Les Feuilles de Zo d’Axa/Le Papa de M. Judet


Les Feuilles de Zo d’Axa
Les FeuillesSociété libre des gens de lettres (p. 147-158).


Le Papa de M. Judet


Grand reportage. — Premiers indices. — Quelle famille ! — Fils de ses œuvres. — Le « Petit Journal » — Les preuves.


Mon concierge, l’autre matin, eut avec le charbonnier, la crémière et le commissionnaire du coin une grande discussion de principes. Des éclats de voix montaient de la porte cochère. Je les entendais. Il s’agissait d’un secret de famille, d’une tache sinistre, d’une tare infâme… Il était question d’un écrivain populaire dont le père eut maille à partir avec les lois et les gendarmes. Le concierge disait :

— J’ai des preuves.

— C’est possible, ajoutait d’une voix plus blanche la crémière, mais le fils n’est pas responsable.

— Pour sûr, répliqua le charbonnier, mais, tout de même, rien qu’en lisant ses articles, moi qui vous parle je m’en suis douté.

Le charbonnier avait l’âme noire. Et, quand je passai pour sortir, je vis que le commissionnaire brandissait le Petit Journal.


De qui parlaient-ils ?

Je me gardai de les interroger. Les indices étaient suffisants : d’abord le Petit Journal, et puis ces mots vingt fois redits « le grand écrivain populaire ». Plus de doute. Ce n’était pas Marinoni qui s’intitule modestement en tête de son Petit Journal : Directeur de la Rédaction. Ce n’était pas Francisque Sarcey, Kif Kif bourricot, Thomas Grimm. Parti Sarcey ! Vidé Thomas ! Malgré moi, un nom me hantait : je songeais au maître écrivain, populaire entre les plus grands, à Celui dont la pensée forte franchit les monts et les vals sur l’épaule des colporteurs. Je pensais au commis-rédacteur que sut recueillir Marinoni, au leader du Petit Journal, au ténor de la maison plus national que Paulus. Le nom m’obsédait, martelant :

Judet ! Judet ! Judet Ernest !…


Eh ! quoi Judet ? C’était lui.

Lui dont le père, peut-être, avait été condamné pour quelque dol ou larcin… Le concierge n’avait pas précisé. Et que m’importait ! Une grande pitié me vint pour le fils…

Pauvre Ernest ! Était-ce donc là l’explication de maintes choses qui jusqu’alors m’avaient semblé extraordinaires ?


La bassesse populacière des articles du journaliste Judet ne s’expliquait pas totalement par l’absence de style et de tact. Le désir des faciles triomphes ne suffisait pas à ranger un homme jeune, un publiciste, toujours du côté du plus fort. La besogne coutumière de délation, le service d’agent amateur, n’avait pu être pris qu’à regret par l’écrivain si populaire…

Judet rachetait un passé.

Lequel ? Celui de son père ou de son grand-père ? Ou bien celui de son bisaïeul ?

Le zèle de Judet, dernier du nom, son entrain à ânonner les beautés du militarisme, l’indépendance des cours martiales, écarte tout de suite la pensée que ce soit le conseil de guerre qui condamna Judet, l’ancêtre.

On n’en reste pas moins surpris de voir un monsieur, dont les articles, en colonnes, sont pour soutenir la société, attaquer parfois âprement les arrêts de la justice civile.

Il y a, là, quelque chose de louche, un déséquilibre, une fêlure.

Le léchage assidu des bottes militaires par l’officieux de Marinoni ne saurait le passionner à ce point qu’il en oublie d’épousseter les robes de nos magistrats. Un officieux — dans le sens le plus domestique du mot — connaît l’ensemble de son service : il ne suffit pas de faire un bon pansage aux capitaines et commandants, il faut encore quelques égards pour les juges et les procureurs. Or, Judet, qui d’une langue agile fait reluire le cuir des bottes, Judet a la langue rugueuse quand il parle des juges civils. Récemment, à propos d’un arrêt de la Cour, il malmena de belle manière les magistrats de cassation. On sent percer une rancune.

Non ! ce n’est pas le conseil de guerre qui frappa jamais un Judet. Serait-ce une chambre correctionnelle ?

