Les Filles de Milton

Calmann Lévy, éditeur (p. 219-234).

LES FILLES DE MILTON


La jeune fille, tout à coup, soulevant un peu les paupières, et sans qu’un autre mouvement dérangeât son attitude, regarda très fixement, avec des yeux pénétrés d’une douce et poignante mélancolie, puis d’une voix languissante :

— Ma mère, enfin, lorsqu’un homme devenu débile et d’un esprit fatigué, d’une intraitable humeur, n’est plus en état d’être utile aux siens ni à personne, lorsque sa sénile vanité dont la suffisance fait sourire les passants, paraît s’augmenter aux approches d’une seconde enfance, — est-ce donc une criminelle prière que de demander à Dieu… de lui faire miséricorde… jusqu’à le rappeler le plus tôt possible vers la lumière… vers la vie éternelle !…

La vieille femme, sans répondre, détourna la tête avec un frisson.

— C’est qu’en vérité me viennent des songeries… dangereuses ! continua Déborah Milton, de cette même voix douce, claire et traînante, et que je me contiens mal de m’enfuir d’ici, parfois, — pour bientôt revenir vous porter secours, ma mère ! vous offrir du feu et du pain ! Qu’importe le prix dont je les aurais payés !

— Tais-toi, Dieu le défend ! Gagner le salut par la foi, dans l’épreuve, et ne murmurer jamais : voilà tout ce qu’il faut.

— Mais… j’ai vingt ans, moi ! tu l’oublies peut-être un peu, mère.

— Demain… tu auras mon âge. Tu verras… si tu y parviens.

— Ce soir n’est pas demain.

— Tais-toi.

Un silence.

— Tu es belle. Tu épouseras quelque jeune seigneur… espère, ma fille.

À cette parole, Déborah Milton se leva froidement et se tint debout, glacée et sévère.

— Un jeune seigneur ! Ah ! je ne veux pas rire entre ces murs couleur de sang ! Quel d’entre eux voudrait pour femme de la fille d’un vieux rimeur sans pain, qui vota pour la mort de son roi ? Je n’espère pas même… un pauvre ministre de Dieu… que le péril d’encourir la froideur du dernier des sujets de Charles II détournerait de ma main…

— Ton père a fait son devoir selon sa conscience !

— Les hommes austères devraient se passer d’enfants ! murmura la jeune fille.

— Déborah !… tu es cruelle pour d’autres que lui !

— Oh ! pardon, ma mère !

Elle frappa de son poing léger la table nue.

— C’est qu’aussi, à la fin, c’est horrible, cela ! toujours des rêves !… des cieux !… des anges, des démons qui ressemblent à des formes de nuages ! Le ton dont ils parlent tout harnachés de leurs grelots de rimes sonores, fait douter de la réalité qu’ils représentent : elle se tait, l’agissante réalité. C’était bien la peine de devenir aveugle, pour voir au fond de l’obscurité éternelle passer tant de creux fantômes. La foi se nie dans une phrase trop bien cadencée, et qui attire l’attention sur elle en détournant l’esprit de ce qu’elle énonce. On dit : « je crois ! » et c’est fini. Peindre le ciel et l’enfer ! Et le Paradis terrestre ! Et l’histoire de l’infortuné couple d’êtres dont nous descendons tous ! Ô tintement insupportable de mots vides ! Creux travail ! Et il faut, nous, ma sœur et moi, s’atteler à la besogne ! écrire, muettes, ces divagations déraisonnables ! Attendre, des fois, une heure, des vers qu’il faut souvent raturer… Et quand nous dormons sur le papier, nous réveiller à jeun, parfois, — et faire aller la plume… et toujours et encore mettre du noir sur du blanc… et jeter là dedans notre jeunesse annulée… alors qu’il y a là-bas, dans Londres, de bons abris, des tables bien servies et de beaux jeunes hommes, — qui vous feraient un accueil charmant !

Elle se tut.

— Mauvaises pensées ! Résigne-toi !

— Des mots ! Tu as faim, j’ai faim !… Voilà la vérité.

— Lui aussi a faim et ne se plaint pas, et de plus il souffre de vous savoir dans une détresse dont il est la cause.

— Allons ! Deux choses le nourrissent : l’orgueil et la foi. Les poètes sont des êtres qui prennent une distraction pour but, au mépris des leurs et des peines qu’ils font supporter à ce qui les entoure. Rien ne les atteint ! ils sont au fond de leurs rêves ! Ô vanité ! Dire qu’il s’imagine que ce « Paradis perdu » dominera les mémoires dans la Postérité ! Dérision ! Le libraire n’en donnera pas ce qu’a coûté le papier, — qu’il préfère même à notre pain. Bientôt nous serons en haillons, mais il est aveugle et c’est de ses rimes, non de ses filles, qu’il est fier !… Et bourru jusqu’à nous battre ! Non : c’est trop, je n’obéirai plus !

