Traduction par Jean-Baptiste de Montgrand.
Garnier (p. 516-533).


CHAPITRE XXXVI.


Qui aurait dit à Renzo, quelques heures auparavant, que, lorsqu’il serait le plus lancé dans sa recherche, lorsque les moments les plus critiques et les plus décisifs auraient commencé pour lui, son cœur serait partagé entre Lucia et don Rodrigo ? Et c’était cependant ainsi. Cette figure venait se mêler à toutes les images douces ou terribles que l’espérance ou la crainte faisaient tour à tour paraître à son esprit ; les paroles qu’il avait entendues au pied de cette couche résonnaient dans son âme parmi toutes les incertitudes dont elle était si vivement agitée ; et il ne pouvait achever une prière pour l’heureux résultat de sa grande entreprise, sans y rattacher celle qu’il avait commencée dans la cabane et que le coup de cloche avait interrompue.

La chapelle octogone qui se montre, élevée sur quelques marches, au milieu du lazaret, était, dans sa construction primitive, ouverte de tous les côtés, sans autre support que des pilastres et des colonnes ; c’était un bâtiment, pour ainsi dire, tout à jour. Chacun des huit côtés présentait un arceau sur deux entre-colonnements. En dedans un portique régnait tout autour de cette partie de l’édifice qu’on pourrait proprement appeler l’église, laquelle n’était composée que de huit arceaux correspondant à ceux des façades, et surmontés d’une coupole ; de sorte que l’autel, placé au centre, pouvait être vu de toutes les fenêtres des chambres du pourtour, et presque de tous les points du lazaret. Maintenant l’édifice ayant été affecté à tout autre usage, les vides des façades sont murés ; mais l’ancienne construction, demeurée intacte, indique clairement comment il était alors et quelle en était la destination.

Renzo venait à peine de se mettre en marche, lorsqu’il vit le père Félix paraître sous le portique de la chapelle et se présenter sous l’arceau faisant face à la ville, devant lequel l’assemblée s’était rangée en bas des degrés, tout au long de l’avenue pratiquée dans le milieu de l’enceinte, et il reconnut aussitôt à l’attitude du religieux qu’il avait commencé sa prédication.

Il tourna par les petits passages qui se trouvaient entre les tentes et les baraques, de manière à arriver sur les derrières de l’auditoire, ainsi qu’il lui avait été dit de le faire. Une fois là, il s’arrêta sans faire semblant de rien, et parcourut du regard toute cette réunion ; mais il n’y vit que des têtes se touchant toutes. Dans le milieu il s’en trouvait un certain nombre qui avaient un voile pour coiffure. Il regarda plus attentivement sur ce point ; mais, n’y découvrant rien de plus, il fit comme les autres et leva les yeux vers le prédicateur sur lequel chacun fixait les siens. Il fut frappé, pénétré de l’air vénérable de cette figure, et, recueillant l’attention dont il pouvait être capable dans un moment de semblable attente, il entendit cette partie de l’allocution que prononçait l’homme de Dieu :

« Donnons une pensée aux mille et mille d’entre nous qui sont sortis par là ; » et, de son doigt levé par-dessus son épaule, il montrait derrière lui la porte qui donne sur le cimetière de San-Gregorio, lequel n’était plus alors qu’une immense fosse, « jetons un regard sur les mille et mille autres qui restent dans cette enceinte, ne sachant, hélas ! quelle en sera pour eux la sortie ; jetons un regard sur nous-mêmes qui, en si petit nombre, en sortons échappés au péril. Béni soit le Seigneur ! béni dans sa justice, béni dans sa miséricorde ! béni dans la mort, béni dans la vie, lorsqu’il la daigne sauver ! béni dans le choix qu’il a voulu faire de nous pour une semblable faveur ! Ah ! pourquoi l’a-t-il voulu, mes enfants, si ce n’est pour se conserver un petit peuple corrigé par l’affliction et rendu plus fervent par la gratitude ? Si ce n’est afin que, pénétré plus vivement de cette pensée que la vie est un don de sa grâce, nous l’estimions à la valeur que doivent avoir pour nous tous ses dons, nous l’employions à des œuvres dignes de lui être présentées ? Si ce n’est afin que le souvenir de nos souffrances nous rende compatissants pour notre prochain et prompts à le secourir dans les siennes ? Et d’abord songeons en ce moment à la manière dont nous allons paraître aux yeux de ceux avec qui, dans cet asile, nous avons souffert, nous avons connu les vicissitudes de la crainte et de l’espérance, parmi lesquels nous laissons des amis, des proches, et qui tous sont nos frères dans le Seigneur. Veillons à ce qu’en nous voyant passer parmi eux, et tandis qu’ils éprouveront peut-être quelque soulagement par la pensée qu’il n’est pas impossible de sortir vivants de ce séjour de misères, veillons à ce qu’ils ne reçoivent de nous que bon exemple et qu’édification. Gardons-nous de leur montrer une joie bruyante, une joie toute terrestre, parce que nous avons évité cette mort contre laquelle ils se débattent encore. Qu’ils nous voient partir remerciant le ciel pour nous et le priant pour eux, et qu’ils puissent dire : Hors d’ici-même ils se souviendront de nous, ils continueront à prier pour nous. Commençons par ce voyage, par ces premiers pas que nous allons faire, une vie toute de charité. Que ceux qui ont repris leurs premières forces donnent aux faibles l’appui d’un bras fraternel ; jeunes gens, soutenez les vieillards ; vous qui êtes restés sans enfants, voyez autour de vous combien d’enfants sont restés sans père ! qu’ils trouvent un père dans chacun de vous ! Et cette charité, en couvrant vos péchés, adoucira même votre douleur. »

Ici un sourd murmure de gémissements, un triste concert de sanglots qui allaient croissant dans l’assemblée, s’arrêtèrent subitement, lorsqu’on vit le prédicateur se mettre au cou une corde et tomber à genoux ; et dans un profond silence on attendait ce qu’il allait dire.

