Traduction par Jean-Baptiste de Montgrand.
Garnier (p. 117-133).


CHAPITRE IX.


La barque, en touchant le rivage, donna une secousse à Lucia qui, après avoir séché secrètement ses larmes, leva la tête, comme si elle se réveillait. Renzo sortit le premier, présenta sa main à Agnese qui, sortie à son tour, donna la sienne à Lucia, et tous trois remercièrent tristement le batelier. « De quoi ? répondit-il, nous sommes ici-bas pour nous aider les uns les autres, » et il retira sa main avec une sorte d’effroi, comme s’il lui avait été proposé de voler, lorsque Renzo chercha à y glisser une partie de l’argent qu’il se trouvait avoir dans sa poche, et dont il s’était muni ce soir-là dans l’intention de reconnaître généreusement envers don Abbondio le service que celui-ci aurait rendu malgré lui. La carriole était là toute prête ; le conducteur salua les trois personnes qu’il attendait, les fit monter ; un signal de la voix à sa bête, un coup de fouet, et les voilà en route.

Notre auteur ne décrit pas ce voyage nocturne ; il tait le nom du pays vers lequel le père Cristoforo avait dirigé les deux femmes ; il déclare même expressément ne le vouloir pas dire. Plus tard, et à mesure qu’on avance dans l’histoire, on aperçoit le motif de ces réticences. Les aventures de Lucia dans ce lieu se trouvent liées à une intrigue ténébreuse, où figure une personne dont la famille était, à ce qu’il paraît, très-puissante à l’époque où l’auteur écrivait. Pour rendre raison de l’étrange conduite de cette personne dans la circonstance particulière dont il s’agit, il a été ensuite obligé de raconter succinctement sa vie antérieure, et la famille y joue le rôle que verront ceux qui voudront nous lire. Mais ce que la circonspection de ce pauvre homme a voulu soustraire à notre connaissance, nos recherches nous l’ont fait trouver d’autre part. Un historien milanais[1], qui a eu à faire mention de cette même personne, ne la nomme pas, il est vrai, ni le pays non plus ; mais il dit de ce pays que c’était un bourg ancien et noble auquel, pour être ville, il n’en manquait que le nom ; il dit ailleurs que le Lambro y passe ; ailleurs qu’il y a un archiprêtre. Du rapprochement de ces diverses données, nous déduisons que c’était Monza infailliblement. Dans le vaste trésor des inventions savantes, il pourra s’en trouver de plus fines, mais je ne crois pas de plus justes. Nous pourrions aussi, sur des conjectures très-fondées, dire le nom de la famille ; mais, quoiqu’elle soit éteinte depuis longtemps, nous jugeons plus à propos de le garder au bout de la plume, pour ne pas risquer de faire tort même à ceux qui ne sont plus, et pour laisser aux savants quelque sujet de recherches.

Nos voyageurs arrivèrent donc à Monza peu après le lever du soleil. Le conducteur entra dans une hôtellerie, et là, comme étant au fait des lieux et l’une des connaissances de l’hôte, il leur fit donner une chambre et les y accompagna. Renzo, au milieu de ses remercîments et de ceux des deux femmes, voulut, ainsi que tantôt près du batelier, essayer près de ce brave homme de lui faire recevoir quelque argent ; mais celui-ci, de même que l’autre, avait en vue une autre récompense, plus éloignée, mais plus grande. Lui aussi retira sa main et courut, comme en fuyant, soigner sa bête.

Après une soirée telle que nous l’avons décrite, et une nuit que chacun peut se figurer, une nuit passée en compagnie des idées que l’on sait, avec la crainte continuelle de quelque fâcheuse rencontre, au souffle du petit air plus que piquant d’un automne avancé, et au milieu des cahots qui, dans une voiture peu commode, réveillaient sans cesse et sans ménagement quiconque d’entre eux eût à peine commencé à fermer l’œil, il ne fut pas sans quelque prix pour tous les trois de s’asseoir sur un banc qui ne remuait pas, et dans les quatre murs d’une chambre quelle qu’elle pût être. Ils déjeunèrent selon que le permettaient la pénurie des temps, l’exiguïté de leurs moyens en proportion des besoins possibles d’un avenir couvert d’un voile, et leur peu d’appétit. Tous les trois ils songèrent au banquet que, deux jours avant, ils s’attendaient à faire, et chacun d’eux poussa un gros soupir. Renzo aurait voulu s’arrêter là au moins toute cette journée, voir les femmes installées et leur rendre les premiers services que la circonstance pourrait demander ; mais le père avait recommandé à celles-ci de lui faire sans retard continuer sa route. Elles alléguèrent donc et ces ordres et cent autres raisons ; que le monde jaserait, que plus la séparation serait retardée, plus elle serait douloureuse, qu’il pourrait venir bientôt donner de ses nouvelles et apprendre des leurs ; si bien que le jeune homme se décida à partir. Ils concertèrent de leur mieux les moyens de se revoir le plus tôt que ce serait possible. Lucia ne cacha point ses larmes ; Renzo retint avec peine les siennes, et, serrant bien fort la main d’Agnese, il dit d’une voix étouffée : « Au revoir, » et partit.

Les femmes se seraient trouvées bien embarrassées sans ce bon voiturier qui avait ordre de les conduire au couvent des capucins, et de leur prêter toute autre assistance dont elles pourraient avoir besoin. Elles s’acheminèrent donc avec lui vers ce couvent, lequel est, comme on sait, fort peu distant de Monza. Lorsqu’ils furent à la porte, le conducteur tira le cordon de la clochette, fit appeler le père gardien ; celui-ci vint aussitôt et sur la porte même reçut la lettre.

