Traduction par Jean-Baptiste de Montgrand.
Garnier (p. 375-388).


CHAPITRE XXVII.


Déjà plus d’une fois nous avons eu occasion de parler de la guerre, en ce moment très-active, qui s’était allumée au sujet de la succession de Vincent Gonzague, deuxième du nom. Mais cette occasion s’est toujours présentée lorsque nous étions fort pressés d’ailleurs, de sorte que nous n’avons jamais pu toucher ce point que par ricochet et en passant. Il devient cependant indispensable, pour l’intelligence de notre récit, que l’on ait à cet égard quelques notions plus circonstanciées. Ce sont des faits que connaissent les personnes instruites dans l’histoire ; mais comme, par un juste sentiment de nous-mêmes, nous devons supposer que notre livre ne sera lu que par des ignorants, il ne sera pas mal que nous donnions en quelques mots un aperçu de ces événements à ceux pour qui ce peut être nécessaire.

Nous avons dit qu’à la mort de ce duc, son plus proche héritier dans l’ordre naturel de succession, Charles Gonzague, chef d’une branche cadette transplantée en France où il possédait les duchés de Nevers et de Réthel, était entré en possession de Mantoue, et nous ajoutons maintenant de Montferrat, que cette hâte avec laquelle nous écrivions nous avait fait laisser au bout de la plume. La cour de Madrid, qui voulait à tout prix (et c’est encore une chose que nous avons dite) exclure de ces deux fiefs le nouveau prince à qui ils venaient d’échoir, mais qui pour l’exclure avait besoin d’une raison (car les guerres faites sans raisons seraient des guerres injustes), s’était déclarée pour les droits que prétendaient avoir sur Mantoue un autre Gonzague, Ferrante, prince de Guastalla ; sur le Montferrat, Charles-Emmanuel Ier, duc de Savoie, et Marguerite Gonzague, duchesse douairière de Lorraine. Don Gonzalo, qui était de la famille du grand capitaine[1] et en portait le nom, et qui avait déjà fait la guerre en Flandre, désireux outre mesure de diriger les opérations d’une guerre en Italie, était peut-être celui qui poussait le plus à la faire entreprendre ; et en attendant, interprétant les intentions et devançant les ordres de son gouvernement, il avait conclu avec le duc de Savoie un traité d’invasion et de partage du Montferrat, traité dont il avait ensuite facilement obtenu la ratification du comte-duc, en lui présentant comme fort aisée l’acquisition de Casal, qui était le point le mieux défendu de la portion assignée au roi d’Espagne dans ce partage. Il protestait néanmoins, au nom de son souverain, ne vouloir occuper le pays qu’à titre de dépôt, jusqu’au jugement que devait rendre l’empereur ; et ce prince, tant par les suggestions du dehors que par des motifs qui lui étaient propres, avait refusé l’investiture au nouveau duc, en lui enjoignant de remettre en séquestre entre ses mains les États qui faisaient le sujet du litige et qu’il remettrait lui-même à qui de droit, après avoir entendu les parties, injonction à laquelle le duc de Nevers avait refusé d’obtempérer.

Celui-ci avait de son côté des amis puissants, le cardinal de Richelieu, le sénat de Venise et le pape, qui était, comme nous l’avons dit, Urbain VIII. Mais le premier, alors occupé du siège de la Rochelle et engagé dans une guerre avec l’Angleterre, traversé d’ailleurs dans ses vues par le parti de la reine-mère, Marie de Médicis, qui, par certaines raisons à elle particulières, était contraire à la maison de Nevers, ne pouvait donner que des espérances. Les Vénitiens ne voulaient faire aucun mouvement ni même se déclarer, tant qu’une armée française ne serait pas descendue en Italie ; et tout en aidant sous main le duc autant que cela leur était possible, ils se tenaient, avec la cour de Madrid et le gouverneur de Milan, sur la ligne des protestations, des propositions, des exhortations menaçantes ou pacifiques selon les circonstances. Le pape recommandait le duc de Nevers aux amis de ce prince, intercédait en sa faveur auprès de ses adversaires, faisait des projets d’accommodement ; mais, pour ce qui était de mettre une armée en campagne, il ne voulait pas en entendre parler.

Ainsi les deux alliés pour l’offensive purent avec d’autant plus d’avantage commencer l’entreprise qu’ils avaient concertée. Le duc de Savoie était entré dans le Montferrat ; don Gonzalo s’était empressé de mettre le siège devant Casal, mais il n’y trouvait pas toute la satisfaction qu’il s’était promise ; car il ne faut pas croire que dans la guerre tout ne soit que roses. La cour ne l’aidait pas selon ses désirs, ou même le laissait manquer des moyens de succès les plus nécessaires ; l’allié avec lequel il opérait ne l’aidait que trop, c’est-à-dire qu’après avoir pris sa portion, il allait empiétant sur celle du roi d’Espagne. Don Gonzalo en enrageait plus qu’on ne peut dire ; mais craignant, pour peu qu’il fît de bruit, que Charles-Emmanuel, aussi actif en manœuvres secrètes et changeant dans ses alliances que vaillant à la tête d’une armée, ne se tournât vers la France, il était obligé de fermer les yeux, d’avaler le désagrément et de se taire. Son affaire du siège allait mal, traînait en longueur, reculait quelquefois au lieu d’avancer, tant par la contenance ferme, vigilante, résolue des assiégés, que parce qu’il avait lui-même peu de monde, et, au dire de quelques historiens, parce qu’il faisait de nombreuses sottises ; sur quoi nous laissons la vérité là où elle est, disposés même que nous sommes, dans le cas où la chose serait réellement telle que les historiens la rapportent, à n’y rien voir que de fort heureux, si par là il y a eu dans cette entreprise un peu moins d’hommes envoyés à l’autre monde ou privés de leurs membres, et même seulement, ceteris paribus, un peu moins de dommages aux toits de la ville de Casal. Ce fut dans ces conjonctures qu’il reçut la nouvelle de la sédition de Milan et qu’il accourut en personne dans cette ville.