« Il me reste, dit-il, à vous parler de moi et de mes compagnons qui, par un choix dont nous étions si indignes, avons été appelés à ce haut privilège de servir en vous Jésus-Christ. Je vous demande humblement de nous pardonner si nous n’avons pas dignement rempli un si grand ministère. Si la paresse, si l’indocilité de la chair nous ont rendus moins attentifs à vos besoins, moins prompts à courir à votre appel ; si une injuste impatience, si un coupable ennui nous ont fait quelquefois vous montrer un visage froid et sévère ; si quelquefois la misérable pensée que nous pouvions vous être nécessaires nous a portés à ne pas vous traiter avec cette humilité dont nous n’eussions jamais dû nous départir ; si notre fragilité nous a fait commettre quelque action qui ait été pour vous une cause de scandale, pardonnez-nous ! Que Dieu vous remette de même vos dettes envers lui, et qu’il vous bénisse ! » Et, faisant sur l’auditoire un grand signe de croix, il se releva.

Si nous n’avons pu rapporter exactement ses paroles, nous en avons du moins reproduit le sens et la substance ; mais le ton avec lequel elles furent prononcées est une de ces choses que la plume ne retrace point. C’était le ton d’un homme qui appelait privilège le service des pestiférés, parce qu’il le regardait comme tel ; qui se disait coupable de n’avoir pas dignement répondu à cette grâce, parce qu’il le sentait ainsi ; qui demandait qu’on lui pardonnât, parce qu’il croyait véritablement avoir besoin de ce pardon. Mais ceux qui l’écoutaient étaient les mêmes qui avaient vu ces capucins n’avoir d’autre pensée, d’autre soin que de les servir, qui en avaient vu mourir le plus grand nombre, qui avaient vu notamment celui qui aujourd’hui parlait au nom de tous, le premier de tous en l’autorité, être toujours aussi le premier à l’œuvre, si ce n’est lorsqu’il avait été lui-même aux portes de la mort ; et l’on peut dès lors juger avec quelle abondance de larmes, avec quels sanglots ces paroles furent accueillies. L’admirable religieux prit alors une grande croix qui était appuyée contre un pilastre, il l’éleva devant lui, laissa sur le bord du portique extérieur ses sandales, descendit les degrés, et traversant la foule, qui s’ouvrit respectueusement pour lui donner passage, il alla se mettre à sa tête.

Renzo, dont les yeux étaient pleins de larmes tout comme s’il eût été l’un de ceux à qui cette demande si extraordinaire de pardon était adressée, se rangea comme les autres et fut se placer sur le côté d’une baraque. Ainsi posté, il attendit qu’on défilât, se tenant à demi caché, le corps en arrière, la tête en avant, regardant de tous ses yeux, avec un grand battement de cœur, mais aussi avec une certaine confiance qu’il n’avait pas encore éprouvée et qui naissait, je crois, de l’attendrissement produit dans son âme par les paroles qu’il venait d’entendre et par l’attendrissement général dont il avait autour de lui le spectacle.

Cependant le père Félix arrivait, pieds nus, sa corde au cou, sa haute et pesante croix dans les mains ; sur son visage pâle et maigre respiraient tout à la fois le courage et la componction ; son pas était lent, mais ferme, le pas d’un homme qui songeait surtout à ménager la faiblesse des autres, et tout le montrait comme puisant sa force dans un surcroît même de fatigues et de souffrances pour soutenir celles, en si grand nombre, dont le poids incessant formait l’attribut de l’office qu’il remplissait. Immédiatement après lui marchaient les jeunes garçons un peu grands, la plupart nu-pieds, quelques-uns seulement velus à plein, plusieurs couverts d’une simple chemise. Puis venaient les femmes, donnant presque toutes la main à une petite fille, et chantant alternativement entre elles le Miserere ; et le son faible de ces voix, la pâleur et l’air languissant de ces visages étaient bien de nature à remplir de pitié l’âme de quiconque se fût trouvé là comme simple spectateur. Mais ce n’était point comme tel que s’y trouvait Renzo. Tout entier à sa pensée, il regardait, examinait, de rang en rang, de figure en figure, sans en oublier une seule, car la marche fort lente de la procession lui donnait pour cela toute facilité. On passe, on passe ; il regarde, il regarde toujours sans fruit. De temps en temps il jetait rapidement un coup d’œil sur ce qui restait de femmes en arrière et en voyait le nombre s’amoindrir. Déjà les derniers rangs s’approchent, le dernier de tous arrive ; tous sont passés, il n’a vu que des figures inconnues. Les bras pendants, la tête penchée sur l’épaule, il demeura l’œil attaché sur cette troupe de femmes, pendant qu’elle s’éloignait et que celle des hommes passait. Son attention, cependant, fut de nouveau éveillée, quelque espoir lui revint, lorsque parurent, après les hommes, un certain nombre de chariots amenant les convalescents qui n’étaient pas encore en état de marcher. Là les femmes venaient les dernières, et le convoi allait si lentement que Renzo put, comme tout à l’heure, les examiner toutes sans qu’aucune échappât à son inspection. Mais quoi ! il inspecte le premier chariot, le second, le troisième et ainsi de suite sans plus de succès, jusqu’au dernier, derrière lequel ne venait plus qu’un autre capucin, à l’air grave, un bâton à la main, comme étant là pour régler la marche. C’était ce père Michel que nous avons dit avoir été donné pour second au père Félix dans le gouvernement du lazaret.

Ainsi s’évanouit tout à fait cette douce espérance à laquelle notre pauvre jeune homme avait un moment ouvert son cœur ; et, en se dissipant, elle n’emporta pas seulement le bien qu’il en avait ressenti, mais, comme cela arrive presque toujours, elle le laissa dans une situation pire que celle où il était avant de l’avoir conçue. Ce qui désormais pouvait lui arriver de plus heureux était de trouver Lucia malade. Cependant, par cela même qu’à cette espérance du moment venait de succéder une crainte plus vive, il s’attacha de toutes les forces de son âme à la pensée qui lui offrait ce triste et faible soutien. Il rentra dans l’avenue et marcha vers le lieu d’où la procession était partie. Lorsqu’il fut au pied de la chapelle, il alla s’agenouiller sur la dernière marche, et là il fit à Dieu une prière, ou, pour mieux dire, il lui adressa un mélange confus de paroles en désordre, de phrases interrompues, d’exclamations, d’instances, de gémissements, de promesses ; un de ces discours qu’on n’adresse pas aux hommes, parce qu’ils n’ont pas assez de pénétration pour les comprendre ni de patience pour les écouter, ils ne sont pas assez grands pour en ressentir de la compassion sans mépris.

