d’étendre la sphère des impôts impériaux et de fournir au gouvernement central des moyens d’action indépendans. La matière imposable qui tente le plus son appétit fiscal est le tabac. Il n’est pas de session du Reichstag dans laquelle ce sujet ne soit repris : jaloux de l’énorme appoint que cette taxe apporte au budget français, certains orateurs ne perdent pas une occasion d’en célébrer les mérites ; nous verrons dans un instant que le gouvernement vient encore une fois de déposer un projet de réforme à cet égard.

Si la constitution de l’Empire était rigoureusement appliquée, ses budgets devraient toujours se solder en équilibre, sans déficit et sans emprunt. L’article 70 ordonne que les dépenses seront couvertes au moyen des revenus nets des exploitations, des recettes communes, des impôts « impériaux » à établir, et, si le tout est insuffisant, par les contributions matriculaires des États. Celles-ci devraient donc en temps normal être chaque année portées à un chiffre tel que les besoins de l’Empire fussent couverts. Mais ce dernier a préféré recourir à l’article 73 de la constitution, qui prévoit l’emprunt pour faire face à des besoins imprévus. Dans la crainte de mécontenter les différens États en leur demandant des sommes trop considérables, le gouvernement central a singulièrement élargi le cadre des dépenses extraordinaires, et présente des budgets en déficit, pour se faire autoriser à émettre des rentes. Ce système des petits emprunts chroniques est combattu avec énergie par ceux qui voudraient voir le pays réserver son crédit intact pour les cas exceptionnels : ils ont trouvé pendant longtemps un argument additionnel dans la difficulté relative avec laquelle les émissions de rentes allemandes se classaient dans les portefeuilles. Aujourd’hui le courant de plus en plus fort qui porte les capitaux vers les placemens en fonds d’État permet à nos voisins d’emprunter à des conditions presque aussi favorables que nous : le 3 0/0 allemand est aux environs du pair.

Bien que le total de la dette allemande soit faible, si on le compare à la nôtre ou à la dette anglaise, il faut constater que la progression en a été très rapide, puisqu’elle a quintuplé en dix ans. Il n’est pas un budget depuis 1880 qui n’ait été équilibré à l’aide d’emprunts, dont l’importance a varié entre un minimum de 31 millions en 1885-86, et un maximum de 309 millions en 1891-92, avec une moyenne de 155 millions.

L’ordre naturel à suivre dans l’étude des finances d’un pays est d’examiner le budget, d’en analyser les divers élémens, d’énumérer les principales causes de dépenses et sources de recettes, ce qui permet de juger la mesure dans laquelle les forces économiques de la nation sont mises à contribution. Il est nécessaire en même temps de prendre en considération le patrimoine national, l’actif, ou du moins la portion de cet actif susceptible de donner des revenus, telle que les mines, usines, chemins de fer. Ce dernier point est de la plus haute importance en Allemagne, où beaucoup d’États possèdent un domaine industriel étendu. Si on le perd de vue, on ne peut comparer utilement entre eux les budgets de deux pays différens : les dépenses d’exploitation des chemins de fer prussiens, par exemple, sont la cause, la condition des recettes bien supérieures que le budget encaisse du chef des voyageurs et marchandises. Il serait absurde de dire que la Prusse dépense plus pour ses travaux publics que telle autre nation qui n’aurait pas de chemins de fer d’Etat. Il faut au contraire voir dans les recettes annuelles nettes qu’elle retire de cette exploitation une véritable rente patrimoniale qui vient atténuer d’autant les charges des contribuables, sans oublier d’ailleurs que ceux-ci ont payé de leurs deniers la construction ou l’acquisition des lignes.

Le domaine particulier de l’Empire allemand proprement dit est peu étendu. Les seules lignes de chemins de fer qu’il possède sont celles d’Alsace-Lorraine, 1200 kilomètres environ. De nombreux partisans de la centralisation ont réclamé la reprise générale des chemins de fer par l’Empire ; mais la Prusse, le plus particulariste, au dire de Bismarck lui-même, des États allemands, a tenu bon et n’a pas voulu céder son réseau de 27 000 kilomètres, qu’elle considère comme un des élémens de sa puissance militaire et qui fournit à son budget une ressource importante.

La constitution prussienne du 31 janvier 1850 avait établi d’une manière définitive que le budget serait voté par la Diète (Landtag), formée par la réunion de la Chambre des députés (Abgeordnetenhaus) et de la Chambre des seigneurs (Herrenhaus). De 1862 à 1866 un conflit aigu s’éleva entre le gouvernement et la Diète, qui refusa de voter le plan de réorganisation militaire proposé par Bismarck : quatre budgets successifs demeurèrent privés de la sanction législative la plus importante, celle de la Chambre qui émane directement du suffrage populaire. Le roi et son ministère passèrent outre et tirent exécuter les lois de finances votées par la seule Chambre haute. Les victoires de 1866 arrivèrent fort à propos pour amener une réconciliation : un bill d’indemnité ratifia après coup les dépenses faites sans base légale ; le roi Guillaume lui-même reconnut que la loi avait été violée. La constitution allemande du 16 avril 1871 prescrit que toute loi impériale doit être approuvée par la majorité du Conseil fédéral et celle du Parlement : le budget est soumis à cette règle.

L’année financière allemande, comme celle de la Prusse, s’ouvre le 1er avril pour se clore le 31 mars. L’avantage allégué par les partisans de ce système est que le vote du budget intervient à une époque plus rapprochée de celle où l’on peut déjà mieux se rendre compte des résultats probables de l’exercice que lorsque le calendrier budgétaire coïncide avec l’année commune. Nous ne voyons pas pour notre part l’amélioration qui en résulterait chez nous ; les habitudes déplorables prises par la Chambre traînent en longueur la discussion du budget et nous acculent au pileux expédient des douzièmes provisoires : faire commencer notre exercice au 1er avril au lieu du 1er janvier ne changerait pas la tradition.

Le budget allemand, comme le budget prussien, est établi conformément au principe de l’universalité, c’est-à-dire que toutes les dépenses et toutes les recettes y sont portées. Cependant, pour certaines exploitations comme celle des postes et tel télégraphes et des chemins de fer, c’est le produit net qui figure aux ressources budgétaires. Il faut, lorsqu’on veut comparer entre eux les budgets de différens pays, prendre bien garde à la façon dont les écritures sont passées pour les administrations qui fournissent des revenus en même temps qu’elles sont une cause de débours. Les totaux sont tout différens selon qu’on porte le débit et le crédit dans chaque colonne, ou seulement le solde actif ou passif dans l’une d’elles. Ainsi les 28 millions qui figurent comme recettes postales de l’empire allemand résultent de la différence entre 271 millions de recettes et 243 millions de dépenses. En France, de ce chef seul, l’addition serait grossie de 243 millions.

Au point de vue de l’établissement du budget, aucun principe spécial ne lie les ministres des finances allemand ou prussien. Alors que la France est revenue, après s’en être écartée à plusieurs reprises, à la règle de l’antépénultième année, qui donne comme base fixe aux prévisions du budget en préparation les résultats de l’avant-dernier exercice clos, les Allemands tâchent de se rapprocher le plus possible de la réalité, telle que les circonstances permettent de l’entrevoir : cela leur est d’autant plus facile que la présentation du budget aux Chambres ne précède chez eux que de peu de mois l’ouverture de l’exercice, il existe cependant certaines règles d’évaluation : le coût du pain de l’armée est estimé pour une moitié d’après le prix moyen du grain pendant dix ans et pour l’autre d’après la mercuriale de la fin de la dernière année.

Avant d’arriver au Reichstag, le budget est soumis à l’examen du Conseil fédéral (Bundesrath), composé des représentans des divers gouvernemens : ceux-ci ont ensemble cinquante-huit voix, dont dix-sept accordées à la Prusse, six à la Bavière, quatre à la Saxe et au Wurtemberg, trois à la Hesse et à Bade, deux au Mecklembourg et au Brunswick, une à chacun des autres. Les délibérations ne sont pas publiques. Tout membre du Conseil fédéral a le droit d’être entendu au Reichstag chaque fois qu’il le demande. Parmi les attributions du Conseil figure le droit de dissoudre le Reichstag, d’accord avec l’empereur.

Une fois le budget voté, les dépenses ne se font que sur le visa des curateurs des caisses, membres de l’administration régionale qui correspond à nos préfectures et sous-préfectures : avant d’ordonnancer les paiemens, ils s’assurent que la dépense est conforme aux crédits votés et imputée au chapitre voulu. La cour des comptes (Rechnungshof), organisée sur le modèle français, contrôle les comptables et prononce les déclarations de conformité des budgets. Cette cour est une institution prussienne qui fonctionne également pour l’Empire.

Le Reichstag a le droit d’initiative en matière budgétaire, mais il n’en fait guère usage, et suit à cet égard les traditions du Parlement anglais, qui réserve à la couronne les propositions de dépenses.

Rappelons enfin que si le budget allemand est annuel, comme celui de la Prusse, de la plupart des Etals allemands et des grandes puissances européennes, la faute n’en est pas à M. de Bismarck, qui, à plusieurs reprises, essaya de le rendre biennal, c’est-à-dire d’obtenir que le Parlement le votât pour deux ans : il présenta notamment le 12 février 1880 une proposition de modification en ce sens à la constitution impériale, mais sans succès. Ce système existe en Bavière. Le budget est même triennal dans la Hesse, en Saxe-Weimar, Saxe-Meiningen et Saxe-Altenbourg. Mais, bien que le budget impérial soit soumis tous les ans au vote du Reichstag, les dépenses militaires n’en sont pas moins soustraites pour une bonne part à son action, par suite de la célèbre loi de 1874 sur le septennat. En vertu de ses dispositions, l’effectif de l’armée est fixé pour des périodes successives de sept ans : il en résulte que les subsides nécessaires à son entretien ne sauraient être refusés par les députés jusqu’à concurrence de l’effectif accordé préalablement.

