Les Ferments de la terre
Revue des Deux Mondes3e période, tome 117 (p. 370-397).
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LES
FERMENS DE LA TERRE

II.[1]
L’UTILISATION DE L’AZOTE DU SOL.

Quand on examine les comptes de culture d’une grande ferme de la région septentrionale de notre pays, là où la betterave couvre de larges surfaces, on voit que les dépenses d’engrais sont considérables. Si l’acquisition des superphosphates en forme une part, une autre et beaucoup plus considérable provient de l’achat des engrais azotés : sulfate d’ammoniaque et surtout nitrate de soude.

Et, en effet, malgré les apports de fumier que produisent les étables où, pendant tout l’hiver, les animaux consomment les pulpes des sucreries, la terre ne donne de copieuses récoltes qu’à la condition de recevoir ces engrais complémentaires. Est-ce donc que cette terre qui exige cet apport de matières fertilisantes ne renferme pas de matières azotées ?

Bien au contraire. Une terre cultivée de moyenne fertilité accuse, à l’analyse, par kilo, 1 gramme d’azote combiné ; dans les terres riches, la teneur en azote, par kilo, monte à 2 grammes ; elle s’élève encore plus haut dans les prairies ; or, si on admet que les racines des plantes annuelles s’enfoncent jusqu’à une profondeur de 35 centimètres, ce qui est au-dessous de la vérité, on trouve, pour le poids de la terre qui couvre les 10,000 mètres carrés d’un hectare, 4,000 tonnes de 1,000 kilos ; si enfin la terre renferme 1 millième d’azote combiné, un hectare en contiendra 4,000 kilos, et 8,000 si l’analyse avait décelé 2 millièmes. Une bonne récolte de betteraves ou de froment exige de 100 à 120 kilos d’azote, et la disproportion entre le stock de matières azotées du sol et les exigences des récoltes est telle, qu’on est stupéfait de voir qu’elles ne deviennent abondantes que lorsqu’on ajoute à cette énorme quantité d’azote les faibles proportions que renferment les 200 ou 300 kilos de nitrate de soude que les cultivateurs répandent au printemps sur chaque hectare de betteraves.


I

Cette contradiction : nécessité d’ajouter des engrais azotés, sur des sols déjà très riches en azote, a été l’occasion d’une grosse querelle qui a divisé les agronomes, il y a une cinquantaine d’années.

La découverte de la haute teneur en azote combiné des sols cultivés est due à Liebig ; elle arriva au moment où Boussingault et Payen, en France, essayaient de calculer la valeur des engrais d’après leur teneur en azote. Liebig attaqua vivement ce mode d’appréciation ; son raisonnement était spécieux : « Une tonne de fumier, disait-il, renferme 5 kilos d’azote ; l’épandage de 30 tonnes de fumier constitue une bonne fumure ; c’est donc 150 kilos que vous apportez ; quelle utilité peut-il y avoir à distribuer 150 kilos d’azote à un sol qui en renferme de 4,000 à 8,000 ? MM. Boussingault et Payen sont dans l’erreur, ce n’est pas l’azote qu’il renferme qui donne au fumier sa valeur ; le fumier n’est utile que par les matières minérales : acide phosphorique et potasse qui y sont contenues. »

La question était nettement posée, elle pouvait être résolue par l’expérience. Dès 1844, MM. Lawes et Gilbert s’engagèrent, à Rothamsted dans cette longue série d’essais qu’ils continuent encore aujourd’hui. Des parcelles de terre, bien homogènes, furent ensemencées des mêmes espèces végétales, les unes reçurent seulement des engrais minéraux : superphosphate de chaux, chlorure de potassium, sulfate de magnésie ; sur les autres on ajouta à ces sels du sulfate d’ammoniaque ; les récoltes furent absolument différentes ; l’influence de l’engrais azoté décisive ; les rendemens des parcelles qui l’avaient reçu doubles ou triples de ceux des terres qui en avaient été privées.

M. Boussingault, de son côté, donna à l’expérience qu’il imagina pour combattre la théorie de Liebig une forme piquante qui lui assura une grande popularité. « Si, disait-il dans son cours du Conservatoire des arts et métiers, il faut en croire M. J. de Liebig, si les parties minérales des engrais sont seules utiles, nous sommes, il faut en convenir, nous autres cultivateurs, de bien grands maladroits. Depuis des centaines d’années nous transportons péniblement nos fumiers de la ferme aux champs, nos attelages nous coûtent cher ; faisons mieux : brûlons nos fumiers ; nous aurons ainsi une toute petite quantité de cendres et, pour le transport, une brouette fera l’affaire. »

L’essai fut disposé sur deux parcelles égales d’une terre appauvrie par la culture. On porta sur l’une les cendres obtenues de 500 kilos de fumier et on sema l’avoine ; sur la seconde parcelle, on enterra 500 kilos du même fumier, on ensemença d’une même quantité de graine, puis on attendit la récolte. Dans le champ qui avait reçu le fumier, 1 kilo de graine rendit 14, dans le champ amendé avec les cendres, 1 kilo de graine donna 4.

Liebig, au reste, n’avait pu formuler sa théorie minérale que dans l’ignorance où il était de la teneur en acide phosphorique et en potasse de la majeure partie de nos terres cultivées. S’il avait su, comme nous le savons aujourd’hui, qu’elles ne renferment pas moins d’acide phosphorique et de potasse que d’azote, il aurait reculé. Si, en effet, la grande quantité d’azote combiné contenue dans le sol enlève toute utilité aux engrais azotés, le raisonnement s’applique à l’acide phosphorique et à la potasse ; il faut s’abstenir de les employer, puisque, dans presque toutes les terres, l’analyse décèle leur présence… On arrive ainsi à cette conclusion inadmissible : les engrais sont inutiles.

Si l’expérience condamne l’hypothèse de Liebig, elle ne résout pas ce paradoxe : il est avantageux d’ajouter des engrais azotés à un sol riche en azote… Est-ce donc que cet azote combiné contenu dans le sol est inerte, inutile, sans action sur les végétaux ?

Une très faible fraction de cet azote est engagée, en effet, dans des combinaisons assimilables ; Boussingault en a donné une preuve décisive dans une expérience où, suivant sa spirituelle expression, il a voulu joindre à l’opinion des savans sur la matière azotée du sol a l’opinion des plantes. »

On forme un sol artificiel avec des cailloux, du sable et un peu de bonne terre renfermant assez d’azote pour alimenter une petite plante, si cet azote est assimilable. On sème ; la graine germe, la plante se développe… aussi faible, aussi chétive que si on n’avait pas ajouté la bonne terre ; l’azote qu’elle renfermait n’a pas été utilisé.