Il se dressa un peu ranimé ; il fit le tour de la chapelle et se trouva dans une autre avenue qu’il n’avait pas vue encore et qui conduisait à l’autre porte. Après y avoir marché pendant quelques moments, il vit la clôture en planches dont lui avait parlé le père Cristoforo, mais avec les lacunes que le père lui avait également dit y exister. Il entra par une de ces ouvertures et se trouva dans le quartier des femmes. Presque au premier pas qu’il y fit, il vit à terre une sonnette, de celles que les monatti portaient au pied ; il lui vint à l’esprit que cet instrument pourrait lui servir comme de passe-port ; il le ramassa, regarda si personne n’avait les yeux sur lui, et se l’attacha à la façon des monatti. Puis aussitôt il entreprit sa recherche, cette recherche qui, par la seule multiplicité des objets, eût été singulièrement fatigante, lors même que ces objets auraient été d’une tout autre nature. Il commença à promener ses regards, ou plutôt à les arrêter sur de nouvelles misères, si semblables en partie à celles qu’il avait déjà vues, et en partie si différentes, qu’avec la même calamité c’était ici, pour ainsi dire, une autre manière de souffrir, de languir, de se plaindre, de supporter ses maux, de compatir à ceux des autres et de se secourir mutuellement ; c’était, pour celui aux yeux de qui s’offrait un tel spectacle, une autre pitié et un autre genre d’horreur.

Il avait déjà fait je ne sais combien de chemin sans fruit et sans accident, lorsqu’il entendit derrière lui un « Oh ! » qui semblait lui être adressé. Il se retourna et vit à une certaine distance un commissaire qui leva la main et fit un signe qui était bien en effet pour lui, en criant : « Là, dans les chambres, on y a besoin d’aide ; ici le balayage est fini. »

Renzo vit sur-le-champ pour qui il était pris, et que sa sonnette était la cause de l’équivoque. Il s’accusa de sottise pour n’avoir pensé qu’aux inconvénients que ce triste insigne pouvait lui faire éviter, et non pas à ceux qu’il pouvait faire naître ; mais, songeant en même temps au moyen de se débarrasser au plus vite de cet homme, il lui fit un signe de tête répété comme pour dire qu’il avait entendu et qu’il allait obéir ; et il se déroba à sa vue en se jetant de côté à travers les baraques.

Lorsqu’il se crut assez loin, il songea aussi à se défaire de ce qui avait donné lieu à l’erreur ; et, pour faire cette opération sans être remarqué, il alla se mettre dans un étroit espace qui se trouvait entre deux cabanes dos à dos l’une à l’autre. Il se baisse pour détacher la sonnette, et, tandis qu’il est dans cette attitude, la tête appuyée contre la paroi de paille de l’une des cabanes, une voix vient de l’intérieur frapper son oreille… Oh ! ciel ! est-il possible ? Il n’a plus d’âme que pour écouter, il respire à peine… Oui ! oui ! c’est cette voix… « De quoi voulez-vous avoir peur ? disait cette voix si douce, nous avons passé bien autre chose qu’un orage. Celui qui nous a gardées jusqu’ici daignera bien encore nous garder aujourd’hui. »

Si Renzo ne jeta pas un cri, ce ne fut pas la crainte de se faire apercevoir qui le retint, ce fut parce qu’il n’en eut pas la force. Ses genoux fléchirent, ses yeux se voilèrent, mais ce ne fut que l’impression du premier moment ; la minute d’après il se retrouva sur ses jambes, plus leste, plus dispos que jamais. En trois sauts, il fit le tour de la cabane et fut sur la porte. Il vit celle qui avait parlé, il la vit sur pied, penchée sur un petit lit. Elle-même se tourne au bruit ; elle regarde, elle n’en croit pas ses yeux, elle croit rêver, elle regarde plus attentivement et s’écrie : « Oh ! seigneur Dieu !

— Lucia ! je vous ai trouvée ! je vous trouve ! c’est bien vous ! vous êtes en vie ! s’écria Renzo, en allant vers elle tout tremblant.

— Oh ! Seigneur Dieu ! répéta Lucia, plus tremblante encore. Vous ! Qu’est-ce donc que ceci ? Comment avez-vous fait ? La peste ?

— Je l’ai eue. Et vous… ?

— Ah ! je l’ai eue aussi. Et ma mère… ?

— Je ne l’ai pas vue, parce qu’elle est à Pasturo ; mais je crois qu’elle se porte bien. Mais vous… comme vous êtes encore pâle ! comme vous paraissez faible ! Vous êtes pourtant guérie, n’est-ce pas, vous êtes guérie ?

— Le Seigneur a voulu me laisser encore sur la terre. Ah ! Renzo ! pourquoi êtes-vous ici ?

— Pourquoi ? dit Renzo en s’approchant davantage, vous me demandez pourquoi ? Pourquoi je devais venir ? Est-il besoin que je vous le dise ? À qui est-ce donc que je pense en ce monde ? Est-ce que je ne m’appelle plus Renzo ? Est-ce que vous n’êtes plus Lucia ?

— Ah ! que dites-vous, que dites-vous ? Mais ma mère ne vous a-t-elle pas fait écrire ?

— Oui, certes, elle ne m’a que trop fait écrire. Belles choses vraiment à faire écrire à un pauvre malheureux tourmenté, errant, qui ne vous avait jamais donné sujet de vous plaindre de lui !

— Mais, Renzo ! Renzo ! puisque vous saviez… Pourquoi venir ? Pourquoi ?

— Pourquoi venir ? Oh ! Lucia ! pourquoi venir, dites-vous ? Après tant de promesses ! Ne sommes-nous plus vous et moi ? Ne vous souvient-il plus ?… Que restait-il à faire ?

— Oh ! Seigneur ! s’écria douloureusement Lucia en joignant ses mains et levant ses yeux vers le ciel ; pourquoi ne m’avez-vous pas fait la grâce de m’appeler à vous ?… Oh ! Renzo ! qu’avez-vous fait ? Lorsque je commençais à espérer… qu’avec le temps… je pourrais oublier…

— Il est gracieux, cet espoir ! et ce sont là de belles choses à me dire en face !