D’ailleurs la constitution elle-même impose à l’empereur au sujet de l’armée des devoirs et par suite lui confère des droits tels que, dans un conflit à ce sujet avec le Parlement, ce n’est peut-être pas ce dernier qui serait le plus fort.


II

Les dépenses ordinaires de l’Empire pour l’année économique 1894-1895 (1er avril au 31 mars) s’élèvent à 1080 millions de marks, dont 480 millions pour l’armée, et pour la marine, 72 pour la dette, 356 de viremens au crédit des États particuliers, 48 pour le fonds général des pensions, 27 pour le fonds des invalides de l’empire. Il s’y ajoute 206 millions de dépenses extraordinaires, en grande partie militaires, au total 1 286 millions. Les recettes proviennent pour 350 millions des douanes, 11 millions du tabac, 75 du sucre (taxe de consommation), 43 du sel, 118 de l’alcool, 25 de la bière, 34 des timbres sur les cartes à jouer, effets de commerce, valeurs mobilières, transactions de bourse, 28 des postes et télégraphes, 23 des chemins de fer (excédent des recettes sur les dépenses), 7 de la Banque, 398 des contributions matriculaires des vingt-six États particuliers, 27 du fonds des Invalides (qui figure pour la même somme aux recettes et aux dépenses), et enfin pour 120 millions d’une émission de rentes, au total 1285 millions ; ce qui, à un million près, balance les dépenses. Mais cet équilibre n’est obtenu que grâce à un emprunt d’à peu près le dixième du chiffre total.

BUDGET IMPÉRIAL 1894-95.
DÉPENSES (millions de marks)


Armée 481
Marine 54
Dette 72
Viremens au crédit des États particuliers 356
Fonds général des pensions, principalement militaires 48
Fonds des Invalides 27
Parlement, Chancellerie, Affaires étrangères 10
Intérieur (y compris les subventions postales et les assurances contre la maladie et la vieillesse) 27
Cour des comptes, Trésor, etc 6
Justice 2
Dépenses extraordinaires 206
Total 1286
RECETTES (millions de marks)


Douanes 350
Tabac 11
Sucre (taxe de consommation) 76
Sel 43
Alcool (taxe sur la fabrication) 18
— (taxe de consommation) 100
Bière 25
Timbre (cartes, traites, titres, transactions) 34
Postes et télégraphes (produit net) 28
Imprimerie impériale (produit net) 1
Chemins de fer 23
Redevance de la Banque et impôt sur la circulation 7
Diverses recettes d’administration 13
Intérêt du fonds des Invalides 27
Vente de terrains 2
Contributions matriculaires des vingt-six États confédérés 398
Ressources extraordinaires : Emprunts 120
— : Fonds de construction du palais du Parlement 2
Diverses 7
Total 1 285

Les dépenses que nous avons classées sous la rubrique extraordinaires s’appellent, dans le budget allemand, dépenses « qui ne se renouvellent pas », par opposition aux dépenses ordinaires, dites « permanentes ». Les dépenses qui ne se renouvellent pas se divisent en ordinaires et extraordinaires selon une classification quelque peu subtile.

Il n’est pas possible de mettre en parallèle le budget allemand avec le nôtre ni avec celui d’aucun autre État centralisé, puisqu’il ne comprend qu’une partie des recettes et des dépenses qui se font sur son territoire. Il faudrait y ajouter la moyenne des budgets prussien, bavarois, saxons, wurtembergeois, etc., pour obtenir un chiffre comparable à celui des pays qui ne sont pas une confédération. Afin d’avoir une idée approximative de ces grandeurs, nous pouvons prendre le budget prussien, qui, si on n’y fait figurer que les produits nets des exploitations, se balance par 707 millions de reichsmarks, et y ajouter les trois cinquièmes du budget allemand, diminué préalablement des 27 millions du fonds des Invalides qui proviennent des revenus d’un fonds patrimonial et des 398 millions de contributions matriculaires des États particuliers, puisque celles-ci se retrouvent dans le budget de chacun d’eux (1286 moins 425 = 861).

Les trois cinquièmes de 861 étant 517 millions, nous aurons 1 224 millions (707 + 517) pour l’ensemble des charges qui pèsent sur trente millions de Prussiens. Le même calcul fait pour les autres États allemands ne donnerait pas un chiffre sensiblement différent : il en résulte une moyenne par tête de 41 marks, soit 51 francs.

Le budget de la France, tel qu’il a été présenté pour 1895, s’élève à 3 354 millions en recettes et en dépenses. Pour le comparer au budget allemand, il faut défalquer de ces dernières les irais de régie, de perception et d’exploitation des impôts publics, ainsi que les remboursemens et restitutions, non-valeurs et primes, dont le total s’élève à 412 millions, plus 32 millions de dépenses sur les chemins de fer de l’État, au total 444 millions, ce qui ramène les charges nettes à 2910 millions. Pour une population de 38 millions d’âmes, ce montant représente 77 francs par habitant. L’écart est grand, nous ne saurions nous le dissimuler, au profit de nos voisins. Un second trait favorable de leurs finances est la part relativement faible des sommes consacrées au service de la dette publique : 72 millions, soit moins de six pour cent du budget de l’Empire. Le budget prussien présente en apparence une proportion toute différente : près de quarante pour cent des dépenses nettes (278 millions sur 707) y sont attribués au service des emprunts ; mais ceux-ci ont été contractés en grande partie pour l’achat des chemins de fer, dont le revenu net s’élève à 347 millions, c’est-à-dire dépasse de beaucoup le total des intérêts et de l’amortissement de la dette. Si les recettes et dépenses relatives aux chemins de fer faisaient l’objet d’un compte séparé, on pourrait dire que la Prusse n’a pas de dette, puisque l’extinction des emprunts serait garantie à bref délai par un revenu industriel assuré au Trésor indépendamment de toute contribution de la part des habitans.

Les autres dépenses impériales n’appelleront pas de longues observations. Celles de l’armée sont de 481 millions, auxquels il convient d’ajouter 130 millions de l’extraordinaire : ce total de 611 millions de reichsmarks, soit 766 millions de francs, correspond à un effectif de 584 548 hommes et 96 844 chevaux. Le budget français de la guerre pour 1895 s’élève à 640 millions de francs seulement. La marine allemande reçoit 51 millions à l’ordinaire et 22 à l’extraordinaire ; au total, 73 millions de reichsmarks ou 91 millions de francs, contre 270 millions chez nous. La progression des dépenses maritimes et militaires allemandes a été la suivante : en 1872 le total, tant à l’ordinaire qu’à l’extraordinaire, y compris les pensions, en était de 553 millions : il s’élève aujourd’hui à 732 millions.

Les dépenses du ministère de l’intérieur comprennent 13 millions de reichsmarks pour la part de l’Empire dans les charges résultant, de la loi du 22 juin 1889 sur les assurances contre la maladie et la vieillesse. Celle-ci a été votée le 25 mai 1889. Elle oblige tout travailleur dont le salaire ne dépasse pas 2 000 marks par an à verser une contribution hebdomadaire qui varie de 14 à 30 pfennigs[2] ; le patron apporte un montant égal. Les assurés ont droit à une rente à partir de l’âge de 70 ans, ou lorsque, la maladie ne leur permet plus de gagner le tiers de leur salaire moyen. Le droit à la rente de la vieillesse s’acquiert au bout de trente ans et à la rente en cas de maladie (Invaliden Rente) au bout de cinq ans. La première varie de 106 à 191, la seconde de 114 à 278 marks. L’Empire contribue à chaque rente pour 50 marks. L’assurance obligatoire devant s’étendre à 11 millions d’ouvriers, non compris leurs femmes et leurs enfans, on a calculé que la charge annuelle serait, quand la loi fonctionnerait en plein, de 220 millions, dont l’Etat aurait à fournir à peu près le tiers, c’est-à-dire 75 millions, plus de cinq fois le chiffre inscrit au budget de 1894-95 ; et encore ce calcul admet-il que la population restera stationnaire, alors qu’elle croît rapidement en Allemagne. D’autre part, l’intention du gouvernement n’est pas de se contenter de couvrir les charges annuelles au moyen des ressources courantes du budget ; il veut accumuler peu à peu un fonds de réserve, dont le chiffre s’élèverait à un milliard dans l’espace de cinquante ans. Il sera sans doute nécessaire, pour atteindre ce but, d’élever le taux des cotisations individuelles et la subvention de l’État.

La plus grosse dépense après l’armée est celle des 356 millions que l’Empire remet aux États particuliers. Nous en parlerons plus loin en examinant les 398 millions de recettes provenant des contributions matriculaires de ces mêmes États : par solde ceux-ci versent donc à l’Empire en 1894-95 42 millions.

Nous voyons figurer aux dépenses et aux recettes une même somme de 27 millions du chef du fonds des Invalides de l’Empire. Ce fonds a été constitué, au moyen d’une partie de l’indemnité de guerre française, par la loi du 25 mai 1873 : il s’élève à un demi-milliard environ. Son but est de subvenir aux dépenses des pensions militaires et de la marine accordées à la suite de la guerre de 1870-71. Le fonds primitif a été de 560 millions de reichsmarks, qui ont été « placés à intérêt on valeurs au porteur dont le capital n’est pas exigible par le créancier et qui appartiennent à l’une des catégories suivantes :

« 1o Titres de rente de l’Empire d’Allemagne ou de l’un des États confédérés émis en vertu d’une loi ;

« 2o Titres de rente garantis par l’Empire ou par l’un des États confédérés ;

« 3o Lettres de gage de Banques allemandes servant d’intermédiaires à rencaissement des rentes ;

« 4o Obligations de provinces, cercles[3], communes allemandes, dotées d’un amortissement régulier. »

Jusqu’au 1er juillet 1876 l’acquisition de rentes étrangères a été permise.