Là, dans le compte qui lui fut rendu de ce qui s’était passé, il fut fait mention de la fameuse fuite de Renzo opérée par rébellion, des faits vrais ou supposés pour lesquels il avait été arrêté, et l’on ajouta que cet individu s’était réfugié sur les terres de Bergame. Cette circonstance fixa l’attention de don Gonzalo. Il était informé, d’autre part, qu’à Venise on avait levé la tête en apprenant l’émeute de Milan ; que, dans le principe, on y avait pensé qu’il serait par là contraint d’abandonner le siège de Casal, et que l’on continuait encore à le croire étourdi du coup et dans de grands soucis, d’autant plus qu’aussitôt après cet événement était arrivée la nouvelle, non moins désirée par messieurs de Venise que redoutée par lui-même, de la reddition de la Rochelle. Piqué au vif et par amour-propre personnel et comme homme d’État, de l’opinion où ces messieurs étaient sur son compte, il cherchait toutes les occasions de les convaincre, par voie d’induction, qu’il n’avait rien perdu de son ancienne assurance ; car dire tout simplement : je n’ai pas peur, c’est comme ne rien dire du tout. Un bon moyen, en pareil cas, est de jouer le mécontentement, de se plaindre, de réclamer ; et c’est pourquoi, lorsque le résident de Venise était venu lui faire sa visite et tâcher en même temps de lire sur son visage et dans son maintien ce qu’il avait dans l’âme (remarquez tout, c’est ici de la politique de cette vieille finaude), don Gonzalo, après avoir parlé du tumulte assez légèrement et en homme qui a paré à tout, fit, à propos de Renzo, le bruit que vous savez, et vous savez aussi ce qui en fut la suite. Son but ainsi rempli, il ne s’occupa plus d’une affaire aussi minime et, quant à lui, terminée ; et lorsque, assez longtemps après, la réponse lui parvint au camp devant Casal, où il était retourné et où il avait bien autre chose par l’esprit, il leva et remua la tête comme un ver à soie qui cherche sa feuille ; il fut un instant à tâcher de raviver dans sa mémoire cet incident dont il n’y restait plus qu’une ombre ; il se souvint du fait, eut une idée vague et fugitive du personnage, passa à un autre objet et ne songea plus à celui-ci.

Mais Renzo qui, par le peu qu’il avait entrevu, devait former toute autre conjecture que celle d’une si bénigne indifférence, n’eut pendant longtemps d’autre pensée, d’autre soin que de vivre caché. Il n’est pas besoin de dire s’il brûlait du désir de faire passer de ses nouvelles aux deux femmes et de recevoir des leurs ; mais deux grandes difficultés l’arrêtaient. La première était qu’il devait, pour cela, se confier à un secrétaire, attendu que le pauvre garçon ne savait pas écrire, ni même lire, dans l’acception rigoureuse du mot ; et si, interrogé à ce sujet, comme vous vous en souvenez peut-être, par le docteur Azzeca-Garbugli, il avait répondu affirmativement, ce ne fut point par vanterie et pour s’en faire accroire, car il est vrai qu’il savait lire les caractères imprimés, en y mettant un peu de temps ; mais l’écriture à la main est autre chose. Il lui fallait donc mettre un tiers au fait de ses affaires, lui révéler un secret dont il devait être si jaloux ; et, dans ce temps-là, un homme sachant tenir la plume et à qui l’on pût se fier ne se trouvait pas facilement, surtout si l’on était dans un pays où l’on n’eût pas d’anciennes connaissances. L’autre difficulté était d’avoir un messager, un homme qui allât précisément vers le lieu où la lettre serait adressée, qui voulût s’en charger et se donner réellement la peine de la faire rendre ; toutes choses qu’il n’était pas aisé non plus de rencontrer réunies dans le même homme.