« Oh ! le père Cristoforo ! dit-il en reconnaissant l’écriture. » Au ton de sa voix et à l’expression de ses traits, il était facile de voir qu’il prononçait le nom d’un de ses meilleurs amis. L’on doit supposer ensuite que notre bon Cristoforo avait, dans cette lettre, recommandé bien chaudement les deux femmes et raconté leur aventure avec beaucoup de sentiment ; car le gardien faisait de temps en temps des mouvements de surprise et d’indignation, et, levant les yeux de dessus le papier, les fixait sur les femmes avec un certain air de compassion et d’intérêt. Lorsqu’il eut fini de lire, il fut quelques moments à réfléchir ; puis il dit : « Il n’y a que la signora : si la signora veut se charger de ce soin… »

Ayant ensuite pris à part Agnese sur la place qui était devant le couvent, il lui fit quelques questions auxquelles elle répondit ; et, revenu vers Lucia, il dit à toutes deux : « Chères femmes, je tenterai ; et j’espère pouvoir vous trouver un asile des plus sûrs, des plus honorables, en attendant que la divine Providence ait fait mieux pour vous. Voulez-vous venir avec moi ? »

Les femmes marquèrent respectueusement qu’elles étaient prêtes à le suivre ; et le père reprit : « Bien ; je vais sans autre retard vous mener au monastère de la signora. Tenez-vous pourtant éloignées de moi de quelques pas ; car le monde se plaît à mal parler ; et Dieu sait quels beaux caquets on ferait, si l’on voyait le père gardien par les chemins avec une jolie fille… avec des femmes, veux-je dire. »

En disant ces mots, il passa devant. Lucia rougit ; le voiturier sourit en regardant Agnese qui ne put s’empêcher d’en faire autant ; et tous trois se mirent en marche un peu après le père, le suivant à la distance de dix pas. Les femmes alors demandèrent au voiturier ce qu’elles n’avaient pas osé demander au père gardien, ce qu’était la signora.

« La signora, répondit celui-ci, est une religieuse ; mais non pas une religieuse comme les autres. Ce n’est point qu’elle soit l’abbesse ni la prieure ; car, au contraire, on la dit l’une des plus jeunes ; mais elle est de la côte d’Adam, et ses parents du vieux temps étaient de grands personnages venus d’Espagne où sont ceux qui commandent ; c’est pour cela qu’on l’appelle la signora, pour dire que c’est une grande dame ; et tout le pays l’appelle de ce nom, parce qu’on dit que dans ce couvent on n’a jamais eu une personne comme celle-là ; ses parents d’aujourd’hui, là-bas, à Milan, comptent pour beaucoup et sont de ceux qui ont toujours raison ; et à Monza encore plus, parce que son père, quoiqu’il n’y demeure pas, est le premier du pays, en sorte qu’elle peut faire haut et bas à sa volonté dans le monastère. Les gens mêmes du dehors lui portent grand respect ; et, quand elle se charge d’une chose, elle la fait d’ordinaire réussir. C’est pourquoi, si ce bon religieux que voilà obtient de vous mettre dans ses mains et qu’elle vous accepte, je vous réponds que vous y serez en sûreté comme sur l’autel. »

Lorsqu’il fut près de la porte du bourg, alors flanquée d’une vieille tour à demi ruinée et d’un reste de fort dans le même état, que dix de mes lecteurs peut-être peuvent se souvenir d’avoir vu subsistant encore, le père gardien s’arrêta et se retourna pour voir si les autres venaient. Ensuite il entra et marcha vers le couvent, sur la porte duquel il s’arrêta de nouveau pour attendre sa petite troupe. Il pria le voiturier de venir, dans une couple d’heures, prendre chez lui la réponse. Celui-ci le promit et fit ses adieux aux femmes qui répondirent par des remercîments sans nombre, et le chargèrent de bien des commissions pour le père Cristoforo. Le père gardien fit entrer la mère et la fille dans la première cour du monastère, les introduisit dans le logement de la tourière, et alla seul faire sa demande. Quelque temps après il reparut tout satisfait pour leur dire d’avancer avec lui ; et il était temps, car la fille et la mère ne savaient déjà plus comment se débarrasser des questions pressantes de la tourière. En traversant une seconde cour, il donna quelques avertissements aux femmes sur la manière dont elles devaient se conduire envers la signora. « Elle est bien disposée pour vous, dit-il, et peut vous faire du bien autant qu’elle voudra. Soyez humbles et respectueuses, répondez avec sincérité aux demandes qu’il lui plaira de vous adresser, et, lorsque vous ne serez pas interrogées, laissez-moi faire. » Ils entrèrent dans une pièce au rez-de-chaussée, d’où l’on passait au parloir. Avant d’y mettre le pied, le père gardien, montrant la porte, dit tout bas aux femmes : « Elle est là, » comme pour leur rappeler tous ses avis. Lucia, qui n’avait jamais vu un monastère, lorsqu’elle fut dans le parloir, regarda autour d’elle, cherchant où était la signora, à qui elle avait à faire sa révérence ; et, n’apercevant personne, elle restait comme interdite, lorsqu’ayant vu le père et Agnese aller vers un coin de la pièce, elle regarda de ce côté et vit une fenêtre d’une forme particulière, avec deux grilles de fer, grosses et serrées, distantes de moins d’un pied l’une de l’autre, et derrière ces grilles une religieuse debout. Sa figure, qui annonçait environ l’âge de vingt-cinq ans, avait, au premier abord, un air de beauté, mais d’une beauté abattue, fanée, et je dirais presque décomposée. Un voile noir, élevé et horizontalement étiré sur la tête, tombait des deux côtés, un peu éloigné du visage. Sous ce voile, un bandeau très-blanc de toile de lin ceignait jusqu’à la moitié un front d’une blancheur différente, mais non pas moindre ; un autre bandeau plissé entourait le visage et finissait sous le menton en une guimpe qui s’étendait un peu sur la poitrine, couvrant le corsage d’une robe noire. Mais ce front souvent se fronçait comme par une contraction douloureuse, et alors deux sourcils noirs se rapprochaient rapidement. Deux yeux, très-noirs aussi, se fixaient quelquefois d’un air d’investigation mêlée de hauteur sur les personnes qu’elle avait en sa présence ; quelquefois ils se baissaient à la hâte comme pour chercher à se cacher ; en certains moments un observateur attentif aurait pensé qu’ils demandaient affection, réciprocité de sentiment, pitié ; en d’autres il aurait cru y saisir la révélation subite d’une haine invétérée et comprimée, un je ne sais quoi de farouche et de menaçant ; lorsqu’ils restaient immobiles et fixes sans attention, quelques-uns y auraient vu une nonchalance orgueilleuse, d’autres auraient pu y soupçonner le travail d’une pensée cachée, d’une préoccupation familière à l’âme et plus forte sur elle que les objets présents. Ses joues, très-pâles, se dessinaient en un contour délicat et gracieux, mais altéré et rendu effilé par une lente souffrance. Ses lèvres, quoique à peine colorées d’un rose éteint, ressortaient cependant sur cette pâleur ; les mouvements en étaient, comme ceux des yeux, prompts, vifs, pleins d’expression et de mystère. Sa taille élevée et bien prise disparaissait sous une sorte d’abandon dans le maintien, ou se montrait défigurée dans des changements d’attitude brusques, irréguliers et trop résolus pour une femme, encore plus pour une religieuse. Dans son habillement même, il y avait çà et là quelque chose d’étudié ou de négligé qui dénotait une religieuse toute particulière ; l’ajustement de sa taille était soigné d’une manière assez mondaine, et de dessous son bandeau s’échappait sur une tempe une petite boucle de cheveux noirs accusant ou l’oubli ou le mépris de la règle qui prescrivait de tenir toujours les cheveux courts, après qu’ils avaient été coupés dans la cérémonie solennelle de la prise d’habit.