Les sommes provenant des coupons de ces divers titres doivent figurer annuellement parmi les recettes du budget. Elles servent à payer les pensions et à couvrir les frais d’administration. En cas d’insuffisance, une fraction de capital devra être aliénée : les excédens ne reviendront pas au fonds des Invalides, mais seront versés au budget général de l’Empire.

La gestion de ce fonds est séparée de l’administration générale des finances : elle est confiée à une commission de quatre membres, sous la direction supérieure du chancelier de l’Empire. Le présidentes ! nommé à vie par l’empereur ; les trois autres membres pour trois ans par le Conseil fédéral. Le contrôle est exercé par la commission des Dettes de l’Empire[4]. Une loi décidera l’emploi de l’excédent éventuel d’actif le jour où tous les ayans-droit aux pensions, secours, etc., auront disparu. Il résulte, en effet, de la nature et de la destination de ce fonds que la durée n’en est pas indéfinie. D’autre part, le capital originaire a déjà été entamé dans les années où les dépenses dépassaient les revenus, ce qui a été presque constamment le cas. Les prélèvemens annuels sur le capital ont oscillé depuis 1882 aux environs de 6 millions et l’ont ramené à 460 millions. Si donc le fonds des Invalides figure pour la même somme aux recettes et aux dépenses, il n’en résulte pas que celles-ci soient limitées au montant de celles-là. Mais l’excédent fourni par l’aliénation d’une fraction du patrimoine figure au compte particulier du fonds des Invalides et non pas au budget général de l’Empire : de là cette égalité mathématique entre les deux chiffres portés au budget.

En 1876 l’Empire n’avait aucune dette, à l’exception des billets au porteur connus sous le nom de Reichscassenscheine et s’élevant à une somme de 162 millions, réduite aujourd’hui à 120 millions. A la fin de 1886, le capital de la dette à intérêts ne dépassait pas encore 440 millions : en 1895, il atteint 1740 millions, divisés en fonds quatre, trois et demi et trois pour cent. Le service des emprunts exige 72 millions. La dette de l’Empire allemand est l’une des plus jeunes parmi celles de l’Europe, puisque la première émission n’en remonte qu’au 31 mars 1877. Les 450 millions de quatre pour cent vont sans doute subir une conversion prochaine, ainsi que les 4 milliards de dette prussienne contractée au même taux. Les gouvernemens impérial et prussien hésitent depuis longtemps à prendre cette mesure, à laquelle les pousse malgré eux en quelque sorte la hausse de leurs fonds trois et demi et trois pour cent : le premier a depuis longtemps dépassé le pair et le second s’en rapproche à grands pas. D’une part, ils ont conscience du devoir qui s’impose à l’Etat d’alléger les charges publiques par l’offre légitime du remboursement d’une dette à intérêt élevé, dès qu’il peut en contracter une nouvelle à un taux inférieur ; d’un autre côté ils redoutent les dangers qui naissent pour l’épargne nationale de l’écart trop grand entre les fonds nationaux et des valeurs de qualité inférieure : le capitaliste résiste d’autant moins à l’attrait de celles-ci qu’il a plus de peine à retirer un revenu satisfaisant de ses placemens en rentes indigènes. En attendant la décision qui interviendra à cet égard, mais qui nous paraît malgré tout inévitable dans le sens de la conversion, les propriétaires fonciers, si puissans en Allemagne, vont être les premiers à bénéficier de l’abaissement de l’intérêt qui se fait sentir violemment dans le monde à la fin du XIXe siècle. La réduction de quatre à trois et demi des lettres de gage permettra à nombre de crédits fonciers de réduire le taux de leurs prêts : ce sera un nouvel avantage fait à l’agriculture, qui a déjà bénéficié en Prusse de plus de 100 millions par an, à la suite de la suppression de l’impôt foncier et clos bonifications d’impôt sur l’alcool. Elle qui ne manque aucune occasion d’accuser les marchés financiers de tous les crimes, ne se fait pas faute de profiter des adoucissemens à ses charges obtenus précisément grâce à. l’activité des transactions mobilières et des facilités de négociations que les Bourses assurent aux obligations hypothécaires, comme à toutes les autres valeurs.

Nulle part d’ailleurs plus qu’en matière financière n’éclate au Parlement allemand la divergence profonde de vues entre ; le parti agrarien et l’élément progressiste, entre ceux qui voudraient dégrever la propriété foncière jusqu’à la mettre à l’abri des risques inséparables des entreprises humaines, et les défenseurs de l’égalité, qui demandent qu’elle contribue pour sa part légitime aux dépenses publiques, et supporte les vicissitudes auxquelles n’échappent ni le commerce ni l’industrie.


III

De même que dans l’étude du bilan d’une société particulière le point délicat est l’évaluation de l’actif, de même il importe, pour se bien rendre compte de la puissance financière d’un pays, d’examiner la nature de ses revenus. La force des choses amène trop souvent les Parlemens à voter des dépenses sans se préoccuper des ressources correspondantes : aussi le ministre chargé de remplir les coffres du Trésor est-il constamment acculé à la nécessité d’inventer de nouveaux impôts ou d’augmenter outre mesure le taux de ceux qui sont déjà établis. Ce n’est pas ici le lieu d’insister sur les déplorables conséquences morales et matérielles de cette politique au jour le jour qui finit par tarir certaines sources de la richesse, ni de déduire les argumens qui peuvent s’en tirer dans la discussion des mérites et des inconvéniens respectifs des impôts directs et des impôts indirects. Cela est d’autant moins nécessaire que le Parlement allemand n’est pas encore de ceux qu’on doive accuser de gaspiller les deniers publics. Il a jusqu’ici plutôt lutté pour la défense des contribuables contre les exigences croissantes de l’administration impériale.

Tous les revenus de l’Empire, sauf les contributions matriculaires des États particuliers, proviennent de ce qu’on appelle les impôts indirects. Si on met en regard de ces contributions les sommes qu’il rétrocède à ses confédérés du chef des impôts indirects, on constate que ceux-ci pourraient suffire à l’équilibre de son budget, s’il en conservait l’intégralité dans ses caisses. La constitution ne lui interdit d’ailleurs pas de s’attribuer des impôts directs, mais il n’a pas jusqu’ici fait usage de ce droit : il n’y a eu à cet égard de projets sérieux formulés que ceux d’une taxe militaire impériale proposée il y a quelques années, de droits de patente et d’un impôt sur le revenu distincts de ceux que prélèvent les États particuliers.

La gauche du Parlement et en particulier les démocrates socialistes (sozial-democraten) sont beaucoup moins hostiles que le reste de l’assemblée et que le gouvernement lui-même à l’établissement d’impôts directs et notamment d’un impôt, sur le revenu au profit de l’Empire. Ils ont marqué leur préférence à cet égard dans mainte circonstance ; tout en combattant les accroissemens de dépenses, qu’ils trouvent exagérés, ils aimeraient mieux, si la nécessité de nouvelles ressources était démontrée, les demander à la taxation directe, moins injuste à leurs yeux que les impôts de consommation. Le discours de Bebel en novembre 1893, lors de la discussion du projet d’impôt sur la fabrication du tabac, expose nettement cette manière de voir.

L’administration des finances impériales constitue une sorte de gestion de société, mais les recettes et les dépenses ne sont, pas toutes communes à l’ensemble des associés, et ne sont pas non plus proportionnellement réparties entre eux ; si les recettes ne suffisent pas aux dépenses, chacun des membres doit contribuer à combler le déficit ; enfin certaines recettes communes sont réparties entre les associés, mais entre ceux-là seuls sur le territoire de qui elles sont opérées par les soins de l’Empire. La politique de M. de Bismarck tendait à supprimer les contributions matriculaires, à augmenter les ressources de l’Empire, et à faire de celui-ci un auxiliaire pour les États particuliers, afin qu’il cessât de leur apparaître comme un créancier importun. Il appelait (séance du 22 novembre 1875) les contributions matriculaires une forme grossière d’impôt qui ne frappe pas le contribuable selon ses facultés, qui a pu servir d’expédient durant les années d’enfance de l’Empire, mais qui n’aide pas à en asseoir solidement les bases économiques. Dans le même discours, M. de Bismarck se déclarait partisan convaincu des impôts indirects et n’admettait comme impôt direct que celui sur le revenu, frappant les riches, sans se faire d’ailleurs illusion sur l’étendue des sommes qu’il est possible d’obtenir sous cette forme. Il voudrait supprimer les autres impôts directs, ou ne les laisser tout au plus subsister que dans les villes, comme taxes municipales, de façon à montrer aux ruraux ce qu’il en coûte de venir s’établir à l’abri des murailles, et à ralentir l’émigration des campagnes vers les centres urbains.

Douanes. — Au premier rang des ressources du budget impérial figurent les douanes, dont le produit pour 1894-95 est évalué à 350 millions. Au début, c’était à peine 100 millions qui entraient de ce chef dans les caisses du Trésor. Aussi n’est-ce pas seulement au développement naturel de l’activité commerciale qu’est due cette progression, mais avant tout au changement radical survenu il y a quinze ans dans la politique douanière de l’Allemagne, changement dont M. de Bismarck fut l’auteur le plus passionné et le plus énergique. Il apporta à cette œuvre toute l’ardeur d’un néophyte, car c’est un revirement complet que subirent en 1878 ses doctrines économiques, lorsqu’il trouva son chemin de Damas, aux applaudissemens des grands industriels et propriétaires allemands. Retiré pendant dix mois sous les ombrages de Friedrichsruhe, le rude lutteur y avait consacré de longues méditations aux questions commerciales et industrielles ; quand il rompit le silence où il s’était enfermé, ce fut pour annoncer à l’Allemagne attentive sa conversion à d’autres théories ou plutôt d’autres idées (car il nie la valeur de la théorie en ces matières) que celles auxquelles il était resté jusque-là attaché : il venait tout récemment encore de leur donner un gage éclatant de fidélité en abolissant, le 1er juin 1877, les droits d’entrée sur les fers. L’invasion des fers anglais qui inondèrent alors le pays souleva un tel concert de lamentations que le chancelier ne put y rester sourd. À ce moment naquirent ses premiers doutes sur les mérites de la politique libre-échangiste qu’il suivait depuis la conclusion du traité de commerce avec la France en 1862. Le 15 décembre 1878, il adressait de Friedrichsruhe au Conseil fédéral son mémoire sur l’ensemble de la réforme, dont il résumait ainsi les tendances : 1° diminution des impôts directs et augmentation des impôts indirects ; 2° retour au principe de la taxation de toute marchandise étrangère pénétrant sur le territoire de l’Empire ; 3° maintien ou élévation des droits protecteurs ; 4° révision des tarifs de chemins de fer.