L’ancêtre — chien chasse de race ! — était-il policier vulgaire ? Induction ! Science ! Psychologie ! Déroba-t-il un porte-monnaie au cours d’une perquisition ? Fut-il poursuivi de ce chef ?

Je n’ai pas voulu le rechercher.

Je me serais tu si j’avais trouvé.

J’ai le dégoût des viles enquêtes par où se compliquent à plaisir les discussions les plus simples — et par où brille le Petit Journal.

Judet est fils de ses œuvres.


Et voici le Petit Journal :

C’est en effet Marinoni qui, pour établir péremptoirement que Dreyfus, capitaine, est traître, fait écrire par son Judet que le père d’Émile Zola fut officier et voleur.

Et l’on discute ! On discute ça ! Dans une réponse émue, Zola montre son père qu’une ville de France acclama comme bienfaiteur. Mais pourquoi ne s’en point tenir là ? Pourquoi tomber dans le piège grossier ? Pourquoi chercher ? Pourquoi prouver ? À quoi bon ?

Pourquoi ne pas suivre l’exemple que donna, d’en haut, Félix Faure ?

On lui dit aussi à lui (et là c’était pire, c’était sûr) que son beau-père était un voleur. C’était monnaie de polémique — le Président ne la rendit pas.

Pensez-vous que Marinoni accepterait de rechercher quel fut le passé de tous les siens ? Pensez-vous qu’il remonterait loin dans les alliances de sa maison ? Pensez-vous qu’il fouillerait les chartes et compulserait des dossiers si quelque vieil archiviste lui apprenait qu’en l’an de grâce 1317, sous le règne du bon roi Philippe, un Marinoni se mésallia avec une ribaude, célèbre sous le nom de Peau de Requin ?…

C’est de Dreyfus que vous parliez, Messieurs.


Et c’est aussi d’Esterhazy.

Je veux vous ramener à vos moutons qui sont toujours ceux de Boisdeffre. Je le fais sans méchante humeur et sans la moindre arrière-pensée parce que cette affaire Dreyfus, cette éternelle question de la trahison et de l’espionnage dans l’armée, vous intéresse beaucoup plus que moi. Et parce que je tiens Esterhazy pour un gaillard qui parfois eut la phrase belle et le mot juste. Je vous l’abandonne comme commandant ; mais je le retiens comme homme de lettres.

Je ne rappellerai que pour mémoire cette correspondance où, parlant de l’État-Major, il désigne « les grands chefs ignorants et poltrons ». Je ne citerai qu’en passant les termes de son mépris pour la populace patriotarde et hâbleuse qu’il voudrait chasser devant lui, dédaigneusement, « du bois de sa lance ». Ce sont de beaux cris de dégoût.

Le pamphlétaire militaire Esterhazy les connaît bien, et comme il les stigmatise, les gens de l’espèce de ceux qui lui font à présent la cour, comme il flétrit leurs procédés, « leurs petites lâchetés de femmes saoules. »

Petites lâchetés de femmes saoules ! Croirait-on pas que c’est écrit pour qualifier, aujourd’hui, tous les ragots et les chichis des mômes Cancans du Petit Journal ?


Oh ! ces ragots. Oh ! ces cancans… Judet ! judas ! judasseries… Il faut jeter le regard, une fois, sur le papier que Marinoni fait courir sur les rotatives dont il roula l’inventeur. Il faut lire le numéro du Petit Journal où le général de Loverdo bat le rappel des souvenirs séniles et ridiculise sa famille avec une inconscience folle. Ils ont connu le père de Zola :

«… Mon père, le premier général de Loverdo, était en Algérie… Je vis arriver chez ma mère un individu dont elle avait connu les parents à Venise… On l’invita à déjeuner, puis à dîner ; il eut bientôt son couvert mis chez nous et vécut pendant plusieurs mois à notre table… Il s’appelait Zola… Nous n’étions parents à aucun titre… Mon père rentra en France et ne tarda pas à éliminer le dangereux parasite qui s’était installé chez lui. »

Installé chez lui ? Qu’est-ce à dire ? Passons à d’autres bagatelles.

