Les Feuilles de Zo d’Axa/On détrousse au coin des Lois


Les Feuilles de Zo d’Axa
Les FeuillesSociété libre des gens de lettres (p. 255-266).


On détrousseXXXXX
XXXXXau coin des Lois


ELLE N’EST PAS FOLLE


Parmi toutes les laides choses, les misères, les lâchetés qu’expédient les affaires courantes, il en est qu’on ne signale pas et qui dans le torrent des faits disparaissent sitôt perçues, comme des épaves dédaignées. Les yeux entr’ouverts des hommes ne voient encore que les grands drames dont leurs maîtres sont les acteurs : des rois, des reines, des colonels… Ils ne voient pas les tragédies dont les humbles sont les héros, les victimes vite englouties. Le torrent roule et, dans les remous, ce sont des gueux qui se noient. Il y a des appels dans la nuit. Qui donc entend ? Le torrent gronde ; il charrie des faibles, des abandonnés, des maudits, vers les prisons, ces égouts ! vers les asiles de fous — ces bagnes !

Elle n’est pas folle.

Qui ? Cette jeune femme dont M. Boursy, juge d’instruction, reste l’obligé ; Mlle Hinque qui, après avoir vainement parlé de la justice et de son droit, finit par faire parler la poudre aux oreilles d’un magistrat ; Mlle  Hinque dont le revolver mit un peu de poids dans la tête légère d’un juge d’instruction — que l’on décora sur ce coup.

Elle n’est pas folle ! Elle l’était peut-être quand elle supposait que la Loi devait venir en aide au pauvre, quand elle croyait que les misérables pouvaient en appeler au Code, quand elle usait des années à courir chez les gens de chicane, forte seulement de sa bonne cause — mais sans appui, sans honoraires à laisser aux pattes crochues qui donnent le coup de pouce aux Balances.

Elle était folle. Elle cessa de l’être lorsqu’elle saisit un revolver et se dit :

— Il n’y a pas de justice, et je n’ai pas de pain — on m’a tout pris — plus rien à perdre ! et pas de travail, et je ne veux pas faire le trottoir. Et je ne veux pas que mon vieux père, dépouillé par un magistrat, meure de faim cet hiver, sans qu’on sache qui l’assassina. On le saura. Je marquerai l’homme…

Elle tira sur M. Boursy.

Et l’on saurait, en effet, de concluantes ignominies, si, dans le plein jour de l’audience, Mlle  Hinque élevait la voix.

Donc il faut qu’elle soit bâillonnée.

Pour cela un moyen, le bon : on veut la faire passer pour folle.

Eh bien ! non, ce ne sera pas. Ça ne se fera point à la muette. Dans les roues du char à Thémis, écraseuse de petites gens, on tâchera de mettre quelque bâton.


Déjà nous pourrions conter comment ont loisir d’opérer, impunément, tous puissants voleurs rentés et apparentés, bien en Cour. Dans notre Démocratie, immédiatement s’est reconstituée une noblesse héréditaire, bénéficiant du privilège de toutes les impunités. C’est ainsi qu’une dame riche — toute proche parente de M. Jules Favre — pratiqua le vol au cautionnement et put tondre des malheureux, sans encourir d’autres ennuis que certaines visites au magistrat qui se chargea d’étouffer l’affaire.

M. Hinque à qui cette dame avait soustrait dix-sept mille francs, toute sa fortune, le pain de ses vieux jours, le pain de sa fille, en appela naïvement au Juge. On fit un semblant de procès. On retrouva les dix-sept mille francs — le paquet des titres escroqués.

Que croyez-vous qu’on en fit ?

Comme la dame du monde — du monde radicalo-opportunard — avait à répondre d’autres indélicatesses, celles-là beaucoup plus graves puisqu’elles étaient au détriment de deux banquiers haut cotés, M. Boursy, l’intègre juge, remit les dix-sept mille francs aux banquiers qui, sur-le-champ, se désistèrent galamment.

Quant au père Hinque, on le berna — des promesses étaient suffisantes. On lui persuada qu’à l’amiable les choses se passeraient bien mieux. La dame ferait une pension ; M. Boursy y veillerait — parole de magistrat.

