Traduction par Jean-Baptiste de Montgrand.
Garnier (p. 311-326).


CHAPITRE XXIII.


Le cardinal Frédéric, en attendant l’heure d’aller à l’église célébrer l’office divin, était à étudier, comme il avait coutume de le faire dans tous les moments d’intervalle entre ses autres occupations, lorsqu’il vit entrer le chapelain porte-croix avec une figure toute troublée. « Voici une étrange visite, étrange en vérité, monseigneur.

— Qui donc ? demanda le cardinal.

— Rien moins que le seigneur… » reprit le chapelain ; et, appuyant fortement sur chaque syllabe, il prononça ce nom que nous ne pouvons écrire pour nos lecteurs. Puis il ajouta : « Il est là en personne, et demande tout uniment d’être introduit auprès de votre illustrissime seigneurie.

— Lui ! dit le cardinal avec vivacité, fermant son livre et se levant de dessus son siège ; qu’il vienne ! qu’il vienne à l’instant !

— Mais… répliqua le chapelain, sans changer de place ; votre illustrissime seigneurie doit savoir qui est cet homme ; c’est ce banni, ce fameux…

— Eh ! n’est-ce pas un heureux événement pour un évêque qu’un tel homme ait eu l’idée de venir à lui ?

— Mais… dit en insistant le chapelain ; nous ne pouvons jamais parler de certaines choses, parce que monseigneur dit que ce sont des contes ; cependant, lorsque le cas se présente, il me semble que c’est pour nous un devoir… Le zèle fait des ennemis, monseigneur ; et nous savons positivement que plus d’un scélérat a osé se vanter qu’un jour ou l’autre…

— Et qu’ont-ils fait, jusqu’ici ? interrompit le cardinal.

— Je dis que cet homme est l’agent de tous pour le crime, un désespéré qui entretient des correspondances avec les désespérés les plus furieux, et qu’il peut être envoyé…

— Oh ! oh ! quelle sorte de discipline est celle-ci ? interrompit encore Frédéric en souriant ; les soldats exhortent leur général à avoir peur ? « Puis, prenant un air sérieux et pensif, il ajouta : « Saint Charles n’aurait pas eu à discuter pour savoir s’il recevrait un tel homme ; il serait allé le chercher. Faites-le entrer sur-le-champ ; il n’a déjà que trop attendu. »

Le chapelain s’en retourna, disant en lui-même : « Il n’y a pas moyen ; tous ces saints sont des entêtés. »

Ayant ouvert la porte et s’étant présenté dans la pièce où était le seigneur et la troupe de prêtres, il vit ceux-ci tous serrés d’un côté, chuchotant et regardant en dessous cet homme extraordinaire qu’ils avaient laissé seul dans un coin. Il alla vers lui ; et, l’examinant de son mieux du coin de l’œil, il pensait aux armes qui pouvaient être cachées sous cette casaque, et se disait qu’il devrait bien au moins, avant de l’introduire, lui proposer… Mais il ne put s’y résoudre. Il s’approcha et lui dit : « Monseigneur attend votre seigneurie. Veuillez bien venir avec moi. » Et, le précédant au milieu de cette petite foule qui aussitôt forma la haie, il jetait à droite et à gauche des coups d’œil qui signifiaient : « Que voulez-vous ? Ne savez-vous pas qu’il fait toujours à sa tête ? »

À peine l’Innomé eut-il été introduit, que Frédéric, avec un visage serein et où se peignait l’empressement, alla vers lui, les bras ouverts, comme vers une personne désirée ; et aussitôt il fit signe au chapelain de sortir ; celui-ci obéit.

Les deux personnages demeurés seuls furent quelques moments sans se parler, chacun d’eux en suspens, mais d’une façon diverse chez l’un et chez l’autre. Porté là comme de force par une inexplicable fièvre de sentiments et d’idées plutôt qu’amené par un dessein déterminé et dont il se fût rendu compte, l’Innomé y demeurait encore comme par force, tiraillé entre deux passions opposées, ce désir qui le pressait, et auquel se joignait une vague espérance de trouver du soulagement à son tourment intérieur, et de l’autre côté une honte mêlée de dépit, la honte de venir ainsi, comme un misérable, soumis et repentant, se reconnaître en faute et implorer un autre homme ; et il ne savait trouver des paroles, ou même n’en cherchait point. Cependant, lorsqu’il levait les yeux sur le visage de cet homme, il éprouvait, et à chaque instant d’une manière plus vive, un sentiment de vénération tout à la fois impérieux et doux, qui, en augmentant sa confiance, mitigeait son irritation, et, sans heurter de front l’orgueil, l’abattait et, pour ainsi dire, lui imposait silence.

En Frédéric, en effet, on voyait une de ces figures qui annoncent la supériorité, mais une supériorité que l’on aime. Nullement courbé ni appesanti par les années, il avait dans le port une dignité naturelle et une sorte de majesté involontaire ; son œil était vif et grave, son front serein et marqué de l’empreinte de la réflexion ; sous ses cheveux blancs, sous sa pâleur et parmi les traces de l’abstinence, de la méditation, de la fatigue, brillait dans ses traits comme une fleur de pureté virginale ; leur ensemble montrait que dans un autre âge la beauté proprement dite en avait été le caractère : maintenant l’habitude des pensées élevées et bienveillantes, la paix intérieure d’une longue vie, l’amour des hommes, la joie continuelle d’une espérance ineffable, y avaient substitué ce que j’appellerais une beauté de vieillard, qui ressortait encore plus sous la magnifique simplicité de la pourpre.