Enfin, à force de se retourner, de chercher, il trouva ce quelqu’un qui pouvait écrire pour lui. Mais ne sachant si les femmes étaient encore à Monza ni où elles étaient, il jugea à propos de faire mettre la lettre pour Agnese dans une autre adressée au père Cristoforo. L’écrivain se chargea de plus de faire rendre le pli ; il le remit à un particulier qui devait passer à peu de distance de Pescarenico ; celui-ci le laissa, en le recommandant de son mieux, dans une auberge sur la route, et le plus près possible de l’endroit désigné ; ce pli étant destiné à un couvent, il y parvint, mais on n’a jamais su ce qu’ensuite il a pu devenir. Renzo, ne voyant point paraître de réponse, fit écrire une seconde lettre à peu près semblable à la première, et qui fut incluse dans une autre à l’adresse d’un de ses amis ou de ses parents à Lecco. On chercha un autre porteur, on le trouva ; cette fois la lettre arriva à sa destination. Agnese courut à Maggianico, se la fit lire et expliquer par cet Alessio, son cousin, dont il a été parlé plus haut ; elle concerta avec lui une réponse qu’il mit sur le papier ; on trouva moyen de l’envoyer à Antonio Rivolta, au lieu de sa résidence ; tout cela pourtant moins vite que nous ne le rapportons. Renzo reçut la réponse et fit récrire. Bref, il s’établit entre ces deux personnes une correspondance qui, sans être rapide ni régulière, put cependant, à travers ses interruptions, n’être pas discontinuée.

Mais pour avoir une idée d’un tel échange d’écrits, il faut un peu savoir comment ces sortes de choses se faisaient alors, ou plutôt comment elles se font ; car je ne crois pas qu’en ce point il y ait eu grand changement depuis cette époque.

Le paysan qui ne sait pas écrire, et qui a besoin d’écrire cependant, s’adresse à quelqu’un qui possède cet art, en le choisissant, autant que possible, parmi ceux de sa condition, parce qu’il n’ose pas envers d’autres ou ne se fie pas à eux. Il l’informe, avec plus ou moins d’ordre et de clarté, des antécédents, et lui expose de la même manière les idées à coucher sur le papier. L’homme lettré comprend une partie du thème, devine à peu près le reste, donne quelques conseils, propose quelques changements, et dit : Laissez-moi faire ; puis il prend la plume, met le mieux qu’il peut, sous une forme épistolaire, les pensées de l’autre, les corrige, les tourne d’une meilleure façon, charge sur certains points, éteint l’effet sur d’autres, se permet jusqu’aux omissions, selon qu’il juge, par ces divers moyens, donner plus de perfection à son œuvre ; car on a beau faire, celui qui en sait plus que les autres ne veut pas être un instrument matériel dans leurs mains, et s’il se mêle de leurs affaires, ce n’est jamais sans qu’il prétende y mettre un peu du sien. Malgré tout cela, notre lettré ne parvient pas toujours à dire les choses comme il le voudrait ; il lui arrive même quelquefois de les dire d’une façon toute différente, et cela nous arrive bien, à nous autres qui écrivons pour nous faire imprimer. Lorsque la lettre ainsi composée arrive dans les mains du correspondant, si celui-ci n’a pas non plus grand usage de l’A B C, il la porte à un autre savant, de même calibre, pour se la faire lire et tirer au clair. Des difficultés s’élèvent sur la manière de l’entendre, parce que la partie intéressée, se fondant sur la connaissance qu’elle a des faits antérieurs, prétend que certains mots signifient une chose ; le lecteur, s’en tenant à son expérience dans la composition, soutient qu’ils en signifient une autre. Finalement, il faut que celui qui ne sait pas se mette dans les mains de celui qui sait et le charge de la réponse, laquelle, faite comme l’a été la première lettre, est ensuite soumise à une interprétation semblable. Que si, par-dessus le marché, le sujet de la correspondance est un peu délicat, s’il faut y traiter des affaires secrètes qu’on ne voudrait point laisser comprendre à un tiers dans le cas où la lettre viendrait à s’égarer ; si, dans cette vue, on y a porté l’intention positive de ne pas dire les choses bien clairement, alors, pour peu que la correspondance dure, ceux entre qui elle a lieu finissent par s’entendre comme s’entendaient autrefois deux scolastiques, après avoir disputé quatre heures sur l’entéléchie[2] : pour ne pas prendre notre similitude plus près de nous, car nous ne voudrions pas nous faire donner sur les doigts.

Or le cas de nos deux correspondants était tout à fait celui que nous venons de dépeindre. La première lettre écrite au nom de Renzo roulait sur plusieurs sujets. D’abord, après un récit de sa fuite, beaucoup plus concis, mais aussi plus embrouillé que celui que vous avez lu, elle donnait quelques détails sur la position actuelle du jeune homme, détails tournés de façon que ni Agnese ni son trucheman ne purent, à beaucoup près, y puiser de quoi se former à cet égard une idée claire et complète ; un avis secret, un changement de nom, la sûreté obtenue, mais la nécessité de se tenir caché, toutes choses peu familières par elles-mêmes à leur intelligence, et qui de plus étaient dites dans la lettre en termes assez énigmatiques. Puis venaient des demandes pleines d’inquiétudes, pleines de chaleur sur les aventures de Lucia, avec des mots obscurs et qui peignaient une vive douleur, sur les bruits répandus à ce sujet et venus jusqu’aux oreilles de Renzo. Enfin des espérances incertaines et éloignées, des projets jetés en avant pour l’avenir, et, en attendant, la promesse et la prière, répétées à plusieurs reprises, de maintenir la foi jurée, de ne perdre ni patience ni courage et d’attendre des temps meilleurs.

