Les Feuilles d’Automme, de M. Victor Hugo

Les Feuilles d’Automme, de M. Victor Hugo

LES
Feuilles d’Automne.

Il est pour la critique de vrais triomphes ; c’est quand les poètes qu’elle a de bonne heure compris et célébrés, pour lesquels, se jetant dans la cohue, elle n’a pas craint d’encourir d’abord risées et injures, grandissent, se surpassent eux-mêmes, et tiennent au-delà des promesses magnifiques, qu’elle, critique avant-courière, osait jeter au public en leur nom. Car loin de nous de penser que le devoir et l’office de la critique consistent uniquement à venir après les grands artistes, à suivre leurs traces lumineuses, à recueillir, à ranger, à inventorier leur héritage, à orner leur monument de tout ce qui peut le faire valoir et l’éclairer. Cette critique-là sans doute a droit à nos respects ; elle est grave, savante, définitive ; elle explique, elle pénètre, elle fixe et consacre des admirations confuses, des beautés en partie voilées, des conceptions difficiles à atteindre, et aussi la lettre des textes quand il y a lieu. Aristarque pour les poèmes homériques, Tieck pour Shakspeare ont été, dans l’antiquité et de nos jours, des modèles de cette sagacité érudite appliquée de longue main aux chefs-d’œuvre de la poésie : vestigia semper adora ! Mais outre la critique réfléchie et lente des Warton, des Ginguené, des Fauriel, qui s’assied dans une silencieuse bibliothèque, en présence de quelques bustes à demi obscurs, il en est une autre plus alerte, plus mêlée au bruit du jour et à la question vivante, plus armée en quelque sorte à la légère, et donnant le signal aux esprits contemporains. Cette critique n’a pas la décision du temps pour se diriger dans ses choix ; c’est elle-même qui choisit, qui devine, qui improvise ; parmi les candidats en foule et le tumulte de la lice, elle doit nommer ses héros, ses poètes ; elle doit s’attacher à eux de préférence, les entourer de son amour et de ses conseils, leur jeter hardiment les mots de gloire et de génie dont les assistans se scandalisent, faire honte à la médiocrité qui les coudoie, crier place autour d’eux comme le héraut d’armes, marcher devant leur char comme l’écuyer :

Nous tiendrons, pour lutter dans l’arène lyrique,
 Toi la lance, moi les coursiers.

Quand la critique n’aiderait pas à ce triomphe du poète contemporain, il s’accomplirait également, je n’en doute pas, mais avec plus de lenteur et dans de plus rudes traverses. Il est donc bon pour le génie, il est méritoire pour la critique, qu’elle ne tarde pas trop à le discerner entre ses rivaux et à le prédire à tous dès qu’elle l’a reconnu. Il ne manque jamais de critiques circonspects qui sont gens, en vérité, à proclamer hautement un génie visible depuis dix ans ; ils tirent gravement leur montre et vous annoncent que le jour va paraître quand il est déjà onze heures du matin. Il faut leur en savoir gré, car on en pourrait trouver qui s’obstinent à nier le soleil, parce qu’ils ne l’ont pas prévu. Mais pourtant si le poète, qui a besoin de la gloire, ou du moins d’être confirmé dans sa certitude de l’obtenir, s’en remettait à ces agiles intelligences dont l’approbation marche comme l’antique châtiment, pede pœnaclaudo, il y aurait lieu pour lui de défaillir, de se désespérer en chemin, de jeter bas le fardeau avant la première borne, comme ont fait Gilbert, Chatterton et Keats. Lors même que la critique, douée de l’enthousiasme vigilant, n’aurait d’autre effet que d’adoucir, de parer quelques-unes de ces cruelles blessures que porte au génie encore méconnu l’envie malicieuse ou la gauche pédanterie, lorsqu’elle ne ferait qu’opposer son antidote au venin des Zoïles, ou détourner sur elle une portion de la lourde artillerie des respectables reviewers, c’en serait assez pour qu’elle n’eût pas perdu sa peine, et qu’elle eût hâté efficacement, selon son rôle auxiliaire, l’enfantement et la production de l’œuvre. Après cela, il y aurait du ridicule à cette bonne critique de se trop exagérer sa part dans le triomphe de ses plus chers poètes ; elle doit se bien garder de prendre les airs de la nourrice des anciennes tragédies. Diderot nous parle d’un éditeur de Montaigne, si modeste et si vaniteux à la fois, le pauvre homme, qu’il ne pouvait s’empêcher de rougir quand on prononçait devant lui le nom de l’auteur des Essais. La critique ne doit pas ressembler à cet éditeur, bien qu’il y ait eu peut-être quelque mérite à elle de donner le signal et de sonner la charge dans la mêlée, il ne convient pas qu’elle en parle comme ce bedeau si fier du beau sermon qu’il avait sonné. La critique en effet, cette espèce de critique surtout, ne crée rien, ne produit rien qui ne lui soit propre ; elle convie au festin, elle force d’entrer. Le jour où tout le monde contemple et goûte ce qu’elle a divulgué la première, elle n’existe plus, elle s’anéantit. Chargée de faire la leçon au public, elle est exactement dans le cas de ces bons précepteurs, dont parle Fontenelle, qui travaillent à se rendre inutiles, ce que le prote hollandais ne comprenait pas.