Il arrêta, lui aussi, pendant quelques moments sur le visage de l’Innomé son regard pénétrant et depuis longtemps exercé à lire dans les traits des hommes leurs pensées ; et croyant toujours plus découvrir sous cet air sombre et agité quelque chose de conforme à l’espoir qu’il avait conçu dès la première annonce de cette visite : « Oh ! dit-il tout animé, quelle précieuse visite est celle que je reçois en ce moment ; et combien je vous dois de reconnaissance pour une si bonne pensée, quoiqu’elle ne soit pas pour moi sans un certain reproche !

— Un reproche ! s’écria le seigneur étonné, mais adouci par ces paroles et ces manières, et satisfait que le cardinal eût rompu la glace et entamé un sujet quelconque d’entretien.

— Oui vraiment un reproche, reprit celui-ci ; elle m’accuse de m’être laissé prévenir, tandis que depuis si longtemps et tant de fois j’aurais dû aller chez vous moi-même.

— Chez moi, vous ? savez-vous qui je suis ? Vous a-t-on dit mon nom ?

— Et cette joie que je ressens et qui sans doute se montre sur ma figure, vous semble-t-il que je pusse l’éprouver à l’annonce, à la vue d’un inconnu ? C’est vous qui me la faites éprouver, vous que j’aurais dû aller chercher, je le dis encore, vous que du moins j’ai tant aimé, tant pleuré, pour qui j’ai adressé au ciel de si ardentes prières ; vous qui, parmi mes enfants, tous cependant l’objet de mon amour, êtes celui que j’aurais le plus désiré recevoir et serrer dans mes bras, si j’avais cru pouvoir l’espérer ! Mais Dieu seul sait faire des merveilles, et il supplée à la faiblesse, à la marche trop lente de ses pauvres serviteurs. »

L’Innomé demeurait saisi de surprise en voyant cet accueil plein de feu, en entendant ces paroles qui répondaient d’une manière si résolue à ce qu’il n’avait point encore dit et n’était pas même bien décidé à dire ; et, le cœur ému, mais dans une sorte d’étourdissement, il gardait le silence. « Eh quoi ! reprit Frédéric plus affectueusement encore ; vous avez une bonne nouvelle à me donner, et vous me la faites désirer si longtemps ?

— Une bonne nouvelle, moi ? J’ai l’enfer dans mon âme, et je vous donnerais une bonne nouvelle ? Dites vous-même, si vous le savez, quelle est cette bonne nouvelle que vous attendez d’un homme tel que moi.

— Que Dieu a touché votre cœur et veut que vous soyez à lui, répondit avec calme le cardinal.

— Dieu ! Dieu ! Dieu ! Si je le voyais ! si je l’entendais ! Où est-il, ce Dieu ?

— Vous me le demandez ? Vous ? Eh ! qui plus que vous l’a près de soi ? Ne le sentez-vous pas dans votre cœur ? Ne le sentez-vous pas qui vous agite, qui vous oppresse, qui ne vous laisse point de repos, et qui en même temps vous attire vers lui, vous fait pressentir une espérance de paix, de consolation, d’une consolation qui sera entière, immense, aussitôt que vous le reconnaîtrez, que vous le confesserez, que vous l’implorerez ?

— Oh ! sans doute, j’ai là quelque chose qui m’oppresse, qui me dévore ! Mais Dieu ! s’il existe, ce Dieu, s’il est ce qu’on dit, que voulez-vous qu’il fasse de moi ? »

Ces paroles furent prononcées avec un accent de désespoir ; mais Frédéric, d’un ton solennel et qui paraissait celui d’une paisible inspiration répondit : « Ce que Dieu peut faire de vous ? ce qu’il veut en faire ? Un signe de sa bonté comme de sa puissance : il veut retirer de vous une gloire que nul autre ne lui pourrait donner. Que le monde, depuis si longtemps, fasse entendre contre vous ses cris, que mille et mille voix appellent la détestation sur vos œuvres… (l’Innomé fit un mouvement et fut un moment tout étonné d’entendre parler un langage si nouveau pour lui, plus étonné encore de n’en point ressentir de colère, d’y trouver au contraire une sorte de soulagement) ; quelle gloire, poursuivit Frédéric, en revient-il à Dieu ? Ce sont des voix de crainte, des voix d’intérêt personnel, peut-être même des voix de justice, mais d’une justice si facile, si naturelle ! Quelques-unes encore, il n’est que trop permis de le penser, peuvent être des voix d’envie de votre malheureuse puissance, comme de cette déplorable tranquillité d’esprit que vous avez jusqu’à ce jour conservée. Mais lorsque vous-même vous vous lèverez pour condamner votre vie et devenir votre accusateur, c’est alors, c’est alors que Dieu sera glorifié ! Et vous demandez ce que Dieu peut faire de vous ? Qui suis-je, moi, faible mortel, pour vous dire à l’avance, quel avantage un maître si grand peut retirer de vous ? Ce qu’il peut faire de cette volonté impétueuse, de cette imperturbable constance, lorsqu’il l’aura animée, enflammée d’amour, d’espérance, de repentir ? Qui êtes-vous, faible mortel aussi, pour croire que vous ayez pu imaginer et faire dans le mal des choses plus grandes que Dieu ne peut vous en faire vouloir et opérer dans le bien ? Ce que Dieu peut faire de vous ? Eh quoi ! Vous pardonner, vous sauver, accomplir en vous l’œuvre de la rédemption, ne sont-ce pas des choses magnifiques et dignes de celui qui gouverne tout au ciel et sur la terre ? Oh ! si moi, qui ne suis qu’un être chétif et misérable, et pourtant, hélas ! plein de moi-même, si tel que je suis, je brûle en ce moment d’un tel désir de votre salut que, pour l’obtenir, je donnerais avec joie ! Dieu lui-même m’en est témoin, le peu de jours qui me restent à vivre, figurez-vous ce que doit être la charité de celui qui m’en fait éprouver une si imparfaite, mais si vive : figurez-vous combien vous aime, combien vous veut à lui Celui qui me commande et m’inspire pour vous un amour dont je suis dévoré ! »

À mesure que ces paroles sortaient de ses lèvres, son visage, ses regards, chacun de ses mouvements, toute son attitude, en respiraient le sentiment. La figure de son auditeur, de bouleversée qu’elle était, passa d’abord à l’étonnement et à l’attention : puis elle exprima une émotion plus profonde et moins accompagnée d’angoisses : ses yeux, qui depuis son enfance n’avaient plus connu les larmes, se gonflèrent : quand les paroles se furent arrêtées, il couvrit son visage de ses deux mains, et une explosion, un déluge de pleurs fut sa dernière et plus claire réponse.