L’affaire était arrangée. M. Boursy l’avait signée. Sous les doigts agiles du juge-prestidigitateur, le petit magot du pauvre homme était allé — passez muscade ! dans le coffre-fort des banquiers.

Le tour était de bonne jurisprudence. Les arrêts de la justice ne semblent pas impénétrables : on détrousse au coin des Lois.

Les magistrats sont dans l’ordre :

Qui vole au pauvre donne aux riches !


Alors ce fut le lamentable calvaire du vieillard et de la jeune femme, ruinés, quittant leur logement, vendant les meubles ; mais encore espérant contre tout espoir.

Des mois passèrent, des années.

La parente de M. Jules Favre, fière d’un non-lieu, et d’ailleurs ne possédant qu’une quinzaine de mille francs de rente, ne s’occupa plus de ses dupes qui, vraiment, mettaient trop longtemps à se décider à mourir.

Le suicide ! Les Hinque y songèrent. La solution eût été sage, pas troublante pour la Société. Le bon juge Boursy se fût senti comme soulagé d’un grand poids en apprenant que les misérables avaient cessé de souffrir. Mais on s’accroche à sa misère. On hésite. Mlle Hinque revit M. Boursy, lui rappela ses promesses d’antan.

Le bon juge ne se souvenait plus.

Ce furent encore maintes démarches, à présent chez des avocats, des députés, des journalistes, tous ceux chez lesquels les faibles ont le droit de venir frapper, demander conseil et appui.

Il n’y eut que paroles vaines.

Et des rages, maintenant, montaient. Mademoiselle Hinque se voyait si désespérément seule. Le père accablé, malade, ne pouvait plus se lever du lit. Le boulanger refusait le crédit. Le pharmacien demandait de l’argent. Des heures tragiques venaient…

Et elle pensait, Mlle Hinque, à ce subtil magistrat qui, d’un geste de passe-passe, sans pitié, les avait jetés là.

Elle pensait…

Il ne faut pas penser ! Il ne faut pas que les malheureux réfléchissent un seul instant. Il ne faut pas qu’ils se rendent compte des causes profondes de leur détresse. Il ne faut pas qu’ils aperçoivent les responsables de leur tourment.

C’est pour avoir trop pensé, qu’un soir — raisonnablement, devant le Palais de Justice, Mlle  Hinque attendit le juge…


L’attentat ne surprit pas tout le monde.

J’ai appris que, dans Paris, nombre de personnes n’ignoraient pas les conclusions que Mlle  Hinque avait l’intention de déposer. Elle avait répété souvent qu’il ne lui restait qu’une chose à faire — et elle avait dit laquelle.

Elle l’avait dit à des hommes qui parlent à la tribune, qui écrivent dans les journaux…, et qu’inutilement, tant de fois, elle était venue supplier de prendre en main la cause juste.

Un article, une phrase, un mot, prouvant à la victimée que tout ne l’abandonnait pas, qu’elle pouvait lutter encore — elle eût rejeté le revolver.

Qui mit les balles dans ce revolver ?

L’indifférence, la veulerie, complices des abus de pouvoir, provoquent — est-ce leur excuse ? — les ripostes de l’opprimé.

Quand l’écrivain, quand l’orateur, quand l’avocat, le député, demeurent les confidents passifs d’une iniquité sociale, lorsqu’entendant un cri d’appel, ils restent impassibles et muets, une honte s’étend sur eux. Je laisse à d’autres le soin de les blâmer simplement de ne pas avoir prévenu la police des projets de Mlle  Hinque. Ce qu’ils devaient faire était mieux : ils pouvaient saisir l’opinion, crier : Au voleur ! montrer le juge, et prouver, une fois de plus, comment l’injustice est égale pour tous.

Moi, j’aime à dire tout ce que je sais, et tout de suite. Donc, hier, j’ai vu le père Hinque, dans sa petite chambre de la rue Dulong, sous les toits. La douleur et l’épuisement le clouent sur un vieux fauteuil, près du poêle éteint dont le tuyau s’enfuit par la fenêtre mansardée. On devine que tout à l’heure, si du charbon brûle dans ce poêle, le tuyau sera retourné vers la chambre : M. Hinque se tuera ces jours-ci…

Oh ! lui, ce n’est pas un révolté. Au-dessus de son lit, un crucifix ; sur le mur, le portrait de Félix Faure serrant la main de l’empereur de Russie… De temps en temps, des voisins (dans le petit monde, il paraît que parfois l’on s’entr’aide encore) viennent, apportant ce dont ils peuvent se priver. C’est peu de chose, ils l’ont compris, et les braves gens ont écrit au grand philanthrope Rothschild : le sale juif n’a pas répondu. Mais pourquoi s’adresser aux juifs ? Les voisins auraient dû songer à de propres Français qui tiennent ostensiblement une caisse pour les infortunes ; que n’ont-ils écrit au Petit Journal ? Ils l’ont fait ! M. Marinoni n’a pas plus bougé que Rothschild.

