Les Finances égyptiennes

Les Finances égyptiennes
Revue des Deux Mondes4e période, tome 151 (p. 562-595).
LES
FINANCES ÉGYPTIENNES

Il est plus aisé de commettre une faute que d’en réparer les conséquences. Nous avons abandonné l’Égypte en 1882, alors qu’il était si simple d’y débarquer quelques marins et d’affirmer nos droits, presque séculaires, au protectorat du pays. L’Angleterre a eu, ce jour-là, plus de volonté que nous ; depuis seize ans, elle occupe la vallée du Nil et n’a rien épargné pour y asseoir son influence. L’Europe, en partie indifférente, en partie favorable, assiste, sans bouger, au progrès des événemens. Nous protestons, mais en vain la plupart du temps, chaque fois que le cabinet de Saint-James fait un nouveau pas en avant et enlève au Khédive et à son gouvernement un autre lambeau de ce qui leur reste d’indépendance apparente et d’autonomie. Il est un terrain, cependant, sur lequel la conquête anglaise rencontre des obstacles sérieux : c’est celui des finances. Une organisation internationale, résultat d’interventions successives de diverses puissances, a été consacrée ici par des actes diplomatiques, dont il est difficile de méconnaître la valeur et de violer les articles. La patiente Albion n’en essaie pas moins de dénouer silencieusement la trame d’une chaîne tissée par l’Europe et de rendre peu à peu illusoire le contrôle financier encore exercé à ses côtés par la France, la Russie, l’Allemagne, l’Autriche et l’Italie. Ses efforts ont paru redoubler en l’année 1898, au cours de laquelle elle a pris une série de mesures ou encouragé la fondation de plusieurs entreprises destinées à préparer la suppression de plusieurs des administrations internationales établies en Égypte. Enhardie par le succès, elle laisse entrevoir l’approche de coups plus décisifs encore : des rumeurs vagues, des campagnes de presse, avant-courrières d’actes audacieux, préparent l’opinion à une mainmise sur certains gages attribués aux créanciers du pays. Le moment n’a jamais été plus grave depuis la bataille de Tell-el-Kébir. Pour être prêts à résister à des tentatives illégales, il faut connaître les bases de l’organisation financière actuelle de l’Égypte. Mais celle-ci ne peut être bien comprise et jugée qu’à la lumière de l’histoire : il convient donc d’en faire précéder l’étude de celle des phases diverses qu’elle a traversées depuis les conventions de 1841, qui réglèrent à nouveau les rapports de l’Égypte avec la Turquie. Les règnes de Saïd, Ismaïl, Tewfik et Abbas, le souverain actuel, pourraient servir à établir les chapitres de notre récit. Mais, puisque nous le bornons aux événemens financiers, il est plus logique de le diviser selon les époques qui correspondent à des régimes nettement différens : période antérieure à toute intervention européenne ; contrôle anglo-français et commencement d’administration internationale, jusqu’à la déposition d’Ismaïl en 1879 ; régime international réorganisé à la suite de la loi de liquidation de 1880 ; occupation anglaise depuis 1882.


I. — PREMIÈRE PÉRIODE (1841-1876)

Le hatti-chérif du Sultan, notifié le 10 juin 1841, avait assuré la souveraineté de l’Égypte et des contrées du Nil supérieur à la descendance mâle de Mehemet-Ali, par ordre de primogéniture. Les traités qui liaient la Porte aux autres puissances étaient également valables pour l’Égypte. Les lois administratives du pays se rattachaient à celles de l’empire ottoman. Les impôts étaient levés au nom et avec l’autorisation du Sultan, qui percevait un tribut annuel, provisoirement fixé au tiers des revenus. Les monnaies égyptiennes devaient être frappées au même titre et d’après les mêmes divisions que les pièces turques. Aujourd’hui, au contraire, l’Égypte a sa monnaie spéciale, dont l’unité est la livre égyptienne, valant 25 francs 62 centimes, soit fr. 40 environ de plus que la livre sterling anglaise. Mehemet-Ali ayant perdu l’usage de ses facultés, la Porte reconnut, en juillet 1848, comme son successeur Ibrahim-Pacha, son (ils adoptif ; mais celui-ci disparut dès novembre ; et, en janvier 1849, Abbas-Pacha, petit-fils de Mehemet-Ali par sa mère, fut installé en qualité de souverain. Mehemet-Ali cessa de vivre le 2 août 1849.

Lorsque le violent et farouche Abbas-Pacha mourut à son tour dans sa retraite de Benha, il laissait à son fils El-Hami-Pacha une fortune mobilière de plus de 80 millions de francs, sans parler d’immenses propriétés territoriales. Mais celui-ci, en moins de deux ans. gaspilla ces trésors et mourut presque insolvable. Saïd-Pacha, qui prit le pouvoir le 14 juillet 1854, marqua son avènement par la concession du canal de Suez, dont le firman fut signé au mois de novembre de la même année. En 1863, il mourut après un voyage en Europe, et fut remplacé par Ismaïl-Pacha, dont l’un des premiers actes fut la publication de trois documens : dernier budget de Saïd ; premier budget d’Ismaïl ; état des dettes du gouvernement égyptien à la mort de Saïd. Le total s’en élevait à 367 millions de francs, dont il convenait toutefois de déduire les 88 millions qu’avait coûté la souscription à 176 602 actions du canal de Suez : ces titres, que le gouvernement anglais a depuis rachetés, constituaient un actif sérieux dans le portefeuille du souverain. C’est sous ce règne que l’Égypte entra en relations financières directes et suivies avec l’Europe, et qu’elle contracta les dettes, dont le fardeau devait dépasser ses ressources, amener l’intervention de la France et de l’Angleterre, puis le contrôle financier européen, et enfin l’occupation anglaise.

Aussi Longtemps que l’Égypte n’avait été qu’une province turque sans constitution individuelle, le pacha qui la gouvernait ne pouvait contracter de dettes que comme représentant du Sultan. À la suite du traité de Londres, conclu en juillet 1840 entre L’Angleterre, L’Autriche, la Prusse et la Russie, et en conformité avec Les dispositions de cet acte, un firman du Sultan, daté du 13 février 1841, avait conféré à L’Égypte le droit d’emprunter. Le firman de 1867 éleva le pacha installé au Caire à la dignité de Grand-Vizir, lui donna le titre de Khédive, l’autorisa à régler par décrets Les questions d’administration interne et à conclure avec les puissances étrangères des conventions relatives aux douanes, postes, et autres matières internationales. Le firman de 1873 augmenta encore Les pouvoirs du Khédive, qui devenait indépendant en matière financière et pouvait emprunter à l’étranger sans l’assentiment du Sultan. Mais après qu’un iradé du 26 juin 1879 eut déposé Ismaïl, le firman du 30 juillet de la même année limita l’autorité du Khédive sur certains points, et ne lui permit plus d’emprunter au dehors sans autorisation préalable du Sultan.

Les rapports de l’Égypte avec la Turquie ont été compliqués, en 1882, par l’occupation anglaise. Un traité, du 24 octobre 1885, entre la Porte et l’Angleterre, avait décidé que deux hauts commissaires, désignés par les deux gouvernemens, examineraient toutes les branches de l’administration égyptienne ; mais la convention de 1887, fruit de leurs travaux, et qui stipule l’évacuation de la vallée du Nil par les Anglais, n’a jamais été ratifiée. D’après la constitution actuelle, le Khédive peut, d’accord avec son ministère, contracter sans le concours d’aucun autre corps de l’État des emprunts publics. Outre ceux-ci, il en avait été émis d’autres pour son domaine privé, la Daïra, ou plutôt les Daïras, car il en a existé plusieurs : la Daïra Sanieh, dont les terres, plantées surtout en canne à sucre, sont situées en grande partie dans la Haute-Égypte ; la Daïra Khassa, comprenant d’autres territoires, et aussi des revenus dérivés de la liste civile ; enfin la Daïra familiale, ayant appartenu aux princes et princesses de la maison khédiviale, à qui Ismaïl avait transféré une partie de ses propres domaines en 1874.

La presque totalité des engagemens de l’Égypte a été contractée avec des étrangers ; les indigènes créanciers du Trésor n’ont guère eu de moyen de faire valoir leurs titres ; lorsqu’ils avaient fourni de l’argent au gouvernement soi-disant à titre de prêt, c’était en réalité une contribution qui était exigée d’eux.

L’Égypte avait vécu sans dette sous Mehemet-Ali, Ibrahim et Abbas. Saïd contracta une dette flottante, conclut, en 1862, le premier emprunt de 3 292 000 livres sterling[1] au taux de 7 pour 100, émis à 82 1/2, et laissa à sa mort un passif de 14 680 000 livres sterling. C’est sous son successeur Ismaïl que les chiffres en atteignirent rapidement une hauteur extraordinaire. De 1862 à 1870, huit emprunts furent contractés au taux de 7 pour 100, à l’exception de celui de 1867, qui le fut à 9 pour 100 : le total en dépassait 68 millions sterling ; les trois derniers, de 1865, 1867 et 1870, étaient des emprunts Daïra. L’État était chargé d’une dette flottante de plus de 19 millions, la Daïra de 3 millions de livres. Au 1er  janvier 1870, l’emprunt 1868 était coté à 77 pour 100. Les bons Malien, c’est-à-dire du ministère des finances, à L’échéance de 1 à 24 mois, étaient offerts à Alexandrie à 14 pour 100 d’escompte.

La Banque franco-égyptienne, créée à Paris sous les auspices et avec le concours du gouvernement khédivial, émit en avril 1870, au taux de 78 1/2 pour 100, un emprunt de la Daïra, au capital de plus de 7 millions de livres sterling. Mais la guerre franco-allemande ne tarda pas à précipiter les cours des fonds égyptiens : l’emprunt 1868 tomba à 64, et les bons du Trésor à courte échéance s’escomptèrent à plus de 30 pour 100. Aucune opération ne put être entreprise avant la signature du traité de paix de Francfort : mais, aussitôt après, parut la célèbre loi de la Moukabalah, qui avait pour but, selon l’exposé des motifs, de racheter la totalité de la dette en doublant pour six ans l’impôt foncier. Une fois cet effort considérable fait, l’impôt serait réduit de moitié, puisqu’il n’aurait plus à fournir au gouvernement les ressources nécessaires au paiement de rentes désormais amorties.