« Dieu grand ! Dieu bon ! s’écria Frédéric, levant les yeux et les mains vers le ciel. Qu’ai-je fait, serviteur inutile, pasteur plongé dans le sommeil, pour que vous m’ayez ainsi appelé au festin de vos grâces, pour que vous m’ayez trouvé digne d’assister à un prodige si plein de douceur ? » En disant ces mots, il tendit la main pour prendre celle de l’Innomé.

« Non ! s’écria celui-ci, non ! Loin de vous un homme tel que moi ! Ne souillez pas cette main pure et bienfaisante. Vous ignorez tout ce qu’a fait celle que vous voulez serrer dans la vôtre.

— Laissez, dit Frédéric, en la lui prenant avec une tendre violence, laissez-moi serrer cette main qui réparera tant de torts, répandra tant de bienfaits, soulagera tant d’affligés, s’étendra désarmée, humble, pacifique, envers tant d’ennemis.

— C’en est trop ! dit en sanglotant l’Innomé. Laissez-moi, monseigneur ; bon Frédéric, laissez-moi. Un peuple en foule vous attend : il y a là tant d’âmes bonnes, innocentes, tant de personnes venues de loin pour vous voir une fois, pour vous entendre, et vous vous arrêtez… avec qui !

— Laissons les quatre-vingt-dix-neuf brebis, répondit le cardinal : elles sont en sûreté sur la montagne : je veux maintenant rester avec celle qui était égarée. Ces âmes éprouvent en ce moment peut-être bien plus de contentement que la vue d’un pauvre évêque ne leur en pourrait donner. Peut-être Dieu, qui a opéré en vous le prodige de sa miséricorde, verse-t-il en elles une joie dont elles ne comprennent point encore la cause. Ce peuple s’unit peut-être à nous sans le savoir. Peut-être l’esprit du Tout-Puissant inspire-t-il à tous ces cœurs un feu de charité dont ils ne se rendent point compte, une prière qu’il exauce en vous, des actions de grâces dont vous êtes l’objet, encore inconnu pour eux. » En disant ces mots, il jeta ses bras au cou de l’Innomé, qui, après avoir un moment tenté la résistance, céda comme vaincu par cette force de charité, et abandonna son visage tremblant et si changé de ce qu’il était naguère, sur l’épaule de son consolateur. Ses larmes brûlantes tombaient sur la pourpre sans tache de Frédéric ; et les mains pures de celui-ci serraient affectueusement ces membres, pressaient ces vêtements habitués à porter les armes de la violence et de la trahison.

L’Innomé, se dégageant le premier de cet embrassement, se couvrit de nouveau les yeux d’une main, et, relevant son visage, il s’écria : « Dieu vraiment grand ! Dieu vraiment bon ! je me connais maintenant, je vois ce que je suis ; mes iniquités sont devant mes yeux ; j’ai horreur de moi-même ; et cependant… ! cependant j’éprouve un soulagement, une joie, oui, une joie, comme je n’en ai jamais éprouvé dans toute mon affreuse vie !

— C’est un avant-goût de ses grâces, dit Frédéric, que Dieu vous accorde pour vous captiver à son service, pour vous porter à entrer résolument dans la nouvelle vie où vous aurez à revenir sur tant d’actions, à réparer tant de fautes, où vous aurez tant à pleurer !

— Malheureux que je suis ! s’écria l’Innomé ; que de choses, que de choses sur lesquelles je ne pourrai plus que pleurer ! Mais au moins j’en ai qui ne sont qu’entamées, que je puis, faute de mieux, rompre au point où elles sont ; j’en ai une que je puis rompre, à l’instant et réparer. »

Frédéric prêta attention, et l’Innomé raconta brièvement, mais avec des termes d’exécration beaucoup plus énergiques que ceux que nous avons employés nous-mêmes, l’acte de violence exercé contre Lucia, les souffrances, les terreurs de la pauvre fille, la frénésie où elle l’avait jeté par ses supplications, comment elle était encore dans son château…

« Ah ! ne perdons point de temps ! s’écria Frédéric, palpitant de pitié et de sollicitude. Quel bonheur est le vôtre ! C’est ici un gage du pardon de Dieu ; il vous fait devenir un instrument de salut pour celle dont vous vouliez causer la perte. Que Dieu vous bénisse ! et déjà Dieu vous a béni ! Savez-vous d’où est notre jeune infortunée ? »

Le seigneur nomma le pays de Lucia.

« Ce n’est pas loin d’ici, dit le cardinal, que Dieu soit loué ; et probablement… » En disant ces mots, il courut à une table et agita une sonnette. Aussitôt entra d’un air inquiet le chapelain porte-croix, qui, avant tout, regarda l’Innomé ; il voit une figure toute changée, des yeux humides et rouges de pleurs ; il regarde alors le cardinal ; et lisant sur la physionomie de celui-ci, à travers ce maintien qui ne s’altérait jamais, une sorte de contentement sérieux où s’alliait une sollicitude pressée de se voir satisfaite, il allait, la bouche ouverte, rester comme en extase, si le cardinal ne l’eût promptement réveillé dans cette contemplation, en lui demandant si, parmi les curés qui étaient là rassemblés, se trouvait celui de ***.