Il allègue que l’ensemble des recettes de douanes ne représentait alors en Allemagne que 2 marks 83 centièmes par tête d’habitant, tandis qu’en France il donnait 4,88, en Angleterre 12,59, aux États-Unis 16,34. Il s’appuie, pour justifier les droits de douane, sur l’ancien système prussien et prétend frapper tout, sauf les matières premières nécessaires à l’industrie que l’Allemagne ne peut produire. Les droits seront gradués d’après la valeur des marchandises et le besoin qu’en auront les habitans : l’échelle n’est guère encore que de cinq à dix pour cent de la valeur. Rentré à Berlin au début de l’année 1879, il se prépare à la grande lutte qui s’annonce au Reichstag. Le discours du trône du 12 février 1879 contient une critique de la politique commerciale suivie par l’Allemagne depuis 1865 et l’annonce d’une évolution en sens opposé :

« Je considère, disait l’empereur, qu’il est de mon devoir de m’efforcer d’agir de façon que le marché allemand soit conservé à la production nationale dans la mesure compatible avec nos intérêts généraux. Il convient à cet effet que notre législation douanière se conforme de nouveau aux principes éprouvés sur lesquels le Zollverein a reposé pendant un demi-siècle et dont nous nous sommes écartés depuis 1865. Je ne saurais confesser que ce changement de notre politique douanière ait eu d’heureux résultats. »

Le plan de réformes soumis au Reichstag proposait à la fois des droits fiscaux et des droits protecteurs. Bluntschli, le célèbre professeur de Heidelherg, déclarait au printemps de 1879 (Deutsche Revue) qu’il fallait rendre l’Empire ; indépendant, faire cesser toutes les contributions matriculaires, et y arriver par l’élévation des impôts des douanes et de consommation, en particulier sur le tabac. Le mouvement était ainsi mené à la fois par les partisans de l’unité, désireux d’asseoir sur des bases définitives les finances impériales, et par les protectionnistes, qui ne manquèrent pas de rééditer les vieilles erreurs de la balance commerciale, de montrer l’Allemagne envahie par les produits étrangers, l’importation dépassant l’exportation de près d’un milliard. Les tableaux de la douane n’en continuèrent pas moins, après le vote des tarifs, d’enregistrer des différences dans le même sens : en 1891 encore, l’importation était de 4 403 millions contre une exportation de 3 340 millions de marks.

Le tarif voté le 12 juillet 1879 rétablit les droits sur les bois et les céréales supprimés depuis 1864, met un droit sur le pétrole, élève les droits sur le café, le vin, le riz, le thé, etc. ; il élève et généralise les droits sur le bétail, rétablit les droits sur les fers, supprimés deux ans auparavant augmente les droits d’entrée sur les tissus et sur beaucoup de marchandises, entre autres le tabac : en même temps la taxe interne sur cette plante est considérablement accrue. De 1881 à 1884 il ne fut pas apporté de modification à cet ordre de choses. Mais en 1885 les droits sur les céréales furent triplés, ceux sur les bois doublés, et beaucoup d’autres majorés dans des proportions diverses. En 1887 les droits sur les céréales montèrent encore une fois dans la proportion de trois à cinq.

Alors que le parti protectionniste se vantait d’avoir ainsi favorisé l’agriculture et l’industrie allemandes, les progressistes ne cessaient de reprocher aux droits élevés d’avoir renchéri la vie, provoqué les coalitions de producteurs indigènes, et amené les autres nations à élever des barrières douanières encore plus rigoureuses que celles de l’Allemagne. Ils ont obtenu une satisfaction partielle par la conclusion des traités de commerce qui, depuis cinq ans, marquent une nouvelle évolution, sinon radicale, du moins significative, dans la politique commerciale allemande. Dès l’automne de 1890, le chancelier de Caprivi négocia avec l’Autriche-Hongrie, puis avec l’Italie, la Suisse et la Belgique : la durée de ces traités, successivement ratifiés par le Reichstag en 1891 et en 1892, s’étend jusqu’au 1er février 1904 et embrasse ainsi une période assez longue pour que l’industrie et le commerce puissent entreprendre avec sécurité des opérations d’une certaine importance. Ils assurent aux contractais le bénéfice réciproque de la clause de la nation la plus favorisée : défendent d’élever au-delà de certaines limites les droits sur nombre de marchandises spécifiées ; accordent à d’autres l’entrée en franchise.

Le traité de commerce russo-allemand a été signé à Berlin le 5 février 1894. Il est valable pour dix ans. Il abaisse de moitié les droits sur les charbons, et les câbles électriques allemands. Les industries textile, sidérurgique et chimique bénéficient d’abaissemens inférieurs à cinquante pour cent, mais encore considérables ; enfin la clause du traitement de la nation la plus favorisée garantit aux industriels allemands qu’ils ne se trouveront pas sur le marché russe en état d’infériorité vis-à-vis de leurs concurrens étrangers. La Russie de son côté bénéficie des droits réduits accordés par l’Allemagne à l’Autriche-Hongrie, et avant tout de celui de 3 marks 50 par quintal de blé. Les agrariens protestèrent de toutes leurs forces, mais les industriels, les chambres de commerce et la majorité du pays saluèrent avec joie l’acte qui ouvrait des perspectives nouvelles à l’activité nationale. Le traité avec la Russie a été le plus remarqué de tous parce qu’en dehors de son importance économique, on a voulu lui attribuer une valeur politique, qu’il n’avait peut-être pas, du moins aux yeux des Russes.

Telle est l’esquisse rapide des fluctuations de la politique douanière de l’Allemagne depuis la constitution de l’Empire. Afin d’achever d’en bien comprendre la portée, il convient de dégager l’esprit général de ses tarifs.

La classification[5] des douanes allemandes est moins scientifique que la nôtre : elle ne comporte que 43 chapitres, rangés selon l’ordre alphabétique de leurs titres et subdivisés en 393 articles. Le tarif dénomme aussi peu d’objets que possible, et procède par catégories. Ses dispositions sont assez générales pour atteindre non seulement les produits existans, mais ceux qui viendraient à être créés ; chaque classe embrasse la série de transformations que peuvent subir les matières ou les catégories de matières qui y sont inscrites. Le tarif tient surtout compte de la destination de l’objet importé et de la quantité de travail qui y est incorporée. Il protège les industries de luxe nationales mieux que le tarif français, lequel, envisageant avant tout la matière dont les objets sont formés, permet l’entrée à bon marché des produits de l’industrie de faux luxe. A s’en tenir aux apparences, on pourrait croire le tarif français plus protecteur ; mais si on considère les droits qui reçoivent la plus fréquente application, on reconnaît que c’est l’échelle allemande qui est la plus élevée. Et cependant nos voisins ont su se faire une réputation relativement libérale, grâce à l’habileté avec laquelle leur tarif est construit.

Ils ont cherché avant tout à frapper les objets de grande consommation : ils mettront, par exemple, un droit d’entrée de seize francs par cent kilogrammes sur le sel marin, qui n’acquitte en France que cinq fois moins, soit trois francs trente : mais nous imposons le sel de quinine, dont les quantités sont peu de chose par rapport aux échanges du sel ordinaire, à quinze cents francs le quintal. Ces droits exorbitans ont donné mauvaise renommée au tarif français, dans lequel cependant plus de la moitié des articles est moins taxée que les articles similaires en Allemagne.

Mais la grande différence entre les deux pays consiste en ce que nous nous sommes imposé nous-mêmes à l’avance une limite infranchissable au-dessous de laquelle ne pourront jamais descendre nos concessions aux pays avec qui nous traiterons : celle de notre tarif général minimum. L’Allemagne au contraire a gardé sa pleine liberté d’action et en a profité pour conclure une série de traités de commerce, dans la rédaction desquels elle n’a été gênée par aucune loi préexistante. Quand un pays comme la Suisse refuse d’accepter notre tarif minimum, la rupture devient inévitable : elle est en effet survenue. On sait quel dommage elle cause à notre ; commerce et à notre industrie des transports. Les Allemands ont conclu une série de traités, dans la négociation desquels ils avaient tout d’abord cet avantage que l’autre partie ; ignorait la limite des concessions auxquelles ils consentiraient. Un négociateur français, par le l’ait, même qu’il ne peut aller au-delà du tarif minimum, mais qu’il est autorisé par la loi à l’accorder, n’a plus grand mérite à le faire ; sa diplomatie est réduite à se mouvoir dans des limites bien étroites, et n’a guère de chances d’obtenir plus que ce que la loi française elle-même exige en retour du tarif minimum, à savoir l’application des tarifs les plus réduits.

Les Allemands, dans les traités qu’ils ont signés avec l’Autriche-Hongrie, l’Italie, la Suisse et la Belgique, c’est-à-dire le groupe qui a bénéficié en premier lieu des dispositions nouvelles du gouvernement impérial, ont cherché avec beaucoup d’habileté à se concilier l’opinion de ces pays au moyen de concessions nombreuses, mais de médiocre importance, et à éluder le plus possible vis-à-vis de nous les effets de la clause de la nation la plus favorisée. Cette clause, inscrite dans le traité de Francfort, nous donne en effet le droit de réclamer pour nos produits tous les avantages consentis par l’Allemagne à une nation quelconque. Mais, grâce au vague de son tarif général et à la spécialisation minutieuse avec laquelle elle a eu soin de décrire un certain nombre des produits autrichiens, italiens, suisses ou belges auxquels elle accordait des diminutions de droits, nous ne pouvons pas nous en prévaloir, parce que nous ne lui envoyons pas d’articles exactement identiques.