À quel état est donc cet azote ? Dans quelle combinaison est-il donc engagé ? Ne pouvons-nous vaincre son inertie ? N’est-il aucun moyen de tirer parti des richesses accumulées que renferment nos sols cultivés ? Telles sont les questions que nous allons examiner.


II

Les terres meubles dans lesquelles les végétaux enfoncent leurs racines sont habituellement formées de quatre matières différentes, de menus fragmens de roches : de sable ; d’une matière plastique : l’argile, silicate d’alumine provenant de la décomposition des silicates qui constituent les roches primitives ou les roches éruptives ; de calcaire ; et enfin d’une matière noire très peu soluble dans l’eau, mais attaquable par l’action successive des acides et des bases : l’humus ; c’est dans cet humus que se trouve l’azote, engagé en combinaison avec du carbone, de l’hydrogène et de l’oxygène. L’humus est le résidu de la décomposition des matières végétales ; il est formé soit par l’action des insectes, soit par celle des cryptogames. L’illustre Charles Darwin a insisté, il y a plusieurs années déjà, sur le rôle très curieux que remplissent, dans la formation de l’humus, les vers de terre, les lombrics : ils attirent, dans les galeries qu’ils creusent dans le sol, les feuilles mortes qui gisent à la surface et rejettent des matières noires mélangées d’une grande quantité de terre. Le savant naturaliste anglais cite une expérience curieuse, facile à reproduire, exécutée par M. Von Heusen : deux vers de terre furent placés dans un vase de 45 centimètres de diamètre, remplis de sable, sur lequel on étendit des feuilles sèches ; celles-ci furent successivement entraînées dans les trous et, après six semaines, une couche de sable d’une épaisseur d’un centimètre était convertie en humus après avoir passé par les organes digestifs des deux vers.

Cette transformation de la matière végétale en substance noire, légèrement soluble dans les alcalis, paraît être avantageuse aux plantes qui se succèdent à la surface du sol. Un fonctionnaire anglais, qui a longtemps séjourné en Guinée, assure que les nègres cultivent de préférence les terres qui ont été ainsi remuées, triturées par les vers et qui sont couvertes de leurs déjections.

Bien plus énergique encore est l’action des micro-organismes, champignons, bactéries, fermens de toutes sortes, qui pullulent dans le sol et y assurent la destruction de toute la matière organique accumulée par les végétations qui s’y succèdent chaque année. Cette destruction est leur œuvre. Si on les fait périr en élevant la température d’un lot de terre jusqu’à 120 degrés pendant plusieurs heures, toute transformation cesse ; la terre n’exhale plus l’acide carbonique, ainsi qu’elle le fait constamment dans les conditions normales.

On sait, en effet, depuis les admirables travaux de M. Pasteur, que l’intervention des micro-organismes est nécessaire à la transformation de la matière organique ; que les liquides les plus altérables, même le lait, n’éprouvent plus aucune modification, si, en élevant sa température au-delà de 100 degrés, on tue tous les fermens qu’il renferme. Le lait pasteurisé, l’expression est aujourd’hui usuelle, le lait qui a été débarrassé de tous les micro-organismes qui métamorphosent si rapidement ses élémens, peut être indéfiniment conservé. Une industrie se crée aujourd’hui pour substituer le lait conservé au lait frais.

Les micro-organismes attaquent les débris végétaux avec d’autant plus d’énergie que l’air a plus facilement accès dans la masse ; quand l’air fait défaut, la décomposition devient très lente. Cette notion est mise à profit par les cultivateurs qui ensilent leurs fourrages pour assurer pendant l’hiver une nourriture fraîche aux animaux. Le maïs qui, sous le climat de Paris, ne mûrit pas sa graine, est employé comme fourrage ; sec, il devient dur et les animaux ont peine à le consommer. Dans les climats humides, les secondes coupes des prairies naturelles ou artificielles sont difficiles à sécher ; souvent une averse intempestive arrive sur le foin prêt à être bottelé, il faut l’étendre de nouveau, car s’il est rentré humide, les champignons entrent en jeu, il moisit et n’a plus de valeur. On tourne ces difficultés en accumulant les herbes, le maïs vert, dans un silo maçonné, on le couvre de madriers, on les charge de façon à former une masse compacte ; la respiration des végétaux consomme bientôt tout l’oxygène emprisonné entre les assises des fourrages, il est remplacé par de l’acide carbonique et, dès lors, les destructeurs les plus actifs disparaissent du centre, ils ne travaillent que sur le pourtour, là où péniblement l’air se fraie un passage. Quand on examine un silo entamé, on voit très bien l’influence de l’air sur la destruction de la matière végétale ; à la partie supérieure, on trouve une zone déjà moisie, profondément altérée, puis une couche de quelques centimètres d’épaisseur toute tapissée de blanches ramifications des champignons ; la température en est assez élevée pour être très sensible à la main, la combustion y est active ; au-dessous, là où l’air n’a pu s’infiltrer, le fourrage est intact.

Les débris végétaux ainsi attaqués par les cryptogames renferment des matières de trois ordres, des substances formées de carbone, puis d’oxygène et d’hydrogène dans les proportions de l’eau : les hydrates de carbone des chimistes, l’amidon, la cellulose, la gomme, appartiennent à ce premier groupe ; des substances beaucoup plus chargées de carbone que les précédentes, constituant particulièrement les vaisseaux, et désignées sous le nom de vasculoses ; enfin des matières azotées. Le sort de ces trois ordres de substances est très différent, les hydrates de carbone sont complètement brûlés : les champignons, s’en nourrissant, exhalent par leur respiration tout le carbone à l’état d’acide carbonique. Les matières azotées sont également la proie des cryptogames qui en constituent leurs propres tissus ; la vasculose persiste plus ou moins altérée. C’est son mélange avec les débris des champignons, qui meurent quand les alimens leur font défaut, qui constitue l’humus.

Il est beaucoup plus riche en azote que ne l’étaient les débris végétaux eux-mêmes, car toute la fraction de ces débris, constituée par les hydrates de carbone, a disparu ; l’azote des albuminoïdes des végétaux se trouve donc disséminé dans une matière réduite, et sa proportion centésimale a augmenté ; c’est ce qu’a très bien observé récemment M. Kostytchef, dans ses travaux sur le tchernoziem, sur les terres noires du sud de la Russie, dans lesquelles l’humus est tellement abondant que depuis un temps immémorial ces terres donnent des récoltes de seigle et de blé, médiocres il est vrai, mais continues, sans recevoir d’engrais.

Ces débris des végétations antérieures, à des états de décomposition plus ou moins avancée, suivant que leur attaque par les cryptogames a été plus ou moins complète, les débris de ces cryptogames eux-mêmes, les cadavres des micro-organismes fixateurs d’azote, forment la matière organique du sol ; c’est là que gisent ces 4,000 ou 8,000 kilos d’azote que l’analyse décèle dans la terre, c’est là que puise la végétation spontanée, c’est dans cette masse que s’alimentent les maigres récoltes obtenues sans le secours d’aucun engrais.