— Ah ! qu’avez-vous fait ! Et dans un lieu tel que celui-ci ! parmi tant de misères, au milieu de tout ce qui s’y voit ! Dans ce lieu où l’on ne fait que mourir, vous avez pu… !

— Il faut prier Dieu pour ceux qui meurent et espérer qu’une bonne place les attend ailleurs ; mais il n’est pas juste, pour cela, que ceux qui vivent aient à vivre dans le désespoir…

— Mais, Renzo ! Renzo ! vous ne pensez pas à ce que vous dites. Une promesse à la sainte Vierge !… un vœu !

— Et moi, je vous dis que ce sont des promesses qui ne comptent pour rien.

— Oh ! Seigneur ! que dites-vous là ? Où donc avez-vous été durant ce temps-ci ? Avec qui avez-vous vécu ? Comment parlez-vous ?

— Je parle comme un bon chrétien, et je pense sur la sainte Vierge mieux que vous, parce que je crois qu’elle ne veut pas de promesses faites au détriment du prochain. Si la sainte Vierge avait parlé, oh ! alors… Mais qu’y a-t-il eu ? une idée de vous. Savez-vous ce que vous devez promettre à la sainte Vierge ? Promettez-lui que la première fille que nous aurons, nous la nommerons Marie. Pour cela, je suis prêt à le promettre avec vous. De telles choses sont bien plus à l’honneur de la sainte Vierge ; ce sont des dévotions qui ont plus de bon sens et qui ne font tort à personne.

— Non, non ; ne parlez pas ainsi : vous ne savez pas ce que vous dites ; vous ne savez pas, vous, ce que c’est que de faire un vœu ; vous n’avez pas été dans la situation où je me suis vue ; vous n’avez pas subi ces épreuves. Laissez-moi ! pour l’amour de Dieu, laissez-moi ! »

Et elle s’éloigna précipitamment de lui, retournant vers le lit d’où elle s’était écartée.

« Lucia ! dit Renzo, sans changer de place ; dites-moi, du moins, dites-moi : si ce n’était cette raison… seriez-vous la même pour moi ?

— Homme sans pitié, répondit Lucia en se tournant et retenant avec peine ses larmes ; quand vous m’auriez fait dire des paroles inutiles, des paroles qui me feraient mal, des paroles qui seraient peut-être des péchés, seriez-vous content ? Allez, oh ! oui, allez. Oubliez-moi : on voit que nous n’étions pas destinés !… Nous nous reverrons là-haut : ce n’est pas pour longtemps qu’on est en ce monde. Allez ; tâchez de faire savoir à ma mère que je suis guérie, qu’ici même la Providence est toujours venue à mon secours, que j’ai trouvé une âme charitable, cette bonne compagne, qui est pour moi comme une seconde mère ; dites-lui que j’espère qu’elle sera, elle, préservée de ce mal, et que nous nous reverrons quand Dieu voudra et comme il voudra… Allez, pour l’amour de Dieu, et ne pensez plus à moi… si ce n’est dans vos prières. »

Et comme une personne qui n’a plus rien à dire et ne veut plus rien entendre, comme une personne qui veut se soustraire à un danger, elle se retira encore plus en arrière en s’approchant du lit où était couchée la femme dont elle avait parlé.

« Écoutez, Lucia, écoutez ! dit Renzo, sans toutefois s’avancer davantage vers elle.

— Non, non ; allez, par charité.

— Écoutez : le père Cristoforo…

— Quoi ?

— Est ici.

— Ici ? Où ? Comment le savez-vous ?

— Je lui ai parlé tout à l’heure. J’ai été longtemps avec lui ; et il me semble qu’un religieux de son mérite…

— Il est ici ! pour assister les pauvres pestiférés, sans doute ? Mais lui, l’a-t-il eue, la peste ?

— Ah ! Lucia ! je crains, je crains bien… et tandis que Renzo hésitait ainsi à prononcer le mot douloureux pour lui et qui devait être si douloureux pour Lucia, elle s’était de nouveau écartée du lit et se rapprochait de lui ; je crains qu’il ne l’ait dans ce moment même !

— Oh ! pauvre saint homme ! Mais que dis-je, pauvre homme ? C’est nous qui, dans ce cas, sommes à plaindre ! Comment est-il ? est-il au lit ? a-t-il quelqu’un pour l’assister ?

— Il est sur pied, il va, il assiste les autres. Mais si vous voyiez comme il est défait, comme il a peine à se soutenir ! On en a tant et tant vu… qu’on n’a que trop appris à ne pas se tromper.

— Oh ! quel chagrin ! Et il est vraiment ici ?

— Ici, et pas bien loin ; pas beaucoup plus que de votre maison à la mienne, si vous vous en souvenez !…

— Oh ! très-sainte Vierge !

— Eh bien, pas beaucoup plus loin. Vous pouvez vous figurer si nous avons parlé de vous ! Il m’a dit des choses… Et si vous saviez ce qu’il m’a fait voir ! Je vous le conterai ; mais je veux commencer par vous dire ce qu’il m’a dit, lui, de sa propre bouche. Il m’a dit que je faisais bien de venir vous chercher, que le Seigneur voit avec plaisir un jeune homme qui agit ainsi et m’aiderait lui-même à vous trouver, ce qui s’est vérifié d’une manière bien claire ; mais, au reste, c’est un saint. Ainsi, voyez !

— Mais s’il a parlé de cette façon, c’est qu’il ne sait pas…

— Que voulez-vous qu’il sache des choses que vous avez faites de votre propre tête, sans direction et sans l’avis de personne ? Un homme sage, un homme de bon sens comme lui, ne va pas s’imaginer de pareilles choses. Mais quand je songe à ce qu’il m’a fait voir !… » Et ici il raconta la visite faite à la terrible cabane. Lucia, quoique ses sens et son âme eussent dû, dans ce séjour, s’habituer aux plus fortes impressions, était toute pénétrée d’horreur et de pitié.

« Et là encore, poursuivit Renzo, il a parlé comme un saint : il a dit que peut-être le Seigneur a l’intention de faire grâce à ce malheureux (je ne saurais plus vraiment lui donner un autre nom)… qu’il attend le bon moment pour le prendre, mais qu’il veut que nous priions ensemble pour lui… Ensemble, entendez-vous ?

— Oui, oui ; nous le prierons, chacun de l’endroit où le Seigneur aura voulu nous tenir ; il sait, lui, réunir les prières.