Quel qu’ait été l’effet au point de vue des industries particulières de ces oscillations de la politique douanière de l’Allemagne, les recettes que l’Empire a encaissées de ce chef n’ont cessé de suivre jusque dans les derniers temps une marche ascendante ; elles fournissent encore, malgré un certain recul survenu depuis 1892, un chiffre plus que triple de celui qu’elles donnaient en 1874. Nous avons trouvé l’explication de cette progression dans la politique protectionniste, brusquement substituée à celle du libre échange ou des traités de commerce très libéraux d’autrefois. Si l’Allemagne a conclu de nouveau des arrangemens avec nombre de puissances, ses tarifs conventionnels restent encore élevés sur la plupart des articles.

Tabac. — Le second chapitre des recettes du budget impérial consiste en une maigre somme de 11 millions fournie par le tabac. Celui-ci n’a pas encore donné à l’Allemagne des ressources comparables à celles qu’en tirent d’autres pays, la France par exemple. Une faible taxe frappait autrefois les plants de tabac en Prusse. Elle fut, en 1867, étendue à un certain nombre d’autres États de la confédération. En 1879 intervint une transformation radicale qui remplaça l’impôt sur la plante par l’impôt sur la matière (Malertal Steuer). Les tendances particularistes et aussi les habitudes du public, accoutumé au bon marché de cette denrée, s’opposèrent dès lors à l’établissement du monopole, et même à l’impôt sur la fabrication qu’on essaie de nouveau d’introduire aujourd’hui.

La législation actuelle est une combinaison d’un impôt intérieur avec un droit de douane. L’impôt intérieur est établi d’après le poids ; il s’élève à 45 marks pour cent kilogrammes ; le propriétaire du sol est responsable. Il est tenu de déclarer les plantations faites, de les mesurer, de compter les feuilles et d’en évaluer le poids, de peser enfin le tabac une fois récolté et séché, le tout sous le contrôle de l’administration. La fabrication est en principe exempte de toute surveillance : l’impôt frappe le tabac lorsqu’il est vendu pour la première fois. Le droit d’entrée s’élève à 85 marks par cent kilogrammes pour le tabac en feuilles, 270 marks par cent kilogrammes de cigares ou cigarettes ; 180 marks pour les autres formes. Le produit de ces deux taxes s’élève à environ 55 millions par an, soit à peine un peu plus d’un mark par tête d’habitant. Un cinquième de ce total est fourni par la taxe interne dont le produit figure séparément au budget pour 11 millions. Le reste est confondu dans les droits de douane.

Un projet a été soumis au Reichstag le 11 janvier 1894 qui tendait à substituer à ce régime un impôt sur la fabrication, sous forme d’une taxe sur les factures, que tout fabricant serait tenu d’établir, et qui serviraient de base à l’assiette de l’impôt : celui-ci deviendrait ainsi proportionnel à la valeur des différens tabacs. Ce système constituerait, aux yeux de ses défenseurs, un progrès notable sur le mode actuel de perception qui fait payer ou avancer l’impôt par les planteurs, les fabricans et les négocians en tabac brut. Désormais le tabac ne serait frappé qu’au moment où il arrive au commerce de détail, ce qui n’entraînerait l’avance des droits au fisc que pour une période très courte. Cette combinaison permet d’élever les droits sans nuire à la culture indigène, en respectant la liberté de la fabrication et de la vente ; elle est empruntée aux États-Unis de l’Amérique du Nord, où des délégués allemands ont été en étudier le fonctionnement. Elle vient d’être reprise par le nouveau chancelier.

Le projet soumis au Reichstag le 26 janvier 1895 par le prince de Hohenlohe propose un droit de douane de 40 marks par cent kilogrammes de tabac en feuilles, 900 marks par quintal de cigares et cigarettes, 450 marks par quintal de tabac sous toute autre forme et un droit sur les tabacs fabriqués (tabak fabricate) à l’intérieur des frontières. Cette taxe serait prélevée sur le prix de vente à raison de vingt-cinq pour cent du prix des cigares et cigarettes et quarante pour cent du tabac à fumer, à priser et à chiquer. Le fabricant est responsable de l’impôt. Les planteurs sont tenus de faire connaître l’étendue de leurs ensemencemens au fisc. Les négocians en tabacs à l’état brut doivent déposer leurs marchandises dans des magasins généraux ou autres, dont une clef sera remise à l’administration. Les fabricans feront connaître les locaux dans lesquels ils exerceront leur industrie, tiendront une comptabilité exacte des entrées et des sorties de marchandises, établiront des factures pour toutes les livraisons à l’intérieur des frontières douanières. Le fisc suit donc la matière première depuis le jour où la semence est confiée à la terre ou depuis l’arrivée de la feuille de tabac de l’étranger jusqu’à ce que l’industriel ou négociant vende le produit fabriqué. Le gouvernement espère augmenter par ce système d’une trentaine de millions le revenu actuel du tabac : c’est encore peu à ses yeux. Si même le Reichstag adopte la proposition, il est probable que d’ici à peu d’années, au premier déficit sérieux du budget impérial, de nouvelles modifications seront proposées, en attendant que les idées de monopole aient fait leur chemin.

Sel et sucre. — Les droits sur le sucre et le sel sont rangés par les Allemands au nombre des impôts qui frappent les moyens d’existence (Lebensmittel-steuern). Le premier produit 76 et le second 43 millions. La consommation de sucre est d’environ dix kilogrammes et celle de sel de dix-huit kilogrammes par habitant.

La législation sucrière en vigueur date du 31 mai 1891 ; elle est appliquée depuis le 1er août 1892, et consiste en une taxe de consommation de dix-huit marks par quintal, pour l’acquit de laquelle un crédit de six mois est accordé. Jusqu’au 31 juillet 1897, il est encore boni lié des primes à l’exportation qui vont en décroissant à partir de 1895. Mais il est de nouveau question de revenir sur la loi de 1891 et de relever les primes à l’exportation, en prolongeant leur durée.

Alcool. — Les droits sur les boissons comprennent les taxes sur l’alcool et la bière. La constitution (art. 35) a formulé ici un programme qui n’est encore exécuté qu’à moitié, en invitant les États particuliers à s’entendre pour l’établissement d’une législation uniforme. Celle-ci n’existe que pour l’alcool, dont le produit a été notablement augmenté, et qui est frappé de deux taxes principales : l’une (maischbottich), établie d’après la capacité des cuves de fermentation, constitue un impôt sur le produit lui-même (material steuer) et ne produit que 17 millions, tandis que l’impôt sur la consommation (verbrauchsabgabe) atteint le produit fabriqué circulant et rapporte une centaine de millions. Ces impôts ne fonctionnaient pas également dans toutes les parties de l’Allemagne avant le 1er octobre 1887 : depuis lors ils sont perçus uniformément pour compte de l’Empire. Celui-ci rétrocède tout d’abord aux États particuliers quinze pour cent du produit brut de l’impôt de consommation perçu sur le territoire de chacun d’eux à titre de remboursement de leurs frais de perception. Le produit net est ensuite réparti entre eux à raison de leur population.

La taxe de consommation s’élève à soixante-dix marks par hectolitre, mais par une faveur spéciale (liebesgabe) inscrite dans la loi de 1887, deux millions d’hectolitres ne payent que cinquante marks. Ce contingent d’alcool à taxe réduite est réparti entre les différentes distilleries, tous les trois ans, à raison de leur production des trois années précédentes. L’impôt sur les cuves (maischbottich) est acquitté par les distilleries agricoles à raison d’un mark trente et un pfennig pour chaque hectolitre de capacité : elles payent en outre un droit supplémentaire de vingt marks par hectolitre d’alcool pur. Les distilleries agricoles sont celles qui brûlent exclusivement les grains et les pommes de terre, et qui emploient tous leurs résidus à nourrir leur bétail ou à fumer leurs terres. Enfin l’impôt sur les produits à distiller (Branntwein-materialsteuer) frappe les marcs, déchets de fruits et de brasseries, les vins de raisins et autres fruits destinés à la distillation : il ne produit qu’une somme insignifiante.

Comme pour le tabac, le gouvernement impérial a songé à établir le monopole de l’alcool, que la presque unanimité du Parlement a rejeté en 1886 ; un nouveau projet est en préparation qui aurait pour résultat, s’il était voté, de favoriser les distilleries agricoles au détriment des distilleries industrielles. Il propose un droit de brûlage (brennsteuer), progressif selon l’importance des établissemens.

Bière. — Les droits sur la bière, donnent 25 millions, qui pourraient, de l’avis général, fournir une somme plus considérable. On pensait qu’ils seraient augmentés en même temps que l’ont été ceux de l’alcool : mais jusqu’ici les résistances des États du Sud ont été les plus fortes. Le Reichstag estime que l’alcool étant surtaxé, il faut d’autant moins toucher à la bière. Les partisans de l’impôt répondent que doubler la taxe actuelle serait ajouter une fraction insensible au prix de chaque verre ; les plus audacieux insinuent qu’alors même que la consommation individuelle diminuerait légèrement, ce ne serait peut-être pas une calamité nationale : on les arrête bien vite en leur rappelant qu’il n’est pas permis au-delà du Rhin de plaisanter la liqueur divine qui est un des élémens de la vie germanique. C’est ici que les projets d’élévation d’impôt trouvent les résistances les plus violentes, appuyées sur un sentiment populaire dont aucun ministre des finances, pas même un chancelier de fer, ne saurait méconnaître la puissance. L’impôt sur la bière n’est prélevé pour compte de l’Empire que dans l’Allemagne du Nord et la Hesse. En Bavière, Wurtemberg, Bade et Alsace, la taxe est perçue pour compte des États particuliers, qui, en compensation, versent à la caisse de l’Empire une contribution correspondant à ce que l’impôt produit par tête d’habitant dans le Nord.