Toutes ces choses n’étaient pas objet de remarque pour les deux femmes, peu faites à distinguer entre religieuse et religieuse ; et le gardien, qui ne voyait pas la signora pour la première fois, s’était habitué, comme d’autres, à ce je ne sais quoi d’étrange qui paraissait dans sa personne comme dans ses manières.

Elle était en ce moment, comme nous l’avons dit, debout près de la grille, une main négligemment appuyée sur les barreaux, avec lesquels ses doigts très-blancs s’entrelaçaient, et regardant fixement Lucia qui s’avançait en hésitant. « Révérende mère et illustrissime signora, dit le gardien en baissant la tête et posant la main sur sa poitrine, voici cette pauvre jeune fille pour qui vous m’avez fait espérer votre puissante protection ; et voilà sa mère. »

Les deux personnes présentées faisaient de grandes révérences ; la signora leur fit signe de la main que c’était assez, et dit en se tournant vers le père : « C’est une bonne fortune pour moi que de pouvoir être agréable à nos bons amis les pères capucins. Mais, continua-t-elle, dites-moi un peu plus en détail l’aventure de cette jeune fille, afin que je puisse mieux voir ce qu’il est possible de faire pour elle. »

Lucia rougit et baissa la tête.

« Il faut que vous sachiez, révérende mère » commençait à dire Agnese ; mais le gardien, d’un coup d’œil, lui coupa la parole et répondit : « Cette jeune fille, illustrissime signora, m’est recommandée, comme je vous l’ai dit, par un de mes confrères. Elle a été obligée de partir secrètement de son pays, pour se soustraire à de graves dangers ; et elle a besoin, pour quelque temps, d’un asile dans lequel elle puisse vivre inconnue, et où personne n’ose venir la troubler, quand même…

— Quels dangers ? interrompit la signora. De grâce, père gardien, ne me dites pas la chose ainsi en énigme. Vous savez que nous autres religieuses nous aimons qu’on nous conte les histoires en détail.

— Ce sont des dangers, répondit le gardien, qui, aux oreilles très-pures de la révérende mère, doivent être à peine légèrement indiqués…

— Oh ! certainement, » dit à la hâte la signora en rougissant un peu. Était-ce pudicité ? Celui qui aurait observé une rapide expression de dépit qui accompagnait cette rougeur, aurait pu le mettre en doute, et d’autant plus s’il l’avait comparée avec la rougeur qui de temps en temps se répandait sur les joues de Lucia.

« Il suffit de dire, reprit le gardien, qu’un gentilhomme trop puissant… tous les grands du monde n’usent pas des dons de Dieu pour sa gloire et pour le bien du prochain, comme votre illustrissime seigneurie ; un gentilhomme trop puissant, après avoir poursuivi quelque temps cette innocente créature par d’indignes moyens de séduction, voyant qu’ils étaient inutiles, n’a pas craint de la poursuivre ouvertement par la force, de sorte que la malheureuse a été réduite à fuir de sa maison.

— Approchez, jeune fille, dit la signora à Lucia en lui faisant signe du doigt. Je sais que le père gardien est la bouche de la vérité ; mais personne ne peut en savoir plus que vous sur cette affaire. C’est à vous à me dire si ce gentilhomme était un persécuteur bien odieux. » Quant à ce qui était d’approcher, Lucia obéit tout de suite ; mais répondre, c’était autre chose. Une demande sur un tel sujet, quand même elle lui eût été faite par l’une de ses égales, l’aurait grandement embarrassée. Prononcée par cette dame, et avec un certain air de doute malin, elle lui ôta toute force d’articuler une réponse. « Signora… mère… révérende », furent les mots qu’elle balbutia, et elle semblait n’avoir rien autre à dire. Ici Agnese, comme étant celle qui après sa fille était certainement la mieux informée, se crut autorisée à lui venir en aide. «  Illustrissime signora, dit-elle, je puis rendre témoignage que ma fille que voilà haïssait ce gentilhomme, comme le diable l’eau bénite : le diable, veux-je dire, c’était lui ; mais vous m’excuserez, si je parle mal, parce que nous sommes gens qui n’en savent pas davantage. Le fait est que la pauvre enfant était promise à un jeune homme notre égal, craignant Dieu, et en bon train d’établissement ; et si M. le curé avait été un peu plus de ces hommes comme je l’entends… Je sais que je parle d’un homme d’église, mais le père Cristoforo, ami du père gardien que voilà, est homme d’église tout comme lui, et celui-là est plein de charité, et, s’il était ici, il pourrait attester…

— Vous êtes bien prompte à parler sans qu’on vous interroge, interrompit la signora, d’un air de hauteur et de colère qui la fit presque paraître laide. Taisez-vous ; je sais que les parents ont toujours une réponse à donner au nom de leurs enfants. »

Agnese mortifiée jeta sur Lucia un coup d’œil qui voulait dire : Tu vois ce que tu me vaux pour avoir été si entreprise. Le gardien de son côté faisait signe de l’œil et d’un mouvement de tête à la jeune fille que c’était le moment de se secouer et de ne pas laisser sa pauvre mère à sec.

