Traduction par Jean-Baptiste de Montgrand.
Garnier (p. 349-361).


CHAPITRE XXV.


Le lendemain, dans le village de Lucia et dans tout le territoire de Lecco, il n’était question que d’elle, de l’Innomé, de l’archevêque et de quelqu’un encore qui, bien que jaloux habituellement de faire parler de lui, s’en serait volontiers passé dans cette circonstance, et ce quelqu’un-là était le seigneur don Rodrigo.

Ce n’est pas que jusqu’alors on n’eût causé de ses faits et gestes ; mais de tels discours n’avaient jamais lieu que fugitivement et en secret ; il fallait que deux personnes se connussent d’une manière bien intime pour s’ouvrir l’une à l’autre sur une semblable matière, et encore n’y mettaient-elles pas toute la chaleur dont elles eussent été capables, car il est vrai de dire des hommes, en général, que lorsqu’ils ne peuvent, sans un grand danger, épancher librement l’indignation qu’ils éprouvent, non-seulement ils la laissent moins paraître ou même la renferment tout à fait dans leur âme, mais dans le fait ils en ressentent moins. Mais aujourd’hui, qui aurait pu retenir ses questions et ses raisonnements sur un fait si merveilleux, où la main de Dieu s’était montrée, et où paraissaient sous un si beau jour deux personnages d’une si grande importance ? L’un, chez lequel un ardent amour de la justice se trouvait appuyé d’une vaste autorité, l’autre en qui il semblait que la tyrannie en personne se fût humiliée, que la formidable milice des bravi fût venue, pour ainsi dire, rendre les armes et demander la paix. Mis en parallèle avec eux, le seigneur don Rodrigo devenait un peu petit ; et maintenant tous comprenaient ce que c’est que de tourmenter l’innocence pour lui ravir l’honneur, de la persécuter avec une ténacité si audacieuse, une violence si atroce, et par de si abominables embûches. À cette occasion, on passait en revue toutes les autres prouesses de ce digne seigneur, et sur toutes on disait les choses comme on les pensait, enhardi que chacun était en se voyant d’accord avec tout le monde. C’était un murmure, un frémissement général ; à distance toutefois, car on n’oubliait point ses escouades de bravi.

Une bonne partie de cette haine dont il était l’objet dans le public rejaillissait sur ses amis et ses courtisans. On drapait selon son mérite M. le podestat, toujours aveugle, sourd et muet sur les actions du tyran de la contrée ; mais pour lui encore, c’était de loin qu’on se donnait cette licence, parce que, s’il n’avait pas de bravi, il avait les sbires.

On se gênait moins à l’égard du docteur Azzocca-Garbugli, qui n’avait que du bavardage et de la chicane, ainsi qu’envers quelques autres individus de même aloi que don Rodrigo admettait à lui faire leur cour ; ils étaient montrés au doigt et regardés de travers, si bien que, pour quelque temps, ils jugèrent à propos de ne pas se faire voir à la rue.

Don Rodrigo, foudroyé par cette nouvelle si imprévue, si différente de l’avis qu’il attendait de jour en jour, de moment en moment, se tint renfermé dans son château, où, seul avec ses bravi, il enragea pendant deux jours ; le troisième il partit pour Milan. Si ce n’eût été que ce murmure du peuple, peut-être, après avoir porté les choses si loin, serait-il resté tout exprès pour le braver, ou même pour chercher l’occasion de faire, sur quelqu’un des plus hardis, un exemple qui servît à tous ; mais ce qui le fit déguerpir fut l’annonce certaine que le cardinal venait dans son voisinage. Le comte son oncle, qui ne savait de toute cette histoire que ce que lui en avait dit Attilio, aurait certainement voulu que, dans une semblable circonstance, don Rodrigo fît grande figure et reçût en public du cardinal l’accueil le plus distingué, et l’on voit comme il en avait pris le chemin. L’oncle l’aurait voulu et s’en serait fait rendre compte avec exactitude ; car c’était une occasion importante pour montrer en quelle considération était sa famille auprès d’une autorité de premier rang. Pour se tirer d’un embarras si fâcheux, don Rodrigo, s’étant levé un matin à l’aube, se mit dans une voiture, accompagné de Griso et d’autres bravi placés en dehors, devant et derrière, et, ayant donné l’ordre que le reste de ses gens vînt plus tard le joindre, il partit comme un fugitif ; il partit (qu’il nous soit permis de rehausser nos personnages par quelque comparaison illustre) comme Catilina partit de Rome, la colère dans l’âme et jurant de revenir bientôt, sous de tout autres enseignes, exercer ses vengeances.