Toutefois, pour être juste, il reste encore à la critique, après le triomphe incontesté, universel, du génie auquel elle s’est vouée de bonne heure, et dont elle voit s’échapper de ses mains le glorieux monopole, il lui reste une tâche estimable, un souci attentif et religieux ; c’est d’embrasser toutes les parties de ce poétique développement, d’en marquer la liaison avec les phases qui précèdent, de remettre dans un vrai jour l’ensemble de l’œuvre progressive, dont les admirateurs plus récens voient trop en saillie les derniers jets. Mais elle a elle-même à se défier d’une tendance excessive à retrouver tout l’homme dans ses productions du début, à le ramener sans cesse, des régions élargies où il plane, dans le cercle ancien où elle l’a connu d’abord, et qu’elle préfère en secret peut-être, comme un domaine plus privé, elle a à se défendre de ce sentiment d’une naturelle et amoureuse jalousie qui revendique un peu forcément pour les essais de l’artiste, antérieurs et moins appréciés, les honneurs nouveaux dans lesquels des admirateurs nombreux interviennent. Et d’autre part, comme ces admirateurs plus tardifs, honteux tout bas de s’être fait tant prier, et n’en voulant pas convenir, acceptent le grand homme dans ses dernières œuvres au détriment des premières qu’ils ont peu lues et mal jugées, comme ils sont fort empressés de le féliciter d’avoir fait un pas vers eux, public, tandis que c’est le public, qui, sans y songer, a fait deux ou trois grands pas vers lui, il est du ressort d’une critique équitable de contredire ces points de vue inconsidérés, et de ne pas laisser s’accréditer de faux jugemens. Les grands poètes contemporains, ainsi que les grands politiques et les grands capitaines, se laissent mal aisément suivre, juger et admirer par les mêmes hommes dans toute l’étendue de leur carrière. Si un seul conquérant use plusieurs générations de braves, une vie de grand poète use aussi, en quelque sorte, plusieurs générations d’admirateurs ; il se fait presque toujours de lustre en lustre comme un renouvellement autour de sa gloire. Heureux qui, l’ayant découverte et pressentie avant la foule, y sait demeurer intérieur et fidèle, la voit croître, s’épanouir et mûrir, jouit de son ombrage avec tous, admire ses inépuisables fruits, comme aux saisons où bien peu les recueillaient, et compte avec un orgueil toujours aimant les automnes et les printemps dont elle se couronne !…