Voici quelles étaient les dispositions essentielles de cette loi, promulguée en août 1871 : elle réglementait les modes et époques de paiement des six années d’impôt double, moyennant lequel les propriétaires recevraient un titre (hodget) leur assurant à perpétuité le dégrèvement promis. Le ministre ne devait plus émettre de bons du Trésor, une fois la totalité de l’impôt extraordinaire perçue. Malgré les 5 millions de livres qui, pendant les premiers mois d’application de la loi, furent versés par les contribuables, la dette flottante, loin de diminuer, augmenta dans des proportions colossales. Bien plus, en 1872, le président de la commission de la Moukabalah, instituée pour éteindre toutes les dettes du paya et spécialement chargée d’encaisser les rentrées, prêta sa signature au gouvernement pour 600 000 livres sterling de traites sur Londres, que le Trésor fournissait et négociait afin de se créer des ressources. Au début de 1873, la circulation de la Daïra était d’environ 100 millions de francs ; celle du Malieh, en y comprenant le solde des bons Azizieh[2] de 650 millions : on émit alors un emprunt de 800 millions de francs, au taux de 7 et au cours de 84 1/2 pour 100. En même temps que le prospectus de l’emprunt était publié le 22 juillet, un firman du Sultan réglait définitivement l’ordre de succession au Caire, autorisait le Khédive à faire des lois et règlemens intérieurs, à conclure des conventions douanières et traités de commerce, à négocier des emprunts, à fixer l’effectif de ses troupes : une dernière disposition rappelait que l’Égypte devait tous les ans remettre à la Porte le tribut de 150 000 bourses[3]. En dépit de ces concessions, qui semblaient de nature à fortifier la situation du Khédive et à améliorer par conséquent celle des finances égyptiennes, l’emprunt ne fut souscrit que pour une faible part ; l’émission en fut suivie d’une baisse générale des fonds publics, de la hausse à Alexandrie des changes sur Paris et Londres, qui s’élevèrent à plus de 1 pour 100 de prime, et d’un discrédit général du pays.

Au début de 1874, le Khédive, sentant venir l’orage, fit passer sur la tête de sa femme et de ses enfans la plus grande partie de ses propriétés, terres, maisons de rapport, palais, ne gardant en son nom que ses sucreries, gage de l’emprunt Daïra de 1870, et environ 100 000 feddans[4] de terre. Avant la chute, on eut toutefois encore un moment de reprise : le gouvernement émit pour 125 millions de francs de titres gagés par le Rouznameh, c’est-à-dire une sorte de caisse de dépôts, qui sert une rente convenue aux déposans, à condition de ne leur rendre jamais les capitaux qui lui ont été confiés. Ce fut l’époque où le Crédit foncier de France s’occupa des valeurs égyptiennes. Son intervention contribua à améliorer, puis à soutenir pendant quelque temps les cours, à abaisser le taux de la dette flottante, si bien qu’en décembre 1874, le syndicat acquéreur de l’emprunt 7 pour 100 de 800 millions de francs, put se dissoudre après avoir placé tous les titres. En janvier 1875, l’escompte des bons Malien à trois mois était tombé à 7 pour 100. Le budget établi, en novembre 1874, pour l’année cophte 1591 (du 10 septembre 1874 au 10 septembre 1875), se soldait avec un léger excédent. Mais, à peine le document publié, le ministre recommençait à émettre des bons du Trésor, à des taux variant entre 10 et 12 pour 100 : ces émissions dépassaient bientôt 200 millions de francs. La faillite de la Turquie, dont les fonds 5 pour 100 furent précipités en quelques semaines de 73 à 24, eut son contre-coup sur les fonds égyptiens, qui, le 17 novembre, étaient cotés 54 à Londres.

C’est alors que fut conclue l’opération célèbre par laquelle le khédive Ismaïl cédait à l’Angleterre, moyennant cent millions de francs, les 176 602 actions du canal de Suez, c’est-à-dire les sept seizièmes environ du capital de l’entreprise. Déjà, en 1869, Ismaïl avait aliéné les coupons de ces titres pour vingt-cinq années, c’est-à-dire ceux du 1er  janvier 1870 au 1er  juillet 1894, lesquels avaient eux-mêmes été représentés par 120 000 délégations, donnant chacune droit à un revenu annuel égal au 120 millième du total des 176 602 coupons. Ces délégations ont été successivement amorties et n’existent plus depuis 1894 ; en 1895, les 176 602 actions ont recouvré le droit au coupon, qui représente en ce moment pour l’Angleterre un revenu annuel d’environ 17 millions de francs, soit plus de 17 pour 100 du prix d’acquisition. Jusqu’en 1895, le gouvernement égyptien a versé à l’Angleterre l’intérêt à 5 pour 100 sur ce prix. Chaque action, payée alors 575 francs, en vaut 3 700 aujourd’hui. Une fois de plus, les hommes d’État anglais avaient fait preuve de décision au moment opportun. Le Khédive avait d’abord fait offrir les titres au gouvernement français, qui n’osa pas prendre la responsabilité d’un acte, aussi utile cependant au point de vue politique que rémunérateur au point de vue financier. Disraeli, chef du cabinet anglais, comprit du premier coup l’importance de l’affaire et télégraphia aussitôt au consul général britannique au Caire, M. Stanton, de signer avec Ismaïl la convention : en vingt-quatre heures les fonds furent prêts ; une grande maison de la Cité les avança. Le Parlement ne fut saisi que Lorsque tout était terminé, et ratifia avec reconnaissance l’initiative patriotique de son premier ministre. Grâce à elle, le Royaume-Uni, dont le pavillon flotte sur les quatre cinquièmes des navires qui traversent le canal, en est devenu le principal actionnaire ; il a désigné dix administrateurs sur 25, et fait entendre sa voix chaque fois qu’une résolution importante est à l’ordre du jour.

dette négociation avait fort à propos fourni au Trésor une rentrée de ion millions de francs, et donna à M. Stephen Cave, délégué financier anglais, le temps d’arriver : les fonds remontèrent à 72. Mais les espérances un moment conçues ne tardèrent pas à s’évanouir : dès Le 5 janvier, le cours était retombé à 61. L’hiver se passa à chercher des solutions qui n’aboutirent point. M. Cave retourna en Angleterre ; Nubar-Pacha[5], président du Conseil des ministres égyptiens, s’embarqua pour l’Europe, en même temps que le commissaire français, M. Villet, arrivait. M. Disraeli déclara au Parlement anglais que le rapport de M. Cave ne serait pas publié, ce qui provoqua une nouvelle débâcle. Le coupon, échu le 1er  avril, fut cependant payé, grâce à l’intervention du Crédit foncier de France, alors largement intéressé dans les affaires égyptiennes ; mais, quelques jours plus tard, la suspension de paiemens était déclarée. Le rapport de M. Cave, publié à ce moment, montrait que toutes les ressources avaient été engagées, que la loi de la Moukabalah avait sacrifié l’avenir et un revenu perpétuel de l’État, pour encaisser une somme promptement engloutie. Il proposait d’unifier la dette, sauf trois emprunts qui devaient être amortis en 1881, comptait que le budget, établi sur une recette probable de 210 millions de francs, consacrerait la moitié de cette somme aux dépenses générales de l’État, et l’autre moitié au service de la dette, au taux de 7 pour 100. Le 6 avril 1876, le Khédive promulgua un décret qui reculait de trois mois les échéances d’avril et de mai. Le 2 mai suivant, il créa la Caisse de la dette publique. Le 7 mai, il signa le décret d’unification : les nouveaux titres de la dette générale seraient délivrés au pair, en échange des emprunts 1862, 1868, 1870 et 1873 ; à raison de 100 livres pour 95 des emprunts 1864, 1865 et 1867 ; et à raison de 100 livres pour 80 de la dette flottante. La dette unifiée s’élèverait à 91 millions de livres, rapportant 7 pour 100 d’intérêt annuel et amortissable en 65 ans : l’annuité devait être fournie pour environ neuf dixièmes par l’État, et un dixième par la Daïra. Des commissaires spéciaux seraient nommés par le Khédive pour surveiller l’opération. La direction de la Caisse, créée pour le service de la dette unifiée, serait confiée à quatre commissaires étrangers, un Français, un Anglais, un Italien, un Autrichien, nommés par le Khédive, à titre de fonctionnaires indigènes, sur la présentation de leurs gouvernemens. Les pays représentés ainsi dans l’administration de la Caisse, étaient ceux dont les nationaux constituaient la presque totalité des créanciers européens de l’Égypte. Les revenus affectés au service de la dette, qui seraient versés à la Caisse, ainsi que la quote-part due par la Daïra, étaient ceux des moudiriehs (gouvernemens) de Garbieh, de Menoufieh, de Béhéra et de Siout, le produit des octrois du Caire et d’Alexandrie, des douanes d’Alexandrie, Suez, Rosette, Damiette, Port-Saïd et El-Arish, des chemins de fer, des tabacs, du sel, du formage de Matarich, des écluses, des droits de navigation sur le Nil, et du pont de Kasr-el-Nil, estimés à environ 5 791 000 livres sterling. La contribution de la Daïra étant évaluée à 684 000 livres, c’était un total de 6 475 000 qui garantissait un service de 6 443 600 livres. Les commissaires étrangers seraient nommés pour cinq ans et siégeraient au Caire. Toute opération de crédit, commerciale ou industrielle, était interdite à la Caisse. Il était défendu au gouvernement d’apporter dans les impôts affectés à la dette, ni dans les traités de commerce réglant les droits de douane, aucune modification susceptible d’en diminuer le produit, à moins d’avoir obtenu un avis conforme des commissaires. Cet avis était également indispensable pour l’émission d’emprunts de la Daïra ou du Trésor. Le ministre des finances était seulement autorisé à se faire ouvrir dans une banque un compte courant jusqu’à concurrence de 50 millions de francs, lequel devait être soldé chaque année sur les recettes.