— Mais, quand je vous rapporte ses propres paroles !…

— Mais Renzo, il ne sait pas…

— Mais ne voyez-vous pas que lorsque c’est un saint qui parle, c’est le Seigneur qui le fait parler ? et qu’il n’aurait pas parlé de la sorte, si la chose ne devait se faire tout à fait à la manière qu’il dit ?… Et l’âme de ce pauvre homme ? Il est bien vrai que j’ai prié et que je prierai encore pour lui ; j’ai prié du fond du cœur, comme si c’eût été pour mon frère. Mais comment voulez-vous qu’il puisse, le malheureux, être dans l’autre monde, si la chose ne s’accommode pas dans celui-ci, si le mal qu’il a fait n’est pas défait ? Tandis que si vous entendez raison, tout revient au point d’auparavant ; ce qui s’est passé s’est passé ; il a fait ici-bas sa pénitence…

— Non, Renzo, non. Le Seigneur ne veut pas que nous fassions du mal, pour user lui-même de miséricorde. Quant à cela, laissez-le faire ; pour nous, notre devoir est de le prier. Si j’étais morte dans cette certaine nuit, Dieu n’aurait donc pas pu lui pardonner ? Et si je ne suis pas morte, si j’ai été délivrée…

— Et votre mère, cette pauvre Agnese, qui m’a toujours montré tant d’amitié et qui désirait tant nous voir mari et femme, ne vous a-t-elle pas dit, elle aussi, que c’était une idée de travers ? Elle qui d’autres fois vous a fait entendre raison, parce qu’en certaines choses, elle y voit plus juste que vous…

— Ma mère ! vous voudriez que ma mère me donnât jamais le conseil de manquer à un vœu ! Mais, Renzo, vous n’y êtes plus.

— Oh ! voulez-vous que je vous le dise ? Vous autres femmes, vous ne pouvez savoir comme il faut ces sortes de choses. Le père Cristoforo m’a dit de retourner l’informer si je vous avais trouvée. J’y vais, nous l’entendrons ; et ce qu’il dira…

— Oui, oui ; allez vers ce saint homme ; dites-lui que je prie pour lui, et que je lui demande de prier pour moi, parce que j’en ai bien grand besoin. Mais, pour l’amour de Dieu, pour votre âme, pour la mienne, ne venez plus ici me faire du mal, me… tenter. Le père Cristoforo saura vous expliquer les choses et vous rappeler à vous-même : il vous fera mettre votre cœur en paix.

— Mon cœur en paix ! Oh ! quant à cela, ôtez-le-vous de la tête. Vous me l’avez déjà fait écrire, ce vilain mot ; et je sais tout ce que j’en ai souffert ; et maintenant vous avez le cœur de me le dire. Et moi, tout au contraire, je vous dis clair et net que mettre mon cœur en paix est une chose que je ne ferai jamais. Vous voulez m’oublier, et moi, je ne veux pas vous oublier, vous. Et je vous assure, voyez-vous bien, que si vous me faites perdre le bon sens, je ne le recouvre plus. Au diable le métier, au diable la bonne conduite ! Vous voulez me condamner à être enragé toute ma vie, et enragé je serai… Et ce malheureux ! Dieu sait si je lui ai pardonné du fond du cœur ; mais vous… Vous voulez donc me faire penser toute ma vie que si ce n’était lui… ? Lucia ! vous m’avez dit de vous oublier. De vous oublier ! Comment le puis-je faire ? À qui croyez-vous que j’ai pensé pendant tout ce temps ?… Et après tant de choses ! après tant de promesses ! Que vous ai-je donc fait depuis que nous nous sommes quittés ? Est-ce parce que j’ai souffert que vous me traitez ainsi ? Parce que j’ai eu des malheurs ? Parce que j’ai été persécuté ? Parce que j’ai passé un temps si long hors de ma demeure, triste, loin de vous ? Parce qu’au premier moment où je l’ai pu, je suis venu vous chercher ? »

Lucia, lorsque les pleurs lui permirent d’articuler des mots, s’écria, en joignant de nouveau ses mains et levant vers le ciel ses yeux inondés de larmes : « Ô très-sainte Vierge, venez à mon secours ! Vous savez que, depuis cette nuit affreuse, je n’ai jamais eu à passer un moment tel que celui-ci. Vous m’avez secourue alors ; secourez-moi maintenant encore !

— Oui, Lucia, vous faites bien d’invoquer la sainte Vierge ; mais pourquoi voulez-vous croire que tandis qu’elle est si bonne, qu’elle est la mère des miséricordes, elle puisse se plaire à nous faire souffrir… moi, du moins… pour un mot qui vous est échappé dans un moment où vous ne saviez ce que vous disiez ? Voulez-vous donc croire qu’elle vous ait alors secourue, pour nous laisser ensuite dans la peine ? Si, au reste, ceci n’était qu’un prétexte, si la vérité est que vous m’ayez pris en haine… dites-le moi… parlez clair.

— Par charité, Renzo, par charité, au nom de vos parents défunts, finissez, finissez, ne me faites pas mourir… Le moment ne serait pas bon. Allez vers le père Cristoforo, recommandez-moi à lui, ne revenez plus ici, ne revenez plus.

— J’y vais ; mais songez donc si je veux ne pas revenir ! Je reviendrais quand ce serait du bout du monde. » Et il disparut.

Lucia alla s’asseoir ou plutôt se laissa tomber à terre à côté du lit ; et, y appuyant sa tête, elle continua de pleurer à chaudes larmes. La femme qui jusqu’alors avait regardé, avait écouté, sans rien dire, demanda ce que c’était que cette apparition, ce débat, ce déluge de pleurs. Mais peut-être le lecteur demande-t-il de son côté qui était cette femme ; peu de mots nous suffiront pour le satisfaire.