La charité officielle a horreur de ces histoires aux dessous tragiques, capables de révéler plus intensément les méfaits de la Société. Que meurent les témoins ! Ça vaut mieux ; tous les bourgeois, youpins ou non, s’entendent sur certain programme.

Il se peut, d’ailleurs, que le père Hinque renonce au suicide ; est-ce la peine ? Les dernières énergies s’usent. Un de ces matins, le commissaire fera sans doute enfoncer la porte. Le père Hinque se sera éteint, de mort naturelle : le dénuement. Bonsoir vieux !

La farce sera jouée… Le puissant Rothschild, qui est de toutes les affaires, aura été de celle-là. Et le Petit Journal aussi. Et le Christ au-dessus du lit, et Félix Faure souriant toujours…

On désinfectera la mansarde.


Une infamie restera, de toute façon, à commettre : les médecins aliénistes sont là.

Ces messieurs, qui déclarèrent que Vacher était parfaitement responsable, reconnaîtront que Mlle  Hinque ne jouit pas de la plénitude de ses facultés. Au besoin, ils baseront le diagnostic attendu sur ce fait que l’inculpée raisonne trop logiquement (idée fixe, parti pris, délire de la persécution). Les maîtres experts ès-folies, qui laissent guillotiner des enfants de seize ans dont le discernement est discutable, interviennent lorsqu’il s’agit d’éviter de fâcheux débats : ils délivrent les lettres de cachet.

Le cabanon c’est l’oubliette.

Et qu’importe ce que clament les fous !

M. Boursy n’est pas le seul personnage qui voudrait qu’on n’attachât nulle importance aux paroles de Mlle  Hinque. Le gouvernement lui-même s’est prononcé en décorant, à propos de balles, le juge d’instruction que rien jusque là n’avait désigné à son choix.

Implicitement, les médecins, fonctionnaires de l’administration, sont chargés d’établir le rapport qui permettra de supprimer le témoignage de Mlle  Hinque.

À votre besogne, docteurs !

Il ne suffira peut-être plus d’intercepter les lettres de l’accusée — lettres qui prouveraient, clair comme jour, la lucidité de son esprit. Il faudra par l’isolement, le régime, les grands moyens, provoquer, chez la patiente, quelques opportunes crises de nerfs. C’est classique.

On compte sur vous.

Vous êtes au poste de combat. Vous défendez la Société. C’est la Science au service de l’Ordre. Biffez d’un mot Mlle  Hinque ! Dites :

— Elle est folle.

Emmurez-la ! Les maisons de santé ont ceci de bon qu’elles permettent d’esquiver les débats publics. On abandonne les poursuites. C’est le non-lieu, préface indulgente de la réclusion perpétuelle.

N’hésitez pas. On vous regarde.

Concluez vite, car on jette un coup d’œil aussi sur les coulisses de ce Palais où se trouvent les loges des hommes glabres qui se déguisent en juges d’instruction. Le conservatoire des mimes sinistres, inscrits aux rôles comme magistrats, vous saura gré, chers docteurs, de votre prompte intervention. Derrière les portants du Guignol, vous êtes les pompiers de service. Éteignez le scandale naissant.

Empêchez qu’à la cour d’assises l’accusée devienne accusatrice. Méfiez-vous ! Pas de demi-mesures. Empêchez que les jurés la voient :

Cette fille n’est pas encore folle !






Note de l’Éditeur. — Malgré un premier rapport des médecins-légistes, une enquête supplémentaire réclamée par la plupart des journaux, à la suite de cette feuille, démontra que Mlle  Hinque n’était pas folle. Elle passa en cour d’assises et fut acquittée le 13 juin.