Le décret du 18 novembre 1876 prescrivait en outre la nomination de deux contrôleurs généraux, l’un Français, l’autre Anglais, investis de pouvoirs assez étendus, non seulement pour surveiller l’ensemble de l’administration financière de l’État, mais aussi pour y intervenir directement. Ces contrôleurs généraux devaient l’un et l’autre prendre part à la préparation du budget. Le contrôleur général des recettes était spécialement chargé de diriger le service de la rentrée des revenus, c’est-à-dire de s’assurer que tous les impôts autorisés étaient recouvrés, que les impôts autorisés étaient seuls perçus, et que le produit en était versé à qui de droit. Le contrôleur général de la dette et de la comptabilité devait surveiller la comptabilité générale du Trésor et des caisses de l’État, et viser les assignations et mandats délivrés par les ordonnateurs. Les différends entre la Caisse de la dette et les administrations publiques devaient être soumis aux tribunaux mixtes, créés à la même époque, à la suite de négociations entamées dès 1867 entre le gouvernement égyptien et les puissances qui possédaient des capitulations. Trois tribunaux de première instance, siégeant au Caire, à Mansourah, à Alexandrie, une cour d’appel installée dans cette dernière ville, connaissent, d’après des codes spéciaux, de toutes les actions mixtes, c’est-à-dire entre plaideurs « le nationalité différente : les juges et les conseillers sont inamovibles, et recrutés en majorité parmi les étrangers.


II. — DEUXIÈME PÉRIODE (1877-1879)

C’était par un acte émanant de sa souveraineté qu’Ismaïl avait prétendu régler en 1876 le sort des finances égyptiennes. Le régime, institué par les décrets que nous venons de rappeler, ne devait pas vivre longtemps dans la forme imaginée par le Khédive ; mais il n’en prépara pas moins la réorganisation, en ouvrant la porte à l’intervention de l’Europe ; et si, depuis lors, de nombreuses modifications ont été introduites, la base de la réforme, c’est-à-dire l’institution d’une caisse de la dette chargée de gérer les revenus affectés aux créanciers, n’a pas été altérée. La seconde période a été marquée au début par le règlement des dettes des Daïra, c’est-à-dire des trésors particuliers du Khédive et de sa famille, opéré par des contrats intervenus à la suite de longues négociations menées par MM. Joubert et Goschen. Aux termes de la convention du 12 juillet 1877, deux contrôleurs de la Daïra devaient être nommés par les créanciers étrangers, et, pour la première fois, par leurs représentans, MM. Goschen et Joubert. Ils avaient pour mission d’inspecter et de contrôler le service de la dette, ainsi que l’administration des revenus de la Daïra, dont, avec le directeur général, ils formaient le conseil supérieur.

Les événemens ne tardèrent pas à prouver que l’exécution des mesures prescrites par les décrets de 1876 se heurtait aux plus grandes difficultés : les recettes de l’État étaient loin d’atteindre les sommes prévues. Le Khédive institua, par décret du 27 janvier 1878, une commission supérieure d’enquête qui, sous la présidence de M. Ferdinand de Lesseps et la vice-présidence de sir Rivers Wilson, reçut pour mission de rechercher l’étendue du déficit dans les diverses branches des recettes ; de vérifier les abus et irrégularités dans l’application des lois et règlemens relatifs à l’assiette et à la perception des impôts de toute nature ; d’étudier les moyens d’y porter remède, et de constater le montant des revenus sur lesquels le gouvernement pourrait compter. Dans un rapport préliminaire, daté d’août 1878, la commission insistait sur ce que la cause principale des désordres financiers avait été le pouvoir absolu exercé pendant si longtemps en cette matière par le Khédive, pouvoir dont il avait profité pour s’attribuer un grand nombre de propriétés : elle réclamait en conséquence le retour à l’État de la portion de la Daïra qui n’était pas encore hypothéquée aux créanciers. Après avoir développé les motifs pour lesquels le contrôle ne s’exerçait pas d’une façon aussi efficace que l’exigeaient la lettre et l’esprit de son organisation, elle demandait qu’aucun impôt ne fût mis en recouvrement, si ce n’est en vertu d’une loi publiée dans un recueil officiel ; que l’exercice du pouvoir législatif fût entouré de garanties telles, que les lois d’impôt pussent être appliquées à tous les habitans de l’Égypte sans distinction de nationalité ; qu’un fonds de réserve fût constitué pour parer aux déficits pouvant résulter, dans certaines années, de l’insuffisance de la crue du Nil ; que des moyens de trésorerie fussent organisés de façon que l’impôt ne fût réclamé qu’au moment où les contribuables peuvent plus aisément le payer ; qu’une juridiction indépendante fût établie pour connaître des réclamations en matière de contributions ; que l’impôt foncier, les droits de douane, ceux sur le sel et le tabac fussent révisés.

Le Khédive, cédant aux avis de la commission, se décida à former un conseil des ministres et y fit entrer un Anglais, M. Wilson, comme ministre des Finances, et un Français, M. de Blignières, comme ministre des Travaux publics, dans les derniers mois de 1878. Leur présence assurant à la France et à l’Angleterre la surveillance des finances, ces deux puissances acceptèrent la suppression du contrôle général institué en 1876. Mais le gouvernement égyptien dut s’engager à le rétablir, pour le cas où ces ministres viendraient à sortir du cabinet.

À la même époque, une autre institution fut organisée par arrangemens internationaux. Afin de subvenir à ses besoins les plus pressans, et en particulier à ceux de la dette flottante, le gouvernement égyptien contracta avec MM. de Rothschild, à Londres et à Paris, un emprunt de 8 500 000 livres sterling, au taux de 5 pour 100. Cet emprunt, dit domanial, a été émis, en vertu d’un décret de 1878, au taux de 5 pour 100, avec hypothèque sur 425 729 feddans de terre (environ 180 000 hectares), et sur des maisons du Caire et d’Alexandrie cédées à l’État par la famille khédiviale. Ces immeubles ont été remis à une commission de trois membres : un Français, un Anglais et un indigène, chargés de les administrer jusqu’à amortissement complet de l’emprunt ; les insuffisances éventuelles doivent être prélevées sur les ressources générales du Trésor, et aussi, en vertu d’un acte additionnel de 1880, sur les revenus de la province de Keneh.

Le khédive Ismaïl ne tarda pas à trouver que le Conseil des ministres, présidé par Nubar-Pacha, et comprenant deux étrangers, constituait pour lui une gêne de tous les instans. Il essaya donc de se débarrasser de cette tutelle, convoqua à cet effet, en janvier 1879, l’assemblée des notables, prévue par la loi de novembre 1866 ; et nomma, au mois de mars, son fils Tewfik président du Conseil, à la place de Nubar-Pacha. Pour ne pas s’aliéner la France et l’Angleterre, il reconnut à leurs deux ministres un droit de veto collectif sur les décisions à intervenir. Mais la détresse du Trésor obligeait le ministre des Finances à proposer de différer le paiement du prochain coupon. Le Khédive, en violation de ses propres engagemens, chargea l’assemblée des notables de préparer un contre-projet, et nomma un nouveau Conseil des ministres exclusivement composé d’Égyptiens, sous la présidence de Cherif-Pacha. Aussitôt, les membres de la commission supérieure d’enquête donnèrent leur démission (10 avril 1879). Ismaïl passa outre, promulgua le 22 avril comme loi les résolutions dictées par lui à l’assemblée des notables, qui portaient une nouvelle atteinte aux droits des créanciers, sans leur offrir aucune compensation. Les puissances protestèrent les unes après les autres. La France et l’Angleterre ne se bornèrent pas à cela ; elles exigèrent l’abdication du Khédive : le 26 juin 1879, Ismaïl fut, en vertu d’un iradé du Sultan, remplacé par son fils Mehemet-Tewfik-Pacha, qui devait régner treize ans sur l’Égypte.


III. — TROISIÈME PÉRIODE (1879-1882)

Nous entrons dans la troisième période. Le principal obstacle aux réformes et à l’intervention européenne est écarté. Le nouveau souverain a vu de près ce qu’il en coûte à celui qui règne au Caire de vouloir éluder les engagemens pris ; il est résigné à subir les lois de l’Europe ; il a souscrit d’avance aux conditions que dicteront les deux grandes puissances occidentales, dont les nationaux sont le plus largement intéressés dans les fonds égyptiens. Aussi la situation financière va-t-elle faire l’objet d’un règlement qui, cette fois, a toutes chances d’être définitif, parce que, d’une part, il sera assis sur les bases que l’expérience aura démontrées admissibles, et que, d’autre part, la mauvaise foi de l’un des deux contractans ne viendra pas tout remettre en question. Le premier soin du ministère fut de déclarer nul l’acte du 22 avril 1879. Dès le début de juillet 1879, Tewfik invita les puissances à adhérer au principe d’une commission internationale qui serait chargée de restaurer les finances, et, le ministère n’étant plus composé que d’Égyptiens, rétablit le contrôle anglo-français, qui fonctionna de nouveau à partir du 4 décembre 1879 ; il devait durer cette fois jusqu’au 18 janvier 1883.

Les négociations n’aboutirent qu’en mars 1880. Non qu’elles fussent entravées par la moindre mauvaise volonté ; mais les cinq grandes puissances, France, Angleterre, Allemagne, Autriche, Italie, qui avaient pris en mains la réorganisation, discutèrent longuement avant de se mettre d’accord sur la communication officielle qu’elles adressèrent le 31 mars au Khédive : celui-ci, par décret du même jour, institua la commission internationale de liquidation, dans laquelle la France et l’Angleterre devaient être représentées chacune par deux délégués, et les trois autres pays chacun par un délégué. Cette commission se réunit aussitôt : de ses travaux sortit la loi de liquidation, promulguée parle Khédive le 17 juillet, et que les puissances s’étaient d’avance obligées à accepter, puisqu’elle serait l’œuvre de leurs représentans, en même temps que le Khédive, par son décret du 31 mars, avait pris un engagement identique. La commission n’avait pas le droit de toucher à l’emprunt domanial, dont les versemens étaient encore en cours, et qui avait été lui-même conclu après la réorganisation déjà commencée des finances ; il est donc resté en dehors de la loi de liquidation. D’autre part, les cinq grandes puissances, signataires de la note du 31 mars, devaient porter leurs actes à la connaissance de tous les autres cabinets ayant pris part à la création des tribunaux mixtes, et les inviter à y adhérer : cela fut fait de mai à juin 1880, au moyen d’une note collective adressée à la Belgique, au Danemark, à la Hollande, au Portugal, à la Suède et Norvège, à l’Espagne, à la Grèce, à la Russie, et aux États-Unis d’Amérique. Les sept premiers de ces pays donnèrent leur adhésion avant même que la loi de liquidation eût été promulguer. Celle de La Russie et celle des États-Unis arrivèrent en juillet et août.