Cependant le cardinal s’approchait, visitant chaque jour l’une des paroisses du territoire de Lecco. Le jour où il devait arriver à celle de Lucia, une grande partie des habitants s’était portée au-devant de lui sur la route. À l’entrée du village, tout juste à côté de la maisonnette de nos deux femmes, se voyait un arc de triomphe construit avec des perches debout et des barres en travers, recouvert de paille et de débris de chanvre, et orné de branches vertes de houx et de myrte sauvage avec l’écarlate de leurs baies. La façade de l’église était tendue de tapisseries ; aux fenêtres de chaque maison pendaient des couvertures et des draps de lit déployés, des bandes de maillots disposées en festons, tout le peu d’objets nécessaires, en un mot, que l’on pouvait, tant bien que mal, faire figurer comme du superflu. Vers les vingt-deux heures[1], qui étaient le moment de la journée où l’on attendait le cardinal, ceux qui étaient restés dans leurs maisons, vieillards, femmes et enfants pour la plupart, s’acheminèrent, eux aussi, à sa rencontre, partie rangés en file, partie en troupe et sans ordre, tous précédés par don Abbondio, inquiet au milieu de toute cette joie, et parce que le bruit l’étourdissait, et parce que ce mouvement du peuple lui faisait, disait-il et répétait-il, tourner la tête, et parce que surtout il tremblait intérieurement que les femmes n’eussent parlé et qu’il ne finît par avoir à rendre compte de l’affaire du mariage.

Et voilà le cardinal qui paraît, ou, pour mieux dire, la foule au milieu de laquelle il se trouvait dans sa litière, avec sa suite autour de lui ; car de tout cela on ne voyait autre chose qu’un signe en l’air au-dessus de toutes les têtes, un bout de la croix que portait le chapelain monté sur une mule. Cette partie de la population qui allait avec don Abbondio hâta sa marche en plein désordre pour rejoindre celle qui rentrait ; et quant à lui, après avoir répété trois ou quatre fois : « Doucement ! En file ! Que faites-vous donc ? » il se tourna impatienté ; puis, toujours grommelant et disant : « C’est une tour de Babel, une vraie tour de Babel, » il alla se mettre dans l’église, pendant qu’elle était encore vide, et resta là à attendre.

Le cardinal s’avançait, donnant des bénédictions de la main, et en recevant de la bouche de tout ce peuple que les gens de sa suite avaient grand’peine à faire tenir un peu en arrière. Comme compatriotes de Lucia, les habitants de ce village auraient voulu faire pour l’archevêque des démonstrations extraordinaires ; mais la chose n’était pas facile, attendu qu’il était d’usage d’atteindre à cet égard les limites du possible dans tous les lieux où il arrivait. Dès le commencement de son épiscopat, à sa première entrée solennelle dans la cathédrale, la presse autour de lui et sur lui avait été jusqu’au point de faire craindre pour sa vie, et quelques gentilshommes qui se trouvaient les plus rapprochés de sa personne avaient tiré leurs épées pour intimider et repousser la foule. Tel était le caractère violent et désordonné des mœurs de cette époque, que, même pour donner des marques d’amour à un évêque dans son église, ou pour en modérer l’excès, il fallait presque en venir à tuer les gens. Et dans la circonstance que nous rappelons, le zèle de ces gentilshommes n’eût peut-être pas suffi pour défendre le prélat, si le maître et l’aide des cérémonies, deux jeunes prêtres du nom de Clerici et de Picozzi, l’un et l’autre aussi pourvus de force corporelle que de résolution, ne l’eussent enlevé sur leurs bras et porté en poids depuis la porte jusqu’au maître-autel. À partir de ce moment, et dans le grand nombre de visites épiscopales qu’il eut à faire, sa première entrée dans une église put toujours, plaisanterie à part, être comptée au nombre de ses fatigues pastorales, et quelquefois des dangers auxquels il fut exposé.

Il entra donc encore dans celle-ci comme il put, alla vers l’autel, et, après s’y être mis quelques moments en prière, il fit, selon sa coutume, un petit discours aux assistants sur son amour pour eux, son désir de leur salut et la manière dont ils devaient se disposer aux cérémonies du lendemain. Ayant ensuite passé de l’église au presbytère, il demanda au curé, entre autres sujets d’entretien, des renseignements sur ce qui avait trait à Renzo. Don Abbondio dit que c’était un jeune homme un peu vif, un peu têtu, un peu emporté ; mais, à des questions plus particulières et plus précises, il fut obligé de répondre que c’était un honnête garçon, et que, pas plus que les autres, il ne savait comprendre comment son jeune paroissien avait pu faire à Milan toutes ces choses étranges dont on avait parlé dans le public.