C’était une riche marchande, d’environ trente ans. Dans l’espace de quelques jours, elle avait vu mourir dans sa maison son mari et tous ses enfants. Peu après, atteinte elle-même de la peste, elle avait été transportée au lazaret et placée dans cette petite cabane, au moment où Lucia, après avoir, sans s’en être aperçue, surmonté le mal dans sa plus forte crise, et avoir changé plus d’une fois de compagne sans s’en apercevoir davantage, commençait à revenir à elle et à recouvrer l’usage de la raison dont elle avait été privée dès le début de sa maladie, pendant qu’elle était encore dans la maison de don Ferrante. La cabane ne pouvait contenir que deux personnes ; et bientôt entre celles-ci, toutes deux affligées, abandonnées, effrayées, isolées au milieu de la foule, avait pris naissance plus d’affection peut-être, plus d’intimité que si depuis longtemps elles avaient passé leur vie ensemble. Lucia n’avait pas tardé à être assez remise pour pouvoir prêter assistance à l’autre, dont l’état avait été fort grave. Maintenant que le danger était également passé pour celles-ci, elles se tenaient compagnie, se prêtaient courage et se servaient de garde mutuellement. Elles s’étaient promis de ne sortir du lazaret que toutes deux ensemble, et, avaient pris d’autres arrangements pour ne pas même se séparer après leur sortie. La marchande, qui avait laissé aux soins d’un de ses frères, commissaire de la Santé, sa maison, son magasin et sa caisse, le tout en bon état et bien garni, et qui, en reprenant ses clefs, allait se trouver seule et, triste maîtresse de beaucoup plus qu’il ne lui fallait pour vivre à son aise, voulait garder Lucia auprès d’elle comme une fille ou une sœur ; et Lucia avait adhéré à cette proposition, avec une vive gratitude pour celle qui la lui faisait, comme envers la Providence, mais en ne s’engageant toutefois que jusqu’au moment où elle pourrait avoir des nouvelles de sa mère et connaître, ainsi qu’elle l’espérait, la volonté de celle-ci. Du reste, réservée comme elle était toujours, elle n’avait jamais dit à sa compagne un seul mot, ni de ses fiançailles, ni de ses autres aventures extraordinaires. Mais maintenant, au milieu des sentiments qui l’oppressaient, elle avait au moins autant besoin de se soulager, en en parlant, que l’autre pouvait avoir de désir de l’entendre ; et lui serrant la main dans les siennes, elle entreprit aussitôt de satisfaire à sa demande, sans rien cacher et ne s’arrêtant qu’autant qu’elle y était obligée par ses sanglots.

Renzo cependant marchait en grande hâte vers le quartier du bon religieux. Avec un peu d’étude, et non sans avoir à refaire quelques parties de son chemin, il finit par y arriver. Il trouva la cabane, n’y trouva pas le père ; mais, en rôdant et cherchant aux environs, il l’aperçut dans une baraque où, courbé jusqu’à terre, il donnait les dernières consolations de son ministère à un mourant. Renzo s’arrêta et attendit en silence. Peu après il vit le père fermer les yeux à ce malheureux, puis se mettre à genoux, prier un moment dans cette altitude et enfin se lever. Alors il s’avança vers lui.

« Ah ! dit le religieux en le voyant venir, eh bien ?

— Elle y est : je l’ai trouvée !

— Dans quel état ?

— Guérie, ou du moins hors du lit.

— Dieu soit loué !

— Mais… dit Renzo, lorsqu’il lui assez près de lui pour pouvoir lui parler à demi-voix, il y a un autre imbroglio.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Je veux dire que… Vous savez comme cette pauvre fille est bonne ; mais quelquefois elle est un peu tenace dans ses idées. Après tant de promesses, après tout ce que vous savez, voilà qu’elle prétend qu’elle ne peut pas m’épouser, parce qu’elle dit, que sais-je ? que dans cette nuit de sa grande peur, elle s’est monté la tête et s’est, comme on disait, vouée à la sainte Vierge. Ça n’a pas de bon sens, n’est-ce pas ? Ce sont choses bonnes pour qui a la science et le jugement qu’elles demandent ; mais pour nous, pauvres gens qui ne savons pas bien comment elles doivent se faire… n’est-il pas vrai qu’elles sont sans valeur ?

— Dis-moi, est-elle bien loin d’ici ?

— Oh ! non ; à quelques pas au-delà de l’église.

— Attends-moi là un moment, dit le père, et puis nous irons ensemble.

— Vous voulez dire que vous lui ferez comprendre… ?

— Je n’en sais rien, mon enfant ; il faut que je l’entende…

— Je comprends, » dit Renzo ; et il resta les yeux fixés à terre, les bras croisés sur la poitrine, commentant ses propres pensées au milieu de son incertitude que ces paroles laissaient entière. Le religieux alla de nouveau chercher ce père Vittore par qui il s’était fait suppléer une première fois, le pria de le suppléer encore, entra dans sa cabane, en sortit avec son panier sous le bras, revint vers Renzo, lui dit : « Allons, » et passa le premier, en se dirigeant vers cette cabane où, peu de temps auparavant, ils étaient entrés ensemble. Cette fois il entra seul et reparut un moment après en disant : « Rien de nouveau ! Prions, prions. » Puis il reprit : « À présent, conduis-moi. »

Et, sans plus dire, ils s’acheminèrent.

Le temps s’était fait toujours plus sombre et annonçait, à n’en plus douter, l’explosion prochaine de l’orage. Des éclairs multipliés rompaient l’obscurité devenue plus grande et faisaient briller d’une lumière instantanée les longues toitures et les arcades des galeries, la coupole de la chapelle, les toits plus bas des cabanes. Le tonnerre retentissait en éclats subits et courait ensuite en grondant de l’une à l’autre région du ciel. Le jeune homme allait devant, attentif à son chemin, plein d’impatience d’arriver, ralentissant toutefois son pas pour le régler sur les forces de son vénérable compagnon, tandis que celui-ci, épuisé par ses fatigues, appesanti par le mal, oppressé par la chaleur étouffante de l’air, marchait péniblement, levant de temps à autre vers le ciel son visage défait, comme pour chercher une respiration plus libre.

Renzo, lorsqu’il fut devant la cabane, s’arrêta, se retourna et dit d’une voix tremblante : « Elle est ici. »

Ils entrent… « Les voilà ! » s’écrie la femme qui était au lit. Lucia se tourne, se lève précipitamment, va au-devant du vieillard, en s’écriant aussi : « Oh ! qui vois-je ? Oh ! père Cristoforo !

— Eh bien, Lucia ! de quelles peines le Seigneur vous a délivrée ! Vous devez être bien contente d’avoir toujours espéré en lui.