L’humus ne persiste dans le sol, ne s’accumule parfois, en quantité énorme, comme dans les prairies humides, que parce qu’il est peu altérable. C’est une matière première qui lentement se transforme en substances propres à l’alimentation végétale, et c’est précisément parce que cette transformation est lente que l’emploi des engrais azotés est nécessaire, qu’il nous faut ajouter à nos sols riches en azote du sulfate d’ammoniaque ou du nitrate de soude.

Les nécessités des semailles et des récoltes nous forcent d’accumuler sur le même sol un grand nombre d’individus de la même espèce végétale ; semés le même jour, ils atteignent ensemble chacune des phases de leur développement ; tous ont, à la fois, les mêmes exigences ; or les transformations de l’humus ne sont pas assez rapides, ne se produisent pas assez complètement en temps opportun, pour suffire à ces exigences, et nous sommes obligés pour les satisfaire d’acquérir des engrais azotés. Ils ne sont nécessaires que parce que nous ne savons pas amener au printemps et au commencement de l’été l’azote de l’humus à prendre les formes sous lesquelles il est assimilé, utilisé par les végétaux ; ces transformations se produisent sous l’influence des fermens du sol. Il nous faut donc connaître, d’une part, les formes sous lesquelles les plantes assimilent l’azote, et de l’autre, suivre l’action des fermens travaillant sur l’humus et rendant solubles, assimilables, les élémens qu’il renferme.


III

S’il existe des végétaux de grande culture, notamment tout le grand groupe des céréales, qui acquièrent un développement complet quand ils sont enracinés dans des sols pauvres en matières organiques, mais amplement fournis d’alimens minéraux, de nitrates ou de sels ammoniacaux, il en est d’autres qui ne paraissent prospérer que lorsque leurs racines rencontrent certaines matières organiques assimilables, dérivées de l’humus, matières complexes, difficiles à étudier et encore mal définies.

Sans parler des plantes à terre de bruyère, qui font l’ornement de nos jardins, en laissant de côté les azalées, les rhododendrons, les hortensias, etc., pour nous restreindre aux végétaux exploités par les cultivateurs, nous trouvons une profonde différence d’alimentation entre les céréales et les légumineuses.

On sait depuis longtemps qu’il est impossible de maintenir le trèfle, la luzerne ou le sainfoin indéfiniment sur le même sol comme on y maintient du blé, de l’avoine ou de l’orge ; à cette notion courante parmi les cultivateurs, MM. Lawes et Gilbert ont ajouté à Rothamsted une démonstration éclatante. Tandis que depuis cinquante ans (la première récolte date en effet de 1844), ils sèment sur le même champ du blé et que les parcelles qui reçoivent des engrais salins : nitrate ou sels ammoniacaux, superphosphates et sels de potasse, donnent des récoltes aussi abondantes, même un peu supérieures à celles qu’on, obtient des parcelles qui reçoivent du fumier de ferme, c’est-à-dire à la fois des alimens minéraux et un ample approvisionnement de matières ulmiques, tous les essais de culture continue du trèfle ont échoué, aussi bien sur les terres sans engrais que sur celles qui reçoivent des engrais chimiques, que sur celles qui ont été additionnées de fumier. Quand on sème du trèfle sur ces sols déjà fatigués par les cultures antérieures de cette même plante, il germe, puis dépérit, et à sa place apparaissent des graminées variées, végétant avec d’autant plus de vigueur que les engrais ont été plus copieusement distribués.

À Rothamsted, un seul essai de culture continue du trèfle a réussi, dans une toute petite plate-bande du jardin voisin de la maison de sir J.-B. Lawes.

Quelle différence existe-t-il entre cette plate-bande et les champs voisins ? C’est que la terre de jardin a reçu pendant une nombreuse suite d’années ces abondantes fumures de fumier de ferme que prodiguent les jardiniers, et que peu à peu ce fumier a subi les métamorphoses qui l’ont amené à un état tel, que sa matière organique azotée soit devenue assimilable par le trèfle. Ce n’est donc pas le fumier frais qui convient. C’est un produit intermédiaire entre la matière ulmique contenue dans le fumier et les sels ammoniacaux ou les nitrates qui en proviennent pas des dégradations successives.

J’ai exécuté moi-même sur ce sujet quelques expériences que je crois devoir rapporter ; au moment où j’ai tracé en 1875 le champ d’expériences de Grignon, j’ai consacré quelques parcelles à la culture sans engrais. Il y a cinq ou six ans, leur épuisement était sensible, les récoltes de betteraves y devenaient misérables et celles du trèfle très faibles, on essaya en vain de les rétablir avec des engrais minéraux, et quand on analysa ces terres pour reconnaître quels élémens y faisaient défaut, on reconnut que la proportion d’humus avait beaucoup baissé, la matière organique avait aussi changé de nature. Les eaux de drainage qui s’écoulent de ces terres épuisées sont absolument incolores, celles qu’on recueille des terres en bon état présentent au contraire une légère teinte ambrée, due à la dissolution d’une combinaison de la matière organique avec la chaux. — Cette dissolution est très efficace, et les jeunes plantes qui la reçoivent en éprouvent une influence heureuse.

Pour mieux montrer, au reste, que les graminées et les légumineuses ne prennent pas dans le sol les mêmes alimens et que la matière organique, indifférente aux premières, est nécessaire aux secondes, j’ai rempli de grands vases, d’une capacité de 60 litres, de terres épuisées par la culture sans engrais. Les unes ont été ensemencées de ray-grass, la graminée du gazon, les autres de trèfle. Dans les deux séries, quelques pots ont reçu des engrais chimiques, d’autres la matière ulmique, dissoute, qu’on extrait facilement du fumier de ferme, d’autres enfin restèrent sans engrais. Les résultats turent très curieux, le ray-grass fut luxuriant dans la terre enrichie d’engrais chimiques, et médiocre quand il poussa dans la terre amendée avec la matière ulmique, bien qu’on eût eu soin d’égaliser les quantités d’azote, d’acide phosphorique et de potasse introduites. Pour le trèfle, les résultats furent tout différens ; la fumure aux engrais chimiques n’exerça qu’une très faible influence, tandis que la terre qui avait reçu la matière ulmique porta une excellente récolte.

Tous ces faits militent dans le même sens. La matière ulmique azotée du sol, la matière noire du fumier, soluble dans les carbonates alcalins, est un aliment pour certaines espèces, notamment pour les légumineuses, quand, soumise pendant quelque temps à l’action de l’air et des fermens de la terre, elle a pris une forme que nous sommes encore incapables de définir nettement ; mais, en revanche, pour la plupart des autres, elle n’est qu’une matière première qui ne deviendra assimilable qu’après avoir subi des métamorphoses plus complètes, après que son azote aura été amené soit à l’état d’ammoniaque, soit à celui d’acide azotique.