« Quant à la jeune fille, reprit le cardinal, pensez-vous comme moi qu’elle puisse dans ce moment revenir sans risque habiter sa maison ?

— Pour le moment, répondit don Abbondio, elle peut y venir et y rester comme il lui conviendra ; je dis pour le moment ; mais, ajouta-t-il avec un soupir, il faudrait que votre illustrissime seigneurie fût toujours ici ou du moins dans le voisinage.

— Le Seigneur est toujours près de nous, dit le cardinal ; au reste, je songerai à la mettre en lieu de sûreté. » Et il donna aussitôt l’ordre que le lendemain, de bonne heure, on fît partir la litière, bien accompagnée, pour aller chercher les deux femmes.

Don Abbondio sortit de là tout content de ce que le cardinal lui avait parlé des deux jeunes gens sans lui faire de questions sur son refus de les marier. — Il ne sait donc rien ! se disait-il ; Agnese s’est tue, quel miracle ! Il est vrai qu’ils doivent se revoir ; mais nous lui donnerons, à elle, une autre instruction, nous la lui donnerons soignée. — Et il ne savait pas, le pauvre homme, que si Frédéric n’avait pas entamé ce chapitre, c’était parce qu’il se réservait de le traiter longuement et plus à loisir, parce qu’il voulait, avant de donner au curé ce qui lui revenait, l’entendre aussi dans les raisons qu’il pouvait avoir à produire.

Mais les pensées du bon prélat sur l’asile à procurer à Lucia étaient devenues inutiles. Depuis que nous l’avons laissée, il s’était passé des choses que nous devons raconter.

Les deux femmes, dans le peu de jours qu’elles demeurèrent sous le toit hospitalier du tailleur, avaient repris chacune, autant que c’était possible, leur genre de vie ordinaire. Lucia avait tout de suite demandé à travailler, et, comme elle l’avait fait au couvent, elle cousait toute la journée, retirée dans une petite chambre, loin des yeux du monde. Agnese tantôt sortait un peu, tantôt venait travailler en compagnie de sa fille. Leurs entretiens étaient d’autant plus tristes qu’il y régnait plus de tendresse. Toutes deux étaient préparées à une séparation, car la brebis ne pouvait venir reprendre sa demeure si près de la tanière du loup ; et cette séparation, quand et comment en verrait-on le terme ? L’avenir était obscur, chargé de nuages, pour l’une d’elles surtout. Agnese pourtant faisait de son mieux pour y introduire ses conjectures plus gaies. Renzo, après tout, disait-elle, s’il ne lui était rien arrivé de fâcheux, ne pouvait tarder à donner de ses nouvelles, et s’il avait trouvé à travailler et à s’établir, s’il était toujours (chose dont on ne pouvait douter) dans les mêmes sentiments pour Lucia, pourquoi dans ce cas ne pourrait-on pas aller demeurer avec lui ? Telles étaient les paroles d’espérance qui toujours revenaient dans ses discours à sa fille, et je ne saurais dire quel en était chez celle-ci l’effet le plus sensible, si elle éprouvait plus de douleur à les entendre ou d’embarras à y répondre ; elle avait toujours tenu renfermé en elle-même son grand secret, et tout en se reprochant la dissimulation dont elle usait encore une fois envers une si bonne mère ; mais, retenue d’une manière comme invincible par la timidité et par les autres appréhensions que nous avons déjà fait connaître, elle laissait passer les jours et ne parlait pas. Ses desseins étaient bien différents de ceux d’Agnese, ou, pour mieux dire, elle n’en avait point ; elle s’était abandonnée à la Providence. Elle cherchait donc à laisser tomber ou à détourner ce sujet d’entretien, ou bien elle disait, d’une manière générale, qu’elle n’espérait et ne désirait plus rien en ce monde, si ce n’est de pouvoir bientôt se réunir à sa mère ; et le plus souvent les pleurs, lui coupant la parole, venaient à propos à son secours.

« Sais-tu pourquoi tu vois la chose de cette façon ? disait Agnese. Parce que tu as beaucoup souffert et qu’il ne te semble pas possible que ça puisse tourner à bien ; mais laisse faire le Seigneur, et si… Laisse venir un petit brin, un tout petit brin d’espérance, et alors tu me sauras dire si tu ne penses plus à rien. » Lucia embrassait sa mère et pleurait.