La loi de liquidation n’est précéder d’aucun exposé de motifs, parce que la commission[6] craignit que l’unanimité des délégués ne fût pas facile à obtenir sur ce point, et que, de plus, elle avait reçu pour instructions de fonder son travail sur le rapport de la commission supérieure d’enquête, qui peut lui servir de préambule. Sa tâche principale avait consisté à se rendre compte de la matière imposable de l’Égypte, à supputer les revenus probables, à en déduire les sommes nécessaires à l’administration du pays, et à attribuer le reste aux créanciers, en donnant à ceux-ci les garanties qu’ils étaient en droit d’exiger. D’autre part, les dilapidations du Khédive ayant été la cause principale de la détresse financière, la commission avait le devoir de faire rentrer dans le domaine de l’État les propriétés acquises par le souverain, au titre personnel, par le moyen de sommes empruntées au nom du gouvernement : c’est ce qui avait été commencé par les décrets du 26 octobre 1876 et du 22 mars 1878, et ce qui fut achevé par celui du 16 juin 1880, déclarant un certain nombre de terres et palais, avec leurs dépendances, biens nationaux, insaisissables, imprescriptibles et inaliénables.

La loi de liquidation est divisée en cinq chapitres : dette consolidée, dette flottante, Daïra, Moukabalah, dispositions générales. La dette consolidée comprend la privilégiée et l’unifiée. La dette privilégiée a pour gage spécial de ses intérêts et de son amortissement les revenus nets des chemins de fer de l’État, ceux des télégraphes et du port d’Alexandrie. Les fonds nécessaires à son service sont prélevés, par préférence, sur les revenus attribués à la dette unifiée ; inversement, les excédens des rentrées de la première sont affectés à la seconde. Les dépenses extraordinaires, telles qu’achats d’immeubles, constructions de nouvelles lignes, doublement des voies, etc., seront supportées par l’état. L’intérêt annuel des obligations est fixé à 5 pour 100 ; l’annuité est de 1 187 404 livres sterling, l’amortissement doit se faire au pair par 130 tirages semestriels. Les revenus affectés au service de la dette unifiée sont ceux des douanes, le produit des droits sur les tabacs importés, les revenus des provinces de Garbieh, Menoufieh, Behara et Siout, sous déduction de 7 pour 100 des recettes brutes, prélevés à titre de frais de perception et d’administration. L’intérêt annuel est fixé à 4 pour 100 : en cas d’insuffisance, la différence doit être fournie par le ministre des Finances à la Caisse. L’amortissement par tirages est supprimé ; il se fera désormais par rachats sur le marché au moyen des excédens de revenus. Les besoins du budget égyptien, en dehors du service des emprunts, sont fixés à 4 897 888 livres égyptiennes, en y comprenant le tribut à payer au Sultan, les intérêts dus à l’Angleterre (jusqu’en 1895) sur le prix payé par elle pour les actions du canal de Suez, les annuités de la Daïra Khassa et de la Moukabalah.

La Caisse de la dette publique, instituée par décret du 2 mai 1876, recevra les fonds destinés au service des dettes privilégiée et unifiée, et les emploiera conformément à la loi de liquidation. Les chefs comptables des provinces et administrations dont les revenus sont gagés, ne seront déchargés que par les quittances de la commission, à laquelle ils fourniront des rapports mensuels. Les commissaires de la dette nomment et révoquent les employés de la Caisse, dont les frais sont supportés par le budget général de l’État ; ils publient un compte rendu annuel de leurs opérations. Aucun emprunt, de quelque nature qu’il soit, ne peut être contracté sans leur agrément, sauf une avance en compte courant de 2 millions de livres égyptiennes, que le ministre est autorisé à se faire consentir. Ils ont tout pouvoir, comme représentans légaux des créanciers, afin de poursuivre, devant les tribunaux mixtes organisés en 1875, l’Administration des finances.

Le chapitre II de la loi de liquidation est consacré à la Daïra Sanieh : il débute en déclarant biens de l’État toutes les propriétés des Daïra Sanieh et Khassa, mais rappelle en même temps qu’elles sont exclusivement affectées à la garantie de la dette générale de la Daïra Sanieh et qu’elles sont insaisissables jusqu’à complet amortissement de cette dette. L’intérêt est fixé à 4 pour 100 ; toutefois, si les revenus le permettent, il sera distribué 1 pour 100 d’intérêt supplémentaire, et formé un fonds de réserve. Tout excédent ultérieur servira à racheter des titres sur le marché, si le (cours est inférieur à 80 pour 100, ou à les rembourser au moyen de tirages au sort, au cours de 80. La Daïra est administrée par un directeur général, choisi par le Khédive ; par un conseil de direction composé du directeur général, d’un contrôleur français et d’un contrôleur anglais, nommés par le Khédive sur la présentation de leurs gouvernemens respectifs ; et par un conseil supérieur formé du ministre des Finances, des délégués français et anglais de la commission de la dette et des membres du conseil de direction de la Daïra. Le conseil supérieur vote le budget et contrôle les comptes annuels de la Daïra ; il autorise celle-ci à emprunter, à vendre, à louer, lorsqu’il s’agit de baux importans ; il détermine le montant maximum du compte courant de l’administration et l’emploi des fonds de réserve. Le conseil de direction nomme et révoque les employés supérieurs de la Daïra, décide les réformes à apporter, et, d’une façon générale, surveille l’administration des domaines, assurée par le directeur général ; à la fin de mars et de septembre, le conseil adresse au Khédive un rapport sur les perspectives et le résultat de la récolte de sucre, principale culture de la Daïra.

Au point de vue légal, les créanciers de la Daïra sont dans la même position que les créanciers généraux de l’État. Leurs droits individuels sont sous la protection d’une loi civile internationale ; leurs droits collectifs sont garantis par la loi de liquidation et les actes internationaux qui l’ont suivie. Aussi longtemps que les revenus ne suffisent pas à payer l’intérêt de 4 pour 100 promis aux créanciers, le gouvernement égyptien n’a le droit de prélever aucune taxe sur les propriétés de la Daïra situées dans les provinces dont les revenus sont affectés à la caisse générale de la dette.

Le chapitre III de la loi traite de la dette non consolidée, et règle de nombreuses catégories de créances, telles que celles qui résultaient de décisions judiciaires, d’engagemens pris dans le pays ou à l’étranger, avant le 1er  janvier 1880, sous une forme autre que celle d’emprunts publics, arrérages de pensions et traitemens, dépôts à rembourser. Afin d’apurer ces comptes d’une façon définitive, il était interdit, une fois la loi promulguée, d’intenter aucune action au Trésor pour des droits antérieurs au 1er  janvier 1880, sauf ceux reconnus par la loi de liquidation.

Le chapitre IV abolit définitivement la loi de la Moukabalah : ceux des propriétaires qui ont, conformément à ses prescriptions, versé des sommes en vue du rachat de la taxe foncière, recevront une annuité destinée à les indemniser, l’impôt étant rétabli sur leurs terres. Le chapitre V contient les dispositions générales, ordonne qu’il sera tenu un compte spécial des opérations de la liquidation, déclare qu’aucune atteinte n’est portée à l’acte intervenu le 14 avril 1880 entre le gouvernement et les contractans de l’emprunt domanial, lequel demeure en dehors de la loi de liquidation.

Telles sont les dispositions principales de cet acte célèbre qui, depuis dix-neuf ans, est le code financier de l’Égypte dans ses rapports avec ses créanciers. Nous verrons tout à l’heure comment, à l’occasion d’opérations nouvelles et, en particulier, lors de l’émission d’emprunts et de conversions des dettes existantes, les restrictions déjà imposées au gouvernement égyptien ont été rendues plus sévères encore.


IV. — QUATRIÈME PÉRIODE (1883-1898)

Nous n’écrivons point l’histoire politique de l’Égypte et nous n’en rappelons les faits saillans que lorsqu’ils sont indispensables à l’intelligence des événemens financiers. La révolte d’Arabi, le bombardement d’Alexandrie par la flotte britannique, le débarquement des troupes anglaises et la facile victoire de lord Wolseley à Tell-el-Kebir marquent le point de départ de la quatrième période, celle qui doit nous mener jusqu’à l’époque contemporaine. Elle a modifié l’organisation antérieure sur un seul point, en supprimant le contrôle anglo-français ; elle a laissé subsister la commission de la dette. Mais, au fur et à mesure que l’Angleterre sentait son influence grandir au Caire, elle s’est efforcée de faire disparaître, partout où cela lui semblait possible, les institutions internationales, et particulièrement celles où elle était seule représentée avec la France, comme la Daïra et les Domaines.

Lorsque l’ordre eut été rétabli dans la vallée du Nil, la situation budgétaire était loin d’être brillante. La liquidation des événemens de 1882, et notamment le paiement des cent millions de francs d’indemnité alloués aux victimes du bombardement d’Alexandrie, exigèrent l’émission d’un nouvel emprunt. Afin d’imposer à l’Égypte un fardeau aussi léger que possible, les six grandes puissances représentées dans la commission de la dette, où un délégué allemand et un délégué russe siégèrent depuis tette époque, garantirent cette émission ; 9 424 000 livres sterling d’une dette 3 pour 100, émise à 95 1/2, produisirent une somme effective de 9 millions de livres. Une annuité de 315 000 livres sterling, destinée au service des intérêts et de l’amortissement Le L’emprunt, est prélevée, comme première charge et sous la garantie de La convention internationale du 18 mars 1885, sur les revenus affectés au service de la dette privilégiée et de la dette unifiée. Toutes les sommes excédant le montant nécessaire au paiement des intérêts sont appliquées à un fonds d’amortissement pour l’extinction de l’emprunt. Un fonds d’amortissement supplémentaire, n’excédant pas un maximum annuel de 90 000 livres sterling, sera prélevé en première ligne sur tout excédent applicable au fonds général d’amortissement. Cet emprunt 3 pour 100 figure, à la côte de Londres, parmi les fonds anglais, ce qui est logique, puisque la garantie du Royaume-Uni lui est assurée.

En avril 1888, il fallut encore contracter un emprunt 4 1/2 pour 100 de 2 330 000 livres sterling, qui fut pris par MM. de Rothschild et Bleichroeder au cours de 93, et dont le produit était principalement destiné à un règlement avec les membres de la famille khédiviale. Ceux-ci renoncèrent aux pensions qui leur avaient été accordées et reçurent en échange des sommes d’argent et aussi des propriétés, que le Trésor dut racheter à cet effet de l’administration des domaines.