— Il y est, monseigneur, répondit le chapelain.

— Faites-le venir sur-le-champ, dit Frédéric, et avec lui le curé de cette église. »

Le chapelain sortit et alla dans la pièce où étaient tous ces prêtres réunis. Pour lui, la bouche encore ouverte, et l’extase encore peinte sur sa figure, levant les mains et les agitant en l’air, il dit : « Messieurs ! messieurs ! Hæc est mutatio dexteræ Excelsi[1] » Et il s’arrêta un moment sans rien dire de plus. Puis, reprenant le ton de sa charge, il ajouta : « Son illustrissime et révérendissime seigneurie demande M. le curé de la paroisse et M. le curé de ***. »

Le premier des deux s’avança aussitôt, et en même temps partit du milieu de la foule un moi ? traînant, dont l’intonation était celle de la surprise.

« N’êtes-vous pas monsieur le curé de *** ? reprit le chapelain.

— Oui, bien ; mais…

— Son illustrissime et révérendissime seigneurie vous demande.

— Moi ? » dit encore cette voix, exprimant avec clarté par ce monosyllabe : que puis-je avoir à faire là-dedans ? Mais cette fois, avec la voix arriva l’homme, don Abbondio en personne, s’avançant d’un pas contraint et avec une mine qui tenait de l’étonnement et du déplaisir. Le chapelain lui fit de la main un signe qui voulait dire : « Allons, arrivez ; est-ce donc si pénible ? » Et précédant les deux curés, il alla vers la porte, l’ouvrit et les introduisit.

Le cardinal quitta la main de l’Innomé, avec lequel, dans l’intervalle, il avait concerté ce qui était à faire ; il s’écarta de lui quelque peu, et appela d’un signe le curé de l’église. Il lui dit succinctement de quoi il s’agissait et lui demanda s’il pourrait, tout de suite, trouver une brave femme qui voulût aller dans une litière au château pour y prendre Lucia ; une femme ayant bon cœur et bonne tête, capable de se bien conduire dans une expédition d’un genre si nouveau, et d’employer les manières les plus convenables, de trouver les paroles les plus propres à rassurer, à tranquilliser cette pauvre fille, pour qui, après tant d’angoisses et dans un si grand effroi, sa délivrance même pouvait être la cause d’un nouveau trouble. Le curé, après avoir un moment réfléchi, dit qu’il avait la personne qu’il fallait, et sortit. Le cardinal appela d’un autre signe le chapelain, auquel il ordonna de faire immédiatement préparer la litière et ses conducteurs, ainsi que de faire seller deux mules. Le chapelain étant également sorti, le cardinal se tourna vers don Abbondio.

Celui-ci, qui déjà se tenait près de lui pour être plus loin de cet autre personnage, et qui en attendant lançait un coup d’œil en dessous, tantôt sur l’un, tantôt sur l’autre, cherchant à deviner ce que pouvait être toute cette affaire, s’approcha davantage, fit une révérence et dit : « On m’a annoncé que votre illustrissime seigneurie me demandait ; mais je crois qu’on a fait erreur.

— On n’a point fait erreur, répondit Frédéric ; j’ai une bonne nouvelle à vous donner, et en même temps à vous charger d’une commission bien douce et bien consolante. Une de vos paroissiennes, que vous avez sans doute pleurée comme étant perdue, Lucia Mondella, est retrouvée ; elle est ici près, dans la maison de mon cher ami que voilà ; et vous irez tout à l’heure avec lui et avec une femme que M. le curé de cette paroisse est allé chercher, vous irez, dis-je, prendre cette personne, qui est des vôtres, pour l’accompagner jusqu’ici. »

Don Abbondio fit tout ce qu’il put pour cacher l’ennui, que dis-je ? le chagrin fort amer que lui causait une telle proposition, ou, si l’on veut, un tel ordre ; et n’étant plus à temps de défaire et de changer une grimace déjà formée sur son visage, il la cacha en inclinant profondément sa tête, en signe d’obéissance. Il ne la releva, cette tête, que pour faire une autre révérence semblable à l’Innomé, en portant vers lui un regard piteux qui disait : « Je suis dans vos mains ; usez de miséricorde : parvere subjectis[2]. »

Le cardinal lui demanda ensuite quels étaient les parents de Lucia :

— En fait de proches parents avec qui elle vive, ou elle vécut, elle n’a que sa mère, répondit don Abbondio.

— Et celle-ci est-elle dans son village ?

— Oui, monseigneur.

— Comme cette pauvre fille, reprit Frédéric, ne pourra de sitôt rentrer chez elle, ce lui sera une grande consolation de voir sa mère sans retard : c’est pourquoi, si M. le curé de l’endroit n’est pas de retour avant que j’aille à l’église, faites-moi le plaisir de lui dire qu’il se procure une carriole ou une monture, et qu’il charge un homme de sens d’aller chercher cette femme pour l’amener ici.

— Et si j’y allais moi-même ? dit don Abbondio.

— Non, non, pas vous ; je vous ai déjà prié d’autre chose, répondit le cardinal.

— Ce que je disais, répliqua don Abbondio, c’était pour pouvoir préparer cette pauvre mère. C’est une femme fort sensible, et il faut quelqu’un qui la connaisse et sache la prendre à sa manière, pour ne pas lui faire plus de mal que de bien.