Au bout d’un peu de temps, Agnese trouva une voie sûre pour faire parvenir dans les mains de Renzo une réponse, avec les cinquante écus que lui avait destinés Lucia. À la vue de tant d’or, il ne sut que penser ; et dans un étonnement et une incertitude qui ne laissaient pas accès dans son âme à la satisfaction, il courut chercher son secrétaire pour se faire expliquer la lettre et avoir la clef d’un mystère aussi étrange.

Dans la lettre, le secrétaire d’Agnese, à la suite de quelques plaintes sur le peu de clarté de celle à laquelle on répondait, racontait, avec une clarté à peu près égale, l’épouvantable histoire de cette personne (c’est l’expression qu’il employait) : et ici il expliquait le fait des cinquante écus ; puis il en venait à parler du vœu, mais par voie de périphrases, ajoutant, en termes plus directs et plus positifs, le conseil de mettre son cœur en paix et de n’y plus penser.

Peu s’en fallut que Renzo ne s’attaquât à son interprète : il tremblait, il frémissait d’horreur, de fureur, et pour ce qu’il avait compris, et pour ce qu’il n’avait pu comprendre. Trois ou quatre fois il se fit relire le terrible écrit, tantôt croyant le mieux saisir, tantôt trouvant obscur ce qui lui avait paru clair à la première lecture. Et dans cette fièvre de passions qui le dévorait, il voulut que son secrétaire mît sur-le-champ la main à la plume et fît la réponse. Après les expressions les plus fortes de terreur et de pitié sur les événements arrivés à Lucia. « Écrivez, » poursuivit-il en dictant, « que pour ce qui est de me mettre le cœur en paix, je n’en veux rien faire et ne le ferai jamais : que ce ne sont pas des avis à donner à un garçon comme moi ; que quant à l’argent je n’y toucherai pas, que je le mets de côté et le tiens en dépôt pour la dot de la jeune fille ; que la jeune fille doit être ma femme ; que cette promesse dont on parle n’est rien pour moi ; que j’ai toujours entendu dire que la sainte Vierge prend part à nos affaires pour assister les affligés, pour nous obtenir des grâces, mais non pour faire fâcher les gens et les faire manquer à leur parole ; que cela ne peut pas être ; qu’avec cet argent nous avons de quoi nous établir ici ; que si dans ce moment je suis dans une position un peu embrouillée, c’est une bourrasque qui passera bientôt ; » et autres choses semblables.

Agnese reçut cette lettre, fit écrire de nouveau, et la correspondance continua de la manière que nous avons fait connaître.

Lucia, lorsque sa mère eut pu, je ne sais par quel moyen, lui faire savoir que celui à qui on s’intéressait était vivant, en sûreté et averti, éprouva un grand soulagement de cette annonce, et ne désira plus autre chose sinon qu’il l’oubliât, ou, pour parler bien exactement, qu’il pensât à l’oublier. De son côté elle formait cent fois le jour une résolution semblable relativement à lui, et faisait tout ce qui dépendait d’elle pour la mettre à exécution. Elle était assidûment au travail, elle cherchait à s’y donner tout entière : lorsque l’image de Renzo se présentait à son esprit, elle se mettait à dire ou à chanter des prières mentalement. Mais pour l’ordinaire cette image, comme si elle avait eu de la malice, ne venait pas ainsi d’emblée et à découvert ; elle s’introduisait furtivement à la suite d’autres images, de manière que l’esprit où elle voulait être reçue ne s’aperçût de sa présence que lorsque déjà depuis quelque temps elle y avait pris sa place. La pensée de Lucia était souvent auprès de sa mère ; comment aurait-elle pu ne pas y être ? et le Renzo idéal venait tout doucement se mettre en tiers avec elle, comme le Renzo véritable l’avait fait tant de fois, il se glissait de même avec toutes les personnes, dans tous les lieux, parmi tous les objets que les souvenirs du passé reproduisaient à l’imagination de celle qui s’efforçait de le repousser. Et si la pauvre fille se laissait aller quelquefois à rêver sur son avenir, il s’y montrait encore, ne fût-ce que pour dire : Ce qu’il y a de sûr, c’est que je n’y serai pas. Cependant si ne plus penser à lui était une entreprise sans espoir de succès, elle parvenait jusqu’à un certain point à ne pas y penser autant ni d’une manière aussi vive que l’eût voulu son cœur. Elle y aurait même mieux réussi, si elle eût été seule à le vouloir. Mais dona Prassède était là, dona Prassède qui, tout occupée de son côté à la guérir de son attachement pour un tel homme et à l’effacer de sa mémoire, n’avait pas trouvé de meilleur expédient pour atteindre ce but que de lui en parler souvent. « Eh bien ? lui disait-elle, ne pensons-nous plus à ce personnage ?

— Je ne pense à personne, » répondait Lucia.

Dona Prassède ne se contentait pas d’une semblable réponse ; elle répliquait qu’il fallait des faits et non des paroles ; elle s’étendait sur l’habitude des jeunes filles qui, disait-elle, « lorsqu’elles ont donné leur cœur à un mauvais sujet (et c’est là toujours qu’elles inclinent), ne savent plus s’en détacher. Qu’un parti honnête, raisonnable, un mariage avec un brave homme, avec l’homme qui leur convient, qu’un tel parti vienne à manquer par quelque accident, elles sont bien vite consolées ; mais si c’est un vaurien, la plaie est incurable. » Et alors commençait le panégyrique du malheureux absent, de ce misérable venu à Milan pour voler et assassiner ; elle voulait faire avouer à Lucia les méchantes actions que ce mauvais garnement devait avoir faites dans son pays même.