Le crédit de l’Égypte, s’étant beaucoup amélioré, permit, deux ans plus tard, d’entreprendre des opérations de conversion, qui portèrent sur la dette privilégiée, la Daïra et la Domaniale. Des décrets khédiviaux, en date des 6 et 7 juin 1890, autorisèrent l’émission d’un emprunt 3 1/2 de 29 400 000 livres sterling, destiné à rembourser l’emprunt 4 1/2, émis deux ans auparavant, ainsi que la dette privilégiée 5 pour 100, et à produire une somme de 1 300 000 livres égyptiennes, nécessaire pour des travaux d’irrigation, des conversions de pensions, etc. Il fut émis aux environs de 92 pour 100 : toutes les dispositions des lois, décrets et conventions en vigueur en ce qui concerne les administrations spéciales des chemins de fer, télégraphes et port d’Alexandrie, ainsi que les affectations et garanties assurées à la dette privilégiée, ont été maintenues. L’amortissement se fait par rachats ou tirages au sort, selon que le cours est au-dessous ou au-dessus du pair : il doit être terminé le 15 octobre 1941 ; mais l’emprunt ne peut pas être remboursé avant 1905. Cette dette privilégiée figure parmi les très rares titres étrangers que la Banque d’Angleterre accepte comme emplois de fonds pour les mineurs, incapables, etc. La portion ainsi employée figure à la cote comme inscribed stock.

Le même décret de juin 1890 prescrivait la création d’une nouvelle dette Daïra Sanieh au taux de 4 pour 100, jusqu’à concurrence de la somme nécessaire pour convertir l’ancienne dette Daïra. Une convention, intervenue le 3 juillet suivant entre le gouvernement et la Banque de Paris et des Pays-Bas à Paris, assura cette conversion en offrant aux porteurs de l’ancienne dette le remboursement de leurs titres à 85 pour 100, conformément à l’article 49 de la loi de liquidation. La nouvelle dette Daïra n’est pas remboursable avant 1905, sauf l’effet des amortissemens opérés au moyen des produits annuels des ventes de terre : mais ces ventes ne peuvent dépasser un chiffre de 300 000 livres égyptiennes par an. Le capital de la dette Daïra, fixé en 1890 à 182 millions de francs, était réduit, en 1898, à 157 millions environ. Une compagnie anglaise, la Daïra Sanieh Company, a été formée, le 9 juillet 1898, au capital de 600 000 livres sterling : elle a pour but de racheter tout ou partie des domaines de la Daïra ; de hâter ainsi, dans la mesure compatible avec la loi de 1890, l’extinction de cette dette ; et de faire disparaître, par voie de conséquence, le contrôle anglo-français qui en administre le gage.

Le décret du 6 juin 1890 avait également prévu la conversion de l’emprunt domanial émis en 1878, hypothéqué sur les domaines cédés à l’État par la famille khédiviale, et ayant reçu, par contrat du avril 1880, comme garantie additionnelle, les Contributions de la province de Keneh. Mais ce n’est que le 18 mars 1893 qu’un décret du Khédive fixa à 4 1/4 pour 100 par an l’intérêt du nouvel emprunt domanial, destiné à rembourser l’emprunt primitif constitué au taux de o pour 100. Toutes les garanties affectées à l’ancien lui ont été conservées. Les économies récitant de cette conversion aussi bien que des deux précédentes doivent être versées tous les ans à la Caisse de la dette publique. La dette domaniale ne peut être remboursée avant 1905 : jusque-là. il est procédé à des rachats ou à des amortissemens par voie de tirage au sort, au moyen du produit des ventes de domaines, limitées à une moyenne annuelle de 202 014 livres égyptiennes, et de certains excédens budgétaires. Les revenus sont versés à la maison Rothschild, représentant légal des créanciers, par l’administration des domaines ; celle-ci est composée de trois membres : un Français, un Anglais et un Égyptien. Les deux premiers, nommés par Le Khédive sur la présentation de leurs gouvernemens respectifs, ne peuvent être révoqués sans leur consentement. Beaucoup de points concernant les relations entre le gouvernement égyptien, les créanciers, les banquiers contractans de l’emprunt et les administrations de la dette et des domaines, ont été successivement réglés par des actes internationaux. L’administration des domaines n’a cessé de poursuivre ses réalisations de terres. Des 428 497 acres qu’elle possédait à l’origine, elle a vendu environ la moitié : les 218 312 acres qu’elle conserve sont le gage des 3 302 420 livres égyptiennes de l’emprunt, dont le montant primitif de 8 287 500 a été ainsi réduit d’environ soixante pour cent.

Ces opérations de conversion des dettes privilégiées, Daïra et Domaniale, sont les derniers appels que le gouvernement égyptien ait adressés au crédit sur les marchés européens. Depuis lors, non seulement il n’a plus emprunté, mais l’amortissement des dettes Domaniale et Daïra a fonctionné sans relâche.

Le moment est venu d’exposer la constitution des divers fonds de réserve, dont les deux principaux sont administrés par la Caisse de la Dette et qui forment une des parties essentielles et délicates des finances égyptiennes : car les sommes ainsi mises de côté sont l’objet de la convoitise constante du gouvernement, poussé dans cette voie par l’Angleterre, qui, désireuse d’effectuer les dépenses qu’elle appelle « de capital, » c’est-à-dire devant augmenter la valeur de l’outillage du pays, cherche à y appliquer ces disponibilités. Il existe trois fonds de réserve :

1o  Celui qui est constitué avec les économies résultant de la conversion de 1890, et auquel il ne peut être touché que du consentement des puissances ;

2o  Le fonds de réserve général, créé en 1888, qui, avec le consentement des commissaires de la Dette, peut recevoir certains emplois ;

3o  Le fonds de réserve spécial, qui est à la libre disposition du gouvernement égyptien.

Le premier, constitué avec les économies résultant de la conversion, est placé en fonds égyptiens. La différence entre le montant versé par le Trésor égyptien à la Caisse de la Dette et la somme qui est aujourd’hui effectivement payée à titre d’intérêts aux porteur des emprunts privilégiés, de la Daïra et des Domaines, est d’environ 340 000 livres égyptiennes par an. Il convient d’y ajouter le montant des coupons des titres achetés pour cette sorte de fonds d’amortissement, qui fonctionne à intérêts composés. On estime qu’à la fin de 1899, il atteindra 3 600 000 livres<ref> Voir J. C. Gorst, Exposé des motifs du budget égyptien de 1899. </<ref>.

Le fonds de réserve général s’élevait, au 31 décembre 1897, à 3 833 000 livres : il était représenté moitié par des titres et moitié par des placemens, tels qu’avances pour constructions de chemins de fer et travaux publics. Il a été constitué, le 12 juillet 1888, par décret du khédive, rendu sur la proposition de son Conseil des ministres et avec l’assentiment des puissances signataires de la convention de Londres du 17 mai 4885. Il reçoit, jusqu’à concurrence de 2 millions de livres égyptiennes, la partie des excédens de l’exercice 1887 et des suivans affectée à l’amortissement par décret du 27 juillet 1885 ; le produit de la vente des terres et immeubles libres, autres que ceux qui sont affectés aux charges spécifiées par le même décret de 1885 ; le reliquat éventuel des titres de la Dette égyptienne mis de côté pour règlement de la liquidation, selon le même décret ; enfin, une somme restée libre sur les dépenses administratives de 1887. Ce fonds de réserve est, comme le précédent, géré par la Caisse de la Dette, qui en emploie les ressources liquides à l’achat de titres de la Dette égyptienne. Il est destiné à parfaire, en cas d’insuffisance des revenus affectés, les sommes nécessaires au service des dettes dont la caisse est chargée ; à combler l’insuffisance des revenus non affectés pour pourvoir aux dépenses prévues par l’art. 18 du décret du 27 juillet 1885 et autres consenties ou à consentir par les puissances ; à faire face à des dépenses extraordinaires, engagées conformément à l’avis préalable de la commission de la dette. L’amortissement des dettes doit être repris dans les conditions du décret de 1885, dès que le fonds de réserve aura atteint 2 millions de livres, pour être suspendu de nouveau, dès que son capital redescendra au-dessous de cette somme.

Le fonds de réserve spécial, au 31 décembre 1897, s’élevait à 209 000 livres, mais en revanche il en devait 780 000 à l’Angleterre, qui a, depuis lors, fait abandon de sa créance. En résumé, la situation des trois fonds se présentait comme suit :


Liv. égyp.
Solde créditeur du fonds provenant des économies de la conversion 2 767 000
Solde créditeur du fonds de réserve général (dont 2 063 000 appliqués à divers emplois) 3 833 000
Total 6 600 000
Moins solde débiteur du fonds de réserve spécial 571 000
Reste au crédit 6 029 000

L’amortissement de la dette unifiée est suspendu jusqu’à ce que le fonds de réserve général s’élève à 2 millions de livres. Ce chiffre serait dépassé depuis longtemps, si des prélèvemens nombreux n’étaient venus sans cesse le diminuer : en effet, il a reçu, comme le démontrent les chiffres ci-dessus, près de 4 millions de livre-égyptiennes ; mais on Lui a demandé des contributions aux travaux de drainage, aux constructions de chemins de fer, etc., en sorte qu’aujourd’hui, il n’accuse guère plus de 1 million et demi de livres disponibles. Le dernier rapport de la Caisse de la Dette indique à la fois le montant des recettes du fonds de réserve depuis sa création (1888) et le détail des prélèvemens opérés : ils se divisent en prélèvemens à fonds perdus, engagemens éventuels pour avances garanties par ledit fonds, prélèvemens remboursables et engagemens éventuels unifiés et amortissables en dix-sept ans. Les recettes ont été constituées par les excédens de fin d’année, le produit des ventes de biens non catalogués, le montant des coupons encaissés sur les titres achetés pour compte des fonds de réserve, obligations unifiées, privilégiées, Daïra Sanieh, emprunt garanti 3 pour 100, et les intérêts payés par le gouvernement sur les avances à lui consenties.