« Révérende signora, dit Lucia, ce que vous a dit ma mère est la pure vérité, Le jeune homme qui me parlait, et ici son visage devint pourpre, c’était de mon gré que je le prenais ; excusez si je parle trop librement ; mais c’est pour ne pas laisser penser mal de ma mère. Et quant à ce seigneur (que Dieu lui pardonne !), je voudrais plutôt mourir que de tomber dans ses mains. Et si vous faites cette œuvre charitable de nous mettre en sûreté, puisque nous en sommes réduites à faire cette triste figure de demander asile et d’importuner les gens de bien ; mais que la volonté de Dieu soit faite ; soyez sûre, signora, que personne ne priera pour vous de meilleur cœur que nous ne le ferons, pauvres femmes que nous sommes.

— Je vous crois, vous, dit la signora d’une voix radoucie. Mais je serai bien aise de vous entendre seule avec moi. Ce n’est pas que j’aie besoin d’autres éclaircissements ni d’autres motifs pour satisfaire au désir du père gardien, ajouta-t-elle aussitôt, en se tournant vers lui avec une politesse étudiée. J’y ai même déjà pensé ; et voici ce que je crois pour le moment pouvoir faire de mieux. La tourière du couvent a marié depuis peu de jours sa dernière fille. Ces femmes pourront occuper la chambre que celle-ci a laissée libre, et la remplacer dans le petit service dont elle était chargée. À la vérité… et ici elle fit signe au gardien de s’approcher de la grille et poursuivit à voix basse : à la vérité, vu la misère du temps, on ne comptait mettre personne à la place de cette jeune fille ; mais je parlerai à la mère abbesse, et un mot de moi… pour obliger le père gardien… bref ; je vous donne la chose comme faite. »

Le gardien commençait à remercier ; mais la signora l’interrompit : « Pas de cérémonies ; je saurais aussi, en cas de besoin, compter sur l’assistance des pères capucins. Après tout, continua-t-elle avec un sourire où perçait je ne sais quoi d’ironique et d’amer, après tout ne sommes-nous pas frères et sœurs ? »

Cela dit, elle appela une sœur converse (deux de ces sœurs étaient, par une distinction particulière, attachées à son service personnel) et lui ordonna d’avertir de tout cela la mère abbesse et de faire ensuite avec la tourière comme avec Agnese les arrangements convenables. Elle congédia celle-ci, salua le gardien et retint Lucia. Le gardien accompagna Agnese jusqu’à la porte, lui donnant de nouvelles instructions, et s’en fut préparer sa lettre à son ami Cristoforo sur tout ce qui venait d’être fait. « Singulière tête que cette signora ! pensait-il en marchant. Quelque chose de curieux, par ma foi ! Mais qui sait la prendre lui fait faire tout ce qu’il veut. L’ami Cristoforo ne s’attend certainement pas à ce que je l’aie servi si vite et si bien. Ce brave homme ! Il n’y a pas moyen ; il faut toujours qu’il se mette quelque besogne sur les bras ; mais il le fait pour le bien. Heureusement pour lui cette fois qu’il a trouvé un ami qui, sans tant de bruit, tant d’appareil, tant de mouvement, a mené l’affaire à bon port dans un clin d’œil. Il sera content, ce bon Cristoforo, et il verra que nous aussi, dans notre pays, nous sommes bons à quelque chose. »

La signora qui, en présence d’un vieux capucin, avait un peu étudié ses manières et ses paroles, lorsqu’elle fut ensuite restée seule avec une jeune villageoise sans expérience, ne songea plus autant à se contenir ; et ses discours devinrent peu à peu si étranges qu’au lieu de les rapporter, nous jugeons plus à propos de raconter brièvement l’histoire antérieure de cette infortunée, c’est-à-dire ce qu’il en faut pour expliquer ce que nous avons vu en elle de mystérieux et d’insolite, et pour faire comprendre les motifs de sa conduite dans ce qui arriva plus tard.

Elle était la dernière fille du prince de ***, grand seigneur milanais, qui pouvait être compté parmi les plus riches de la ville. Mais la haute idée qu’il avait de son titre lui faisait voir ses biens comme à peine suffisants, trop médiocres même, pour soutenir la dignité de cette qualification ; et tout son souci était, autant que cela pouvait dépendre de lui, de les maintenir au moins tels qu’ils étaient et sans division, à perpétuité. L’histoire ne dit pas expressément combien il avait d’enfants ; elle fait seulement entendre qu’il avait destiné au cloître tous les cadets de l’un et de l’autre sexe, pour laisser sa fortune intacte à l’aîné, destiné lui-même à conserver la famille, c’est-à-dire à procréer des enfants pour se tourmenter et les tourmenter de la même manière. L’infortunée dont nous parlons était encore cachée dans le sein de sa mère, et déjà sa condition était irrévocablement arrêtée. Il restait seulement à décider si ce serait un moine ou une nonne ; décision pour laquelle on avait besoin, non de son consentement, mais de sa présence. Lorsqu’elle vint au jour, le prince son père, voulant lui donner un nom qui réveillât immédiatement l’idée du cloître et qui eût été porté par une sainte de haut lignage, la nomma Gertrude. Des poupées vêtues en religieuse furent les premiers jouets que l’on mit dans ses mains, puis des images représentant des religieuses ; et ces cadeaux étaient toujours accompagnés de grandes recommandations d’en avoir bien soin, comme de choses précieuses, et en ajoutant cette interrogation affirmative : « C’est beau, n’est-ce pas ? » Quand le prince, ou la princesse, ou le jeune prince, qui seul des enfants mâles était élevé dans la maison, voulaient louer la mine de prospérité de la petite fille, il semblait qu’ils ne trouvassent d’autre moyen de bien exprimer leur pensée que par ces mots : « Quelle mère abbesse[2] ! » Personne cependant ne lui disait jamais directement : Tu dois te faire religieuse. C’était une idée sous-entendue et touchée incidemment dans chaque discours qui avait trait à ses destinées futures. Si quelquefois la petite Gertrude se montrait un peu arrogante et d’humeur impérieuse, ce à quoi son caractère était fort enclin : « Ces airs-là, lui disait-on, ne conviennent pas à une petite fille comme toi ; quand tu seras abbesse, tu commanderas à la baguette, tu feras haut et bas à ta guise. » D’autres fois, le prince la reprenant sur certaines manières trop libres et trop familières, auxquelles elle était pareillement disposée : « Eh ! eh ! lui disait-il, ce ne sont pas là les façons d’une personne de ton rang ; si tu veux qu’un jour on te porte le respect qui te sera dû, apprends dès à présent à garder plus de maintien ; souviens-toi que tu dois être en tout la première du monastère, parce qu’on porte son sang partout où l’on va. »

Tous ces mots de même genre gravaient dans l’esprit de la petite fille l’idée qu’elle devait être religieuse ; mais ceux qui sortaient de la bouche de son père faisaient plus d’effet que tous les autres ensemble. Le maintien du prince était habituellement celui d’un maître sévère ; mais, lorsqu’il s’agissait de l’état futur de ses enfants, son visage et chacune de ses paroles respiraient une immobilité de résolution, une jalousie ombrageuse de commandement qui imprimait le sentiment d’une nécessité fatale.