Lucia, d’une voix tremblante par la timidité, par la douleur et par autant d’irritation que lui en pouvaient permettre la douceur de son âme et son humble fortune, affirmait que ce pauvre jeune homme, dans son pays, n’avait jamais fait parler de lui qu’à son avantage ; elle aurait voulu, disait-elle, qu’il y eût là quelqu’un de l’endroit pour rendre témoignage à cet égard. Elle le défendait même sur les aventures de Milan, quoiqu’elle en ignorât les circonstances, mais par la connaissance qu’elle avait du caractère de celui que l’on accusait et de la conduite qu’il avait toujours tenue dès son plus jeune âge. Elle le défendait ou se proposait de le défendre par simple devoir de charité, par amour du vrai, et, pour employer le terme par lequel elle s’expliquait à elle-même sa pensée, comme son prochain. Mais dona Prassède puisait dans ces apologies de nouveaux arguments pour convaincre Lucia que son cœur était encore éperdûment épris de cet homme ; et, en vérité, dans ces moments-là, je ne saurais trop dire ce qui en était. L’indigne portrait que la vieille dame faisait du malheureux fugitif réveillait, par opposition, dans l’esprit de la jeune fille, et d’une manière plus vive et plus claire que jamais, l’idée qu’elle s’était formée de lui par une si longue habitude de le voir et de le juger ; les souvenirs qu’elle étouffait avec tant de peine revenaient en foule l’assaillir ; le mépris et l’aversion prodigués à celui qui fut son fiancé rappelaient à sa pensée tous les motifs qu’elle avait eus depuis si longtemps de l’estimer, tous ceux qui avaient déterminé pour lui sa sympathie ; une haine aveugle et violente la portait plus encore à la pitié ; et parmi ces divers sentiments, qui pourrait dire jusqu’à quel point trouvait place peut-être celui qui s’introduit si facilement à leur suite dans les âmes, et qui se loge d’autant plus volontiers dans celles d’où l’on veut le chasser par force ? Quoi qu’il en pût être sur cette question, l’entretien, du côté de Lucia, ne pouvait jamais se prolonger beaucoup ; car ses paroles venaient bientôt expirer dans ses pleurs.

Si dona Prassède avait été portée à la traiter ainsi par quelque haine ancienne dont elle eût été animée contre elle, peut-être ces larmes l’auraient-elles vaincue et engagée au silence ; mais, croyant ne parler que pour le bien, elle insistait sans se laisser détourner de son but ; de même que des gémissements et des cris de supplication peuvent bien quelquefois arrêter l’arme d’un ennemi, mais non le fer de l’homme de l’art qui ne veut que guérir en faisant éprouver des souffrances. Après avoir cependant bien rempli pour une fois son devoir selon l’idée qu’elle s’en était faite, elle passait de la rudesse des mercuriales aux exhortations, aux conseils, entremêlés même de quelques éloges, pour tempérer ainsi l’aigre par la douceur, et mieux opérer l’effet qu’elle avait en vue, en employant tous les moyens sur l’âme dont elle voulait la cure. Sans doute, de ces débats, dont le commencement, le milieu et la fin étaient toujours à peu près les mêmes, il ne restait pas à la bonne Lucia ce qui se pourrait proprement appeler du ressentiment contre son acerbe et opiniâtre sermonneuse, qui du reste en toute autre chose la traitait avec beaucoup de douceur, et sur ce point même ne se montrait sévère que dans une bonne intention ; mais, ce qui lui en restait, c’était à chaque fois un renouvellement, un réveil de pensées et de sentiments par l’effet duquel il lui fallait ensuite bien du temps et de la peine pour revenir à ce calme tel quel où elle pouvait être avant que le sermon commençât.

Heureusement elle n’était pas la seule à qui dona Prassède eût à faire du bien ; de sorte que les gronderies ne pouvaient pas être aussi fréquentes que si les pensées de la dame eussent été moins partagées. En outre de ses autres domestiques, tous cerveaux qui, dans son opinion, demandaient plus ou moins à être redressés et dirigés, en outre de toutes les occasions où elle pouvait, par bonté de cœur, avoir à remplir le même office envers bien des gens vis-à-vis desquels elle n’était tenue à rien, occasions qu’elle recherchait si elles ne venaient s’offrir d’elles-mêmes, elle avait cinq filles, dont aucune n’était auprès d’elle, mais qui ne lui donnaient que plus à faire par leur absence. Trois étaient religieuses, deux mariées ; et dona Prassède avait ainsi trois monastères et deux familles à surveiller comme surintendante : entreprise vaste, compliquée et d’autant plus fatigante que deux maris, soutenus par des pères, des mères, des frères, et trois abbesses, appuyées par d’autres personnes constituées en dignité et par nombre de religieuses, ne voulaient pas accepter sa surintendance. C’était une guerre, ou plutôt cinq guerres, dissimulées et polies jusqu’à un certain point, mais vives et sans trêve aucune ; c’était dans chacun de ces lieux une attention continuelle à se soustraire à sa sollicitude, à fermer l’accès à ses avis, à éluder ses questions, à s’arranger de manière qu’elle ignorât, autant que c’était possible, tout ce qui pouvait s’y faire. Je ne parle pas des contestations, des difficultés qu’elle rencontrait dans la conduite d’autres affaires auxquelles elle était plus étrangère encore ; on sait que le plus souvent les hommes ont besoin qu’on fasse leur bien malgré eux. Mais le lieu où son zèle pouvait s’exercer le plus librement, était l’intérieur de sa maison : là toute personne était sujette, en tout et pour tout, à son autorité ; toute personne, hormis don Ferrante, avec lequel les choses se passaient d’une façon toute particulière.