— Oh, oui ! Mais vous, père ? Mon Dieu, comme vous êtes changé ! Comment vous portez-vous ? dites ; comment vous portez-vous ?

— Comme il plaît à Dieu, et comme, par sa grâce, je le trouve bon moi-même, » répondit d’un air serein le bon religieux. Et, la prenant à part dans un coin, il ajouta : « Écoutez, je ne puis rester ici que peu de moments. Êtes-vous disposée à me donner, comme autrefois, votre confiance ?

— Oh ! n’êtes-vous pas toujours mon père ?

— Eh bien donc, ma fille, qu’est-ce que c’est que ce vœu dont m’a parlé Renzo ?

— C’est un vœu que j’ai fait à la sainte Vierge… oh ! dans la plus grande des tribulations !… le vœu de ne pas me marier.

— Pauvre enfant ! Mais avez-vous pensé, dans ce moment-là, que vous étiez liée par une autre promesse ?

— Comme il s’agissait du Seigneur et de la sainte Vierge… je n’y ai pas pensé.

— Le Seigneur, ma fille, agrée les sacrifices, les offrandes, lorsque nous les faisons sur ce qui nous appartient. C’est le cœur qu’il veut, et la volonté ; mais vous ne pouviez lui offrir la volonté d’un autre envers qui vous étiez déjà engagée.

— Ai-je mal fait ?

— Non, ma pauvre enfant, n’ayez pas cette idée ; je crois même que la Vierge divine aura agréé l’intention de votre cœur affligé et l’aura offerte à Dieu pour vous. Mais, dites-moi : n’avez-vous jamais pris conseil de personne à ce sujet ?

— Je ne pensais pas que ce fût une faute dont je dusse me confesser ; et l’on sait qu’il ne faut pas conter le peu de bien qu’on peut faire.

— N’avez-vous aucun autre motif qui vous empêche de tenir la promesse que vous aviez faite à Renzo ?…

— Quant à cela… pour moi… quel motif ?… Je ne pourrais dire… répondit Lucia avec une hésitation qui montrait tout autre chose que de l’incertitude dans sa pensée ; et son visage, encore décoloré par la maladie, se couvrit tout à coup de la plus vive rougeur.

— Croyez-vous, reprit le vieillard en baissant les yeux, que Dieu a donné à son Église le pouvoir de remettre et de retenir, selon le plus grand bien qui en peut résulter, les dettes et les obligations que les hommes peuvent avoir contractées envers lui ?

— Oui, sans doute, je le crois.

— Sachez donc que, placés dans ce lieu pour prendre soin des âmes, nous avons, pour tous ceux qui recourent à nous, les plus amples pouvoirs de l’Église, et que, par conséquent, je puis, si vous le demandez, vous dégager de l’obligation, quelle qu’elle soit, que vous pouvez avoir contractée par ce vœu.

— Mais n’est-ce pas péché de revenir sur ses pas, de se repentir d’une promesse faite à la sainte Vierge ? Dans ce moment-là je l’ai faite bien réellement du fond du cœur, dit Lucia, violemment agitée par l’assaut que se livraient en elle cette espérance (il faut bien l’appeler de son nom), cette espérance si inattendue qui lui était offerte et le sentiment contraire d’une frayeur fortifiée par toutes les pensées dont elle avait fait depuis si longtemps la principale occupation de son âme.

— Péché, ma fille ? dit le père, péché de recourir à l’Église et de demander à son ministre qu’il fasse usage de l’autorité qu’il a reçue d’elle et qu’elle a reçue de Dieu ? J’ai vu comment vous avez été tous deux amenés à vous unir, et certainement si jamais j’ai rencontré deux personnes qui me parussent unies par Dieu lui-même, c’était vous ; or, je ne vois pas pourquoi Dieu voudrait maintenant que vous fussiez séparés. Je le bénis de ce qu’il m’a donné, tout indigne que je suis d’un tel privilège, le pouvoir de parler en son nom et de vous rendre votre parole, et, si vous demandez que je vous déclare déliée de ce vœu, je n’hésiterai pas à le faire, je désire même que vous le demandiez.

— Puisque… c’est ainsi… je le demande, » dit Lucia, ne montrant plus sur son visage d’autre trouble que celui de la pudeur.

Le religieux appela d’un signe le jeune homme qui se tenait dans le coin le plus éloigné, regardant (puisque c’était tout ce qu’il pouvait faire), mais regardant de l’œil le plus attentif ce dialogue dans lequel il était si intéressé, et lorsqu’il l’eut près de lui, il dit d’une voix plus haute à Lucia : « Par l’autorité que j’ai reçue de l’Église, je vous déclare déliée du vœu de virginité que vous avez fait, annulant ce qu’il a pu avoir d’inconsidéré, et vous relevant de toute obligation que vous pourriez, par ce vœu, avoir contractée. »

Que le lecteur se figure ce que fut le son de ces paroles aux oreilles de Renzo. Il remercia vivement des yeux celui qui les avait prononcées, et puis aussitôt il chercha, mais en vain, ceux de Lucia.

« Retournez avec assurance et avec la paix dans le cœur à vos anciennes pensées, continua le capucin, s’adressant toujours à elle. Demandez de nouveau au Seigneur les grâces que vous lui demandiez pour être une sainte épouse, et livrez-vous à la confiance qu’il vous les accordera plus abondantes, après tant de maux que vous avez soufferts. Et toi, dit-il en se tournant vers Renzo, souviens-toi, mon enfant, que si l’Église te rend cette compagne, ce n’est que pour te procurer une joie temporelle et terrestre qui, lors même qu’elle pourrait être entière et sans mélange de tristesse, n’en devrait pas moins finir par une grande douleur, lorsque l’heure de votre séparation sera venue ; mais elle le fait pour vous mettre tous les deux sur la voie d’une joie ineffable qui n’aura point de fin. Aimez-vous comme des compagnons de voyage, avec cette pensée que vous devez un jour vous séparer, et avec l’espérance de vous retrouver ensemble et pour toujours. Rendez grâces au ciel de ce qu’il vous a conduits à cet état, non point au milieu des plaisirs tumultueux et passagers, mais parmi les peines et les misères pour vous disposer à un contentement recueilli et tranquille. Si Dieu vous accorde des enfants, songez avant tout à les élever pour lui, à leur inspirer son amour et celui de tous les hommes, et de cette manière vous les guiderez bien en tous les actes de la vie. Lucia ! vous a-t-il dit, et il montrait Renzo, qui il a vu ici ?