Ce système est avantageux aux États du Sud qui paient d’après la consommation moyenne du Nord, alors que la leur est beaucoup plus forte : 220 litres par tête en Bavière au lieu de 87. On a cherché le moyen de faire disparaître cette inégalité ; on ne saurait y remédier en établissant un impôt impérial sur la bière, parce que cette taxation fait partie de ce qu’on appelle les droits réservés aux États du Sud (reservatrechte) ; on pourrait seulement faire contribuer ceux-ci en raison île leur consommation réelle, au lieu de la calculer par analogie avec celle du Nord.

La taxe actuelle est de quatre marks par quintal de malt. Le prince de Bismarck, dans un curieux discours du 28 mars 1881, essaya de la faire relever, en assurant que la bière était moins nécessaire à l’ouvrier qu’elle alourdit, que l’eau-de-vie qui le stimule ; il fit une peinture humoristique de l’honnête Allemand qui, lorsqu’il a bu sa chope du matin, puis celle du soir, en lisant les journaux et en fumant sa pipe, croit avoir gagné sa journée. Ce qui n’empêcha pas le même Bismarck, six ans plus tard, de quintupler les droits sur l’alcool. D’autre part, les droits sur la bière, sans être augmentés, n’ont cessé de procurer au budget des ressources croissantes ; en même temps le nombre des brasseries diminuait, les grandes fabriques se substituant de plus en plus aux petites. Beaucoup de communes perçoivent des centimes sur cet impôt.

Vin. — L’impôt sur le vin n’existe pas pour l’Empire et n’est pas facile à établir en sa faveur. Certains États de l’Allemagne en tirent un revenu considérable ; d’autres, comme la Bavière ou la Prusse, ne l’ont jamais connu ou bien l’ont supprimé, après l’avoir perçu. Les traités de commerce ont abaissé les droits d’entrée sur les vins, ce qui se concilierait mal avec un relèvement de l’impôt. Peut-être l’Empire pourrait-il se borner à prélever celui-ci sur certaines catégories, comme les vins mousseux ou fabriqués, ou simplement sur les vins en bouteilles ; mais il est peu probable qu’il obtienne ainsi plus d’une dizaine de millions. Aussi préférerait-il établir une taxe sur les débitans (reichsschanksteuer) qui, à raison de un mark par tête d’habitant, produirait une cinquantaine de millions. Les débits seraient taxés en raison de leur vente moyenne.

La commission des impôts a aussi songé à rétablir l’impôt du vin sur les mêmes bases que celui du tabac, c’est-à-dire proportionnellement aux factures, à partir d’un certain prix. Ce serait une sorte d’impôt de circulation prélevé lors de l’expédition du liquide : la grande difficulté est de fixer la valeur initiale à laquelle il commencerait à s’appliquer.

Timbre. — Le chapitre des recettes intitulé droits de timbre impériaux (reichstempelabgaben) comprend le timbre sur les cartes à jouer, qui produit un million et quart, le timbre des effets de commerce, qui, à raison d’un demi pour mille du montant des traites, donne six millions, le droit de statistique qui s’élève à 600 000 marks, et les impôts de bourse ; ces derniers, c’est-à-dire le timbre des titres et l’impôt des transactions, fournissent près de 25 millions, que l’Empire répartit entre les États confédérés à raison de leur population. C’est en 1881 que fut établi, pour la première fois, un impôt sur les valeurs mobilières à raison d’un demi pour cent sur les actions, deux pour mille sur les obligations étrangères, un pour mille sur les obligations indigènes : les rentes de l’Empire et des États confédérés restaient libres de toute taxe. Mais ce n’était qu’un commencement. Les déclamations incessantes des agrariens, désireux de « saigner » plus vigoureusement la Bourse, amenèrent l’augmentation de ces droits et l’établissement d’un impôt sur les transactions (umsatzsteuer). Le principe de ce dernier est de frapper les opérations d’achat et de vente de titres, et aussi de marchandises lorsqu’elles se négocient à terme ; de fixe qu’il était d’abord, il est devenu proportionnel au montant des bordereaux.

La loi du 27 avril 1894 élève les droits de timbrage des titres comme suit : un pour cent sur les actions indigènes, un et demi pour cent sur les actions étrangères, quatre pour mille sur les rentes et obligations indigènes, six pour mille sur les rentes et obligations étrangères, un pour mille sur les obligations communales indigènes au porteur émises en vertu d’une loi, deux pour mille sur les obligations indigènes au porteur émises en vertu d’une loi par des associations de propriétaires, de crédits fonciers ou des entreprises de transport. D’autre part, la même loi fixe l’impôt sur les transactions d’après les bases suivantes : sont frappées du droit d’un cinquième par mille, les opérations d’achat de monnaies, billets de banque et titres ; de deux cinquièmes par mille les opérations à terme en marchandises. Les lots paient dix pour cent.

Ce tarif constitue une augmentation énorme par rapport aux taux en vigueur jusque-là. Malgré le ralentissement des affaires qu’il a causé, il donne au trésor des rentrées supérieures à celles de la période immédiatement antérieure.

Postes, télégraphes, chemins de fer. — Le produit des postes et télégraphes qui figure au budget pour 28 millions, n’appelle aucune observation spéciale, non plus que celui des chemins de fer qui s’élève à 23 millions. Ces deux sommes constituent des produits nets, c’est-à-dire la différence entre les recettes brutes et les frais d’exploitation de ces administrations. Les postes et télégraphes s’étendent à toute l’Allemagne et comprennent l’ensemble de ce service sur l’intégralité du territoire, sauf la Bavière et le Wurtemberg, tandis que l’Empire ne possède d’autres chemins-de fer que ceux d’Alsace-Lorraine : la plus grande partie des voies ferrées sont restées en la possession des États confédérés.

Banque. — L’article « banque » figure aux recettes de l’Empire pour 7 millions de marks. Il est constitué presque entièrement, sauf une faible taxe perçue sur la circulation des billets au-delà d’une certaine limite, par la redevance que verse la Banque de l’Empire à titre de partage des bénéfices. Cet établissement a inauguré son activité le 1er janvier 1876, se substituant à cette date à l’ancienne Banque de Prusse, et commençant aussitôt son rôle de régulateur de la circulation, que la loi constitutive du 14 mars 1875 définit ainsi : « Sous le titre de Reichsbank, est créée une banque placée sous la direction et la surveillance de l’Empire ; sa mission est de régler la circulation monétaire sur toute l’étendue du territoire, de faciliter la compensation des paiemens et de rendre productifs les capitaux disponibles. »

Ici comme en matière politique, il a fallu tenir compte de l’organisation particulariste ; l’unité d’émission n’a pas été votée. Dix-sept banques, aujourd’hui réduites à huit, conservèrent le droit d’émettre des billets. Mais leur importance à ce point de vue ne cesse de décroître, tandis que la circulation de la Reichsbank prend une place de plus en plus grande ; ses billets sont évidemment destinés à finir par être la seule monnaie de papier du pays. Celles-ci sont limitées dans leur expansion et peuvent même se voir retirer par le gouvernement leur privilège d’émission. En 1893, la circulation moyenne de la Banque impériale s’est élevée à 985 millions et celle de l’ensemble des huit autres à 173 millions. Parmi ces dernières, il en est, comme la banque de Breslau et celle de Brunswick, dont la circulation ne dépasse pas deux millions de reichsmarks.

L’organisation de la Banque de l’Empire est un mélange remarquable de tendances opposées en apparence : le capital de 120 millions a été fourni par des actionnaires particuliers ; des prescriptions sévères règlent la circulation des billets et défendent qu’ils ne dépassent l’encaisse et le portefeuille de plus d’une certaine quantité fixe ; une séparation aussi nette que possible est établie entre ses affaires et le budget général de l’Etat, en même temps que la surveillance de l’établissement est confiée au chancelier de l’Empire assisté de trois autres curateurs, et sa gestion à un directoire nommé par le gouvernement. Les employés à tous les degrés sont considérés comme des fonctionnaires plutôt que comme des serviteurs de la Banque, dont ils n’ont pas le droit de posséder une seule action. En dehors de l’assemblée générale, les actionnaires n’exercent d’influence sur la conduite des affaires que par l’intermédiaire d’une commission centrale nommée par eux ; cette commission assiste la direction dans ses travaux quotidiens et donne son opinion dans un certain nombre de cas prévus par les statuts. L’Etat a droit à la moitié de la réserve et prélève une part notable des bénéfices réglée comme suit : Aussitôt que les actionnaires ont reçu 3 1/2 pour 100 de leur capital, l’Empire partage l’excédent jusqu’à, ce que les actionnaires aient touché 6 pour 100 ; au-delà de 6 pour 100, les trois quarts des bénéfices lui appartiennent. Il a reçu ainsi plus de 30 millions de reichsmarks depuis 1870 ; en 1892, sa part a été de 4 342 000 marks, alors que les actionnaires n’en ont reçu que 3 457 000.