Homme voué à l’étude, il n’aimait ni à commander ni à obéir. Que dans toutes les affaires de la maison madame son épouse fût la maîtresse, à la bonne heure ; mais qu’il fût à ses ordres, non ; et s’il cédait à sa demande en lui prêtant dans l’occasion le ministère de sa plume, c’était parce que son goût l’y portait. Du reste, en cela même, il savait fort bien répondre par un refus, lorsqu’il ne partageait pas l’avis de madame sur ce qu’elle voulait lui faire écrire. « Industriez-vous, lui disait-il dans ces cas-là ; agissez de vous-même, puisque la chose vous paraît si claire. » Dona Prassède, après avoir tenté pendant quelque temps, et toujours en vain, de l’amener de son habitude de laisser faire à celle de faire lui-même, avait fini par se borner à murmurer souvent contre lui, à le qualifier de paresseux, d’homme obstiné dans ses idées, de savant, titre qu’au milieu même de sa douleur, elle ne lui donnait pas sans quelque complaisance.

Don Ferrante passait de longues heures dans son cabinet, où il avait une collection de livres considérable, près de trois cents volumes ; tous livres choisis, toutes œuvres des plus renommées et traitant de diverses matières dans chacune desquelles il était plus ou moins versé. En astrologie, il passait à bon droit pour être plus qu’amateur ; car il ne possédait pas seulement ces notions générales et ce vocabulaire commun à tous d’influences, d’aspects, de conjonctions ; mais il savait parler à propos, et comme l’eût fait un professeur dans sa chaire, des douze maisons du ciel, des grands cercles, des degrés lumineux ou ténébreux, d’exaltation et de dégradation, de passages et de révolutions, en un mot des principes les plus certains et les plus cachés de la science. Et depuis vingt ans peut-être il soutenait, dans des disputes fréquentes et prolongées, la domification[3] de Cardan contre un autre savant attaché avec une sorte de fureur à celle d’Alchatitius ; par pure obstination, disait don Ferrante, qui, reconnaissant volontiers la supériorité des anciens, ne pouvait cependant souffrir cette manie de ne vouloir jamais donner raison aux modernes, alors même qu’elle était évidemment de leur côté. Il connaissait aussi d’une manière plus qu’ordinaire l’histoire de la science ; il savait au besoin citer les plus célèbres prédictions vérifiées, et raisonner avec autant de subtilité que d’érudition sur d’autres non moins fameuses qui avaient failli, pour démontrer que le tort n’en était point à la science, mais à ceux qui n’avaient pas su en faire l’application.

Il avait cherché à s’instruire dans la philosophie ancienne autant que ce pouvait être nécessaire, et il ajoutait tous les jours à ses connaissances dans cette partie par la lecture de Diogène Laërce. Comme cependant les systèmes, quelque attrayants qu’ils soient, ne peuvent tous être adoptés, et que pour être philosophique il faut choisir un auteur, don Ferrante avait fait choix d’Aristote, qui, disait-il, n’est ni ancien ni moderne, mais est philosophe sans plus. Il avait aussi diverses œuvres des disciples de ce maître les plus savants et les plus subtils : quant à celles de ses adversaires, il n’avait jamais voulu les lire, pour ne pas perdre son temps, disait-il, ni les acheter, pour ne pas perdre son argent. Toutefois, et par exception, il donnait place dans sa bibliothèque aux célèbres vingt-deux livres de Subtilitate et à quelques autres ouvrages anti-péripatéticiens de Cardan, par égard pour le savoir de cet auteur en astrologie ; disant que celui qui avait pu écrire le traité de Restitutione temporum et motuum cœlestium et le livre Duodecim geniturarum méritait d’être écouté lors même qu’il déraisonnait ; que le grand défaut de cet homme avait été d’avoir trop de génie, et que personne ne pouvait dire jusqu’où il serait arrivé en philosophie même s’il avait pris la bonne voie. Du reste, quoique don Ferrante fût regardé par les savants comme un péripatéticien consommé, il ne pensait pas lui-même en savoir assez à cet égard ; et plus d’une fois il dit, avec beaucoup de modestie, que l’essence, les universaux, l’âme du monde et la nature des choses n’étaient pas aussi faciles à entendre qu’on pourrait bien le croire.