Les prélèvemens à fonds perdus ont eu les objets suivans : reconstruction du palais d’Abdin, du palais Mansour, installation de la cour d’appel et du tribunal indigène au Caire, construction du musée arabe, de la bibliothèque khédiviale, du musée des antiquités égyptiennes, confection du catalogue, restauration de divers bâtimens publics, conservation des monumens arabes et coptes, dépenses du recensement, drainage dans les provinces de Behera, Garbieh, Charkieh, Dakahlieh, consolidation du grand barrage du Nil, matériel roulant des chemins de fer, soit des engagemens pour un total de 1 735 000 livres, dont une partie seulement a été jusqu’ici déboursée. Des prélèvemens remboursables ont été opérés pour la construction de l’hôtel de la Caisse, l’achat de matériel roulant, l’édification de l’entrepôt des tabacs à Alexandrie. Le fonds de réserve est en outre engagé comme garant des avances consenties par la Caisse de la Dette sur son encaisse disponible. Un accord est intervenu, le 9 janvier 1898, au sujet des prêts fournis par la commission de la Dette à l’administration des chemins de fer, qui doit les rembourser en dix-sept ans, avec intérêts à 2 pour 100.

On comprend les résistances opposées par certains membres de la Caisse de la Dette aux exigences croissantes du ministère des Finances égyptien, c’est-à-dire du résident anglais : celles-ci font que diverses catégories de la dette ne sont pas toutes dotées de la totalité de l’amortissement pour lequel une série d’actes internationaux ont prévu des réserves, aujourd’hui détournées en partie de leur objet. Voici quels étaient, à la fin de décembre 1898, les montans de chaque emprunt encore existans :


Liv. égyp.
Emprunt 3 p. 100 garanti par les puissances 8 517 700
Unifiée 4 p. 100 55 971 960
Privilégiée 3 1/2 p. 100 29 393 580
Domaniale 4 1/4 p. 100 3 302 420
Daïra 1 p. 100 6 306 500
Total 103 492 160

En déduisant les rachats effectués pour compte des fonds de réserve jusqu’au 31 décembre 1898, on voit que le total des titres qui circulent au début de l’année 1899 atteint environ 97 millions de livres sterling.


V. — SITUATION FINANCIÈRE ET ÉCONOMIQUE ACTUELLE

Après avoir résumé l’histoire des finances égyptiennes jusqu’à ce jour, il convient d’examiner la situation présente, et de bien définir le rôle de l’organe essentiel de l’administration économique du pays, au point de vue des créanciers européens, c’est-à-dire de la Caisse de la dette publique. Celle-ci, nous le rappelons, a été créée par décret du 2 mai 1876, maintenue par décret du 18 novembre de la même année, et transformée, par la loi de liquidation, en une institution (reposant sur le droit international. Cette loi laissait subsister toutes les prescriptions antérieures relatives à la Caisse, en tant qu’elles n’étaient pas en contradiction avec les dispositions nouvelles. L’article 6 du décret du 27 juillet 1885 a étendu la compétence de la Caisse au service de l’emprunt 3 pour 100 garanti par les puissances, et l’article 2 du décret du 6 juin 1890, au service de la nouvelle dette privilégiée 3 1/2 pour 100. La Caisse est le représentant légal des droits collectifs des créanciers de l’Égypte, porteurs des emprunts, garanti, privilégié, unifié. Elle a des pouvoirs analogues à celui d’un syndic de faillite, qui agit à la fois pour compte des créanciers et du débiteur, avec les différences qui résultent du fait que, dans l’espèce, le débiteur est un État, et non pas un particulier. La Caisse tire l’indépendance qui lui est nécessaire à cet effet de son origine, puisque ses membres sont désignés par les grandes puissances européennes au choix du Khédive ; jusqu’en 1885, seules la France, l’Angleterre, l’Autriche et l’Italie étaient représentées ; depuis cette année-là, l’Allemagne et la Russie désignent également chacune un commissaire. La Caisse nomme et révoque ses employés ; elle choisit ses correspondans et les établissemens de banque qui, en Égypte et à l’étranger, sont chargés du service de la dette. La Caisse établit son propre budget, lequel est toutefois soumis à l’approbation du Conseil des ministres égyptiens, chargé de subvenir aux frais d’administration de la Caisse. Celle-ci reçoit les fonds destinés au service des coupons et de l’amortissement ; en cas d’insuffisance des revenus, elle a le droit de vendre, jusqu’à concurrence de la somme nécessaire, les titres du fonds de réserve ; elle réalise les marchandises ou produits remis en nature pour l’acquit des taxes. Elle est autorisée à employer à des avances ses fonds disponibles. Elle fixe, d’accord avec le ministre des Finances, le taux du change auquel les coupons, stipulés en monnaie anglaise, c’est-à-dire en livres sterling, sont payables à Paris et à Berlin.

Sa mission ne se borne pas à administrer la dette : elle gère les fonds de réserve ; elle conserve l’excédent des revenus nets des chemins de fer, après que 45 pour 100 des recettes brutes ont été prélevés pour frais d’exploitation ; elle reçoit la différence entre le montant nécessaire au service de la nouvelle dette privilégiée 3 1/2 et l’annuité qu’exigerait celui des anciennes obligations privilégiées 5 pour 100, et la même économie faite sur les titres Daïra et Domaniale. Le consentement de la Caisse est nécessaire pour tout nouvel emprunt. La Caisse est autorisée, par le décret du 14 juin 1889, à demander au gouvernement la production de documens justifiant l’emploi des sommes qu’elle lui avance pour travaux publics. Elle publie tous les ans un compte rendu de ses opérations.

La Caisse ne surveille que la rentrée des revenus qui lui sont affectés et ne contrôle pas les autres, dont le produit est appliqué aux besoins généraux du pays. Mais, comme c’est elle qui est chargée de prélever sur l’excédent de ses revenus propres l’insuffisance éventuelle des revenus non affectés, il serait logique de lui soumettre préalablement les comptes de ces derniers. Autrement, en effet, il ne lui est pas possible de savoir si le montant qui lui est réclamé est bien celui du déficit réel[7]. Ainsi le gouvernement constata, dans le compte général publié par lui en février 1897, que, jusqu’au 31 décembre 1896, par suite des charges de l’expédition du Soudan, les dépenses faites ou engagées dépassaient ses ressources de 780 000 livres. La Caisse de la Dette n’a cependant consenti à lui avancer que 200 000 livres ; elle a réclamé en même temps l’inscription au budget des recettes de la province de Dongola, et obtenu qu’à l’avenir, tous les excédens éventuels des provinces équatoriales réoccupées seraient portés au budget. Nous avons rappelé tout à l’heure que le surplus des dépenses de l’expédition soudanaise, qui s’est terminée au début de septembre 1898 par la victoire d’Omdurman, a été prise à sa charge par l’Angleterre.

L’administration spéciale des chemins de fer, des télégraphes et du port d’Alexandrie est composée de membres français, anglais et égyptiens, présidés par un Anglais : elle a seule le droit de modifier les tarifs et règlemens, sous réserve de l’approbation khédiviale.

Une part des revenus de l’État ayant ainsi été donnée en gage, le gouvernement ne peut, sans l’assentiment de la Caisse, apporter aux taxes qui les produisent aucune modification qui aurait pour résultat d’en diminuer le rendement ; il ne peut non plus abaisser au-dessous de 300 000 livres sterling les revenus annuels de la ville du Caire, qui. dans certaines éventualités, serait appelée à combler l’insuffisance des rentrées destinées au service de la dette. Enfin, comme l’État lui-même est engagé à parfaire cette insuffisance, il dresse un budget de ses dépenses, que la loi de liquidation arrêtait à 4 897 888, et le décret du 27 juillet 1885 à 5 237 000 livres égyptiennes. Les charges de ce budget comprennent, entre autres, le tribut que l’Égypte paie au Sultan et qui a été fixé, par firman du 30 juillet I 879, à 678 397 livres égyptiennes, réduites, dix ans plus tard, à 665 041. Sur ce tribut, l’Égypte prélève, à la demande du gouvernement turc, 280 622 livres sterling, qu’elle verse directement tous les ans à Londres pour assurer le service de l’emprunt turc 4 pour 100, désigné du nom d’emprunt de la défense et qui est gagé sur ce tribut. Le budget normal doit être couvert en premier lieu par les revenus des provinces et des administrations non données en gage. Le gouvernement peut disposer de moitié de ses excédens éventuels (décret de 1885). Si, au contraire, un déficit se produit, c’est au moyen des excédens des revenus de la Caisse qu’il doit être couvert, et, si ces derniers ne suffisent pas, par un prélèvement sur le fonds de réserve (décret du 12 juin 1888).

Tel est le fonctionnement du rouage financier créé en 1876 et perfectionné, depuis lors, par une série de dispositions nouvelles. Quel est, d’autre part, l’état économique du pays ? Il est intéressant de voir comment il est dépeint par les Anglais. Lord Cromer, représentant de la Grande-Bretagne au Caire, dans un rapport qu’il adressait au marquis de Salisbury, en février 1898, sur les finances, l’administration et la situation de l’Égypte, ainsi que sur le progrès des réformes, dressait le tableau suivant. Nous n’avons pas besoin de prévenir nos lecteurs des raisons pour lesquelles les couleurs en sont poussées au rose. Les revenus du Trésor, de 1881 à 1897, ont passé de 9 230 000 à 11 443 000 livres égyptiennes. Pendant la même période, l’impôt foncier a cependant diminué de plus d’un demi-million de livres, bien que 614 000 feddans de plus soient taxés. Le feddan paie en moyenne 18 shillings 3 pence (environ 23 francs), au lieu de 1 livre 2 shillings (environ 28 francs). En revanche, le tabac donne un million, alors qu’il n’en fournissait pas le dixième il y a seize ans. La charge totale des impôts par tête est tombée de 1 livre 2 s. 2d. (28 francs environ) à 17 s. 9 d. (22 francs environ), grâce surtout à l’accroissement de la population. La valeur des exportations s’est maintenue, malgré la baisse énorme du coton et du sucre. Le tonnage du port d’Alexandrie a presque doublé. Le montant de la dette encore en circulation n’est que de 97 millions de livres comme en 1881, en dépit d’emprunts, qui se sont élevés au total à 13 millions, et d’une augmentation de capital nominal de 3 400 000 par suite de conversion. Ce résultat est dû en partie aux achats des commissaires de la dette. Les excédens budgétaires sont la règle depuis plusieurs années.