Il faut reconnaître que l’Empire allemand n’a pas jusqu’ici fait un mauvais usage des pouvoirs si considérables que la loi lui confère dans l’administration de la Banque ; il en a respecté les statuts et n’en a pas mis le crédit à contribution pour ses propres besoins. Il est vrai qu’il ne s’est pas encore écoulé vingt ans depuis la fondation de l’établissement : cette période de paix extérieure n’a pas donné au jeune Empire l’occasion de montrer s’il échapperait à la nécessité, où tous les États européens se sont trouvés acculés à un moment donné de leur histoire, de recourir à l’aide de leurs banques d’émission, fondées parfois uniquement pour venir au secours des finances publiques. L’actif est vierge de toute créance sur le trésor. Le billet n’a pas cours légal : la loi organique a pris soin d’exprimer « qu’il n’existe pas d’obligation d’accepter des billets de banque pour les paiemens qui sont légalement exigibles en espèces, et qu’une telle obligation ne peut pas non plus être établie par la législation d’un pays à l’égard des caisses de l’Etat. »

Aussi longtemps que l’Allemagne respectera les barrières qu’elle s’est opposées à elle-même, la Reichsbank continuera à jouir du crédit qu’elle a aujourd’hui, et son billet, que nul n’est tenu d’accepter, à circuler à l’égal des espèces. Elle rend des services considérables au pays par les comptes de virement, grâce auxquels les affaires se règlent sans frais entre la plupart des villes. Elle fournit un appoint qui n’est pas sans importance au budget des recettes par le partage des bénéfices ; le prélèvement de l’Empire, augmenté dès 1890, lors du premier renouvellement du privilège prolongé alors jusqu’en 1900, sera peut-être grossi encore à cette époque. Ce sera le prix que le gouvernement essaiera d’obtenir contre une nouvelle prorogation.

Depuis plusieurs années, la Reichsbank, suivant en cela le sort de son aînée la Banque de France, voit ses bénéfices décroître en même temps que l’importance de ses transactions augmente. Elle aussi tend à devenir avant tout une serre de métaux précieux et une chambre de compensation ; son encaisse atteint un milliard de reichsmarks, dont les trois quarts à peu près en or, alors que sa circulation ne dépasse guère cette somme. Le chiffre de ses viremens est de 42 milliards à l’entrée et autant à la sortie. Si son portefeuille n’a pas décru comme celui de la Banque de France, c’est qu’elle a la faculté d’acheter du papier à un taux d’escompte inférieur à son taux officiel, tandis que chez nous toutes les opérations doivent se faire au prix uniforme.

Les Allemands n’ont pas encore songé, et il faut les en féliciter, à user du crédit de leur Banque pour faire consentir des avances au ministère des finances, pour escompter les bons du gouvernement ou pour immobiliser des rentes nationales. Ils trouveraient donc en elle, au jour du danger, un instrument d’autant meilleur qu’ils n’y auraient pas eu recours en temps de paix. Les seuls services que la Reichsbank rend à l’Etat sont d’un ordre administratif ; elle paye les intérêts de la dette impériale ; elle acquitte les dépenses et recueille les recettes de la Caisse supérieure de l’Empire, mais seulement pour les opérations du trésor, de la justice et de l’intérieur à Berlin : les affaires étrangères, les postes, la guerre et la marine ont leurs caissiers spéciaux. Dans ses 200 succursales, elle encaisse les recettes locales et acquitte les dépenses effectuées sur toute la surface du territoire, pour compte de l’Empire allemand et de la monarchie prussienne. Les trésors impérial et royal ont à cet effet chez elle des comptes courans dont la seule condition est de rester constamment créditeurs d’au moins dix millions de marks. Au point de vue des finances publiques, la Banque de l’Empire allemand réalise l’idéal, en ce sens que son actif ne comporte aucune créance sur l’Etat, et qu’elle paye à celui-ci un prix très élevé, qu’on peut presque considérer comme un maximum, en échange du privilège qu’il lui a concédé pour une courte période.

Contributions matriculaires. — Le dernier chapitre des recettes sur lequel nous ayons à nous arrêter est celui des contributions matriculaires, qui figurent au budget pour près de 400 millions. Elles se compensent, jusqu’à concurrence de 356 millions, avec les sommes que l’Empire a virées l’an dernier au crédit des États particuliers. Celles-ci, nous l’avons indiqué au cours de notre étude, proviennent soit de l’excédent des recettes douanières que perçoit l’Empire et qu’il n’est autorisé à conserver dans sa caisse que jusqu’à concurrence d’une somme déterminée ; soit d’impôts tels que le droit sur l’alcool, les taxes boursières, qu’il répartit entre les confédérés au prorata de la population. Le chiffre d’habitans détermine seul cette attribution, tandis que les contributions matriculaires s’établissent d’après des principes plus compliqués : elles ne dépendent pas seulement de la population, mais du fait qu’un État appartient ou n’appartient pas à telle ou telle union fiscale, comme la poste, le télégraphe, la brasserie. Ceux qui en font partie payent moins que ceux qui ne s’y sont pas ralliés, puisque l’Empire fait sur leur territoire des recettes dont la source lui est fermée dans le second cas. Il existe donc des contributions matriculaires générales auxquelles tous les États concourent également en raison du nombre de leurs habitans, et des contributions matriculaires spéciales à certains d’entre eux. Ces dernières se calculent d’après la moyenne des recettes perçues sur le territoire restreint des unions fiscales auxquelles ces États n’appartiennent pas ; elles constituent l’équivalent présumé de ce que l’Empire percevrait à l’intérieur de leurs frontières s’ils y étaient affiliés. Cette complication est un héritage de l’ancienne union douanière (Zollverein) qui constituait une sorte de société en participation, héritière en partie de la vieille Confédération germanique. Elle amène une instabilité et une incertitude dont nous avons déjà fait ressortir les inconvéniens. D’autre part les États particuliers protestent chaque fois que l’Empire leur réclame des sommes supérieures à celles qu’il leur verse. Parmi eux la Prusse ne cesse de faire entendre sa voix irritée. Voici ce qu’écrivait le 25 avril 1894, à la fin d’un rapport remarquable sur la situation financière, le docteur Sattler, député à la Chambre, dont les idées ont d’autant plus de poids qu’il exprime les idées du ministre Miquel :

« La question des rapports financiers futurs de la Prusse avec l’Empire est de la plus haute gravité. La Prusse a le droit d’exiger que celui-ci non seulement pourvoie à ses dépenses sans exiger d’elle une contribution matriculaire supérieure à ses viremens, mais qu’il s’occupe en outre de lui verser un subside du chef des nouveaux impôts qu’il a été autorisé à percevoir. La Prusse a un intérêt vital à ce que l’Empire ne continue pas à s’attribuer une partie des recettes propres des États particuliers, de façon à les empocher d’avoir des budgets en équilibre. Ce n’est pas à la Chambre prussienne à décider de quelle façon l’Empire y parviendra ; mais elle a le droit et le devoir d’affirmer que l’État prussien veut et doit être protégé contre les exigences croissantes de l’Empire. » La constitution a eu beau inscrire dans son article 70 le droit pour le chancelier de fixer, jusqu’à concurrence des besoins du budget, la contribution imposée à chacun des États de la confédération : ceux-ci ne supportent qu’avec impatience ce joug financier et protestent contre les appels faits à leur bourse. Comme, d’autre part, une opposition véhémente s’élève chaque fois qu’il s’agit d’établir un impôt nouveau au profit de l’Empire, ou d’augmenter le taux de ceux qui existent déjà, la tâche du ministère impérial n’est pas toujours des plus aisées.

Tel est l’ensemble des dépenses et revenus du budget allemand. Il serait intéressant de juxtaposer à ce tableau celui du budget prussien, dont la contexture est toute différente, puisque d’une part les dépenses militaires n’y tiennent pas de place, et que, d’un autre côté, les impôts directs y forment une partie notable des ressources. Il a été considérablement remanié depuis la grande ; réforme qui réduisit l’impôt foncier, lequel ne figure plus aux recettes que pour 80 millions, dont moitié fournie par la terre et moitié par la propriété bâtie, et modifia l’assiette de l’impôt sur le revenu en dégrevant les petits contribuables. Celui-ci donne 86 millions et les patentes 25. Si dans le budget prussien on défalque des diverses natures de revenus les frais de perception, on trouve que 27 1/2 pour cent de ses recettes nettes sont fournis par les impôts directs, 8 pour cent par les impôts indirects et diverses redevances, et 64 1/2 pour cent par les produits nets des exploitations d’État et du domaine public (usines, forêts, mines, loterie, monnaie, chemins de fer, etc.). Les dépenses se répartissent comme suit : 45 pour cent, frais d’administration ; 40 pour cent, service de la dette ; 15 pour cent, subventions aux provinces à l’Empire, aux apanages, etc. La proportion considérable des revenus patrimoniaux est frappante : les revenus des chemins de fer à eux seuls équilibrent plus de la moitié des charges. Une analyse détaillée nous entraînerait en dehors du cadre que nous nous sommes fixé. Nous nous bornons à insister encore une fois sur ce que nous avons dit au début, à savoir que le budget impérial ne représente qu’une partie de celui de l’Allemagne.


IV

En étudiant les finances de l’Empire, on arrive à la conclusion que les ressources permanentes devraient être augmentées d’environ 200 millions par an, pour écarter les perspectives d’emprunts nouveaux. Ceux-ci se sont élevés, en effet, dans la dernière décade, à une moyenne annuelle de 154 millions, et c’est être modéré que de prévoir un besoin régulier d’une cinquantaine de millions au-delà des chiffres antérieurs pour les dépenses militaires, les assurances ouvrières et les services généraux de l’Empire. Un fonds d’amortissement d’un pour cent serait aussi désirable.

Il est juste, toutefois, de rappeler les motifs d’ordres divers qui ont fait contracter les emprunts. Ils n’ont pas toujours été émis sous le coup de nécessités urgentes, ni parce que les budgets n’auraient pu, à la rigueur, être équilibrés autrement. Les hommes d’État qui présidaient aux destinées du jeune Empire ont pu trouver un certain intérêt à mettre sa signature en circulation, à la faire connaître et apprécier dans les grands centres financiers, de façon à y avoir des marchés établis pour ses rentes en vue des émissions aux heures difficiles. D’autre part, ils ont cru politique de mécontenter le moins possible les États confédérés par des surcharges d’impôts, c’est-à-dire l’augmentation des contributions matriculaires, et ils ont rangé, chaque année, au nombre des dépenses « ne devant pas se renouveler » certains besoins qu’ils savaient destinés à se reproduire régulièrement : de là ces recours constans au crédit.