— Que veux-tu qu’il fasse ?

— Ne plus être ! Alors on pourrait changer de nom, s’expatrier, vivre ! Ma sœur est jolie et je suis belle. Eh bien, après ?

— Et ton honneur, enfant ! comme tu en parles !

— L’honneur des filles d’un vieux régicide ?… D’un homme qui a participé à tuer celui qui seul donne un sens à ce mot, — l’honneur ? Tu plaisantes, ma mère. Nous avons droit à l’honnêteté, voilà tout… On hérite de tout, bon ou mauvais, de ceux qui nous engendrent… Nous ferions pitié de prononcer ce mot : « notre honneur », devant ceux qui ont qualité pour estimer et au jugement desquels seulement on doit tenir.

— Tu parles comme il parlerait, s’il pensait comme toi. Mais il est des hommes qui souriraient de ce que tu dis.

— Eux-mêmes ne sauraient être que des menteurs : ce qui me dispenserait d’essayer de les convaincre, de souffrir de leur blâme ou d’être fière de leurs éloges. On les regarde, ils sont annulés, — et c’est fini.

— J’ai l’idée que nous pourrions peut-être emprunter quelque argent, si peu que ce soit, de M. Lindson. Nous ne lui avons rien demandé, jamais, à celui-là.

— Oui, je crois qu’il cherche à ne plus nous connaître et qu’il n’ose pas être assez lâche, sans quelque motif. Il nous prêterait, sûr de n’être pas remboursé, et s’en autoriserait pour ne plus nous voir. Tu as raison. Veux-tu que j’aille, seule ou avec toi ? Ne plus nous reconnaître ! Il achèterait bien ce droit-là… deux écus, je pense.

La vieille, regardant par la fenêtre :

— Voilà, justement, M. Lindson, — on pourrait.

— J’y vais.

Rentre Emma, apportant du bois mort, un lourd fagot.

— Là !

Emma Milton courut à la huche, l’ouvrit, fureta derrière les assiettes de terre, et la referma, frappant les deux battants avec violence.

— Comment ? Rien ?… Où est le pain ?

Silence.

— .......

— Ta sœur est allée chercher quelque chose…

— Ah ! Est-ce que le libraire a donné ?

— Non, c’est M. Lindson auquel elle est allée emprunter.

— Oui : mais ce n’est pas sûr qu’il donne.

Rentre Déborah.

— Deux shillings !

La vieille se cache la figure.

Après un instant :

— C’est Dieu qui nous les donne : remercions-le de sa miséricorde et résignons-nous : il nous en donnera d’autres demain.

— C’est presque une aumône, dit Emma.

— Non, dit Déborah, c’est moins… je te dirai cela.

— Donne toujours, je cours chercher à manger.

Elle sort.


Milton parut.

Le vieillard tâtait les murs du bout de sa canne. Son visage aux lignes sévères, blêmi par les chagrins, son vaste front aux trois rides longues et droites, ses yeux fixes et sans lumière, la noblesse mystique du tour de son visage, ses grands cheveux aux longues mèches blanches partagées au milieu… Un vieux pourpoint de velours marron et des chausses de même, — et son grand col d’un blanc sali, noué par deux glands, ses souliers à boucles et son chapeau puritain datant des jours de Cromwell…

Il entra.

— Vous êtes là, n’est-ce pas ? dit-il.

On ne lui répondit pas, tout d’abord.

— Oui, mon ami, dit la vieille femme.

Déborah eut un mouvement d’épaules, Emma sourit.

— Voici, mais écrivez lisiblement ou je… Surtout ne changez pas les mots qui me sont venus, — et n’interrompez pas, si je ne m’arrête… Vous avez la manie de me souffler des mots qui me semblent justes, quand vous me les dites, parce qu’ils m’étonnent… et qui sonnent creux, lorsque vous relisez !… Le mot qui ne semble pas juste, isolément, est souvent le plus exact, s’il vient d’ensemble : car il n’y a pas de mots, en réalité : le seul poète est celui qui ne peut qu’aboyer magnifiquement sa pensée… la rugir parfois, — la tonner souvent… Mais on ne l’entend jamais que dans des rafales… Tant pis pour ceux qui n’entendent pas la langue du pays d’où souffle en mes vers le vent de l’éternité…