IV

Ces métamorphoses se produisent sous l’influence de fermens contenus dans le sol. On fait deux lots de terre, et on y détermine l’ammoniaque, c’est-à-dire cette combinaison mal odorante formée d’hydrogène et d’azote, qui est le dernier terme des métamorphoses des matières animales, quand elles se putréfient à l’abri de l’air ; puis on stérilise l’un des lots de terre, en le portant à une température de 120 degrés environ pendant plusieurs heures, on laisse l’autre lot à la température ordinaire, on tasse bien la terre, on la maintient très humide de façon que l’air y pénètre difficilement et que l’ammoniaque ne se détruise pas en s’oxydant à mesure qu’elle apparaît. Dans les lots de terre ainsi préparés, on détermine à diverses époques l’ammoniaque formée, et on trouve qu’après un mois, six mois, deux ans, la proportion d’ammoniaque n’a pas changé dans la terre stérilisée, tandis qu’elle a au contraire notablement augmenté dans le sol qui n’a pas été soumis à une température suffisante pour tuer les germes des fermens qu’il renferme.

MM. Muntz et Condom, qui ont établi récemment ces faits avec précision, ont reconnu que les êtres vivans qui transforment la matière organique azotée en ammoniaque sont nombreux ; tandis que la plupart des transformations déterminées par l’activité des micro-organismes sont étroitement liées à la présence d’une espèce microbienne particulière, absolument spécialisée dans la production de certaines substances, d’autres métamorphoses sont au contraire provoquées par plusieurs espèces différentes. La production de l’ammoniaque est ainsi une fonction banale qui appartient à des organismes variés.

Le mécanisme de cette transformation nous échappe encore. L’humus de la terre très riche en carbone est constamment soumis à des actions oxydantes ; sa molécule complexe se dégrade peu à peu en perdant du carbone qui apparaît dans l’atmosphère du sol sous forme d’acide carbonique, et quand on dose simultanément dans un sol resté longtemps sans fumier le carbone et l’azote, on trouve que le poids du carbone n’est plus guère que quatre fois celui de l’azote, tandis qu’il est huit ou neuf fois plus fort dans des sols fumés régulièrement. Comment les micro-organismes réduisent-ils à l’état d’ammoniaque cette molécule déjà très riche en azote, c’est ce qui jusqu’à présent n’est pas éclairci. Si le détail nous est inconnu, le fait lui-même est de la plus haute importance. Quand la matière azotée complexe qui a fait partie intégrante d’un végétal s’est réduite à l’état d’humus, puis qu’enfin son azote apparaît sous forme d’ammoniaque, quand un tissu animal se décompose en produits putrides parmi lesquels domine encore l’ammoniaque, l’azote est arrivé à une de ces étapes où brusquement son éternel voyage change de direction.

Jamais les belles expressions de M. Pasteur, sur le rôle des micro-organismes dans les transformations de la matière, ne s’appliquent plus justement qu’à la métamorphose des matières azotées complexes en ammoniaque ; c’est par l’action des fermens que la matière morte reprend la forme sous laquelle elle va de nouveau pénétrer dans les êtres vivans : « Sans ces micro-organismes, la continuité de la vie serait impossible, car l’œuvre de la mort serait incomplète. »

C’est qu’en effet, une fois que l’humus dégage son azote à l’état d’ammoniaque, celui-ci est assimilé, entraîné dans les tissus de la plante où il se rétablit à l’état de matière organique complexe.

Le grand circulus dans lequel la matière est sans cesse engagée apparaît ici avec une admirable clarté.

L’animal périt, le végétal meurt, leurs cadavres deviennent la proie d’une légion d’insectes, puis une armée de bactéries leur succède, pullulant dans cette matière que la vie a abandonnée. le carbone et l’hydrogène s’échappent à l’état d’acide carbonique et d’eau. L’azote qui émigré successivement d’un de ces organismes à l’autre, engagé dans des combinaisons de plus en plus simples, apparaît enfin sous forme d’ammoniaque ; mais ces trois matières, acide carbonique, eau, ammoniaque, qui proviennent des êtres vivans, n’en sont séparées que pour quelques instans, bientôt, elles sont reprises par la plante.

Son rôle dans l’économie générale de l’univers est précisément opposé à celui des microbes ; tandis qu’ils brûlent la matière organique et en forment des matières simples saturées d’oxygène : acide carbonique, eau et acide azotique, car ils brûlent également l’ammoniaque, la plante au contraire, appareil de réduction et de synthèse, reconstitue, à l’aide de ces formes simples, les matières organiques complexes. Par ses feuilles gorgées d’eau, elle saisit l’acide carbonique que le sol déverse constamment dans l’atmosphère, le réduit sous l’influence des radiations solaires, et forme la matière combustible qui, par des synthèses successives, devient sucre, amidon, cellulose, vasculose, huile, ou encore, quand à l’acide carbonique aérien se joint dans la cellule l’ammoniaque du sol, gluten, caséine, albumine, matières propres à l’alimentation animale, qui, oxydées de nouveau dans l’animal lui-même ou après sa mort, recommencent leur éternel voyage d’un être vivant à l’autre. On prétend que Voltaire a résumé les notions vagues que l’on avait de son temps sur la circulation de la matière par la phrase célèbre : « Nous mangeons nos aïeux. »

Il y a quarante ans, tous les agronomes professaient que l’ammoniaque est l’aliment azoté habituel des végétaux. Les sels ammoniacaux provenant de la distillation de la houille ou des liquides excrémentitiels sont, en effet, employés comme engrais ; ils ne peuvent être répandus cependant indifféremment sur tous les sols ; très efficaces sur les terres fortes, ils sont moins avantageux sur les terres légères, particulièrement sur les terres calcaires. Ces échecs, la facilité avec laquelle l’ammoniaque, introduite ou formée dans le sol, s’y brûle en se transformant en acide azotique, l’efficacité des azotates, ont déterminé il y a peu d’années un revirement aussi brusque que complet dans les opinions des physiologistes. On crut que l’ammoniaque ne pénétrait pas en nature dans les tissus végétaux et que son azote n’était utilisé qu’après avoir perdu son hydrogène, gagné de l’oxygène et une base et être devenu nitrate de chaux ou de potasse, de façon qu’il fallut entreprendre des expériences précises pour montrer qu’une part revient à l’ammoniaque dans la nutrition végétale.