À six ans, Gertrude fut placée, pour son éducation et encore plus pour l’acheminer vers la vocation qui lui était imposée, dans le couvent où nous l’avons vue ; et le choix de l’endroit ne fut pas sans dessein. Le bon conducteur des deux femmes a dit que le père de la signora était le premier à Monza ; et, en rapprochant ce témoignage, pour la valeur qu’il peut avoir, d’autres indications que l’anonyme laisse échapper çà et là par inadvertance, nous pourrions peut-être, sans crainte d’erreur, avancer qu’il était le seigneur feudataire du lieu. Quoi qu’il en soit, il y jouissait d’une très-grande autorité ; et il pensa que là plus qu’ailleurs sa fille serait traitée avec ces distinctions et ces prévenances qui pouvaient le mieux l’amener à choisir ce couvent pour sa perpétuelle demeure. Il ne se trompait point. L’abbesse et quelques autres religieuses habiles qui avaient, comme on dit, la main à la pâte, furent ravies de joie en se voyant offrir le gage d’une protection si utile en toute occurrence, si glorieuse en tout temps. Elles accueillirent la proposition par des expressions de reconnaissance qui, pour vives qu’elles fussent, n’étaient point exagérées, et elles répondirent pleinement aux intentions que le prince avait laissées entrevoir sur l’établissement stable de sa fille, intentions qui s’accordaient si bien avec les leurs propres. Gertrude, aussitôt entrée dans le monastère, fut appelée, par antonomase, la signorina ; elle eut place distincte à table et dans le dortoir ; sa conduite était proposée pour modèle aux autres ; les friandises et les caresses étaient sans fin pour elle et assaisonnées de cette familiarité un peu respectueuse qui séduit si bien les enfants quand ils la trouvent chez les personnes qu’ils voient traiter les autres enfants avec un ton habituel de supériorité. Ce n’est pas que toutes les religieuses conspirassent à entraîner la pauvre petite dans le piège : il s’en trouvait beaucoup entre elles qui étaient simples de cœur, éloignées de toute intrigue, et auxquelles l’idée de sacrifier une fille à des vues intéressées aurait fait horreur ; mais, parmi celles-ci, tout adonnées à leurs occupations particulières, les unes n’apercevaient pas bien tout ce manège, les autres n’en discernaient pas tout le mal, d’autres s’abstenaient de le juger, d’autres enfin se taisaient pour ne pas faire un bruit inutile. Quelques-unes aussi, se souvenant d’avoir été amenées par de semblables artifices à ce dont ensuite elles s’étaient repenties, éprouvaient de la compassion pour cette pauvre innocente, et se soulageaient en lui faisant des caresses tendres et mélancoliques, sous lesquelles celle-ci était loin de soupçonner qu’il y eût du mystère ; et l’affaire marchait. Elle aurait peut-être ainsi marché jusqu’au bout si Gertrude avait été la seule jeune fille dans ce monastère. Mais parmi les élèves ses compagnes il s’en trouvait qui étaient destinées au mariage et ne l’ignoraient point. La petite Gertrude, nourrie dans les idées de sa supériorité, parlait en termes magnifiques de sa future destinée d’abbesse, de princesse du monastère, voulait à toute force être pour les autres un sujet d’envie, et voyait avec autant d’étonnement que de dépit que quelques-unes d’elles ne l’enviaient nullement. Aux images majestueuses, mais froides et circonscrites, que peut fournir la primauté dans un couvent, elles opposaient les images variées et brillantes de noces, de repas, de sociétés, de fêtes, de réunions à la campagne, de parures et d’équipages. Ces images causèrent dans la tête de Gertrude ce mouvement, ce remuement que produirait une grande corbeille de fleurs fraîchement cueillies, placée devant une ruche de mouches à miel. Ses parents et ses institutrices avaient cultivé et augmenté sa vanité naturelle, pour lui rendre le cloître agréable ; mais, quand cette passion fut mise en jeu par des idées qui lui étaient encore plus homogènes, elle les embrassa avec une ardeur bien plus vive aussi et plus spontanée. Pour ne pas rester au-dessous de celles de ses compagnes que nous venons de désigner, et pour satisfaire en même temps à son nouveau goût, elle répondait que personne, après tout, ne pouvait lui mettre le voile sur la tête sans son consentement, qu’elle aussi pouvait se marier, habiter un palais, s’amuser dans le monde, et mieux qu’elles toutes ; qu’elle n’avait qu’à le vouloir pour le pouvoir, qu’elle le voudrait, qu’elle le voulait ; et elle le voulait en effet. L’idée de la nécessité de son consentement, idée qui jusqu’alors était restée comme inaperçue et cachée dans un coin de sa tête, s’y développa dans ce moment, et se montra avec toute son importance. Elle l’appelait incessamment à son aide, pour goûter plus tranquillement les images d’un avenir qui lui souriait. Derrière cette idée cependant, ne manquait jamais de s’en présenter une autre ; celle qu’il s’agissait de le refuser, ce consentement, au prince son père, qui déjà le tenait, ou paraissait le tenir pour donné ; et, à cette dernière pensée, l’âme de la jeune personne était bien éloignée de l’assurance qu’affectaient ses paroles. Elle se comparait alors avec ses compagnes qui, à bien plus juste titre, pouvaient se tenir certaines de leur sort, et elle éprouvait douloureusement envers elles l’envie que, dans le principe, elle avait cru leur inspirer. Les enviant, elles les haïssait. Quelquefois, ce sentiment de haine s’exhalait en mouvements d’humeur, en manières désobligeantes, en propos piquants ; d’autres fois, la conformité de leurs penchants et de leurs espérances le venait assoupir et faisait naître entre elles une intimité apparente et passagère. Tantôt voulant, comme à titre d’avances, se donner la jouissance de quelque chose d’effectif et d’actuel, elle se complaisait dans les préférences qui lui étaient accordées, et faisait sentir aux autres cette supériorité dont on avait fait son attribut ; tantôt, ne pouvant plus supporter l’isolement de ses craintes et de ses désirs, elle allait, toute bénigne et toute bonne, rechercher les mêmes personnes, comme pour solliciter de la bienveillance, des conseils, du courage. Au milieu de ces déplorables petites guerres avec elle-même et avec les autres, elle avait dépassé l’enfance et entrait dans cet âge si critique, où il semble que l’âme est comme saisie par une puissance mystérieuse qui éveille, décore, fortifie tous les penchants, toutes les idées, et quelquefois en change la nature et les détourne vers un cours imprévu. Ce que Gertrude jusqu’alors avait le plus distinctement caressé de ses vœux dans ces songes de l’avenir, était l’éclat extérieur et la pompe : maintenant un je ne sais quoi de tendre et d’affectueux qui d’abord n’y était répandu que légèrement et comme sous un nuage, commença à s’y développer et à primer dans les idées dont se berçait son imagination. Elle s’était fait dans la partie la plus secrète de son âme comme une splendide retraite : là elle se réfugiait loin des objets présents ; là elle accueillait certains personnages étrangement composés des souvenirs confus de son enfance, du peu qu’elle avait pu voir du monde extérieur, de ce qu’elle avait appris dans la conversation de ses compagnes ; elle s’entretenait avec eux, leur parlait et se répondait en leur nom ; là elle donnait des ordres et recevait des hommages de toute sorte. De temps en temps, les pensées de la religion venaient troubler ces fêtes brillantes et laborieuses. Mais la religion telle qu’elle avait été enseignée à notre pauvre pensionnaire, et telle qu’elle l’avait comprise, ne proscrivait pas l’orgueil ; elle le sanctifiait au contraire, et le proposait comme un moyen pour obtenir une félicité terrestre. Ainsi privée de son essence, ce n’était plus la religion, mais une ombre fantastique comme les autres. Dans les intervalles où celle-ci prenait la première place et se grandissait dans l’imagination de Gertrude, l’infortunée, saisie de terreurs confuses et touchée d’une idée non moins confuse de devoirs, se persuadait que sa répugnance pour le cloître et sa résistance aux insinuations de ses parents dans le choix d’un état étaient une faute ; et elle promettait dans son cœur de l’expier en s’enfermant dans le cloître volontairement.