Le récent ouvrage de M. Victor Hugo, auquel toute notre digression préliminaire ne se rattache qu’autant qu’on le voudra bien et qu’on en saisira la convenance, les Feuilles d’Automne nous paraissent, comme à tout le monde, son plus beau, son plus complet, son plus touchant recueil lyrique. Nous avons entendu prononcer le mot de nouvelle manière ; mais, selon nous, dans les Feuilles d’Automne, c’est le fond qui est nouveau chez le poète plutôt que la manière. Celle-ci nous offre le développement prévu et l’application au monde moral de cette magnifique langue de poésie, qui, à partir de la première manière, quelquefois roide et abstraite, des Odes politiques, a été se nourrissant, se colorant sans cesse, et se teignant par degrés à travers les Ballades jusqu’à l’éclat éblouissant des Orientales. Il est arrivé seulement que durant tout ce progrès merveilleux de son style, le poète a plus particulièrement affecté des sujets de fantaisie ou des peintures extérieures, comme se prêtant davantage à la riche exubérance dont il lui plaisait de prodiguer les torrens, et qu’il a, sauf quelques mélanges d’épanchemens intimes, laissé dormir cette portion si pure et si profonde dont sa jeune âme avait autrefois donné les plus rares prémices. Pour qui a lu avec soin les livres iv et v des odes, les pièces intitulées l’Âme, Épitaphe, et tout ce charmant poème qui commence au Premier Soupir et qui finit par Actions de grâces, il est clair que le poète, sur ces cordes de la lyre, s’était arrêté à son premier mode, mode suave et simple, bien plus parfait que celui des Odes politiques qui y correspond, mais disproportionné avec l’harmonie et l’abondance des compositions qui ont succédé. On entrevoyait à peine ce que deviendrait chez le poète cette inspiration personnelle élevée à la suprême poésie, en lisant la pièce intitulée Promenade, qui est contemporaine des Ballades, et la Pluie d’été, qui est contemporaine des Orientales ; le sentiment en effet, dans ces deux morceaux, est trop léger pour qu’on en juge, et il ne sert que de prétexte à la couleur. Il restait donc à M. Victor Hugo, ses excursions et voyages dans le pays des fées et dans le monde physique une fois terminés, à reprendre son monde intérieur, invisible, qui s’était creusé silencieusement en lui durant ce temps, et à nous le traduire profond, palpitant, immense, de manière à faire pendant aux deux autres, ou plutôt à les réfléchir, à les absorber, à les fondre dans son réservoir animé et dans l’infini de ses propres émotions. Or, c’est précisément cette œuvre de maturité féconde qu’il nous a donnée aujourd’hui. Si l’on compare avec les Feuilles d’Automne les anciennes élégies que j’ai précédemment appelées un charmant petit poème, et qu’on pourrait aussi bien intituler les Feuilles ou les Boutons de Printemps, on aperçoit d’abord la différence de dimension, de coloris et de profondeur, qui, comme art du moins, est tout à l’avantage de la maturité ; il y a loin de l’horizon de Gentilly à ce qu’on entend sur la Montagne, et du Nuage à la Pente de la Rêverie. Cette comparaison de la muse à ces deux saisons, qu’un été si brûlant sépare, est pleine d’enseignemens sur la vie. À la verte confiance de la première jeunesse, à la croyance ardente, à la virginale prière d’une ame stoïque et chrétienne, à la mystique idolâtrie pour un seul être voilé, aux pleurs faciles, aux paroles fermes, retenues et nettement dessinées dans leur contour comme un profil d’énergique adolescent, ont succédé ici un sentiment amèrement vrai du néant des choses, un inexprimable adieu à la jeunesse qui s’enfuit, aux grâces enchantées que rien ne répare ; la paternité à la place de l’amour ; des grâces nouvelles, bruyantes, enfantines, qui courent devant les yeux, mais qui aussi font monter les soucis au front et pencher tristement l’ame paternelle ; des pleurs (si l’on peut encore pleurer), des pleurs dans la voix plutôt qu’au bord des paupières, et désormais le cri des entrailles au lieu des soupirs du cœur ; plus de prière pour soi ou à peine, car on n’oserait, et d’ailleurs on ne croit que confusément ; des vertiges, si l’on rêve ; des abymes, si l’on s’abandonne ; l’horizon qui s’est rembruni à mesure qu’on a gravi ; une sorte d’affaissement, même dans la résignation, qui semble donner gain de cause à la fatalité ; déjà les paroles pressées, nombreuses, qu’on dirait tomber de la bouche du vieillard assis qui raconte, et dans les tons, dans les rhythmes pourtant, mille variétés, mille fleurs, mille adresses concises et viriles à travers lesquelles les doigts se jouent comme par habitude, sans que la gravité de la plainte fondamentale en soit altérée. Cette plainte obstinée et monotone, qui se multiplie sous des formes si diverses, et tantôt lugubres, tantôt adorablement suppliantes, la voici :

Que vous ai-je donc fait, ô mes jeunes années,
Pour m’avoir fui si vite et vous être éloignées,
 Me croyant satisfait ?
Hélas ! pour revenir m’apparaître si belles,
Quand vous ne pouvez plus me prendre sur vos ailes,
 Que vous ai-je donc fait ?

Et plus loin :

C’en est fait ! Son génie est plus mûr désormais ;
Son aile atteint peut-être à de plus fiers sommets ;
La fumée est plus rare au foyer qu’il allume ;
Son astre haut monté soulève moins de brume ;
Son coursier applaudi parcourt mieux le champ clos ;
Mais il n’a plus en lui, pour répandre à grands flots
Sur des œuvres, de grâce et d’amour couronnées,
Le frais enchantement de ses jeunes années.

Et ailleurs, toute la pièce ironique et contristée qui commence par ces mots : Où donc est le bonheur ? disais-je.