Pour réussir à démontrer que les nitrates ne sont pas les seuls alimens azotés des plantes, mais que l’ammoniaque elle-même est utilisée, M. Muntz sema des plantes d’expériences dans un sol dépouillé de nitrates par des lavages prolongés, et privé, par l’action du feu, des fermens capables de nitrifier l’ammoniaque. Il ne suffisait pas qu’au début les terres fussent incapables de transformer les sels ammoniacaux dont on voulait constater l’efficacité, il fallait, en outre, que cette transformation ne pût avoir lieu au cours de la végétation, car si, à un moment quelconque, l’analyse décelait la présence des nitrates, l’expérience perdait toute valeur. Or, les fermens nitrificateurs sont très répandus ; très légers, ils sont entraînés de tous côtés, flottant dans les poussières de l’air. Il fallait donc mettre les terres à l’abri de ces poussières ; on logea les cultures dans de grandes cages de verre, dont les parois étaient enduites d’une matière visqueuse, la glycérine, très propre à retenir les poussières atmosphériques. Pour laisser cependant un libre accès à l’air, une des parois lut fermée avec un treillage métallique à mailles serrées, également enduites de glycérine. Du maïs, des fèves, de l’orge, des féveroles, du chanvre, furent élevés dans ces conditions, et, bien que jamais les nitrates n’eussent été constatés dans le sol, ces plantes acquirent un développement normal qu’on ne peut attribuer qu’à l’influence de sels ammoniacaux employés comme engrais.


V

C’est cependant, il faut le reconnaître, sous forme de nitrates ou d’azotates, ces deux noms désignent la même classe de sels, que la plupart du temps l’azote pénètre dans les végétaux, et dès lors l’étude de leur formation présente pour la culture un intérêt de premier ordre.

Les salpêtriers utilisent depuis longtemps les nitrates qui apparaissent spontanément sur les murs des lieux habités, des étables, des écuries, dans les caves des maisons habitées ; ces nitrates, mélangés au charbon et au soufre, constituent la poudre à canon, et leur recherche dans les maisons fut, au siècle dernier, l’occasion de terribles vexations.

On savait bien du temps de Lavoisier que le nitre ou salpêtre, que nous nommons aujourd’hui azotate de potasse, tire son origine de l’altération des matières d’origine animale, mais on ignorait encore sa composition ; ce ne fut que plus tard, quand les progrès de l’analyse apprirent que les matières animales, l’ammoniaque et l’acide azotique, ont un élément commun : l’azote, qu’on comprit que la nitrification est due à l’oxydation de ces matières animales ou de l’ammoniaque ; quant au mécanisme même de cette oxydation, il resta longtemps ignoré.

Une expérience célèbre d’un chimiste bien connu, Kuhlmann, engagea d’abord les recherches dans une mauvaise voie. Le platine, récemment séparé d’une combinaison par l’action du feu, exerce sur les gaz une action curieuse ; quand la température n’est pas excessive et que le platine ne fond pas, il se présente sous forme d’une masse grisâtre, faiblement agglutinée, qui est désignée dans les laboratoires sous le nom d’éponge ou de mousse de platine ; si on place cette substance, tenue à l’extrémité d’un fil de platine, dans un courant de gaz hydrogène, le gaz se condense dans l’éponge métallique, elle rougit et bientôt l’élévation de température est suffisante pour déterminer l’inflammation de l’hydrogène. La mousse de platine provoque encore l’union de l’acide sulfureux et de l’oxygène en lourdes vapeurs blanches, irritantes, d’acide sulfurique ; Kuhlmann découvrit enfin que, si on dirige un courant d’air et d’ammoniaque dans un tube renfermant de la mousse de platine, légèrement chauffée, l’ammoniaque se brûle partiellement et l’on recueille de l’azotate d’ammoniaque.

Cette expérience fut hardiment généralisée. On crut que, si le salpêtre apparaît sur les murs d’une étable ou d’une écurie, dans le sol d’une cave, c’est que l’ammoniaque y est brûlée par l’oxygène, sous l’influence d’un corps poreux, agissant à la façon de la mousse de platine ; ces corps poreux auxquels on attribuait cette action comburante étaient les murs mal crépis, ou la terre elle-même. On vécut sur cette idée jusqu’au moment où, en 1862, M. Pasteur montra que presque toutes les combustions lentes sont provoquées par des micro-organismes ; l’alcool, par exemple, ne se transforme, par oxydation, en acide acétique, en vinaigre, que lorsque la surface du liquide à acétifier est recouverte d’un léger voile d’une moisissure blanche du mycoderma aceti ; l’oxydation de l’ammoniaque, sa transformation en acide azotique n’est-elle pas provoquée également par l’activité d’un ferment ? Dès cette époque, M. Pasteur n’hésitait pas à dire que l’étude de la nitrification était à reprendre ; chose curieuse cependant, quand Boussingault, en 1873, écrivit son remarquable mémoire sur l’action qu’exerce la terre arable sur la nitrification, il ne fit aucune allusion à cette nouvelle manière de voir[2].

Suffit-il qu’une matière azotée soit en présence d’un corps poreux et de l’air, comme l’avait enseigné Kuhlmann, pour qu’elle s’oxyde et se transforme en acide azotique ? Pour le savoir, Boussingault introduit dans divers corps poreux : sable, craie, terre, des matières azotées essentiellement nitrifiables ; il maintient ses mélanges humides et bien aérés pour favoriser la nitrification, puis après quelque temps recherche les nitrates formés. Dans le sable ou la craie, la matière azotée ne subit aucune transformation, dans la terre, au contraire, la métamorphose est rapide ; les nitrates n’ont pas apparu dans les deux premiers corps poreux, ils sont abondans dans le dernier. Que renferme donc la terre qui manque dans le sable ou la craie ? Boussingault se borne à exposer les faits sans les interpréter, et il fallut attendre quatre ans avant de savoir pourquoi la terre agit autrement que les autres corps poreux.

MM. Schlœsing et Muntz nous l’ont appris au cours des recherches qu’ils ont entreprises sur l’épuration des eaux d’égout. — Personne n’ignore que la ville de Paris jette dans la Seine, à Clichy, le flot noir de ses eaux d’égout, au grand détriment des populations qui utilisent en aval l’eau du fleuve. Bien des essais furent tentés pour purifier ces eaux, avant que, sous la pression des ingénieurs Mille et Durand Claye, on se résolût à essayer la filtration au travers d’un sol perméable. Il y a plus de vingt-cinq ans qu’on fit passer une petite quantité d’eau d’égout dans la presqu’île de Gennevilliers et qu’on commença les irrigations.