La loi voulait qu’une jeune fille ne pût prendre le voile avant d’avoir été examinée par un ecclésiastique, appelé le vicaire des religieuses, ou par quelque autre et spécialement délégué, afin de s’assurer qu’elle choisissait librement cet état, et cet examen ne pouvait avoir lieu qu’un an après qu’elle avait exposé ce désir à ce vicaire dans une demande par écrit. Ces religieuses, qui s’étaient donné la triste tâche d’amener Gertrude à se lier pour toujours avec la moindre connaissance possible de ce qu’elle faisait, profitèrent de l’un des moments dont nous venons de parler pour lui faire copier et signer cette demande ; et, afin de l’y induire plus facilement, elles ne manquèrent de lui dire et lui redire qu’après tout ce n’était qu’une formalité pure et simple, dont la valeur (et ceci était vrai) demeurait toute subordonnée à d’autres actes postérieurs qui dépendraient de sa volonté. Toutefois, la demande n’était peut-être pas encore arrivée à sa destination, que Gertrude s’était déjà repentie d’y avoir mis sa signature. Elle se repentait ensuite de s’être repentie, passant ainsi les jours et les mois dans une continuelle alternative de sentiments contraires. Elle tint longtemps cachée à ses compagnes la démarche qu’elle avait faite, tantôt par la crainte d’exposer aux contradictions et aux censures une bonne résolution, tantôt par la honte de révéler une sottise. Le désir enfin l’emporta de soulager son cœur, d’aller en quête de conseils et de courage. Il existait une autre loi, d’après laquelle une jeune fille ne pouvait être admise à cet examen de la vocation qu’après être restée au moins un mois hors du monastère où elle avait été élevée. L’année s’était écoulée depuis l’envoi de la demande, et Gertrude fut avertie que, sous peu, elle sortirait du couvent et serait menée à la maison paternelle pour y passer ce mois et faire tout ce qu’exigeait, selon les règles, l’achèvement de l’œuvre qu’elle avait de fait commencée. Le prince et la famille tenaient tout cela pour certain, comme si déjà c’était fait ; mais toute autre était la pensée de la jeune fille. Au lieu de songer à remplir de nouvelles formalités, elle cherchait le moyen de revenir sur la première. En de tels soucis, elle prit le parti de s’ouvrir à l’une de ses compagnes, la plus délibérée et toujours prête à donner des conseils de résolution. Celui que Gertrude reçut d’elle fut d’informer son père par une lettre de sa nouvelle détermination, puisqu’elle n’avait pas assez de cœur pour lui dire bravement en face : Je ne veux pas. Et, comme les conseils gratuits sont fort rares en ce monde, l’auteur de celui-ci le fit payer à Gertrude en maintes railleries sur sa couardise. La lettre fut concertée entre quatre ou cinq confidentes, écrite en cachette, et envoyée à son adresse par des moyens artificieusement combinés. Gertrude attendait dans une grande anxiété une réponse qui n’arriva jamais. Seulement, quelques jours après, l’abbesse la fit venir dans sa chambre, et, d’un air de mystère, de mécontentement et de pitié, lui dit obscurément quelques mots d’un grand courroux du prince et de quelque faute qu’elle devait avoir commise, lui laissant toutefois entendre que, si elle se comportait bien, elle pouvait espérer que tout s’oublierait. La jeune fille comprit et n’osa pas en demander davantage.