L’envahissement du scepticisme dans le cœur du poète, depuis ces premières et chastes hymnes où il s’était ouvert à nous, cause une lente impression d’effroi, et fait qu’on rattache aux résultats de l’expérience humaine une moralité douloureuse. Vainement, en effet, le poète s’écrie mainte fois Seigneur, Seigneur, comme pour se rassurer dans les ténèbres et se fortifier contre lui-même ; vainement il montre de loin à son amie, dans le ciel sombre, la double étoile de l’Âme immortelle et de l’Éternité de Dieu ; vainement il fait agenouiller sa petite fille aînée devant le père des hommes, et lui joint ses petites mains pour prier, et lui met sur ses lèvres d’enfant le psaume enflammé des prophètes. Ni la Prière pour tous si sublime, ni l’Aumône si chrétienne, ne peuvent couvrir l’amère réalité ; le poète ne croit plus. Dieu éternel, l’humanité égarée et souffrante, rien entre deux. L’échelle lumineuse qu’avait rêvée dans sa jeunesse le fils du patriarche, et que le Christ médiateur a réalisée par sa croix, n’existe plus pour le poète ; je ne sais quel souffle funèbre l’a renversée. Il est donc à errer dans ce monde, à interroger tous les vents, toutes les étoiles, à se pencher sur les cimes, à redemander le mot de la création au mugissement des grands fleuves ou des forêts échevelées ; il croit la nature meilleure pour cela que l’homme, et il trouve au monstrueux Océan une harmonie qui lui semble comme une lyre au prix de la voix des générations vivantes. L’Océan n’a-t-il donc, ô poète, que des harmonies pacifiques, et l’humanité que des grincemens ? Ce n’est plus croire à la rédemption, que de parler ainsi ; c’est voir l’univers et l’humanité, comme avant la venue, comme avant Job, comme en ces jours sans soleil où l’esprit était porté sur les eaux. Cela est beau, cela est grand, ô poète, mais cela est triste ; cela fait que votre esprit s’en revient, comme vous l’avez dit,

........ avec un cri terrible,
Ébloui, haletant, stupide, épouvanté !

Oui, cela vous fait pousser des cris d’aigle sauvage, au lieu des sereins cantiques auxquels vous préludiez autrefois avec l’aigle sacré de Patmos, avec l’aigle transfiguré de Dante en son paradis. De là, dans les momens résignés et pour toute maxime de sagesse, ces fatales paroles :

Oublions, oublions ! Quand la jeunesse est morte,
Laissons-nous emporter par le vent qui l’emporte
 À l’horizon obscur.

Rien ne reste de nous : notre œuvre est un problème ;
L’homme, fantôme errant, passe sans laisser même
 Son ombre sur le mur.

L’autre vie, celle qui suit la tombe, est redevenue un crépuscule nébuleux, boréal, sans soleil ni lune, pareil aux limbes hébraïques ou à ce cercle de l’enfer où souffle une perpétuelle tempête ; des faces mornes y passent et repassent dans le brouillard, et l’on sent à leur souffle ce frisson qui hérisse le poil ; les ailes d’or qui viennent ensuite et les âmes comparées aux hirondelles ne peuvent corriger ce premier effroi de la vision. J’ai besoin, pour me remettre, de m’étourdir avec le poète au gai tumulte des enfans, à la folle joie de leur innocence, et de m’oublier au sourire charmant du dernier né.