La quantité d’eau qu’une terre peut recevoir journellement sans que l’épuration soit compromise varie naturellement avec la perméabilité du sol. Celui de Gennevilliers est très filtrant ; comme de plus la presqu’île n’offre qu’une surface restreinte, que le fleuve noir de Clichy roule un volume d’eau considérable, on fut conduit, pour tâcher d’épurer le plus d’eau possible, à exagérer l’épandage ; le plan d’eau du sous-sol se releva, les caves, toutes les parties déclives du terrain furent envahies par des eaux infectes. D’énergiques réclamations, des plaintes, des menaces, se firent entendre. Il fallut procéder à une étude sérieuse et chercher quelle est la quantité d’eau maxima qui peut être répandue journellement, sans compromettre l’épuration. M. Schlœsing fut chargé des essais et s’adjoignit, pour ses recherches, M. Muntz[3].

On remplit de grands cylindres de deux mètres de haut, avec la terre de Gennevilliers, on y déversa régulièrement l’eau d’égout, en réglant l’épandage. Quand l’eau filtre lentement au travers du sol, elle lui abandonne toutes les matières solides qu’elle tient en suspension ; l’eau bourbeuse déversée sort à la partie inférieure des cylindres absolument limpide ; les matières dissoutes elles-mêmes ont subi une profonde modification. L’eau d’égout renferme des sels ammoniacaux, provenant de la fermentation des liquides excrémentitiels, l’eau filtrée n’en contient plus, mais elle est chargée de nitrates ; pendant son passage au travers du sol, l’ammoniaque s’est brûlée, ses deux élémens se sont unis à l’oxygène ; l’hydrogène pour donner de l’eau, l’azote de l’acide azotique. Les observations ainsi recueillies dans l’étude de la purification des eaux d’égout confirment simplement les observations de Boussingault sur l’influence nitrifiante de la terre arable, et il aurait été oiseux de les décrire si elles n’avaient été l’occasion de la découverte capitale qui a illustré les noms de MM. Schlœsing et Muntz.

Quelque temps auparavant, M. Muntz avait fait une observation d’un haut intérêt, il avait reconnu que le chloroforme, dont personne n’ignore les propriétés anesthésiques, agit sur tous les êtres de la série animale et que notamment il engourdit, endort, paralyse l’activité des fermens figurés. Rien n’est plus curieux que de le constater ; quand on examine au microscope une goutte d’un liquide en fermentation butyrique, par exemple, fermentation provoquée par d’innombrables bactéries parcourant rapidement le champ du microscope, s’arrêtant brusquement pour repartir aussitôt, puis qu’on glisse entre les deux lames de la préparation une goutte d’eau chloroformée, on voit en quelques instans le repos absolu succéder au mouvement désordonné des bactéries. Tout s’arrête ; les microbes, tout à l’heure si agiles, gisent immobiles ; ils restent ainsi tant que persiste l’influence du chloroforme. Si on le laisse se dissiper en soulevant légèrement la lame de verre, on reconnaît qu’après quelque temps le mouvement reparaît, lent d’abord, puis de plus en plus rapide. Visiblement les fermens figurés perdent toute activité quand ils sont soumis à l’influence du chloroforme.

Profitant de cette intéressante observation, MM. Schlœsing et Muntz introduisent dans un des cylindres où se déverse l’eau d’égout une capsule renfermant du chloroforme ; puis ils examinent jour par jour l’eau qui filtre au travers du sol. Cette eau est toujours limpide, mais bientôt les nitrates diminuent, puis disparaissent… Dans la terre chloroformée, la nitrification cesse de se produire ; or le chloroforme n’agit que sur les êtres vivans. S’il a suffi de le faire pénétrer dans le sol pour lui faire perdre ses propriétés nitrifiantes, c’est que la nitrification est, comme l’avait pensé M. Pasteur, une véritable fermentation. Il est facile de contrôler cette conclusion par d’autres essais ; les micro-organismes périssent quand ils sont soumis à des températures de 100 à 120 degrés ; en effet, une terre perd ses propriétés nitrifiantes, aussitôt qu’elle est chauffée, stérilisée, suivant l’expression consacrée, qui indique que tous les êtres vivans ont été tués. — Si, enfin, on réensemence cette terre dépouillée de ses propriétés nitrifiantes par cette température de 120 degrés, avec une terre qui les possède encore, avec quelques parcelles d’une terre non chauffée, les organismes nitrificateurs pullulent de nouveau, et les nitrates réapparaissent dans les eaux.

Si on se rappelle que la matière azotée du sol est inerte, qu’habituellement elle n’exerce aucune action sensible sur la végétation, si on se rappelle qu’au contraire les nitrates présentent une telle efficacité que les récoltes confiées à un sol stérile croissent en raison du poids de nitrate ajouté, on comprend quel retentissement eut la découverte de MM. Schlœsing et Muntz, et quelles idées nouvelles elle suscita aux agronomes : pour eux désormais, une terre fertile devient un véritable milieu de culture des fermens nitriques.

L’existence de ces fermens fut déduite des expériences précédentes et une dizaine d’années s’écoulèrent avant qu’ils eussent été isolés. Leur découverte appartient à un éminent physiologiste russe, M. Winogradsky, elle a été faite à Zurich. Après de nombreux essais témoignant d’autant de sagacité que de patience, M. Winogradsky réussit à isoler le ferment nitreux[4], c’est-à-dire l’être vivant qui amène l’ammoniaque à un degré d’oxydation inférieure. Cinq ou six jours après l’ensemencement d’un liquide ne renfermant par litre d’eau que 1 gramme de sulfate d’ammoniaque, 1 gramme de phosphate de potasse et du carbonate de magnésie, sans aucune matière organique, M. Winogradsky vit apparaître dans l’eau un léger trouble dû à des organismes ovales un peu fusiformes, se mouvant dans le liquide avec une grande activité ; cette activité n’est pas de longue durée : après quelque temps, les organismes tombent au fond du liquide et recouvrent le carbonate de magnésie d’une sécrétion glaireuse.

On a remarqué que les micro-organismes qui transforment l’ammoniaque ajoutée au liquide en acide nitreux qu’on retrouve uni à la magnésie, avaient été ensemencés dans un milieu dépourvu de matière organique capable de fournir le carbone nécessaire à leur multiplication. C’est qu’en effet les nitromonades possèdent une propriété fort inattendue ; ces organismes croissent, se multiplient, augmentent leur masse pondérale en s’emparant du carbone de l’acide carbonique contenu dans le carbonate de magnésie.

C’est là un fait très curieux sur lequel il convient d’insister ; il n’est pas besoin de rappeler que l’union du carbone à l’oxygène avec production d’acide carbonique, qui a lieu dans tous nos foyers, est accompagnée d’un puissant dégagement de chaleur ; et on conçoit aisément que le phénomène inverse, la décomposition de l’acide carbonique en carbone et oxygène, la séparation en ses élémens de l’acide carbonique, exigera une consommation de chaleur précisément égale à celle qui est dégagée au moment de la combinaison.