— Oh ! père, il me l’a dit.

— Vous prierez pour lui. Ne vous en lassez point. Et vous prierez aussi pour moi !… Mes enfants, je veux que vous ayez un souvenir du pauvre frère. » Et ici il tira de son panier une boîte d’un bois commun, mais tournée et polie avec un certain fini de main-d’œuvre qui était dans le goût des capucins pour ces sortes d’ouvrages, et il poursuivit : « Là-dedans est le reste de ce pain… le premier que j’ai demandé par charité ; ce pain dont vous avez entendu conter l’histoire ! Je vous le laisse, conservez-le, montrez-le à vos enfants. Ils viendront dans un triste monde, dans un triste siècle, au milieu des orgueilleux et des provocateurs ; dites-leur qu’ils pardonnent toujours, toujours ! qu’ils pardonnent tout, oui, tout ! et qu’ils prient, eux aussi, pour le pauvre frère ! »

Et il présenta la boîte à Lucia, qui la reçut avec respect, comme on ferait pour une relique. Puis, d’une voix plus calme, il reprit : « Maintenant dites-moi : quels appuis avez-vous à Milan ? où comptez-vous aller loger en sortant d’ici ? Et qui vous conduira près de votre mère, que Dieu veuille avoir conservée en santé ?

— Cette bonne dame fait pour moi dans ce moment l’office de mère ; nous sortirons d’ici ensemble, et ensuite ce sera elle qui songera à tout.

— Que Dieu la bénisse, dit le religieux en s’approchant du lit.

— Je vous remercie moi-même, dit la veuve, de la consolation que vous avez apportée à ces pauvres jeunes gens. J’avais compté, il est vrai, garder toujours avec moi cette chère Lucia, mais je la garderai du moins pour le moment, je la mènerai dans son pays, je la remettrai à sa mère ; et, ajouta-t-elle ensuite à demi-voix : Pour son trousseau, je m’en charge. J’ai du bien plus qu’il ne m’en faut, et de ceux qui devaient en jouir avec moi, il ne me reste plus personne !

— Ainsi, répondit le religieux, vous pouvez faire un grand sacrifice au Seigneur et venir en aide au prochain. Je ne vous recommande pas cette jeune fille, car je vois qu’elle est comme à vous ; il n’y a ici qu’à louer le Seigneur, qui sait se montrer en père au milieu même des fléaux dont il nous frappe, et qui, en permettant que vous vous soyez trouvées ensemble, a donné une marque si claire de son amour pour l’une et pour l’autre. Ah çà ! reprit-il ensuite en se tournant vers Renzo et le prenant par la main, nous deux nous n’avons plus rien à faire ici, et nous n’y sommes restés que trop longtemps. Allons.

— Oh ! père ! dit Lucia, vous verrai-je encore ? Je suis guérie, moi qui ne fais point de bien en ce monde, et vous… !

— Il y a déjà longtemps, répondit le vieillard d’un ton doux et sérieux, que je demande au Seigneur une grâce bien grande, celle de finir mes jours au service du prochain. S’il veut me l’accorder maintenant, j’ai besoin que tous ceux qui ont la charité de songer à moi m’aident à le remercier. Allons, donnez à Renzo vos commissions pour votre mère.

— Racontez-lui ce que vous avez vu, dit Lucia à son fiancé, dites-lui que j’ai trouvé une autre mère, que j’irai avec cette chère dame la rejoindre le plus tôt que je pourrai, et que j’espère, oui, j’espère la trouver en santé.

— Si vous avez besoin d’argent, dit Renzo, j’ai ici tout celui que vous m’avez envoyé, et…

— Non, interrompit la veuve, j’en ai, moi, et n’en ai que trop.

— Allons, répéta le religieux.

— Au revoir, Lucia !… Et de même pour vous, par conséquent, bonne dame, dit Renzo, ne trouvant pas de mots pour exprimer ce qu’il éprouvait dans le cœur.

— Qui sait si le Seigneur ne nous fera pas la grâce de nous revoir encore tous ? s’écria Lucia.

— Qu’il soit toujours avec vous et qu’il vous bénisse, » dit aux deux compagnes frère Cristoforo, et il sortit avec Renzo de la cabane.

Déjà la soirée s’approchait, et la crise du temps paraissait de plus en plus imminente. Le capucin offrit de nouveau au jeune homme de lui donner asile pour cette nuit dans sa baraque. « Je ne pourrai te tenir compagnie, ajouta-t-il, mais tu seras à couvert. »

Renzo, cependant, se sentait grande envie de partir, et il ne se souciait guère de rester plus longtemps dans un lieu semblable, puisqu’il ne pourrait en profiter pour voir Lucia, et n’aurait pas même l’avantage de passer quelques moments de plus avec le bon religieux. Quant à l’heure et au temps qu’il pouvait faire, on peut dire que la nuit et le jour, le soleil et la pluie, le zéphyr et l’aquilon étaient tout un pour lui dans ce moment. Il remercia donc le père, en disant qu’il voulait aller le plus tôt possible chercher Agnese.

Lorsqu’ils furent dans l’avenue du milieu, le religieux lui serra la main et dit : « Si tu la trouves (ce que Dieu veuille), cette bonne Agnese, fais-lui mille compliments aussi pour moi ; dis-lui, comme à tous ceux qui sont encore en vie et qui se souviennent de frère Cristoforo, de prier pour lui. Que Dieu t’accompagne et te bénisse pour toujours.

— Oh ! cher père !… nous reverrons-nous ? nous reverrons-nous ?

— Là haut, j’espère, » et en disant ces mots, il se sépara de Renzo. Celui-ci, après être resté à le suivre des yeux aussi longtemps qu’il l’eut en vue, alla vivement vers la porte, en jetant à droite et à gauche ses derniers regards de compassion sur ce séjour de douleurs. Il se faisait un mouvement extraordinaire, les monatti couraient dans toutes les directions ; on transportait à la hâte les objets à sauver de l’eau, on rajustait les tentes des baraques ; les convalescents traînaient leur faiblesse vers ces baraques et vers les galeries pour se mettre à l’abri de l’orage sur le point d’éclater.