Il y a donc en ce livre de notre grand poète, progrès d’art, progrès de génie lyrique, progrès d’émotions approfondies, amoncelées et remuantes. Mais de progrès en croyance religieuse, en certitude philosophique, en résultats moraux, le dirai-je ? il n’y en a pas. C’est là un mémorable exemple de l’énergie dissolvante du siècle et de son triomphe à la longue sur les convictions individuelles les plus hardies. On les croit indestructibles, on les laisse sommeiller en soi comme suffisamment assises, et un matin on se réveille, les cherchant en vain dans son âme ; elles s’y sont affaissées comme une île volcanique sous l’Océan. On a déjà pu remarquer un envahissement analogue du scepticisme dans les Harmonies du plus chrétien, du plus catholique de nos poètes, tandis qu’il n’y en avait pas trace dans les Méditations, ou du moins qu’il n’y était question du doute que pour le combattre. Mais l’organisation intime, l’âme de M. de Lamartine, est trop encline par essence au spiritualisme, au Verbe incréé, au dogme chrétien, pour que même ses négligences de volonté amènent chez lui autre chose que des éclipses passagères. Dans M. Victor Hugo au contraire, le tempérament naturel a un caractère précis à la fois et visionnaire, raisonneur et plastique, hébraïque et panthéiste, qui peut l’induire en des voies de plus en plus éloignées de celles du doux Pasteur. L’intuition libre, au lieu de le réconcilier insensiblement par l’amour, engendre familièrement en son sein des légions d’épouvantes. Il n’y avait donc qu’une volonté de tous les instans qui pût le diriger et le maintenir dans la première route chrétienne où sa muse de dix-neuf ans s’était lancée. Or, le poète qui possède cependant une vertu de volonté si efficace et qui en donne chaque jour des preuves assez manifestes dans le cours de son infatigable carrière, semble en être venu, soit indifférence pratique, soit conscience de l’infirmité humaine en ces matières, à ne plus appliquer cette volonté à la recherche ou à la défense de certaines solutions religieuses, à ne plus faire assaut avec ce rocher toujours instable et retombant. Il laisse désormais flotter son âme et reçoit, comme un bienfait pour la muse, tous les orages, toutes les ténèbres, et aussi tous les rayons, tous les parfums. Assis dans sa gloire au foyer domestique ; croyant, pour dernière et unique religion, à la famille, à la paternité, il accepte les doutes, les angoisses inséparables d’un esprit ardent, comme on subit une loi de l’atmosphère ; il reste l’heureux et le sage dans ce qui l’entoure, avec des anxiétés mortelles aux extrémités de son génie ; c’est une plénitude entourée de vide. Quelle étrange vigueur d’âme cela suppose ! On trouverait quelque chose de semblable dans la sagesse du Roi hébreu. Le poète n’espère plus, ni ne se révolte plus ; il a tout sondé, il a tout interrogé, depuis le cèdre jusqu’à l’hysope ; il recommence encore bien souvent, mais par irrésistible instinct et pur besoin de se mouvoir. Quand il marche, voyez-le, le cou penché, voyageur sans but, rêveur effaré, courbant son vaste front sous la voûte du monde !

Que faire et que penser ? Nier, douter ou croire !
Carrefour ténébreux ! triple route ! nuit noire !
Le plus sage s’assied sous l’arbre du chemin,
Disant tout bas : J’irai, Seigneur, où tu m’envoies ;

Il espère ; et, loin, dans ces trois sombres voies,
Il écoute, pensif, marcher le genre humain !

Et pourtant il s’était écrié autrefois dans les Actions de grâces rendues au Dieu qui avait frappé d’abord, puis réjoui sa jeunesse :

J’ai vu sans murmurer la fuite de ma joie,
Seigneur, à l’abandon vous m’aviez condamné.
J’ai sans plainte au désert tenté la triple voie,
Et je n’ai pas maudit le jour où je suis né.

Voici la vérité qu’au monde je révèle :
Du ciel dans mon néant je me suis souvenu.
Louez Dieu ! La brebis vient quand l’agneau l’appelle ;
J’appelais le Seigneur, le Seigneur est venu.

Nous avons essayé de caractériser, dans la majesté de sa haute et sombre philosophie, ce produit lyrique de la maturité du poète ; mais nous n’avons qu’à peine indiqué le charme réel et saisissant de certains retours vers le passé, les délicieuses fraîcheurs à côté des ténèbres, les mélodies limpides et vermeilles qui entrecoupent l’éternel orage de la rêverie. Jamais jusqu’ici le style ni le rhythme de notre langue n’avaient exécuté avec autant d’aisance et de naturel ces prodiges auxquels M. Victor Hugo a su dès long-temps la contraindre ; jamais toutes les ressources et les couleurs de l’artiste n’avaient été à ce point assorties. Exquis pour les gens du métier, original et essentiel entre les autres productions de l’auteur qu’il doit servir à expliquer, le recueil des Feuilles d’Automne est aussi une parfaite harmonie avec ce siècle de rénovation confuse. Cette tristesse du ciel et de l’horizon, cette piété du poète réduite à la famille, est un attrait, une convenance, une vérité de plus, en nos jours de ruine, au milieu d’une société dissoute, qui se trouve provisoirement retombée à l’état élémentaire de famille, à défaut de patrie et de Dieu. Ce que le poète fait planer là-dessus d’inquiet, d’interminable, d’éperdu en rêverie, ne sied pas moins à nos agitations insensées. Ce livre, avec les oppositions qu’il enferme, est un miroir sincère : c’est l’hymne d’une grande âme qui a su se faire une sorte de bonheur à une époque déchirée et douloureuse, et qui le chante.


Sainte-Beuve