Nous assistons journellement à cette réduction de l’acide carbonique. Elle a lieu dans les cellules des plantes vertes, dans les cellules à chlorophylle, comme disent les botanistes, mais elle ne se produit qu’en utilisant une énergie extérieure ; c’est seulement lorsqu’elles sont éclairées par les radiations solaires que les feuilles émettent de l’oxygène. Quelques-unes des radiations, dont le mélange constitue la lumière blanche, sont retenues, absorbées par les cellules à chlorophylle et y exécutent ce grand travail de réduction de l’acide carbonique, origine de toute la matière organique qui existe à la surface du globe.

Aussitôt que la lumière fait défaut, les feuilles respirent à la façon des tubercules, des racines, des plantes sans chlorophylle, des animaux, en absorbant de l’oxygène et émettant de l’acide carbonique, consommant, par conséquent, de la matière organique ; c’est là le régime de la grande armée des champignons. Ils vivent de matière carbonée déjà formée, ils sont parasites de plantes vivantes ou destructeurs de plantes mortes, mais ne vivent jamais que sur la matière organique.

II en est habituellement de même des bactéries qui brûlent de la matière organique par leur respiration en même temps qu’elles s’en approprient quelques élémens. La nitromonade vit tout autrement, elle prospère dans un milieu privé de matière organique, elle emprunte son carbone à l’acide carbonique. On conçoit cependant que ce carbone ne sera séparé de l’oxygène qu’à l’aide d’une énergie extérieure, remplaçant, par exemple, celle des radiations solaires agissant dans les cellules à chlorophylle. D’où provient cette énergie ? De la chaleur dégagée par la combustion de l’hydrogène de l’ammoniaque ; quand, en effet, l’ammoniaque, formée d’azote et d’hydrogène, est brûlée par l’oxygène de l’air, sous l’influence de la nitromonade la combustion de cet hydrogène développe une somme de chaleur considérable. Or toute cette chaleur ne se dissipe pas pendant la nitrification, une partie est utilisée à la réduction de l’acide carbonique, et le carbone provenant de cette réduction sert à la constitution des nouvelles cellules de nitromonade.

M. Winogradsky a reconnu, en outre, que la transformation de l’ammoniaque en acide nitrique comporte deux étapes successives. La nitromonade que nous venons de décrire ne donne que de l’acide nitreux, c’est-à-dire la combinaison acide la moins chargée d’oxygène que puisse fournir l’azote.

La transformation de l’azote est complétée par un autre organisme tout différent de la nitromonade ; le ferment qui porte l’oxygène sur l’acide nitreux pour l’amener à l’état d’acide nitrique est formé de petits bâtonnets de forme anguleuse, irrégulière, n’exerçant que sa fonction spéciale de suroxydation, mais tout à fait incapable de provoquer l’oxydation de l’ammoniaque ; il y a là une division du travail des plus intéressantes.

Quand on obtient dans un milieu de culture approprié des nitrates, c’est que ce milieu renferme deux micro-organismes différens, la nitromonade transformant l’ammoniaque en acide nitreux, les bâtonnets transformant à leur tour l’acide nitreux en acide nitrique.

Dans les sols cultivés, ils sont habituellement réunis, et c’est sous forme de nitrates que l’azote combiné est utilisé par les végétaux. Ainsi que nous l’avons dit déjà à plusieurs reprises dans le cours de cet article, les nitrates exercent sur leur croissance une influence tellement décisive que les cultivateurs n’hésitent pas à s’imposer de lourdes dépenses pour se les procurer et que 500,000 tonnes de nitrates sont introduites chaque année en Europe.

Ces engrais viennent s’ajouter aux nitrates qui se produisent spontanément dans nos sols quand les conditions favorables à la nutrification y sont réalisées.

Étudions donc minutieusement, les unes après les autres, ces conditions ; nous serons récompensés de notre effort par la certitude que cette étude va nous donner des notions précises sur la fertilité des terres arables.

Ces conditions sont nombreuses, toutes doivent être remplies pour que la nitrification se produise ; et, tout d’abord, il faut que le sol renferme la matière azotée à transformer. Or, dans les terres qui ne reçoivent pas d’engrais, cette matière est l’humus qui doit, à la résistance qu’il présente à l’action des fermens, son abondance dans la plupart des terres ; cette résistance est telle que très souvent la quantité de nitrates formée en temps utile, par l’action qu’exercent les fermens, n’est capable d’alimenter que de faibles récoltes. Pour qu’elles deviennent plus abondantes, il faut apporter des matières plus attaquables que l’humus, le fumier notamment, dont les sels ammonicaux se transforment rapidement, tandis que ses matières organiques n’entrent en jeu que plus lentement. On introduit encore dans le sol bien d’autres matières organiques azotées ; le Midi consomme en grandes quantités les tourteaux des graines oléagineuses que cèdent à la culture les huileries de Marseille. Parmi les engrais organiques azotés, les uns, tels que le sang, évoluent rapidement ; d’autres, la laine, le cuir, beaucoup plus lentement, et à ce titre conviennent surtout aux cultures arbustives, à celle de la vigne notamment.

Les transformations de ces matières complexes n’ont lieu, nous l’avons dit, que sous l’influence des fermens nitriques ; ceux-ci sont très répandus, MM. Muntz et Aubin ont pu constater leur présence non-seulement dans toutes les terres cultivées qu’ils ont examinées, mais encore dans des lieux déserts et même des stations élevées telles que le pic du Midi ; en revanche, les fermens nitriques paraissent être cantonnés dans les couches superficielles du sol ; à une certaine profondeur, ils deviennent rares, puis, plus bas, disparaissent.

Les fermens nitriques sont des agens d’oxydation ; par suite, on conçoit qu’ils ne travaillent qu’autant qu’ils se trouvent dans une atmosphère oxygénée. Cette condition est bien loin d’être toujours remplie ; si l’air circule aisément dans une terre ameublie par les instrumens, assainie par un sous-sol perméable, par des fossés d’écoulement ou par le drainage, il n’en est plus de même dans une terre plate, à sous-sol imperméable, non drainée. Un sol semblable se gorge d’eau pendant l’hiver, l’air n’y circule pas, la nitrification s’arrête. — Dans les terres fortes, argileuses, elle est parfois difficile à cause de leur compacité, elle est plus facile dans les terres légères et humides ; cet avantage des terres sablonneuses est compensé par leur facile dessiccation ; or, l’humidité n’est pas moins nécessaire à l’évolution des fermens que l’air lui-même ; dans une terre sèche, tout s’arrête, l’ammoniaque introduite persiste.