Vint enfin le jour, objet de tant de craintes et désirs. Quoique Gertrude sût qu’elle allait à un combat, cependant sortir du monastère, quitter ces murs dans lesquels elle avait été huit ans renfermée, rouler en carrosse à travers les champs libres, revoir la ville, sa maison, furent pour elle des sensations pleines d’une joie tumultueuse. Quant au combat, elle avait déjà, sous la direction de ses confidentes, pris ses mesures, et, comme on dirait aujourd’hui, dressé son plan. « Ou ils voudront me forcer, pensait-elle, et je tiendrai bon ; je serai humble, respectueuse, mais je ne consentirai pas : il ne s’agit que de ne pas dire oui une seconde fois, et je ne le dirai pas. Ou bien ils me prendront par la douceur, et je serai plus douce qu’eux ; je pleurerai, je prierai, je les toucherai de compassion : après tout, je n’ai d’autre prétention que de n’être pas sacrifiée. » Mais, comme il arrive souvent en fait de semblables prévisions, l’événement ne vérifia ni l’une ni l’autre. Les jours se passaient sans que ni son père ni personne lui parlât de la demande ni de la rétractation, sans que rien sur l’objet en question lui fût dit, ni sur le ton de caresses, ni sur le ton de menaces. Ses parents étaient sérieux, tristes, secs envers elle, sans jamais lui en faire connaître le motif. On voyait seulement qu’ils la regardaient comme une coupable, comme une fille indigne. Un mystérieux anathème semblait peser sur elle et la retrancher de la famille, ne l’y laissant unie qu’autant qu’il le fallait pour lui faire sentir la sujétion. Rarement, et seulement à de certaines heures déterminées, elle était admise en la compagnie de son père, sa mère et l’aîné de la race. Entre ces trois personnes régnait une familière intimité, qui rendait plus sensible et plus douloureux pour Gertrude l’abandon où elle était laissée. Aucune d’elles ne lui adressait la parole ; et, lorsqu’elle hasardait timidement quelque mot sur un sujet où il n’était pas de nécessité, ou l’on n’y prêtait nulle attention, ou l’on y répondait par un regard distrait, dédaigneux ou sévère. Si, ne pouvant plus soutenir un traitement si amer, si humiliant et si exclusivement réservé pour elle, elle insistait et tentait quelque familiarité, si elle implorait un peu d’amour, tout aussitôt sonnait à son oreille, d’une manière indirecte mais claire, cette touche fatale du choix d’un état, et à mots couverts on lui faisait entendre qu’il y avait un moyen de regagner l’affection de sa famille. Alors Gertrude, qui n’en voulait pas à cette condition, était contrainte de revenir sur ses pas, de refuser en quelque sorte ces premiers signes de bienveillance qu’elle avait tant désirés, de reprendre sa place d’excommuniée ; et pour surcroît de peine, elle y restait avec une certaine apparence de tort.

De telles sensations d’objets présents et réels faisaient un douloureux contraste avec ces riantes visions dont Gertrude s’était déjà tant occupée et dont elle s’occupait encore dans le secret de son cœur. Elle avait espéré que, dans la splendide maison paternelle et parmi le monde qui la fréquentait, elle pourrait faire au moins quelque essai positif des choses qu’elle s’était représentées : mais elle se vit détrompée de tout point. La réclusion n’était ni moins étroite ni moins complète qu’au monastère. Des promenades, il n’en était pas même question ; et une tribune qui, de la maison, donnait dans une église attenante, enlevait jusqu’à l’unique besoin qu’il aurait pu y avoir de sortir. La compagnie était plus triste, plus restreinte, moins variée que dans le couvent. À chaque annonce d’une visite, Gertrude était obligée de monter aux mansardes pour s’enfermer avec quelques vieilles femmes de service, et c’était là aussi qu’elle mangeait quand on avait du monde à dîner. Les domestiques se conformaient dans leurs manières et leurs discours à l’exemple et aux intentions des maîtres : et Gertrude qui, par caractère, aurait voulu les traiter avec une familiarité de grandeur, mais qui, dans l’état où elle se trouvait, eût reçu de leur part comme une grâce quelques marques d’affection d’égal à égal et s’abaissait jusqu’à mendier auprès d’eux de telles démonstrations, demeurait humiliée et toujours plus affligée en les voyant répondre à ses avances avec une indifférence marquée, bien qu’accompagnée de quelques légères formes de déférence. Elle eut cependant lieu de s’apercevoir qu’un page, bien différent de ces gens-là, lui portait un respect et sentait pour elle une compassion d’un genre tout particulier. L’air de cet adolescent était ce que Gertrude avait encore vu de plus ressemblant à cet ordre de choses qu’elle avait tant contemplé dans son imagination, à l’air de ces êtres imaginaires qu’elle se plaisait à grouper autour d’elle. Peu à peu on remarqua je ne sais quoi de nouveau dans les manières de la jeune fille, une tranquillité et une inquiétude différentes de l’ordinaire, la façon d’une personne qui a trouvé quelque chose selon son doux désir, qu’elle voudrait regarder toujours et ne pas laisser voir aux autres. On eut l’œil sur elle plus que jamais. Qu’est-ce ou que n’est-ce pas ? Tant il y a qu’un matin elle fut surprise par l’une des femmes dont nous parlions tout à l’heure, lorsqu’elle était à plier furtivement un papier sur lequel elle aurait mieux fait de ne rien écrire. Après une courte lutte pour saisir et pour défendre le papier, il resta dans les mains de la vieille camériste, d’où il passa dans celles du prince.

La terreur de Gertrude en entendant les pas de son père ne peut ni se décrire ni se concevoir. C’était ce père que l’on connaît, il était irrité, et elle se sentait coupable. Mais, quand elle le vit paraître avec ce sourcil courroucé, avec ce papier à la main, elle aurait voulu être non pas dans un couvent, mais à cent pieds sous terre. Peu de mots furent dits, mais ils furent terribles. Le châtiment qui lui fut tout d’abord signifié ne fut que de rester renfermée dans la chambre où elle était, et sous la garde de cette femme qui avait fait la découverte. Mais ce n’était que pour commencer et comme une mesure du moment ; on promettait, on laissait entrevoir une autre punition qui, pour se montrer vague et sous un nuage, n’en était que plus effrayante.

