Les Feuilles de Zo d’Axa/La première aux Propriétaires


Les Feuilles de Zo d’Axa
Les FeuillesSociété libre des gens de lettres (p. 11-18).


La premièreXXXXX
XXXXXaux Propriétaires


TERME FRANCO-RUSSE


Un propriétaire patriote vient d’avoir une heureuse idée : en l’honneur de la Sainte-Russie, il fait, à ses locataires pauvres, remise de ce terme d’octobre — premier trimestre depuis l’Alliance !

— C’est bien, dit-il, les Te Deum, les ovations, les compliments et les toasts et les adresses ; mais puisque la France tressaille, que tout va bien, qu’on est en joie, il sied de célébrer l’instant par quelque fait absolument exceptionnel. Les Saint-Cyriens, sortis cette année, donnent à leur promotion un nom russe : c’est là le salut de l’Épée. Nous autres, les bons bourgeois nous saluerons du Porte-monnaie — et ce sera le terme Franco-Russe…

Une mesure pour rien. Un terme de grâce. Quel trait de génie.

Quel trait d’union.

L’idée doit faire son chemin, être adoptée, être acclamée. La date sera glorieuse. Et peut-être depuis longtemps on ne jouera plus l’hymne russe qu’encore on se souviendra du beau geste donnant quittance.

C’est l’abandon des privilèges. Après la nuit du 4 août : la nuit d’octobre…

Proprio, plus de lutte et me donne un baiser…

Il faudrait n’avoir jamais laissé un semestre en souffrance chez son concierge pour n’être point ému jusqu’au charme par l’initiative de ce brave propriétaire — dont naturellement j’ignore l’adresse et le nom — mais qui, c’est sûr, ne sera par personne dénommé le sieur Vautour.

On prononcera Monsieur Colombe, on l’appellera mon petit père.

Et les pauvres diables que guette l’expulsion, les citoyens que les huissiers de la Patrie se disposaient à dépouiller, les cinquième-sur-cour, les mansardes, reconnaîtront à l’alliance cosaque des avantages appréciables.

Une fois, le terme leur serait clément.

On n’expulserait pas de l’isba.

La décision héroïque des notables tenanciers d’immeubles aurait d’ailleurs, pour eux-mêmes, un côté fructueusement pratique.

Elle leur permettrait, à bon compte, de faire étalage de charité.

Et l’on sait que le peuple bonasse bat encore et toujours des mains à ce sport de la bourgeoisie.


De fait, la tant fameuse alliance dont nous devons être heureux et fiers n’avait encore coïncidé qu’avec le pain plus cher aux pauvres.

La disette russe est contagieuse.

L’alliance ou la mésalliance de Marianne et de Nicolas, la Marseillaise et le knout et les lampions et les pétards laissaient rêveurs les gens de la noce.

Et les ventres-creux se méfiaient de ce bloc désenfariné.

Mais voici qu’on dit :

— Il y a erreur. Malentendu. Dès demain le pain diminuera, et, s’il n’est entièrement gratuit, aujourd’hui le terme le sera. La France est grande et nous sommes frères. Vive l’empereur et la république !

Savourons donc ces bonnes paroles en attendant les emprunts russes — ces panamas de l’avenir.

Combien seront-ils, les seigneurs bien inspirés et conciliants, qui tendront à leurs clients besogneux ou désargentés le reçu du terme impayé ?

J’imagine qu’une petite campagne — campagne souriante et sceptique, forcerait assez facilement même les mauvaises volontés.

Prêchera-t-on cette croisade ?

Si l’alliance signifie quelque chose, c’est que les soldats du tsar sauvegarderont à l’occasion la fortune, la terre et les biens de messieurs nos propriétaires.

À ces derniers de faire quelques frais.

On leur demande une amnistie pour les locataires malchanceux — pour tous ceux-là qui n’ont que faire des rudes et vaillants cosaques.

Une amnistie générale.

Pas de vieilles gens jetés à la rue ! Alors que résonne l’écho des allégresses officielles — pas d’enfants conduits au Dépôt !…


C’est trop demander et, je l’avoue, je ne le demande pas sérieusement : il faut que les corvéables soient encore taillés à merci.

Avant que les gueux n’aient compris, d’autres larmes doivent couler sous le pont. Il doit aussi couler du sang…

Créez, créez des Vagabonds !

Les rêves des sans-feu-ni-lieu se précisent, s’aiguisent et sont lucides.

Que le mensonge de solidarité, chaque jour paraisse plus flagrant.

Vendez les meubles, prenez les hardes !

Et si vous manquez de drapeaux, aux façades de vos maisons, faites y claquer les draps des pauvres entre du rouge et du bleu…





Note de l’Éditeur. — Les pages réunies ici furent publiées, texte et dessins, sous forme de placards, au cours des années 1898 et 99. Sans périodicité régulière, selon l’indication de l’exergue, elles parurent à toute occasion. Parfois la feuille se terminait par de brèves notes, polémiques d’actualité éphémère qui ne nous ont pas semblé devoir trouver place en ce volume. Nous citerons seulement ce fragment de l’une d’elles que, dans la première feuille, d’Axa inscrivit en façon de programme :

« … Nous aussi nous parlerons au peuple, et pas pour le flagorner, lui promettre merveilles et monts, fleuves, frontières naturelles, ni même une république propre ou des candidats loyaux ; ni même une révolution préfaçant le paradis terrestre…

« Toutes ces antiennes équivalentes se psalmodient cauteleusement — ici nous parlerons clair.

« Pas de promesses, pas de tromperie. Nous causerons des faits divers, nous montrerons les causes latentes, nous indiquerons des pourquoi.

« Et nous débinerons les trucs et nous nommerons les truqueurs, gens de politique et de sac, gens de lettres — tous les jean-fichtre.

« Nous dirons des choses très simples et nous les dirons simplement… »