Du reste, une grande amitié s’était promptement établie entre elles et leurs hôtes ; et où s’établirait l’amitié, si ce n’est entre les auteurs d’un bienfait et ceux qui le reçoivent, lorsque les uns et les autres sont de braves gens ? Agnese notamment faisait de grandes causeries avec la maîtresse du logis. Le tailleur ensuite leur donnait pour délassement des histoires et des discours de morale, et c’était surtout à dîner qu’il avait toujours quelque chose de beau à raconter de Bodo, d’Antona et des Pères du désert.

Non loin de ce village habitait dans sa villa, pendant la saison des champs, un couple de haute condition, don Ferrante et dona Prassède ; leur nom de famille est, comme à l’ordinaire, resté au bout de la plume de l’anonyme. Dona Prassède était une vieille dame fort portée à faire du bien, occupation la plus louable sans doute à laquelle l’homme puisse se livrer, mais que trop souvent il peut aussi gâter, comme il en gâte tant d’autres. Pour faire le bien, il faut le connaître, et, comme toute autre chose, nous ne pouvons le connaître qu’au milieu de nos passions, guidés par nos jugements, inspirés par nos idées dont la justesse est souvent fort chanceuse. Dona Prassède faisait pour les idées ce qu’on dit qu’il faut faire pour les amis : elle en avait peu, mais elle y était fort attachée. Parmi le peu qu’elle en avait, il s’en trouvait malheureusement un certain nombre de travers, et ce n’étaient pas celles qu’elle affectionnait le moins. En conséquence, il lui arrivait, tantôt de se proposer comme bien ce qui ne l’était pas, tantôt de prendre pour des moyens de parvenir à un but ce qui pouvait plutôt conduire à un résultat tout contraire, ou bien de considérer comme licites des voies qui ne l’étaient point (suivant en cela un certain principe qu’elle entrevoyait comme juste et d’après lequel celui qui fait plus que son devoir pourrait, par cela même, aller au-delà de son droit), ou bien encore de ne pas voir dans un fait ce qu’il y avait réellement et d’y voir ce qui n’y était pas ; toutes ces choses lui arrivaient et plusieurs autres semblables auxquelles tous les hommes sont sujets, sans en exempter les plus sages et les meilleurs ; mais elles arrivaient un peu trop souvent à dona Prassède, et bien des fois aussi toutes ensemble.

En entendant raconter la grande aventure de Lucia, et d’après tout ce qu’on disait de la jeune villageoise, elle fut curieuse de la voir, et elle envoya une voiture avec un vieil écuyer pour lui amener la mère et la fille. Celle-ci, faisant un geste d’ennui, priait déjà le tailleur, qui leur avait porté le message, de trouver un moyen pour la dispenser de cette visite. Tant qu’on n’avait eu à faire qu’à des gens du commun qui venaient chercher à faire connaissance avec la jeune fille du miracle, le tailleur lui avait rendu volontiers un semblable service ; mais, dans cette circonstance, le refus lui semblait une espèce de rébellion. Il fit tant jouer sa physionomie, fit tant d’exclamations, dit tant de choses : et que ce n’était pas convenable, et que c’était une grande maison, et que l’on ne dit pas non aux gens de qualité, et que ce pouvait être leur fortune, et que madame dona Prassède, indépendamment de tout le reste, était une sainte ; il parla si bien, en un mot, que Lucia fut obligée de se rendre, d’autant plus qu’à chacune de ces raisons si bien déduites, un « sûrement, sûrement », répété par Agnese, y marquait son adhésion.

Arrivées en présence de la dame, celle-ci leur fit grand accueil et beaucoup de félicitations ; elle interrogea, conseilla, le tout avec une certaine supériorité qui était comme innée chez elle, mais corrigée par tant d’expressions d’humilité, tempérée par tant de marques d’intérêt, enveloppée de tant de dévotion, qu’Agnese presque aussitôt et Lucia peu après commencèrent à se sentir soulagées d’un respect trop pesant que leur avait d’abord imprimé cet aspect de grande dame, et qu’elles y trouvèrent même un certain attrait. Et pour abréger notre récit, dona Prassède, apprenant que le cardinal s’était chargé de trouver un asile pour Lucia, saisie du désir de seconder et de prévenir tout à la fois cette bonne intention, s’offrit à recevoir la jeune fille dans sa maison où, sans avoir à s’acquitter d’aucun service particulier, elle pourrait, à son gré, aider les autres femmes dans leurs ouvrages. Elle ajouta qu’elle faisait son affaire d’en informer Monseigneur.