— C’est pour cela même que je vous prie d’avertir M. le curé qu’il doit choisir un homme de sens : vous êtes, vous, beaucoup plus nécessaire ailleurs, » répondit le cardinal. Et il aurait voulu ajouter : « Cette pauvre fille a bien plus besoin de voir tout de suite une figure connue, une personne sûre, dans ce château, après de si longues heures de transes mortelles, et dans la terrible obscurité répandue sur son avenir. » Mais ce n’était pas une raison à donner en tenues aussi clairs en présence du tiers qui se trouvait là. Il parut cependant étrange au cardinal que don Abbondio ne l’eût pas saisie dans ce qu’il venait d’entendre, ou même que son propre jugement ne la lui eût pas présentée ; et la proposition du curé, son insistance, lui semblèrent tellement hors de propos, qu’il soupçonna là-dessous quelque autre pensée. Il le regarda au visage et y découvrit sans peine la peur de voyager avec cet homme redoutable, d’aller dans cette maison, même pour peu de moments. Voulant dès lors dissiper tout à fait en lui ces appréhensions, et ne trouvant pas bien de le prendre à part et de lui parler en secret, pendant que son nouvel ami était en tiers avec eux, il pensa que le meilleur moyen était de faire ce qu’il aurait fait, sans même y être porté par ce motif, c’est-à-dire de parler à l’Innomé lui-même, dont les réponses feraient enfin comprendre à don Abbondio que ce n’était plus un homme dont on dût avoir peur. Il s’approcha donc de l’Innomé, et avec cet air de familiarité spontanée qui se trouve dans une nouvelle et puissante affection comme dans une ancienne intimité. « Ne croyez pas, lui dit-il, que je me contente de cette visite pour aujourd’hui. Vous reviendrez, n’est-ce pas, en compagnie de ce digne ecclésiastique ?

— Si je reviendrai ? répondit l’Innomé : quand même vous ne voudriez pas de moi, je resterai obstinément à votre porte, comme un mendiant. J’ai besoin de vous parler ! J’ai besoin de vous entendre, de vous voir ! J’ai besoin de vous ! »

Frédéric lui prit la main, la lui serra, et dit : « Vous nous ferez donc la faveur de dîner avec nous. J’y compte. En attendant, je vais prier et rendre grâces avec le peuple ; et vous, vous allez recueillir les premiers fruits de la divine miséricorde. »

Don Abbondio, à la vue de ces démonstrations, était comme un enfant peureux qui voit un homme caresser sans crainte son gros chien, au poil hérissé, aux yeux couleur de sang, portant un nom fameux pour les coups de dents et les frayeurs ; et il entend dire à ce maître du chien que c’est un bon animal on ne peut plus paisible ; il regarde le maître, et ne le contredit ni ne l’approuve ; il regarde le chien et n’ose s’en approcher, de crainte que le bon animal ne lui montre les dents, ne fût-ce que pour lui faire fête ; il n’ose s’en éloigner, pour ne pas trahir sa poltronnerie ; et il dit en lui-même : « Oh ! si j’étais au logis ! ».

Comme le cardinal s’acheminait pour sortir, tenant par la main et emmenant l’Innomé, ses yeux se portèrent de nouveau sur don Abbondio qui restait en arrière, mortifié, chagrin, faisant la moue sans le vouloir ; et, pensant que le déplaisir du pauvre homme pouvait peut-être aussi venir de ce qu’il lui semblait avoir été négligé et comme laissé dans un coin, tandis surtout qu’il voyait un personnage couvert de crimes si bien accueilli, si caressé, il se tourna vers lui en passant, s’arrêta un instant, et, avec un sourire affectueux, il lui dit : « Vous, monsieur le curé, vous êtes toujours avec moi dans la maison de notre bon père ; mais celui-ci… celui-ci perierat, et inventus est[3].

— Oh ! combien je m’en réjouis ! » répondit don Abbondio, en faisant une grande révérence comme à tous les deux.

L’archevêque avança, poussa la porte dont les battants furent aussitôt ouverts en dehors par deux domestiques placés des deux côtés ; et l’admirable couple parut aux regards curieux du clergé rassemblé dans cette pièce. On vit ces deux visages où se peignait une émotion de nature diverse, mais également profonde ; une tendre reconnaissance, une humble joie sur les traits vénérables de Frédéric ; sur ceux de l’Innomé, un trouble tempéré par la consolation et l’espérance, une pudeur toute nouvelle, une composition à travers laquelle perçait encore la force de ce naturel sauvage et qui n’avait jamais connu que l’emportement. Et l’on a su plus tard que parmi les spectateurs il s’en trouva plus d’un à qui revint alors à la mémoire ce passage d’Isaïe : Le loup et l’agneau iront au même pâturage ; le lion et le bœuf mangeront la paille ensemble. Derrière venait don Abbondio que personne ne remarqua.

Quand ils furent au milieu de l’appartement, le valet de chambre du cardinal entra d’un autre côté, et s’approcha pour lui dire qu’il avait exécuté les ordres dont le chapelain lui avait fait part ; que la litière et les mules étaient prêtes et qu’on n’attendait plus que la femme que le curé devait amener. Le cardinal lui dit d’avoir soin, aussitôt que celui-ci arriverait, de le faire parler à don Abbondio, et que tout ensuite fût aux ordres de ce dernier et de l’Innomé, auquel il serra de nouveau la main, par forme d’adieu, en lui disant : « Je vous attends. » Il se tourna pour saluer don Abbondio, et se dirigea du côté par où l’on allait à l’église. Le clergé le suivit en troupe mêlée autant qu’en procession ; les deux compagnons de voyage restèrent seuls dans la pièce évacuée.