Le page fut aussitôt mis à la porte, comme cela devait être, menacé lui aussi de quelque chose de terrible si jamais et dans aucune circonstance il osait laisser échapper un seul mot sur ce qui venait de se passer. En lui faisant cette intimation, le prince lui appliqua deux riches soufflets, pour associer à cette aventure un souvenir qui enlevât à ce garçon toute tentation de s’en vanter. Trouver un prétexte pour expliquer honnêtement le renvoi d’un page, n’était pas chose difficile ; quant à la jeune personne, on dit qu’elle était indisposée.

Elle resta donc avec son trouble, sa honte, ses remords, sa terreur sur l’avenir, et sans autre compagnie que celle de cette femme qu’elle haïssait comme le témoin de sa faute et la cause de son malheur. Celle-ci de son côté haïssait Gertrude, à cause de qui elle se voyait condamnée, sans savoir pour combien de temps, à la vie ennuyeuse de geôlière, et devenue pour toujours dépositaire d’un secret périlleux.

Le premier tumulte confus de ces sentiments qui venaient d’envahir l’âme de Gertrude s’apaisa peu à peu ; mais, y revenant ensuite l’un après l’autre, ils s’y grandissaient et s’arrêtaient à la tourmenter plus distinctement et comme à loisir. Quelle pouvait être cette punition dont la menace était faite sous forme d’énigme ? Il s’en offrait plusieurs, de diverse nature et toutes plus ou moins étranges, à son imagination ardente et inexpérimentée. Celle qui lui paraissait la plus probable était d’être reconduite au monastère de Monza, d’y reparaître, non plus en signorina, mais en fille coupable, et d’y demeurer renfermée, Dieu sait pour combien de temps ! Dieu sait avec quels traitements ! Ce qui dans ce travail de sa pensée, nourrie de tant de douleurs, la pénétrait le plus amèrement peut-être, était la vue de la honte qu’elle aurait à subir. Les phrases, les paroles, les virgules de ce malheureux écrit passaient et repassaient dans sa mémoire ; elle se les représentait observées, pesées par ce lecteur si imprévu, si différent de celui à qui elles étaient destinées ; elle se disait qu’elles avaient pu tomber aussi sous les yeux de sa mère, de son frère ou qui sait de quel autre encore ; et, auprès de cette idée, tout le reste ne lui semblait plus rien. L’image de celui qui avait été la cause première de tout le scandale ne laissait pas non plus que de venir souvent chagriner la pauvre recluse ; et figurez-vous quelle étrange apparition était celle de ce fantôme parmi ces autres si peu faits à sa ressemblance, si froids, si sérieux, si menaçants. Mais par cela même qu’elle ne pouvait l’en séparer ni se reporter un instant à ces plaisirs fugitifs sans qu’aussitôt ne s’offrissent à elle les douleurs qui en étaient la conséquence, elle commença peu à peu à s’y reporter plus rarement, à les repousser de sa mémoire, à s’en déshabituer. Ce n’était ni plus longuement ni plus volontiers qu’elle s’arrêtait à ces rêves gais et brillants dont elle avait tant aimé à se repaître ; ils étaient trop opposés à la réalité des circonstances, à toutes les probabilités de l’avenir. Le seul lieu où Gertrude pût imaginer pour elle un refuge tranquille et honorable, et qui ne fût pas une illusion, était le monastère, si elle se décidait à y entrer pour toujours. Une telle résolution (elle n’en pouvait douter) réparerait tout, acquitterait toutes dettes et changerait en un clin d’œil sa situation. Contre un tel projet s’élevaient, il est vrai, les pensées de toute sa vie. Mais les temps n’étaient plus les mêmes ; et dans l’abîme où Gertrude était tombée, et en comparaison de ce qu’en certains moments elle pouvait craindre, la condition de religieuse fêtée, honorée, obéie, lui semblait une douceur. Deux sentiments de nature opposée contribuaient aussi de temps en temps à diminuer son ancienne aversion pour le cloître ; c’étaient par moments le remords de sa faute et une sensibilité fantastique de dévotion ; d’autres fois, l’orgueil aigri dans son âme et irrité par les procédés de sa geôlière qui (souvent, à la vérité, provoquée par elle) se vengeait, tantôt en lui faisant peur de ce châtiment dont elle était menacée, tantôt en lui reprochant la honte de ses torts. Lorsque ensuite celle-ci voulait se montrer bénigne, elle prenait un ton de protection plus odieux encore que l’insulte. Dans ces moments de mortifications diverses, le désir qu’éprouvait Gertrude de sortir des mains de cette femme, et de paraître devant elle dans un état où elle serait au-dessus de sa colère et de sa pitié, ce désir habituel devenait si pressant, qu’il lui faisait envisager comme doux et agréable tout moyen qui la pourrait conduire à le satisfaire.

Au bout de quatre ou cinq longs jours de prison, un matin Gertrude, outrée, exaspérée au dernier degré par l’une de ces boutades acerbes de sa gardienne, alla se mettre dans un coin de la chambre, et là, le visage caché dans ses mains, elle fut quelque temps à dévorer sa rage. Elle sentit alors un besoin impérieux de voir d’autres figures, d’entendre d’autres paroles, d’être traitée autrement. Elle pensa à son père, à sa famille, et son esprit s’en éloignait épouvanté. Mais elle songea qu’il dépendait d’elle de trouver en eux des amis, et elle éprouva une joie inattendue ; après, vint une confusion et un repentir extraordinaire de sa faute, avec un égal désir de l’expier. Non que sa volonté fût arrêtée sur ce projet vers lequel nous l’avons vue tendre ; mais jamais elle ne s’y était portée avec autant d’ardeur. Elle se leva de son coin, vint à une table, reprit la plume fatale, et écrivit à son père une lettre pleine d’enthousiasme et d’abattement, d’affliction et d’espérance, implorant son pardon et se montrant en termes généraux prête à faire tout ce qui pourrait être agréable à celui qui le devait accorder.


  1. Joseph Ripamonti, Historiæ patriæ decadis v lib. VI, cap. iii, p. 338 et seq. (Note de l’Auteur.)
  2. C’est une locution usitée familièrement en Italie à l’égard des personnes qui ont de l’embonpoint et un air de bonne santé. (N. du T.)