Outre le bien tout simple et immédiat qui se trouvait dans une telle œuvre, dona Prassède y en voyait et s’en proposait un autre peut-être plus digne encore, selon elle, d’être pris en considération, celui de redresser un cerveau de travers, de remettre dans la bonne voie une personne qui en avait grand besoin. Car, dès la première fois qu’elle avait entendu parler de Lucia, elle s’était tout de suite persuadé que dans une jeune fille qui avait pu promettre sa main à un mauvais garnement, à un séditieux, à un gibier de potence, en un mot, il devait y avoir quelque défaut dissimulé, quelque tare cachée. Dis-moi qui tu hantes, je dirai qui tu es. La visite de Lucia avait confirmé dona Prassède dans cette conviction, non que dans le fond elle ne lui parût une bonne personne, mais pourtant il y avait beaucoup à dire. Cette petite tête baissée avec ce menton cloué sur la poitrine, ce manque de réponses, ou ces réponses toutes laconiques qui arrivaient comme par force, tout cela pouvait indiquer de la modestie ; mais, à coup sûr, cela marquait beaucoup d’entêtement. Et cette rougeur qui à chaque instant lui montait au visage, et ces soupirs étouffés… Avec cela deux grands yeux noirs qui, au jugement de dona Prassède, ne disaient rien de bon. Elle se tenait pour assurée, comme si elle le savait de bon lieu, que tous les malheurs de Lucia étaient une punition du ciel à cause de son amitié pour ce vaurien, et un avertissement de la Providence pour l’en détacher tout à fait ; et, partant de là, elle se proposait de coopérer à tout ce qui devait faire atteindre une si heureuse fin. Car, comme elle le disait souvent aux autres et à elle-même, toute son étude était de seconder la volonté du ciel ; mais souvent aussi elle tombait dans une grande erreur, qui était de prendre pour le ciel sa propre tête. Toutefois elle eut grand soin de ne pas donner la moindre marque de cette seconde intention dont nous venons de parler. L’une de ses maximes était que pour réussir dans le bien que l’on veut faire aux gens, la première condition, dans la plupart des circonstances, est de ne pas leur laisser connaître le dessein que l’on peut avoir.

La mère et la fille se regardèrent. Dans la douloureuse nécessité où elles étaient de se séparer, la proposition leur parut à toutes deux devoir être acceptée, ne fût-ce qu’à cause du peu de distance qu’il y avait de leur village à cette villa, voisinage qui, en mettant les choses au pire, leur permettrait du moins de se revoir et passer quelques moments ensemble lorsque la dame reviendrait l’année prochaine à sa campagne. Ayant lu dans les yeux l’une de l’autre un commun assentiment, elles se tournèrent toutes deux vers dona Prassède en faisant de ces remercîments qui marquent l’acceptation. La haute dame leur renouvela ses témoignages de bienveillance et ses promesses, et dit qu’elle leur enverrait au plus tôt une lettre à présenter à Monseigneur.

Lorsque les femmes furent parties, elle se fit composer la lettre par don Ferrante, qui, en sa qualité de lettré, comme nous le dirons plus en détail, lui servait de secrétaire dans les occasions importantes. Celle-ci méritant à tous égards d’être comptée pour telle, don Ferrante y mit tout son savoir, et en donnant le brouillon à copier à sa femme, il lui recommanda chaudement l’orthographe, c’est-à-dire l’une des nombreuses choses qu’il avait étudiées, et de celles en très-petit nombre pour lesquelles le droit de commandement lui appartenait dans la maison. Dona Prassède copia très-soigneusement et fit porter la lettre chez le tailleur. Ceci se passa deux ou trois jours avant que le cardinal envoyât la litière pour ramener les femmes dans leur village.

Agnese et sa fille, à leur arrivée, mirent pied à terre devant la porte de la maison curiale où se trouvait le cardinal. L’ordre était donné de les introduire immédiatement. Le chapelain, qui fut le premier à les voir, exécuta cet ordre, ne les retenant qu’autant que c’était nécessaire pour leur débiter à la hâte une petite instruction sur le cérémonial à observer envers Monseigneur, et sur les titres qu’il lui fallait donner, chose qu’il avait coutume de faire toutes les fois qu’il le pouvait à l’insu de son chef. C’était pour ce pauvre homme un supplice continuel que de voir le peu d’ordre qui régnait en ce point auprès du cardinal : « Le tout, disait-il aux autres personnes de la maison, par le trop de bonté de ce bienheureux homme, par l’oubli poussé trop loin de sa dignité ; » et il racontait que plus d’une fois il avait, de ses propres oreilles, entendu des gens lui répondre : messer, oui, et messer, non[2].