L’Innomé était tout recueilli en lui-même, pensif, impatient de voir arriver le moment où il irait tirer de peine et de prison sa Lucia ; sa Lucia dans un sens si différent aujourd’hui du sens de la veille ; et son visage exprimait une agitation concentrée qui, à l’œil inquiet de don Abbondio, pouvait facilement paraître quelque chose de pis. Il le regardait de côté, il aurait voulu entamer une conversation amicale ; mais : « Que dois-je lui dire ? se demandait-il, dois-je lui dire encore : je m’en réjouis ? Je me réjouis de quoi ? De ce qu’ayant été jusqu’à présent un démon, vous vous êtes enfin décidé à devenir un honnête homme comme les autres ? Beau compliment, par ma foi ! Eh ! eh ! eh ! De quelque manière que je les tourne, mes félicitations ne signifieraient pas autre chose. Et puis, serait-ce bien vrai qu’il soit devenu honnête homme ? Comme ça, subitement ? Des démonstrations ; mais on en fait tant en ce monde, et pour tant de motifs ! Que sais-je ce qui peut arriver ? Et en attendant il me faut aller avec lui ! Dans ce château ! Oh ! quelle histoire ! quelle histoire ! Qui me l’aurait dit ce matin ? Ah ! si je puis en sortir sain et sauf, elle m’entendra lui parler, madame Perpetua, pour m’avoir poussé ici par force, sans qu’il y eût nécessité, hors de ma cure, parce que, disait-elle, tous les curés des environs y couraient, et même ceux de plus loin, et qu’il ne fallait pas rester en arrière, et ceci, et cela, et le reste, jusqu’à ce qu’elle m’ait eu embarqué dans une affaire de cette sorte ! Oh ! pauvre homme que je suis ! Et cependant il faut bien lui dire quelque chose, à cet homme. » Et à force de chercher, il avait trouvé qu’il lui pourrait dire : « Je ne me serais jamais attendu à me voir en si respectable compagnie. » Il ouvrait la bouche pour débuter ainsi, lorsque arriva le valet de chambre, avec le curé du lieu, lequel annonça que la femme était prête et déjà placée dans la litière ; et puis il se tourna vers don Abbondio pour recevoir de lui l’autre commission du cardinal. Don Abbondio s’en tira comme il put, dans le trouble d’esprit où il était ; et, s’approchant ensuite du valet de chambre, il lui dit : « Donnez-moi du moins une bête paisible ; car, je vous l’avoue, je suis un pauvre cavalier.

— Oh ! songez donc ! répondit le valet de chambre avec un sourire demi-moqueur, c’est la mule du secrétaire, qui est un savant.

— Allons… répliqua don Abbondio, et il continua mentalement : À la garde de Dieu ! »

Le seigneur, dès les premiers avis, s’était mis en marche en courant : arrivé sur la porte, il s’aperçut que don Abbondio était resté en arrière. Il s’arrêta pour l’attendre, et lorsque celui-ci vint à la hâte le rejoindre d’un air qui demandait pardon du retard, il le salua et le fit, avec politesse et déférence, passer devant lui, ce qui remit un peu le cœur au pauvre curé. Mais au premier pas qu’il fit dans la petite cour, il vit une chose qui lui gâta cette légère satisfaction ; il vit l’Innomé aller vers un coin, prendre d’une main sa carabine par le canon, puis de l’autre par la bretelle, et d’un mouvement prompt, comme s’il faisait l’exercice, se la mettre en bandoulière.

« Ohé ! ohé ! ohé ! pensa don Abbondio, que veut-il faire de cet instrument ? Beau cilice, belle discipline pour un converti ! Et si quelque lubie vient à lui passer par la tête ? Oh ! quelle expédition ! quelle expédition ! »

Si le seigneur avait pu soupçonner quelle espèce de pensées occupait l’esprit de son compagnon, on ne peut dire tout ce qu’il aurait fait pour le rassurer ; mais il était à cent lieues d’un tel soupçon, et don Abbondio se gardait de rien faire qui signifiât clairement : « Je ne me fie pas à votre seigneurie. » Arrivés à la porte de la rue, ils trouvèrent les deux montures qui les attendaient : l’Innomé sauta sur celle qui lui fut présentée par un palefrenier.

« Elle n’a pas de vices ? dit don Abbondio au valet de chambre, en remettant à terre le pied qu’il avait déjà levé sur l’étrier.

— Montez sans crainte : c’est un agneau. »

Don Abbondio, s’accrochant à la selle, aidé par le valet de chambre, se soulève, se hisse, fait un effort, il est à cheval.

La litière qui était à quelques pas en avant, portée par deux autres mules, se mit en mouvement à la voix du conducteur, et le convoi partit.

Il fallait passer devant l’église comble de peuple, par une petite place également comble de gens de l’endroit et d’étrangers que l’église n’avait pu recevoir. Déjà la grande nouvelle s’était répandue, et lorsque l’on vit paraître le convoi, lorsque l’on vit paraître cet homme, objet naguère de terreur et d’exécration, maintenant d’admiration et de joie, il s’éleva dans la foule un murmure d’applaudissement, et, tout en faisant place, elle se serrait pour le voir de plus près. La litière passa, l’Innomé passa, et, devant la porte toute grande ouverte de l’église, il ôta son chapeau et baissa ce front si redouté ; il le baissa jusque sur la crinière de sa mule, au bruit confus de mille voix qui disaient : « Que Dieu le bénisse ! » Don Abbondio ôta, lui aussi, son chapeau, s’inclina, se recommanda à Dieu ; mais en entendant l’accord lent et solennel des chants de ses confrères, il éprouva un sentiment d’envie, un triste attendrissement, un tel saisissement au fond du cœur, qu’il eut peine à retenir ses larmes.