L’Égypte possède 1 791 kilomètres de routes agricoles. L’administration des pêcheries a modifié ses règles, rendu aux pêcheurs du lac Menzaleh la liberté du travail et de la vente, et n’exige plus d’eux que le paiement d’une patente annuelle. On sait que cette vaste nappe d’eau s’étend de Port-Saïd à Damiette sur 600 000 acres, et communique par un étroit goulet avec la Méditerranée ; autrefois, tous les pêcheurs étaient tenus de remettre leur poisson au gouvernement, qui se chargeait de le vendre, et leur donnait les deux cinquièmes du produit. L’entreprise des transports par navires postaux a été cédée à une compagnie particulière, qui s’est engagée à construire un nouveau dock. Les douanes sont en augmentation de 5 pour 100 sur l’année antérieure. La question d’irrigation devient de plus en plus importante, à mesure qu’augmente la surface des terres cultivées. Les travaux effectués dans la Haute-Égypte y ont diminué considérablement la partie non irriguée (Sharaki), qui n’a pas dépassé 10 000 acres en 1897, alors qu’en 1888, année de basses eaux, il avait fallu accorder des exemptions d’impôt à 380 000 acres, sur lesquelles la récolte avait été perdue. Mais la Moyenne et la Basse-Égypte sont loin encore d’être à l’abri de la sécheresse. La rotation des canaux a pour objet d’assurer autant que possible une distribution égale de l’eau aux divers propriétaires à l’époque de rareté, et d’abaisser le niveau lors de la crue du fleuve. La corvée pour la surveillance des digues est imposée à un nombre plus ou moins grand de fellahs, selon que les eaux sont plus ou moins hautes, mais, d’une façon générale, les mesures prises tendent à diminuer cette prestation en nature. Le drainage a été opéré en 1897, grâce aux 274 000 livres égyptiennes accordées par les commissaires de la dette, sur près de 800 000 acres ; de toutes les dépenses faites pour l’amélioration du sol, c’est celle qui produit les résultats les plus prompts et les plus efficaces.

Un crédit de plus d’un demi-million de livres égyptiennes est prévu pour la construction de barrages additionnels (Weris). D’autre part, on cherche à augmenter la quantité d’eau disponible par la création d’un réservoir, au moyen d’une digue et d’une écluse à Assouan, dont le coût, avec quelques travaux additionnels sur le canal Ibrahimieh, atteindrait 2 millions de livres. Lord Cromer insiste sur l’utilité de ces travaux, que les entrepreneurs, MM. Aird et Cie, se sont engagés à terminer en cinq ans. Soixante semestrialités de 78 613 livres, dont la première est payable le 1er  juillet 1903, serviront à amortir les dépenses faites. En dehors de ce montant, il faudra consacrer environ un million de livres à des travaux subsidiaires, tels que canaux et drains, nécessaires pour que le pays recueille tout le fruit de l’établissement du réservoir : cette somme sera prélevée autant que possible sur les crédits ordinaires du ministère des Travaux publics, auxquels s’ajouteront des subsides fournis par la Caisse de la Dette. Sir William Garstin, conseiller du ministère des Travaux publics, estime à plus d’un milliard de mètres cubes le volume d’eau qui sera emmagasiné et qu’il juge capable d’augmenter le revenu annuel du pays d’environ 2 600 000 livres ; il ne croit pas qu’il soit imprudent d’engager d’ores et déjà les finances publiques pour trente annuités de 157 000 livres ; les dépenses faites pour l’irrigation en 1884, alors que la situation des finances égyptiennes était très mauvaise, les ont relevées. L’amélioration des terres, qui seront régulièrement irriguées, permettra de leur imposer un accroissement de taxe, qui représentera, d’après les calculs de sir William Garstin, une rentrée de 378 000 livres pour le Trésor. Il prévoit que plus de 100 000 acres de terre, aujourd’hui en friche, deviendront cultivables, seront peu à peu mises aux enchères, et représenteront une valeur de plus d’un million de livres, que le gouvernement encaissera au fur et à mesure des ventes. Enfin, il considère que la récolte du coton sera désormais mise à l’abri des effets de la sécheresse qui, tous les cinq ans en moyenne, en ruine une partie.

Des études se poursuivent, par les soins du professeur George Forbes, pour utiliser la force des deuxième et troisième cataractes et en faire une source d’énergie électrique. Des sommes importantes ont été appliquées à la construction de bâtimens publics, hôpital, cour d’appel, laboratoire bactériologique, prison, bureau de poste, écoles au Caire, magasin de pétrole à Port-Saïd ; à l’entretien de la voirie au Caire ; à l’exécution du cadastre, de cartes géologique et topographique. Le recensement du printemps de 1897 indique une population totale, Souakim et la province de Dongola non compris, de 9 734 000 âmes, contre 6 814 000 en 1882. Les étrangers figurent dans le chiffre pour 112 000, parmi lesquels 14 000 Français et 19 000 Anglais. Le nombre de ces derniers a triplé depuis 1882, tandis que celui de nos compatriotes a légèrement fléchi ; la communauté la plus nombreuse est celle des Grecs, qui dépasse le chiffre de 38 000 ; en seconde ligne viennent les Italiens, qui sont 24 000.

Le chemin de fer du Soudan, de Wady-Halfa à Ahou-Hamed. a été construit en moins de huit mois sur une longueur de 233 milles, soit 375 kilomètres. Les chemins de fer ont réalisé, en 1897, la plus forte recette qu’ils aient fournie depuis leur création, soit 1 983 000 livres égyptiennes. Le nombre des passagers a augmenté de 9 pour 100 par rapport à l’année antérieure ; le tonnage des marchandises, dans la même proportion ; les frais d’exploitation se sont élevés à 43 pour 100 des recettes brutes. L’insuffisance du matériel a amené la Caisse de la Dette à accorder 250 000 livres pour achat de locomotives, wagons et rails. Le chemin est à voie large d’Alexandrie à Louqsor ; à partir de là, les voies n’ont plus que 3 pieds 6 pouces d’écartement, jusqu’à Assouan, et sur les lignes Wady-Halfa à Kerma, Wady-Halfa à Abou-Hamed et éventuellement Berber. Des chemins de fer économiques, que les Anglais désignent du nom de chemins de fer légers, ont été concédés. La compagnie des chemins légers du Delta a reçu des concessions pour les provinces de Behera et de Garbieh, et a déjà construit 16 milles. La société des chemins de fer économiques, dans laquelle le capital allemand est intéressé, a commencé ses travaux dans les provinces de Charkieh, Kalioubieh et Dakahlieh. Une compagnie égyptienne établira des chemins de fer agricoles dans le Fayoum. Une fois ces diverses lignes achevées, le Fayoum et le Delta, à l’exception de Menoufieh, seront pourvus d’un réseau à voie étroite, reliant les villages aux centres commerciaux et aux chemins de fer de l’État.

En terminant son rapport, lord Cromer résume l’histoire des finances égyptiennes depuis quinze ans : de 1883 à 1887, tous les efforts du gouvernement étaient concentrés sur un point : arriver à l’équilibre ; il ne pouvait songer ni à réduire les impôts, ni à engager de nouvelles dépenses. À partir de 1887, tout danger de déficit est écarté ; les efforts des fonctionnaires qui s’occupent des travaux d’irrigation commencent à porter leur fruit ; l’ère des excédens s’ouvre ; on en profite pour réduire les charges du contribuable, abolir la corvée, diminuer l’impôt foncier, supprimer la taxe professionnelle, l’impôt sur les chèvres et les moulons, la taxe du poids ; en résumé, on allège de 1 100 000 livres les impôts directs ; on abaisse de 40 pour 100 l’impôt sur le sel, et de moitié les taxes postales et télégraphiques ; on fait disparaître les octrois dans les petites localités. Il n’y a d’augmentation que sur l’impôt du tabac, porté de 14 à 20 piastres turques par kilogramme. C’est en 189i que s’arrête la période des dégrèvemens : divers départemens obtiennent alors les augmentations de crédit qu’ils ne cessaient de réclamer pour drainage, lignes nouvelles de chemins de fer. Mais, au cours de cette troisième période, renaît la question du Soudan, que les Anglais ont considérée comme devant être réglée à tout prix. La raison invoquée est la nécessité de donner à L’Égypte une frontière certaine et « le la débarrasser des menaces d’incursion de la part des derviches ; !a vérité est que le moment paraît propice pour ajouter quelques anneaux à la chaîne qui doit relier les possessions britanniques d’Alexandrie au Cap. La convention signée au Caire, le 19 janvier 1899, entre lord Cromer et Boutros-Pacha, est un pas significatif fait dans cette voie. D’autre part, la baisse du prix des produits agricoles a atteint les cultivateurs, à qui le gouvernement vient en aide en demandant aux puissances de consentir à ce que l’intérêt des fonds détenus par la Caisse de la Dette soit appliqué à dégrever l’impôt foncier, et en obtenant du Crédit foncier égyptien qu’il abaisse à 100 livres le minimum de ses prêts.

Parmi les institutions financières dont l’Angleterre est en voie de doter l’Égypte, il convient de citer la Banque nationale, dont les statuts ont été approuvés le 25 juin 1898 par le Khédive, qui lui a concédé pour toute sa durée, c’est-à-dire cinquante années, le monopole de l’émission des billets au porteur et à vue. Le capital, souscrit presque entièrement à Londres, est de 1 million de livres sterling : la nomination du gouverneur et des deux sous-gouverneurs est soumise à l’agrément du gouvernement égyptien. Le siège social est au Caire, avec succursale unique à Alexandrie. Le montant des billets en circulation doit toujours être couvert pour moitié au moins par une encaisse or et pour moitié par des titres agréés par le gouvernement. Il est à noter que la Banque Ottomane, qui a le privilège exclusif, en vertu de sa concession, d’émettre des billets de banque en Turquie, n’a pas protesté contre cette création d’une Banque nationale dotée d’un privilège qui est en contradiction avec le sien, aussi longtemps que subsiste la fiction diplomatique en vertu de laquelle l’Égypte fait partie de l’empire ottoman.