Contrairement au programme d’équilibre par l’impôt, qui paraît le seul sage aux Allemands préoccupés de la solidité de leurs finances, les budgets ne cessent donc de présenter des dépenses, soi-disant extraordinaires, qui sont couvertes par l’emprunt et devraient l’être par des rentrées normales. Les finances impériales devraient être fortifiées par l’octroi de ressources propres, et non par des contributions des États particuliers. Celles-ci devraient être limitées à des sommes fixes, aussi bien que les montans annuels que leur rétrocède l’Empire, de façon à éviter des surprises aussi désagréables que celles du budget de 1893-1894, dont le projet était en équilibre, mais qui a donné lieu, en fin de compte, à la perception de 23 millions de contributions matriculaires. La logique devrait conduire à la suppression totale et de ces dernières et des rétrocessions de l’Empire aux États.

Dans quelle direction convient-il de rechercher des augmentations de ressources pour l’Empire ? Bien qu’il n’ait, jusqu’ici, prélevé que des impôts indirects, la constitution ne lui impose aucune restriction à cet égard. Mais, si aucun texte ne l’empêche d’établir des impôts directs, en fait, il parait disposé à laisser ceux-ci aux États particuliers, qui ont eux-mêmes une tendance à en abandonner aux communes bipartie que les Allemands nomment les impôts directs réels (objektsteuern), par opposition aux impôts directs personnels ; tel est notamment le cas de la Prusse, qui a opéré en ce sens sa dernière révolution fiscale. Toutefois, en s’adressant aux impôts indirects, il convient de prendre garde qu’un certain nombre d’entre eux sont déjà perçus au profit des États particuliers et qu’on ne saurait y toucher sans porter atteinte à leurs recettes ou sans surcharger les contribuables d’une façon excessive : il est nécessaire en même temps de prévoir les objections de ceux qui reprochent à l’impôt indirect de frapper inégalement les citoyens et d’épargner le riche en accablant le pauvre ; enfin le Parlement perdait presque toute son action sur un budget alimenté exclusivement par cette source.

Ces finances, qui ne sont pas encore établies sur des bases définitives, ne sont que la conséquence de l’organisation politique allemande. Une fédération qui comprend vingt-six États d’une importance tout à fait disproportionnée les uns par rapport aux autres, ne sera sans doute pas éternelle. Sauf la Bavière, la Saxe, le Wurtemberg, le grand-duché de Bade ; sauf surtout l’Alsace-Lorraine dont les résistances à l’unification seront énergiques, on est presque tenté de sourire en lisant l’énumération des principautés qui figurent, à côté de la Prusse, avec des attributions égales à celles de cette puissante monarchie. Les privilèges financiers que chacun des membres de la confédération a conservés et les droits conférés à l’Empire portent les uns et les autres la marque des étapes successives de leur développement historique ; on y reconnaît la trace des concessions faites à l’esprit particulariste à côté de l’action grandissante du pouvoir central. A quoi bon ces rétrocessions faites par l’Empire aux États particuliers, puisqu’il leur demande à son tour des contributions matriculaires ? Ne serait-il pas beaucoup plus simple que l’Empire gardât pour lui des recettes égales à ses dépenses et n’exigeât point de contingens de confédérés ? S’il ne se sent pas encore en possession de ressources suffisantes pour renoncer à leur concours, rien ne s’oppose à ce qu’il conserve le droit, un exercice une fois clos, de réclamer d’eux un versement qui serait alors imputé sur leurs budgets de l’année suivante. Ce système aurait, entre autres avantages, celui de faire cesser l’incertitude qui pèse actuellement sur le budget de chaque État particulier : nul ne sait à l’avance combien il aura à payer à l’Empire, ni ce qu’il recevra de lui. Les fluctuations les plus diverses n’ont pas cessé de se produire à cet égard : en 1890-1891, par exemple, les viremens (Ueberweisimgen) au crédit des États particuliers ont été de 378 millions, alors qu’ils n’ont versé que 312 millions à l’Empire. Celui-ci, au contraire, leur a réclamé 397 millions en 1894-1895 et ne leur a remis que 355 millions.

La question de savoir quand ce système de comptabilité disparaîtra est plus politique que financière. L’un des futurs chanceliers de l’Empire, successeur à venir du prince de Bismarck, aura-t-il l’énergie nécessaire pour imposer ce changement ? C’est ce qu’il est difficile d’affirmer aujourd’hui. Mais ce qu’un observateur impartial ne saurait nier, c’est que cette complexité et cette incertitude sont des vices de forme plutôt que de fond. Les finances allemandes ont jusqu’ici été menées avec sagesse ; et les traditions de la vieille parcimonie prussienne paraissent dans une certaine mesure s’être maintenues dans l’administration nouvelle. Il est vrai que ses débuts ont été faciles. Bien que des affirmations téméraires aient été jusqu’à plaindre nos voisins d’avoir reçu nos cinq milliards, ce flot d’or, qui a pu provoquer quelques excès de spéculation, n’en a pas moins permis à l’Allemagne d’opérer sa réforme monétaire, d’amortir ses dépenses de la campagne de 1870-1871, de former un trésor de guerre et de constituer des fonds tels que celui des invalides, des fortifications, etc., qui assurent pour de longues années la dotation de certains services. Malgré cela, la dette impériale a suivi depuis quelque temps une progression qui, si elle devait se maintenir, modifierait cette appréciation favorable.

Nous n’avons pas à juger ici la politique commerciale de l’Allemagne. L’univers est emporté par un torrent de protectionnisme qui marque étrangement la fin du XIXe siècle et coïncide d’ailleurs avec un recul général des idées libérales dans le monde. Les tarifs allemands, quoique parfois moins élevés en apparence que les nôtres, sont prohibitifs pour certaines marchandises. Les droits perçus à l’importation constituent une des grosses ressources du budget : la politique douanière s’est mise ainsi d’accord avec les intérêts du fisc, qui ne lâche pas aisément des recettes une fois entrées dans son domaine. Les seuls impôts qui pourraient procurer à l’Allemagne des revenus assez considérables pour lui faire un jour réduire ses tarifs douaniers seraient ceux du tabac et de l’alcool. On a vu quelles difficultés rencontre le gouvernement chaque fois qu’il veut leur demander plus qu’il n’en retire aujourd’hui. La bière pourrait aussi donner un supplément de recettes. Mais une opposition formidable ferait sans doute, avec plus de succès encore, échec aux attaques qui viseraient la boisson populaire.

Il faut rendre aux Allemands cette justice qu’ils n’aiment pas à payer l’impôt. M. de Bismarck, dans un discours célèbre, déplorait cet entêtement de ses compatriotes et leur citait en exemple les admirables contribuables d’outre-Vosges qui ne se lassent jamais de répondre aux appels du percepteur. Nous nous passerions du compliment ; mais il faut avouer que nous le méritons. Un ministre des finances français à qui on dirait que le tabac rapporte 64 millions et l’alcool 147 millions de francs dans un pays qui compte cinquante millions de consommateurs, renverrait à son budget établi pour moins de quarante millions d’hommes et montrerait avec orgueil les 375 millions que lui donne la vente des tabacs, les 410 millions qu’il perçoit sur les vins et l’alcool. La bière, à elle seule, rapporte presque autant au lise français qu’à l’Allemagne, alors que la quantité consommée y est peut-être vingt fois ce qu’elle est chez nous.

Il y aurait d’amples moissons à faire de l’autre côté du Rhin pour celui qui voudrait ou pourrait y appliquer nos tarifs. Nous ne prétendons point que ce soit chose aisée. Mais nous en concluons que la matière imposable, si elle est réfractaire, présenterait du moins des ressources sérieuses en cas de nécessité. Rien encore dans le budget allemand n’indique une surcharge excessive. Le point noir est l’infiltration rapide du socialisme d’Etat, qui fait inscrire tous les ans des sommes plus considérables pour les versemens aux caisses d’assurances : en quatre ans elles ont passé pour l’Empire de six à quatorze millions. Ce dernier chiffre ne serait pas bien effrayant, s’il ne marquait le début d’une progression que tout fait présager rapide. Il n’est pas aisé d’évaluer les sommes que les budgets futurs auront à fournir de ce chef, si même la législation actuelle n’est pas modifiée, et il est plutôt vraisemblable qu’elle le sera dans un sens qui imposera à l’Etat des charges croissantes. C’est de ce côté autant que vers les dépenses de la guerre et de la marine qu’il faut tourner les yeux pour essayer de prévoir la marche à venir des budgets allemands. L’impartialité nous oblige à déclarer qu’ils nous paraissent de force à supporter des assauts répétés. Il est vrai que dans aucun pays du monde, sauf peut-être en Australie et en Nouvelle-Zélande, le socialisme n’est aussi puissant que chez nos voisins. Nous ne savons ce qu’il fera d’eux au point de vue politique : nous ne pouvons que constater la solidité de l’organisme financier auquel il s’attaque.


RAPHAEL-GEORGES LEVY.

  1. Le mark ou reichsmark vaut 1 fr. 25 environ. Toutes les sommes énoncées au cours du présent article seront exprimées, sauf indication contraire, en reichsmarks.
  2. Le pfennig est le centième du reichsmark et vaut donc un centime et quart.
  3. Le cercle est une division administrative allemande.
  4. Cette commission des Dettes (Reichsschulden-Commission) ne doit pas être confondue avec la commission du budget. Composée de peu de membres, elle n’a d’autre fonction que de contrôler les élémens du patrimoine impérial.
  5. Elle a été fort bien exposée dans un article de M. Ch. Dupuy, paru le 15 janvier 1894, dans les Annales de l’École des sciences politiques.