Lorsque ensuite il fut hors des habitations, en pleine campagne, dans les détours quelquefois tout à fait déserts du chemin, un voile plus noir vint s’étendre sur ses pensées. Il n’avait d’autre objet sur lequel il pût reposer ses regards avec confiance que le conducteur de la litière, lequel, étant au service du cardinal, devait sans doute être un homme de bien et n’avait pas non plus l’air d’un poltron.

De temps à autre se montraient des passants qui, le plus souvent en troupe, accouraient pour voir le cardinal. Leur vue faisait du bien à don Abbondio ; mais ce bien s’enfuyait aussitôt ; mais on marchait vers cette vallée redoutable où l’on ne rencontrerait plus que les sujets de l’ami, et quels sujets ! Plus que jamais il aurait désiré lier conversation avec cet ami, tant pour le sonder davantage que pour le maintenir en bonnes dispositions ; mais, en le voyant si préoccupé, il en perdait l’envie. Il fut donc obligé de se parler à lui-même, et voici une partie de ce que le pauvre homme se dit dans ce trajet ; une partie seulement, car, pour écrire le tout, il faudrait un volume :

« C’est une étrange chose que tous les saints, que les coquins ne puissent exister sans argent vif dans le corps, et qu’ils ne se contentent pas d’être toujours en mouvement eux-mêmes, mais qu’ils veuillent, comme ils le feraient s’ils pouvaient, mettre en danse tout le genre humain avec eux, et que les plus remuants viennent tout juste me chercher, moi qui ne cherche personne, et me tirer par les cheveux dans leurs affaires, moi qui ne demande autre chose sinon qu’on me laisse vivre. Ce mauvais fou de don Rodrigo ! Que lui manquerait-il pour être l’homme le plus heureux de la terre, s’il avait tant soit peu de bon sens ? Lui riche, jeune, respecté, courtisé, il s’ennuie d’être trop bien, et il faut qu’il aille cherchant du déplaisir pour lui et pour les autres. Il pourrait faire le métier de michelaccio[4] ; non, monsieur, il veut faire celui de molester les femmes, le plus fou, le plus perfide, le plus enragé métier qui soit au monde ; il pourrait aller au paradis en carrosse, et il veut aller chez le diable à cloche-pied. Et celui-ci !… » et, arrivé là, il le regardait, comme s’il avait craint que ce celui-ci n’entendît ses pensées, « celui-ci, après avoir mis le monde sens dessus dessous par ses scélératesses, le met aujourd’hui sens dessus dessous par sa conversion… si tant est qu’elle soit vraie. En attendant, c’est moi qui dois en faire l’épreuve ! C’est dit : quand ils sont nés avec cette inquiète manie dans le corps, il faut toujours qu’ils fassent du bruit. Est-ce donc si difficile de faire l’honnête homme toute sa vie, comme je l’ai fait, moi ? Non, monsieur ; il faut tourmenter les gens, les tuer, faire le diable… Oh ! pauvre homme que je suis ! Et puis du fracas, même pour faire pénitence. La pénitence, quand on le veut bien, se peut faire chez soi, paisiblement, sans tant d’apparat, sans donner tant de dérangement à son prochain. Et son illustrissime seigneurie, tout de suite, tout de suite, à bras ouverts, mon cher ami, mon cher ami ; croyant à tout ce que dit cet homme, comme s’il lui avait vu faire des miracles, et tout d’emblée, on vous prend une résolution, on s’y donne des pieds et des mains ; vite par ci, vite par là : chez moi, cela s’appelle de la précipitation. Et sans avoir la moindre garantie, on lui met dans les mains un pauvre curé ! C’est ce qui s’appelle jouer un homme à pair ou non. Un évêque saint, comme il l’est, devrait être jaloux de la conservation de ses curés comme de la prunelle de ses yeux. Un peu de flegme, un peu de prudence, un peu de charité peuvent, ce me semble, s’accorder avec la sainteté… Et si tout cela n’était qu’un jeu ? Qui peut connaître le but des actions des hommes ? et des hommes comme celui-ci ? Quand je songe qu’il me faut aller avec lui, dans sa maison ! Il peut y avoir quelque diable là-dessous. Oh ! pauvre homme que je suis ! il vaut mieux n’y pas penser. Qu’est-ce que cet imbroglio de Lucia ? Y aurait-il eu un entendu avec don Rodrigo ? Quelles gens ! mais au moins l’on y verrait clair. Mais comment celui-ci l’a-t-il eue dans ses griffes ? Qui le sait ? Tout cela est un secret entre lui et monseigneur ; et moi, que l’on fait trotter de cette manière, on ne me dit rien. Je ne cherche pas à connaître les affaires des autres ; mais quand on y joue sa peau, on aurait pourtant bien le droit d’en savoir quelque chose. Si c’était réellement pour aller chercher cette pauvre créature, patience ! quoiqu’il eût bien pu l’amener tout simplement lui-même. Et puis, s’il est si bien converti, s’il est devenu un père de l’Église, qu’avait-on besoin de moi ? Oh ! quel chaos ! Enfin, fasse le ciel que ce soit ainsi ! La corvée aura été rude ; mais patience ! J’en serai tout de même bien aise pour cette pauvre Lucia ; elle aussi l’aura échappé belle. Dieu sait ce qu’elle aura souffert ; je la plains ; mais cette fille est née pour ma perte… Si au moins je pouvais voir bien véritablement dans le cœur de cet homme ce qu’il pense ! Qui peut le comprendre ? Là, voyez : tantôt on dirait un saint Antoine dans le désert, tantôt Holopherne en personne. Oh ! pauvre homme, pauvre homme que je suis ! Enfin, le ciel est obligé de me venir en aide ; car ce n’est point par un caprice à moi que je me trouve là-dedans. »