VI. — CONCLUSION

Nous avons examiné les quatre périodes des finances égyptiennes dont nous avions, au début de notre étude, indique les limites. Nous y avons ajouté un tableau de la situation actuelle. Essayons, en jetant un coup d’œil rétrospectif, de mesurer le chemin parcouru et de montrer quelles transformations profondes se sont accomplies ; comment, d’un régime oriental autocratique, cette gestion financière a passé à l’état de perfection relative où elle se trouve aujourd’hui. Au début, l’Europe ne songe pas à intervenir ; le pacha qui gouverne l’Égypte n’est préoccupé que de satisfaire le Sultan, son suzerain, et d’obtenir, par des subsides ou des présens de diverse nature, une autonomie de plus en plus complète ; l’Égypte ne dément pas son antique renom de fertilité ; mais bientôt ses richesses ne suffisent plus aux appétits dévorans d’un Saïd, ni surtout d’un Ismaïl. Les impôts versés par les fellahs, à grand renfort de corvée et de courbache, produisent des sommes énormes, mais inférieures encore à celles qu’exigent les prodigalités du maître, qui couvre le Caire et Alexandrie de palais et s’attribue en même temps, à lui et aux siens, une partie des terres les plus riches de la nourricière vallée du Nil. Il faut emprunter. On s’adresse à l’Europe : à partir de 1862, une série d’opérations conclues avec les financiers de Paris et de Londres ont toutes pour but d’amener des millions dans les caisses khédiviales ; aucune forme d’emprunt n’est négligée : dette consolidée, amortissable, obligations gagées sur des terres, assignations de revenus spéciaux, bons du Trésor, dette flottante d’administrations particulières. Les taux auxquels sont obtenues les avances deviennent monstrueux, ils s’élèvent à 30 pour 100 l’an ; et, en dépit, ou plutôt à cause même de cette exagération, le crédit se resserre de plus en plus. Tous les symptômes avant-coureurs de la catastrophe s’accumulent ; après avoir eu recours aux multiples expédiens que l’ingéniosité de son esprit a pu lui suggérer, le Khédive est acculé à la faillite inévitable et se voit contraint de suspendre ses paiemens.

L’Europe s’émeut alors : la France et l’Angleterre, dont les nationaux forment le gros des créanciers lésés, font entendre leur voix. Ismaïl paraît réorganiser à la fois la dette et l’administration, les soumet au contrôle de deux hauts fonctionnaires, désignés par les cabinets de Paris et de Londres, et institue une commission de la Dette publique, où sont appelés à siéger des représentans de la France, de l’Angleterre, de l’Italie, de l’Autriche. Cette seconde période, celle du condominium anglo-français, ne dure pas longtemps. Le Khédive supporte impatiemment l’intervention quotidienne des contrôleurs généraux ; il ne tient pas les engagemens souscrits par lui ; il est déposé et remplacé par son fils Tewfik. Celui-ci, plus docile, cède aux conseils de l’Europe, et, par la loi de liquidation, règle en 1880 le sort des porteurs des diverses catégories de dette. La commission internationale de la Dette est organisée fortement et mise en possession, d’une façon effective, dis revenus qu’elle doit employer au paiement des créanciers. Les commissaires sont reconnus comme représentais légaux de ces derniers, et, à ce titre, autorisés à poursuivre, devant les tribunaux mixtes institués en 1875, l’administration des finances égyptiennes. Durant cette troisième période, qui s’étend jusqu’à l’insurrection d’Arabi-Pacha, le contrôle s’exerce avec efficacité. À partir de 1882, et de la bataille de Tell-el-Kébir, qui supprima pour toujours, semble-t-il, les velléités d’indépendance et d’autonomie nationales, si tant est que ces velléités aient jamais existé, le contrôle anglo-français disparaît ; la Caisse de la Dette et la commission internationale subsistent ; mais un travail incessant se poursuit, de la part des autorités anglaises, pour se substituer partout au gouvernement du Khédive. En matière financière, elles s’efforcent de diminuer les pouvoirs de la commission internationale. Ce n’est pas ici le lieu d’entrer dans le détail des nombreux incidens qui ont mis en relief cet antagonisme, ni d’indiquer comment, pour des raisons de politique générale, certains représentans des créanciers européens ont fait cause commune avec ceux qui portaient atteinte aux droits dont la défense leur était confiée. Cherchons seulement à établir, avec impartialité, quelle influence la prépondérance anglaise a eue et a encore sur le développement des finances égyptiennes. Il est incontestable que le protectorat de fait, sinon de droit, exercé au Caire par la nation du monde dont le crédit est coté le plus haut, n’a pu nuire à celui du pays où elle faisait acte de suzeraineté : les diverses conversions ont été facilitées par la présence des troupes anglaises. Mais ces opérations eussent été possibles par la seule vertu de la commission internationale de la dette, émanation des six grandes puissances, dont l’une ou l’autre, sinon l’ensemble, eût toujours été prête à appuyer les droits des commissaires, au cas où le Khédive les eût méconnus.

D’autre part, si cette sorte de reflet du crédit anglais a pu élever la cote des fonds égyptiens et les faire rechercher comme placement par la Cité de Londres, il convient de rappeler que, à plus d’une reprise, les exigences du gouvernement égyptien, qui ne faisait en cette circonstance qu’exécuter les ordres, à peine déguisés sous des formes courtoises, de l’impérieux lord Cromer, résident anglais et haut commissaire de la reine, ont entamé les réserves accumulées par la Caisse de la Dette. La loi internationale de liquidation et les décrets ultérieurs avaient voulu que ces réserves atteignissent promptement le niveau à partir duquel l’amortissement de la dette eût suivi un cours régulier. Quand on réfléchit que les diverses catégories de cette dette représentent presque toutes des sacrifices considérables faits autrefois par les porteurs, on est en droit de regretter que les stipulations des contrats qui les régissent ne soient pas exécutées dans leur intégralité. On peut redouter que les revenus qui leur ont été attribués ne soient détournés un jour de leur emploi spécial et que le service des obligations ne redevienne une charge ordinaire d’un budget, qui pourrait être de nouveau en déficit, s’il plaisait à la Grande-Bretagne de lui imposer telle ou telle dépense que bon lui semblerait. Alors même que cette prévision ne se réaliserait pas, la méconnaissance du droit n’en est pas moins formelle et regrettable.

Cette question de l’amortissement peut être envisagée à un double point de vue. Il est certain que, aussi longtemps que le service d’un intérêt convenable paraît assuré aux porteurs de titres d’une dette, il ne semble pas que le remboursement au pair de ces titres ait pour eux une bien grande importance ; dans certains cas, il constitue pour eux une gêne ou tout au moins une contrariété, en les obligeant à se préoccuper du remploi de leurs fonds lorsque leurs titres sont appelés au remboursement. Ce dernier leur inflige même une perte apparente, lorsque la cote de leurs obligations s’est élevée au-dessus du pair, postérieurement à l’acquisition qu’ils en ont faite ; ou une perte réelle, quand ils ont payé une prime pour acheter leurs fonds. Mais ces considérations sont secondaires, lorsqu’il s’agit de déterminer la politique financière générale d’un État, qui a le devoir strict de travailler, par toutes les voies possibles, à l’extinction, ou tout au moins à la réduction, de sa dette. Il est impossible de dire, à aucun moment de l’histoire financière d’aucune nation, que le Grand Livre de la dette est irrévocablement fermé. Il faut songer aux époques de crise, celles où le Trésor devra emprunter ; et, en prévision de cet avenir, il convient, quelque belles que soient les apparences de l’heure présente, quelque bien assis que semble un budget, de réduire le fardeau des emprunts. C’est ce que les arrangemens internationaux de L’Égypte avaient eu en vue.

Le régime financier que nous avons décrit est compliqué : mais il est né des vicissitudes politiques que le pays a subies depuis l’intervention de la France et de l’Angleterre, suivie de celle des autres grandes puissances. Tel qu’il est, il a rendu d’immenses services à la nation et à ses créanciers, dont les intérêts ont été sauvegardés par la Caisse de la Dette avec une sagesse et une prudence à laquelle il est impossible de ne pas rendre hommage. La France, par la force même des choses, en vertu de l’histoire et des traditions d’un siècle, représente encore aujourd’hui au Caire l’élément le plus important après la Grande-Bretagne : nos compatriotes sont porteurs des deux tiers environ de la dette égyptienne ; le Crédit lyonnais est le banquier de la Caisse de cette dette ; nous avons fondé le Crédit foncier égyptien, dont les principaux actionnaires et obligataires sont Français ; nous avons des intérêts dans de nombreuses compagnies industrielles ; beaucoup de maisons de commerce d’Alexandrie sont dirigées par des Français, ou sont en relations étroites avec Marseille et Paris. Les trois cinquièmes des administrateurs et presque tout le personnel du canal de Suez sont français. Notre commerce avec l’Égypte nous place au troisième rang, après l’Angleterre et la Turquie pour les importations ; après l’Angleterre et la Russie pour les exportations. Il ne serait pas conforme à l’intérêt de l’Europe que les Anglais modifiassent un organisme créé par sa volonté et qui se compose, non seulement de la Caisse de la Dette et des administrations soumises à son contrôle, mais des tribunaux mixtes. Nous n’avons pu, dans notre étude, nous étendre sur cette institution judiciaire, dont nous avons seulement mentionné la création en 1875. Elle se lie cependant à la question financière, puisqu’elle permet aux créanciers du Trésor de poursuivre utilement l’exécution des engagemens pris vis-à-vis d’eux. Depuis le quart de siècle qu’elle existe, elle a fait ses preuves, et, — comme le rappelait l’autre jour M. E.-M. de Vogüé, dans l’éloquent article qu’il consacrait à la mémoire de Nubar-Pacha, — le Khédive dut s’incliner devant elle, le jour où les huissiers affichèrent sur le palais d’Abdin les exploits décernés contre Son Altesse. Alors même que les opérations de rachat qui se poursuivent auraient, d’ici à 1905, fait disparaître la dette de la Daïra et des Domaines, la dette privilégiée et la dette unifiée subsisteront et exigeront le maintien des garanties internationales dont elles sont entourées et que rien ne saurait remplacer. D’autre part, nous venons de rappeler comment l’administration de la justice se lie à celle des finances ; l’une et l’autre sont sous la protection des puissances, qui doivent rester unies pour assurer le maintien d’un ordre de choses aussi salutaire à l’Égypte qu’aux Européens établis dans la vallée du Nil.


RAPHAËL-GEORGES LEVY.

  1. La livre sterling vaut 25 francs, 22 centimes.
  2. La Société Azizieh avait été formée par le vice-roi en même temps qu’une Société agricole, en 1865.
  3. Une bourse vaut environ 125 francs.
  4. Le feddan représente 4 200 mètres carrés.
  5. Mort en janvier 1890.
  6. Composée de sir Rivers Wilson, président, Colvin, Anglais, Bellaigue de Bughaz et Liron d’Airoles, Français ; Baravelli, Italien ; von Kremer, Autrichien ; von Treskow, Allemand.
  7. La question a été soulevée par le commissaire français à propos de l’affaire des paquebots Khedivieh : on en trouvera le détail au compte rendu de la Caisse de l’année.