Le cardinal était en ce moment à conférer avec don Abbondio sur les affaires de la paroisse, de sorte qu’il n’y eut pas moyen pour celui-ci de donner également, comme il l’aurait désiré, ses instructions aux femmes. Il put seulement, en passant à côté d’elles, tandis qu’il sortait et qu’elles entraient, leur faire un signe de l’œil pour leur marquer qu’il était content de leur conduite et leur recommander de continuer à se taire.

Après les paroles de bon accueil d’un côté et les premières révérences de l’autre, Agnese tira la lettre de dessous son mouchoir de cou et la présenta au cardinal, en disant : « Elle est de madame dona Prassède, qui dit, Monseigneur, qu’elle connaît beaucoup votre Illustrissime Seigneurie ; comme en effet, entre vous autres grands seigneurs, vous devez tous vous connaître. Quand Votre Seigneurie aura lu, elle verra.

— Bien, » dit Frédéric après avoir lu et lorsqu’il eût saisi le sens de l’épître sous les fleurs du style de don Ferrante. Il connaissait cette famille tout autant qu’il le fallait pour être sûr que Lucia y était appelée dans une bonne intention, et qu’elle y serait à l’abri des embûches et des violences de son persécuteur. Quant à l’idée qu’il pouvait avoir de la tête de dona Prassède, nous ne le savons pas d’une manière positive. Probablement ce n’était pas la personne qu’il eût choisie pour un tel office ; mais, comme nous l’avons dit ou fait entendre ailleurs, il n’avait pas pour habitude de défaire les choses qui ne le regardaient pas, pour les refaire mieux.

« Recevez encore dans un esprit de soumission cette séparation et l’incertitude dans laquelle vous vous trouvez sur votre avenir, ajouta-t-il ensuite. Ayez l’espoir qu’elle pourra finir bientôt et que le Seigneur conduira les choses à ce terme vers lequel il a paru d’abord les diriger ; mais soyez assurées que ce qu’il permettra dans les événements qui vous concernent sera pour votre plus grand bien. » Il donna particulièrement à Lucia quelques autres avis affectueux, à toutes deux quelques encouragements encore et quelques consolations ; il les bénit et les laissa partir. À peine parurent-elles dans la rue qu’elles virent tomber sur elles un essaim d’amis et d’amies, tout le pays, on peut dire, qui les attendait et les conduisit à leur maison comme en triomphe. C’était, parmi toutes ces femmes, à qui viendrait le plus les féliciter, les plaindre, leur faire des questions ; et de la part de toutes, des exclamations de regret sur l’annonce que Lucia devait partir le lendemain. Les hommes lui offraient à l’envi leurs services ; chacun d’eux voulait passer cette nuit à garder la petite maison ; sur quoi notre anonyme a jugé à propos de composer un proverbe : Voulez-vous que bien des gens vous viennent en aide ? Faites en sorte de ne pas en avoir besoin.

Tant et de si vives marques d’affection troublaient l’esprit de Lucia et l’étourdissaient ; Agnese pour si peu ne perdait pas la tête ; mais en somme elles firent du bien à la pauvre fille, en la détournant un peu des pensées et des souvenirs qui, au milieu même de tout ce bruit, ne se réveillaient que trop en elle à la vue de cette porte dont elle allait de nouveau franchir le seuil, de ces petites chambrettes qui furent si longtemps sa demeure, de chacun des objets sur lesquels se portaient ses regards.

Au son de la cloche qui annonçait que les cérémonies allaient bientôt commencer, tous prirent le chemin de l’église, et ce fut pour nos deux femmes une autre marche triomphale.

Les cérémonies achevées, et tandis que don Abbondio avait couru voir si Perpetua avait bien disposé toutes choses pour le dîner, on vint l’avertir que le cardinal le demandait. Il se rendit aussitôt près de son grand hôte, qui, l’ayant laissé s’approcher, commença ainsi : « Monsieur le curé, » et ces paroles furent prononcées de manière à faire comprendre qu’elles étaient le début d’un discours long et sérieux. « Monsieur le curé, pourquoi n’avez-vous pas uni en mariage cette pauvre Lucia et son fiancé ?

— Elles ont vidé leur sac ce matin, dit en lui-même don Abbondio, et il répondit en balbutiant : Monseigneur a sans doute entendu parler de tout le désordre arrivé dans cette affaire ; ç’a été une telle confusion qu’aujourd’hui même on n’y saurait voir clair ; comme aussi votre Illustrissime Seigneurie a pu de là juger que la jeune fille, après bien des accidents, est ici comme par miracle, tandis que le jeune homme, après d’autres accidents, est à présent on ne sait pas où.