Quant aux sciences naturelles, il s’en était fait un passe-temps plutôt qu’une étude. Les œuvres mêmes d’Aristote sur cette matière, comme aussi celles de Pline, étaient des pages qu’il avait plutôt lues qu’étudiées ; néanmoins, par cette lecture, par quelques notions qu’il avait incidemment recueillies dans des traités de philosophie générale et par ce qu’il avait pu saisir en parcourant la Magie naturelle de Porta, les trois histoires Lapidum, Animalium, Plantarum de Cardan, le traité des herbes, des plantes, des animaux, d’Albert le Grand, et quelques autres ouvrages de moindre importance, il s’était mis à même de pouvoir, lorsque l’occasion s’en présentait, faire très-convenablement sa partie dans une conversation, en raisonnant sur les vertus les plus remarquables et les propriétés les plus curieuses d’un grand nombre de simples ; en décrivant exactement les formes et les habitudes des sirènes et de l’unique phénix ; en expliquant comment la salamandre se tient au milieu du feu sans brûler, comment un tout petit poisson tel que la rémore peut avoir assez de force et d’adresse pour arrêter tout court en haute mer le plus grand navire, comment les gouttes de rosée deviennent des perles dans le sein des jonquilles ; comment le caméléon se nourrit d’air ; comment la glace, lentement durcie dans le cours des siècles, finit par produire le cristal ; et autres merveilleux secrets de la nature.

Il avait approfondi davantage ceux de la magie et de la sorcellerie, cette science, dit notre anonyme, étant beaucoup plus en vogue et plus nécessaire, et les faits y ayant une tout autre importance, en même temps qu’ils sont plus à portée d’être vérifiés. Il n’est pas besoin de dire que dans une semblable étude il n’avait jamais eu d’autre but que de s’instruire et de connaître à fond l’art détestable des sorciers, pour pouvoir s’en garer et s’en défendre. Prenant essentiellement pour guide le grand Martin Delrio (l’homme de la science), il était en état de parler ex professo sur le maléfice d’amour, le maléfice somnifère, le maléfice hostile, et sur les innombrables espèces de ces trois genres capitaux de sortilèges que l’on ne voit que trop, dit encore notre anonyme, dans le cours de la vie et parmi le monde, où ils produisent de si tristes effets. Les connaissances de don Ferrante en histoire, et surtout dans l’histoire universelle, n’étaient ni moins vastes ni moins bien établies, et ses auteurs de prédilection étaient Tarcagnota, Dolce, Rugati, Campana, Guazzo, les plus renommés en un mot de ceux dont cette science avait exercé la plume.

Mais qu’est-ce que l’histoire, disait souvent don Ferrante, sans la politique ? Un guide qui avance toujours sans avoir après lui personne à qui montrer le chemin, et par conséquent fait bien des pas en pure perte ; de même que la politique sans l’histoire est comme un homme qui marche sans guide. Il avait donc un rayon de sa bibliothèque affecté aux publicistes. Là, parmi plusieurs écrivains d’une importance et d’un renom secondaires, se montraient Bodin, Cavalcanti, Sansovino, Paruta, Boccalini. Il existait cependant sur ces sortes de matières deux livres que don Ferrante plaçait de beaucoup au-dessus de tous les autres, deux livres que jusqu’à une certaine époque il appela les premiers de tous, sans pouvoir jamais décider auquel des deux ce rang pouvait exclusivement appartenir. L’un était le Prince et les Discours du célèbre secrétaire florentin, esprit mauvais, j’en conviens, disait don Ferrante, mais profond ; l’autre, la Raison d’État, du non moins célèbre Giovanni Botero, honnête homme, disait-il encore, mais adroit et subtil. Mais peu de temps avant l’époque dans laquelle est circonscrite notre histoire, avait paru le livre qui mit fin à cette question de prééminence, en prenant le pas même sur les œuvres de ces deux matadors, comme les appelait don Ferrante ; le livre où se trouvent resserrées dans un étroit espace, et comme distillées, toutes les malices humaines, pour qu’on les puisse connaître, et toutes les vertus, pour qu’on les puisse pratiquer ; ce livre, tout petit, mais tout d’or, en un mot, le Statista regnante, de don Valeriano Castiglione, de cet homme illustre par-dessus tous, de qui l’on peut dire que les plus grands savants l’exaltaient à l’envi, que les plus grands personnages s’efforçaient de se l’enlever ; de cet homme que le pape Urbain VIII honora, comme on sait, de magnifiques éloges ; que le cardinal Borghese et le vice-roi de Naples, don Pierre de Tolède, pressèrent d’écrire, l’un la vie du pape Paul V, l’autre les guerres du roi catholique en Italie, tous deux inutilement ; de cet homme que Louis XIII, roi de France, d’après le conseil du cardinal de Richelieu, nomma son historiographe ; à qui le duc Charles-Emmanuel de Savoie conféra la même charge ; de cet homme enfin, et pour ne point parler de ses autres titres de gloire, que la duchesse Christine, fille du roi très-chrétien Henri IV, loua si dignement lorsqu’elle consigna dans un diplôme, parmi nombre de qualifications honorables qu’elle lui donnait, l’assurance qu’il obtenait désormais en Italie la réputation de premier écrivain du siècle[4]. »