En effet, on voyait, pour ainsi dire, passer sur le visage de l’Innomé les pensées qui agitaient son âme, comme on voit, à l’heure de la tempête, les nuages courir devant le disque du soleil, faisant à tout moment succéder à un jour faux et menaçant une sorte de nuit et sa sombre froideur. Son esprit, encore enivré des douces paroles de Frédéric, et comme renouvelé et rajeuni dans une vie toute nouvelle, s’élevait à ces idées, qui lui avaient été offertes, de miséricorde, de pardon et d’amour ; puis il retombait sous le poids du terrible passé. Il courait, son esprit, il courait avec anxiété chercher parmi ses iniquités ce qu’il y aurait de réparable, quelles entreprises pourraient être interrompues, quels remèdes seraient les plus efficaces et les plus sûrs, comment il romprait tant de nœuds, ce qu’il ferait de tant de complices ; c’était à s’y perdre que d’y penser. Dans cette expédition même où il allait en ce moment, la plus facile, sans doute, et si près de son terme, son impatience était un tourment, par la pensée de tout ce que souffrait cette pauvre créature, et que c’était lui, si pressé du désir de la délivrer, qui lui faisait endurer cette souffrance. Lorsque deux chemins se présentaient, le conducteur de la litière se tournait pour savoir lequel il devait prendre : l’Innomé le lui indiquait de la main, et en même temps lui faisait signe de se hâter.

On entre dans la vallée. Quel était alors l’état du pauvre don Abbondio ! Cette fameuse vallée, dont il avait ouï raconter tant d’histoires épouvantables, il est dedans ; ces hommes fameux, la fleur des bravi d’Italie, ces hommes sans peur et sans miséricorde, il les voit en chair et en os ; il en rencontre un, deux, trois à chaque tournant du chemin. Ils s’inclinaient d’un air soumis devant le seigneur ; mais c’étaient certains visages brunis, certaines moustaches hérissées, certains yeux farouches et déterminés où don Abbondio croyait lire : « Faut-il le régaler, ce prêtre ? » La consternation le gagna tellement que, dans un moment où elle fut à son comble, il en vint à se dire : « Que ne les ai-je mariés ! Rien de pis ne pouvait s’ensuivre pour moi. » Cependant on avançait par un sentier raboteux, le long du torrent : au delà, cet aspect des monts âpres, sombres, sans nul vestige d’habitation ; en deçà, cette population à laquelle tout désert eût paru préférable : Dante, au milieu de Malebolge[5], ne pouvait être plus mal.

On passa devant la Malanotte ; là, ce sont des bravi sur la porte, des saluts profonds pour le seigneur, des regards lancés sur son compagnon et sur la litière. Ces gens ne savaient que penser ; déjà le départ de l’Innomé, seul et dès le matin, avait été extraordinaire ; le retour ne l’était pas moins. Était-ce une proie qu’il amenait ? et comment seul avait-il pu la saisir ? Et comment une litière étrangère ? Et de qui pouvait être cette livrée ? Ils regardaient, regardaient encore ; mais aucun ne bougeait, car c’était l’ordre que, d’un coup d’œil, leur donnait le maître.

On gravit la montée, on est en haut. Les bravi qui se trouvaient sur l’esplanade et sur la porte se rangent des deux côtés pour laisser le passage libre : l’Innomé leur fait signe de rester où ils sont ; il donne un coup d’éperon et dépasse la litière en appelant de la main le conducteur et don Abbondio, pour qu’ils le suivent ; il entre dans une première cour, de celle-ci dans une seconde ; il va vers une petite porte ; d’un geste il arrête un bravo qui accourait pour lui tenir l’étrier, et lui dit : « Toi, reste là, et que personne ne vienne. » Il met pied à terre, attache rapidement sa mule aux barreaux d’une fenêtre, va vers la litière, s’approche de la femme, qui avait tiré le rideau, et lui dit tout bas : « Consolez-la tout de suite ; faites-lui tout de suite comprendre qu’elle est libre, en des mains amies. Dieu vous le rendra. » Puis il fait signe au conducteur d’ouvrir la portière ; après il vient à don Abbondio, et, d’un air serein que celui-ci ne lui avait pas encore vu et ne croyait pas qu’il pût prendre, avec un visage où se peignait la joie de la bonne œuvre qu’il était enfin sur le point d’accomplir, il lui dit, également à voix basse : « Monsieur le curé, je ne vous fais pas d’excuses pour le dérangement que vous éprouvez à cause de moi ; vous le faites pour Celui qui récompense largement, et pour cette pauvre fille dont il est le père. » Cela dit, il prend d’une main le mors, de l’autre l’étrier, pour aider don Abbondio à descendre.

Pour celui-ci, cet air, ces paroles, ces manières lui avaient déjà rendu la vie. Il poussa un soupir dont il était depuis une heure travaillé sans pouvoir lui donner issue, se pencha vers l’Innomé, répondit à voix bien basse : « Oh ! que faites-vous donc ? Mais, mais, mais !… » et se laissa glisser le mieux qu’il put en bas de sa monture. L’Innomé attacha celle-ci comme l’autre, et, après avoir dit au conducteur d’attendre dans cette cour, il tira de sa poche une clef, ouvrit la porte, entra, fit entrer le curé et la femme, passa devant eux pour gagner le petit escalier, et tous trois montèrent en silence.


  1. Tels sont les changements qu’opère la droite du Très-Haut.
  2. Épargnez ceux qui sont sous votre puissance.
  3. Était perdu et a été retrouvé.
  4. D’homme heureux et tranquille chez soi. (N. du T.)
  5. Il est sans doute inutile de rappeler que c’est le nom que donne le Dante au huitième cercle de l’enfer où se punissent les trompeurs. (Chant xviii de la Divine Comédie.) — (N. du T.)