» … Et pour donner à démarquer le ronronnement du vers, les images, les expressions, les tours d’intelligence, le mouvement de la pensée, — cela se prend comme rien, sans le savoir ! Et avec un peu de main, on ne copie pas, on singe. On fait servir cela à n’importe quelle niaiserie… qui passera oubliée, mais qui, aujourd’hui, empêche l’attention sur l’œuvre d’où procède cette bulle vide… et seule payée, — car le monde creux ne paie et n’estime que le vide… Qu’importe ! la pensée seule vivra : les mots changent et se démodent vite ; la pensée seule vivra, — car au fond des choses, il n’y a ni mots ni phrases, ni rien autre chose que ce qui anime ces voiles ! La pensée seule apparaîtra… l’impression de l’œuvre seule restera !… Entre ces prétendus poètes, je suis comme un vivant parmi les morts, un homme parmi des singes, un lion dévoré par des rats. Jésus-Christ m’a montré la route : je sais comment les hommes accueillent un Dieu. J’aurai le sort des prophètes. Je me résigne à ce que l’homme se moque, à mon sujet, de ma pauvreté… Car si j’étais riche, — ah ! quel grand poète ils me trouveraient, l’émule, au moins, de M. Tom Craik, l’auteur des… l’immortel nom m’échappe…

» Allons ! Comme j’ai mal à l’estomac, mon Dieu ! Mais, c’est peut-être un peu — la faim ? Allons, ce n’est rien. D’ailleurs, vous devez être à jeun mes filles, vous aussi ? Car, si je me rappelle, il n’y a plus rien ? Donc, rendons gloire à Dieu. Les saints ont peu mangé… Ce ridicule est moins pénible que l’indigestion de ceux dont l’espièglerie misérable nous vole le nécessaire… Écrivez. Pourquoi ne dites-vous rien ? Êtes-vous là seulement ?

» Nous les plaignons d’avoir été assez bêtes pour se donner un mauvais estomac à force de rire de notre jeûne : chacun son lot : ce sont des gens qui ne trouvent rien de plus doux à leur être ni de plus divertissant que d’escamoter le pain de leurs frères, — pour ricaner de les voir maigrir, faute d’aliments. Ils n’oublient qu’une chose, c’est qu’il est aussi ridicule de mourir d’indigestion que de faim, d’embonpoint que de maigreur, — et qu’ils mourront sans rire, même de nous.

» Ma fille, tiens, je t’en prie, je t’en supplie, — ne me fais pas parler davantage d’autre chose que de… Obéis-moi ! Je suis ton père ! tiens, me voici à tes genoux !

— Mon père ! voyez quelle exaltation ! Ce que vous faites est-il raisonnable ? Devant un pareil acte, comment penser que vous jouissez du bon sens nécessaire pour dicter des choses lisibles, comme du temps où vous écriviez ?… Croyez-vous ! C’est dans l’intérêt de votre gloire que nous vous supplions de vous mettre au lit, de vous reposer.

— Ah ! cruelle enfant ! Sois… non, je ne veux pas maudire personne, pas même celle qui… Sache que c’est le souffle de Dieu ! Ô murmures du souffle de Dieu ! Ô misère de l’humilité divine ! Il faut le bon vouloir de ces péronnelles pour qu’on entende murmurer en des vers le souffle de Dieu !… Vois, vieillard, comme ton œuvre…

Les filles n’étaient pas toujours rebelles à l’irascible vieillard.

Alors, à tâtons, dans l’obscurité, il atteignit le dossier d’un siège, auprès de la table, s’assit, s’accouda, fermant les paupières.

… Et voici que la voix de Milton, lente et sublime… Il disait :

« Salut, lumière sacrée, fille du ciel née la première… »

Et ce fut un texte inconnu des générations.

C’était une éruption d’images où des pensées se symbolisaient en grands éclairs, — et la voix oublieuse de l’heure de la nuit sonnait, vibrante, profonde, mélodieuse ! Un ange passa dans l’inspiration, car il semblait que l’on distinguât des frémissements d’ailes dans les mots sacrés qu’il proférait. Et les cimes des arbres de l’Eden s’illuminaient d’aurores perdues et le chant matinal d’Ève, priant auprès des premières fontaines, devant l’Adam candide et grave, qui adorait, en silence, — et les reflets bleus du dragon s’enroulant autour de l’arbre défendu, et l’impression de la première tentatrice de notre race, — oh ! cela chantait dans la transfiguration du vieux voyant…

À ces accents dont le souffle venait d’au delà de la terre, les trois femmes en des toilettes de nuit, dans le désordre du premier sommeil quitté, l’une tenant une lampe qu’elles protégeaient de leurs mains contre le vent des ténèbres, apparurent aux portes de la salle où, dans la solitude et les grandes ombres, parlait le voyant des choses divines.

Les tiroirs.

La table.

À voix basse :

— Pas de papier ! Quelle plume !… Elle n’a plus qu’un bec !…

— Mon père, nous sommes là ! Nous cherchons à écrire, mais vous allez trop vite… et l’on ne peut suivre… Ce que vous dites a l’air très bon, cette fois, je dois l’avouer… Si vous voulez bien recommencer, sans vous emporter ainsi, et parler lentement… peut-être…

Après un grand silence et un grand frisson, Milton répondit à voix basse, avec un soupir :

— Ah ! il est trop tard, j’ai oublié.