« Zola eut alors le toupet de réclamer à mon père 29 francs, prix d’une boîte de chalcographie qu’il avait donnée à ma sœur pour ses étrennes. Ce détail m’est resté dans la mémoire ; il vous peint bien l’individu… »

Ah ! cette boîte de chalcographie… En voulez-vous des preuves ? En voilà ! Et comme je comprends Monsieur votre père, second général de Loverdo, car le général conclut ainsi :

« Mon père avait défendu qu’on prononçât le nom de cet homme devant lui et si par hasard on y manquait, il prenait des colères terribles. »

Mais c’est un drame, général, encore un drame de famille, une tragédie… un vaudeville.

Alors, vraiment ? des colères terribles ?…

Et pour la boîte ?… Ah ! général, assez ! de grâce… N’accablez pas M. Zola. Rendez la boîte — ou fermez-la.

D’ailleurs il nous faut entendre, c’est le moment, d’autres voix. Que le général de Loverdo cède la parole aux Carrara !… M. et Mme Carrara, champignonnistes, et, s’il faut en croire les annuaires, légitimes descendants eux-mêmes d’un héroïque général ; les Carrara qui de l’ancêtre — encore l’atavisme, dira-t-on — gardèrent le côté farouche et devinrent célèbres, en temps de paix.

Devant le jury de la cour d’assises, ils avouèrent l’origine fort simple du meurtre du garçon de recettes : l’idée leur en était venue à la lecture de ces feuilletons spéciaux, romans de police et de surin, où se débitent et se détaillent les recettes des boulevards du Crime.

Carrara lisait le Petit Journal.

Le soir, en famille, à la chandelle, le couple s’abrutissait sur les feuilletons d’assassinats et de guet-apens rédigés par les honnêtes gens qui moralisent la nation. Le dimanche venu, sans aucun doute, ils s’offraient le Supplément Illustré, cette annexe du Petit Journal où s’étalent d’une façon hideuse les scènes de meurtre — les scènes à faire — tachetées de rouge sanguinolent.

Voyez l’Écho de la Roquette !


Carrara n’est pas le seul homme qu’aura perdu le Petit Journal. Sans plus parler des assassins qui subirent la provocation par le roman et par l’image, il convient de citer la foule des humbles victimes qui sombrèrent dans le Panama.

Peu de riches y laissèrent de l’or. L’escroquerie était populaire. Les Robert Macaire de la combinaison avaient choisi particulièrement les Bertrand du Petit Journal pour chauffer l’affaire dans le peuple. Petits cultivateurs, petits rentiers, la clientèle de Marinoni, fut savamment exhortée à verser ses économies.

Tout le bas de laine y passa.

Je ne vais pas m’apitoyer sur le sort de ces petits capitalistes, de ces joueurs naïfs qu’on a volés ; mais je veux noter que le compère qui leur conseillait de ponter se gardait bien d’y aller de sa mise. Le bonhomme, tout au contraire, sachant que l’affaire était mauvaise, imposait, pour la recommander, des tarifs de publicité comme il n’en osa jamais plus. De sorte que le Petit Journal mit des millions dans ses coffres, tandis qu’aux villages, aux hameaux, où sa propagande porta, un peu partout dans le pays, il y eut des ruines et des suicides…


On peut être fier au Petit Journal fier de ses œuvres, fier de son papa — c’est une vertueuse maison que la maison du Petit Journal.

Et c’est une belle institution, solide et bien établie, usine de mensonges pour les simples, école primaire de calomnies — évangile de tous les lucres.

L’État c’est Lui, dans l’État. Il est arbitre d’opinion. C’est le rempart des préjugés, des injustices et des vilenies qui font l’équivoque d’une société.

De Dunkerque à Bayonne, de Brest à Nice, ainsi que le claironne Judet — en barrant d’une grande croix la France — tout le monde lit le Petit Journal.

À quoi servirait de le nier ? Larbins, bourgeois, boutiquiers, s’instruisent et se divertissent. Le peuple s’abreuve aux sources pures. Et tous les pipelets de la patrie, à l’heure où se vident les poubelles, se régalent volontiers de Judet.