Mais si, dans toutes les sciences qui viennent d’être mentionnées, don Ferrante pouvait être considéré comme un homme instruit, il en était une dans laquelle il méritait et avait le titre de professeur, c’était celle de la chevalerie. Non-seulement il en parlait en maître, mais, appelé souvent à intervenir dans des affaires d’honneur, il rendait toujours quelque décision. Il possédait dans sa bibliothèque, et l’on peut dire dans sa tête, les œuvres des écrivains les plus renommés dans cette partie : Paris del Pozzo, Fausto da Longiano, Urrea, Muzzio, Romei, Albergato, le Forno primo et le Forno secondo, de Torquato Tasso ; et quant à ce dernier, il avait toujours tout prêts dans la mémoire et pouvait citer au besoin tous les passages de sa Jérusalem délivrée comme de sa Jérusalem conquise, qui peuvent faire texte en matière de chevalerie. Mais l’auteur des auteurs, à son avis, était notre célèbre François Birago, avec lequel il se trouva même plus d’une fois associé pour des jugements à rendre en affaires d’honneur, et qui de son côté parlait de don Ferrante en termes qui dénotaient une estime toute particulière. Dès le moment où parurent les Discursi cavallereschi de cet illustre écrivain, don Ferrante pronostiqua sans hésitation que cet ouvrage ruinerait l’autorité d’Olevano, et resterait, avec ses nobles frères, comme un code désormais en première ligne auprès de la postérité ; prophétie, dit l’anonyme, dont chacun depuis a pu reconnaître la justesse.

De là celui-ci passe aux belles-lettres ; mais nous commençons à mettre en doute que le lecteur soit bien jaloux de le suivre dans cette revue des études de notre savant, et déjà même nous craignons d’avoir mérité le titre de servile copiste pour nous-mêmes, et celui d’ennuyeux à partager avec ce digne homme d’Auvergne, pour nous être aussi débonnairement attaché à ses pas dans une digression qui n’avait que faire avec le récit principal, digression où probablement il ne s’est aussi longtemps arrêté que pour étaler tout le luxe de son savoir et montrer qu’il était à la hauteur de son siècle. C’est pourquoi, laissant écrit ce qui est écrit, afin qu’il ne soit pas dit que nous avons travaillé pour rien, nous omettrons le reste et reprendrons le fil de notre histoire, d’autant que nous avons à y faire un assez long chemin sans rencontrer aucun de nos personnages et plus de chemin encore avant de retrouver ceux auxquels sûrement le lecteur s’intéresse le plus, si tant est qu’il s’intéresse à quelque chose dans tout ceci.

Jusqu’à l’automne de l’année suivante 1629, ils demeurèrent tous, les uns de gré, les autres de force, à peu près dans l’état où nous les avons laissés, sans qu’il leur arrivât ou que quelqu’un d’entre eux fût dans le cas de faire des choses dignes d’être racontées. Cet automne vint enfin, celui, comme l’on sait, où Agnese et Lucia avaient compté se revoir ; mais un grand événement public fit que cette attente fut trompée, et ce fut certainement l’un de ses moindres effets. D’autres grands événements suivirent qui n’apportèrent pas un changement notable dans le sort de nos personnages. Enfin, d’autres faits plus généraux, où l’action fut plus violente et atteignit à des points plus extrêmes, arrivèrent jusqu’à eux, jusqu’aux derniers d’entre eux, selon l’échelle des rangs parmi les humains ; de même qu’un ouragan dont la fureur s’étend au loin dans sa marche vagabonde, en même temps qu’il déracine les arbres, qu’il bouleverse les toits des édifices, qu’il abat les clochers, qu’il renverse les murailles et couvre le sol de leurs débris, soulève aussi les brins de paille cachés sous l’herbe, va chercher dans les recoins les feuilles desséchées et légères qu’un vent moins fort y avait poussées, et les emporte parmi la proie que lui livrent ses ravages.

Maintenant, pour que les aventures privées qui nous restent à raconter puissent être présentées d’une manière assez claire, il faut absolument que nous les fassions précéder d’un exposé tel quel des circonstances générales, en les reprenant même d’un peu plus haut.


  1. Gonsalve de Cordoue, surnommé le grand capitaine. (N. du T.)
  2. Terme de la philosophie d’Aristote. (N. du T.)
  3. Terme d’astrologie qui signifie l’action de domifier, c’est-à-dire de partager le ciel en douze parties, dites maisons, pour dresser un horoscope. (N. du T.)
  4. Il n’est pas besoin de faire remarquer l’intention de l’auteur dans toute cette gloire qu’il se plaît à accumuler sur la tête d’un homme dont le nom est tout à fait oublié de nos jours. Quant aux autres écrivains cités dans ce chapitre, nous avons cru, nous adressant à des lecteurs à qui la plupart d’entre eux sont nécessairement moins connus encore qu’ils ne peuvent l’être dans le pays auquel ils appartiennent presque tous, devoir donner une notice succincte sur chacun d’eux, pour nous associer à la pensée de l’auteur, qui a été évidemment de montrer sur quelles matières et avec quels guides s’exerçaient les études de ceux qui prétendaient à la science dans ce pays à l’époque où Manzoni a voulu le peindre.

    On trouvera cette notice à la fin de l’ouvrage. (N. du T.)