— Je demande, reprit le cardinal, s’il est vrai qu’avant tous ces événements vous ayez refusé de célébrer le mariage lorsque vous en étiez requis, au jour arrêté, et quelle a été la cause de ce refus.

— À dire vrai…, si votre Illustrissime Seigneurie savait… par quelles injonctions…, en quels termes terribles il m’a été défendu de parler… » Et il s’arrêta sans conclure, composant son air de manière à faire respectueusement comprendre qu’il y aurait de l’indiscrétion à vouloir qu’il en dît davantage.

« Mais, dit le cardinal d’une voix et avec une physionomie plus graves que de coutume, c’est votre évêque qui, par devoir et pour votre justification, veut savoir de vous pourquoi vous n’avez pas fait ce que, dans la règle, vous étiez obligé de faire.

— Monseigneur, dit don Abbondio en se faisant tout petit, je n’ai pas voulu dire… mais il m’a semblé que, s’agissant de choses compliquées, de choses anciennes et qui sont sans remède, il était inutile de remuer de nouveau… Cependant, je sais que votre Illustrissime Seigneurie ne veut pas trahir un pauvre curé de son diocèse ; car vous le sentez, Monseigneur, votre Illustrissime Seigneurie ne peut pas être partout, et je reste ici exposé… Mais, puisque vous l’ordonnez, je vais tout vous dire.

— Dites, je ne demande pas mieux que de vous trouver exempt de faute. »

Alors don Abbondio se mit à raconter sa douloureuse histoire ; mais il supprima le nom principal et y substitua ces mots : un seigneur puissant, donnant ainsi à la prudence tout le peu qu’il pouvait lui donner dans un pas si difficile.

« Et vous n’avez pas eu d’autre motif ? demanda le cardinal quand don Abbondio eut fini.

— Mais peut-être ne me suis-je pas bien expliqué, répondit celui-ci. C’est sous peine de la vie qu’il m’a été enjoint de ne pas faire ce mariage.

— Et cela vous paraît une raison suffisante pour vous dispenser de remplir un devoir précis ?

— Mon devoir, j’ai toujours cherché à le faire, même à mon grand dérangement ; mais lorsqu’il s’agit de la vie…

— Et lorsque vous vous êtes présenté à l’Église, dit Frédéric d’un ton encore plus grave, pour vous charger du ministère dont vous êtes investi, s’est-elle fait garant de votre vie ? Vous a-t-elle dit que les devoirs attachés à ce ministère étaient dégagés de tout obstacle, affranchis de tout péril ? Ou vous aurait-elle dit que là où commence le péril, là cesse le devoir ? Ne vous a-t-elle pas dit expressément tout le contraire ? Ne vous a-t-elle pas averti qu’elle vous envoyait comme un agneau parmi les loups ? Ne saviez-vous pas qu’il y avait des hommes amis de la violence, et auxquels ce qui vous serait commandé pourrait déplaire ? Celui de qui nous tenons la doctrine et l’exemple, à l’imitation duquel nous nous laissons nommer et nous-mêmes nous nommons pasteurs, lorsqu’il est venu sur la terre pour y exercer l’office que ce titre représente, y a-t-il attaché la condition que la vie serait sauve ? Et pour la sauver, disons mieux, pour la conserver quelques jours de plus sur cette terre périssable, au préjudice de la charité et du devoir, était-il besoin de l’onction sainte, de l’imposition des mains, de la grâce du sacerdoce ? Le monde suffit pour donner cette vertu, pour enseigner cette doctrine. Que dis-je ? Ô honte, le monde lui-même la repousse ! Le monde fait aussi des lois qui prescrivent le mal comme elles prescrivent le bien ; lui aussi a son Évangile, un Évangile d’orgueil et de haine ; et il ne veut pas que l’on dise que l’amour de la vie soit une raison pour en transgresser les commandements. Il ne le veut pas, et il est obéi. Et nous, enfants de la promesse et chargés de l’annoncer aux peuples, nous préférerions la vie à notre devoir ! Que serait l’Église si votre langage était celui de tous vos confrères ? Où serait-elle si elle s’était montrée avec de semblables doctrines ? »

Don Abbondio restait la tête basse ; son esprit se trouvait au milieu de ces arguments comme un oiseau domestique dans les serres du faucon qui le tiennent élevé dans une région toute nouvelle pour lui, dans une atmosphère qu’il n’a jamais respirée. Voyant qu’il fallait pourtant bien répondre quelque chose, il dit avec une sorte de soumission forcée : « Monseigneur, il faut croire que j’ai tort. Dès lors que la vie doit être comptée pour rien, je n’ai plus qu’à me taire ; mais lorsqu’on a affaire à de certaines gens, à des gens qui ont la force pour eux et qui ne veulent pas entendre la raison, je ne vois pas ce qu’on pourrait gagner à vouloir faire le brave. C’est un personnage, celui-là, avec qui l’on ne peut ni vaincre ni pactiser.

— Et ne savez-vous pas que souffrir pour la justice est notre manière de vaincre ? Et si vous ne savez pas cela, qu’est-ce donc que vous prêchez ? De quoi se composent vos enseignements ? Quelle est la bonne nouvelle[3] que vous annoncez aux pauvres ? Qui exige de vous que vous triomphiez de la force par la force ? Assurément il ne vous sera pas demandé un jour si vous avez su réprimer les entreprises des hommes puissants ; car vous n’avez reçu pour cela ni mission ni moyens ; mais il vous sera demandé si vous avez mis en œuvre les moyens qui étaient en vous pour faire ce qui vous était prescrit, même lorsque ces hommes auraient osé vous l’interdire. »

« Ces saints sont de singulières gens, pensait don Abbondio pendant ce discours. Le fond de tout cela, si on le veut bien creuser, c’est que les amours de deux jeunes gens lui tiennent plus à cœur que la vie d’un pauvre prêtre. » Et pour son compte, il n’eût été nullement fâché que le colloque en restât là ; mais il voyait le cardinal, à chaque pause, demeurer dans l’attitude de quelqu’un qui attend une réponse, un aveu de la faute, une apologie, quelque chose enfin.

« Je répète, Monseigneur, répondit-il donc, que c’est moi qui dois avoir tort… Le courage n’est pas une chose qu’on se donne.

— Et pourquoi donc, pourrais-je vous dire, vous êtes-vous engagé dans un ministère qui vous impose d’être toujours en guerre avec les passions du siècle ? Mais comment, vous dirai-je plutôt, ne pensez-vous pas que si, dans ce ministère, de quelque manière que vous vous y soyez placé, le courage vous est nécessaire pour remplir vos obligations, il existe une puissance qui vous le donnera infailliblement, lorsque vous le lui demanderez ? Croyez-vous que tous ces millions de martyrs eussent naturellement le don du courage ? Que naturellement ils eussent la vie en mépris ? Tant de jeunes hommes qui commençaient à en goûter les douceurs, tant de vieillards habitués à regretter qu’elle approchât de sa fin, tant de jeunes filles, tant d’épouses, tant de mères, tous ont eu du courage, parce que le courage leur était nécessaire et qu’ils avaient confiance en Celui qui le donne ! Connaissant votre faiblesse et vos devoirs, avez-vous pensé aux circonstances difficiles où vous pourriez vous trouver et où vous vous êtes trouvé en effet ? Ah ! si durant tant d’années de fonctions pastorales vous avez aimé (et pourrait-il en être autrement ?), si vous avez aimé votre troupeau, si vous avez mis en lui vos affections, vos sollicitudes, vos délices, le courage ne devait pas vous manquer au besoin ; l’amour est intrépide. Eh bien ! si vous les aimiez, ceux qui sont confiés à vos soins spirituels, ceux que vous nommez vos enfants, lorsque vous avez vu deux d’entre eux menacés en même temps que vous, ah ! sans doute, la charité vous a fait trembler pour eux, comme la faiblesse de la chair vous a fait trembler pour vous-même. Vous vous serez humilié de l’une de ces craintes, parce qu’elle était un effet de votre misère ; vous aurez imploré du Ciel la force nécessaire pour la vaincre, pour la repousser, parce que c’était une tentation ; mais la noble et sainte crainte pour le prochain, pour vos enfants, celle-là vous l’aurez écoutée, celle-là ne vous aura pas laissé de repos, celle-là vous aura pressé, vous aura contraint de chercher dans votre pensée, de mettre en œuvre tous les moyens qui pouvaient exister pour détourner le péril prêt à les atteindre… Que vous a inspiré cette crainte, cet amour ? Qu’avez-vous fait pour eux ? Quels moyens vous ont suggérés vos recherches ? »

Et il se tut, attendant la réponse.


  1. Deux heures environ avant la nuit.
  2. Ce titre de messer, auquel celui de monsieur ne correspond pas exactement, se donne à un curé ou à un autre membre du clergé secondaire, plus particulièrement qu’à d’autres personnes. (N. du T.)
  3. On sait que le mot évangile vient de deux mots qui signifient littéralement bonne nouvelle. (N. du T.)