À ces conditions : présence des fermens, d’une matière nitrifiable, de l’air et de l’eau, s’en ajoutent d’autres encore. La nitrification ne se produit qu’entre des limites de températures comprises entre 10° et 45 degrés ; quand, en hiver, le froid sévit, les fermens nitriques ne fonctionnent pas, ils ne travaillent pas davantage dans les terres brûlées par les radiations solaires ; enfin, la production des nitrates n’est abondante que dans les terres où il existe du calcaire. Il arrive très souvent qu’un ferment vit mal dans un milieu renfermant en quantité sensible les produits formés par ce ferment même ; l’activité des fermens alcooliques s’atténue dans un liquide chargé d’alcool ; les fermens qui transforment le sucre en acide lactique ou en acide butyrique cessent de travailler si le liquide, dans lequel ils ont été ensemencés, ne renferme pas de carbonate de chaux destiné à saturer les acides produits à mesure de leur formation. Il en est de même du ferment nitrique, il n’entre pas en jeu dans un milieu où les acides produits ne sont pas saturés par le calcaire.

De là, la grande utilité des apports de chaux ou de marne dans les terrains granitiques. Le Limousin, qui était misérable à la fin du siècle dernier, a été transformé du jour où les chemins de fer ont permis d’y faire arriver les chaux du Berry ; de bonnes prairies, couvertes de légumineuses, ont remplacé les pâturages médiocres composés des plantes qui vivent dans les terrains acides ; la culture du froment s’est substituée à celle du seigle. La nitrification est languissante cependant, aussitôt après l’apport de la chaux caustique ; le milieu est trop alcalin pour que les fermens nitriques y prospèrent ; mais très rapidement la chaux s’unit à l’acide carbonique aérien, la causticité disparaît, les nitrates se forment régulièrement, et le sol devient fertile.

Quand toutes ces conditions sont réalisées, la végétation des espèces végétales qui bénéficient davantage des nitrates est prodigieuse. Un des plus beaux exemples connus est fourni par les marches de Milan, constamment arrosées par de l’eau mélangée d’eau d’égout. Elles fournissent annuellement six ou sept coupes d’herbe ; ces terres sont louées 500 francs l’hectare.


VI

La formation des nitrates est, nous l’avons dit plusieurs fois, la condition même de la fertilité. Il est, par suite, du plus haut intérêt de la suivre attentivement, non seulement dans les expériences de laboratoire, mais aussi sur des sols en place, nus et cultivés. — Or, cette étude est facilitée par une propriété très fâcheuse que possèdent les nitrates : contrairement à ce qui arrive pour d’autres élémens de fertilité tels que l’acide phosphorique, la potasse ou l’ammoniaque, ils ne sont pas retenus par la terre ; si on fait filtrer une dissolution de nitrate au travers d’un sol, on trouve que la dissolution est aussi chargée après son passage qu’elle l’était avant, tandis que, si on avait fait filtrer au travers du sol une eau chargée d’ammoniaque, de potasse ou d’acide phosphorique, on ne trouverait en général dans l’eau d’égouttage qu’une minime fraction des élémens dissous introduits. C’est ce qu’il est facile de vérifier en étudiant les eaux de drainage. — On sait que lorsqu’une terre repose sur un sous-sol imperméable, il est de toute nécessité de provoquer artificiellement le départ des eaux quand celles-ci ne trouvent pas, dans la disposition inclinée du sol, un écoulement naturel ; on procède alors au drainage en creusant dans le champ reposant sur cette couche imperméable une série de fossés, au fond desquels on dispose des tuyaux en terre poreuse fixés, bout à bout, à la suite les uns des autres ; on recouvre les drains avec la terre, l’eau s’infiltre dans les tuyaux poreux et s’écoule dans un ruisseau. Ces eaux, très habituellement chargées de nitrate de chaux, ne renferment ni potasse, ni ammoniaque, ni acide phosphorique.

MM. Lawes et Gilbert ont donné un grand nombre d’analyses des eaux provenant du drainage du champ sur lequel ils ont établi la culture continue du blé. J’ai moi-même consacré plusieurs années à l’étude des eaux de drainage soit de terres maintenues sans végétation, soit plus récemment de terres portant des plantes variées. À l’imitation de ce qu’avait fait déjà M. Berthelot, j’ai adopté pour l’étude du drainage des terres nues une méthode qui permet de varier beaucoup les expériences. J’ai fait construire de grands vases en terre vernissée à l’intérieur ; ces vases sont soutenus par un trépied en fer, au-dessus de flacons dans lesquels s’écoule, par un orifice muni d’un bouchon et d’un tube de verre, l’eau qui a traversé le sol ; on place au fond des vases un lit de cailloux pour assurer l’écoulement, puis au-dessus la terre que l’on veut mettre en expériences. Les vases en renferment 60 kilos environ ; ils se prêtent très bien, ainsi qu’il vient d’être dit, à l’étude des eaux de drainage provenant des terres sans végétation ; mais quand il s’agit des terres cultivées, ils ne donnent plus que des indications incertaines. Nos plantes de grande culture vivent mal dans un cube de terre restreint où leurs racines ne s’étalent pas à l’aise. Le blé, l’avoine, les betteraves, le maïs, le chanvre, sont restés chétifs quand j’ai voulu les semer dans ces vases de faibles dimensions et j’ai dû opérer autrement.

J’ai fait construire au champ d’expériences de Grignon de grandes cases, en ciment imperméable ; elles ont 2 mètres de côté en long et en large et 1 mètre de hauteur, elles présentent donc une capacité de 4 mètres cubes et renferment 5 tonnes de terre ; les récoltes sont excellentes, analogues à celles qu’on obtient en pleine terre. Le fond de ces caisses est incliné d’arrière en avant, creusé en forme de rigole ; à la partie la plus déclive on a ajusté un tuyau de plomb qui envoie les eaux dans de grandes bonbonnes où elles sont recueillies, mesurées et analysées.

Toute l’eau tombée sur une terre nue ne la traverse pas pour arriver jusqu’aux drains : si pendant l’hiver presque toute la pluie est évacuée par les drains, pendant le printemps une partie seulement de l’eau est recueillie ; une fraction importante est évaporée ; cette fraction devient considérable pendant l’été, la terre est échauffée par les radiations solaires et l’évaporation enlève presque la totalité de l’eau tombée. Il n’en est plus ainsi à l’automne ; à mesure que la température baisse, l’évaporation s’amoindrit et l’eau recueillie augmente.

Quand on analyse l’eau de drainage aux diverses époques de l’année pour déterminer les nitrates qu’elle entraîne, on n’en trouve qu’une faible quantité en hiver, la proportion augmente pendant le printemps, devient notable en été et à l’automne. — En multipliant le poids d’azote nitrique contenu dans chaque litre d’eau écoulée, par le nombre de litres recueillis, on obtient la quantité d’azote nitrique produite aux différentes époques. Si, enfin, on prend la moyenne des nombres obtenus par l’étude des eaux de drainage de terres très différentes les unes des autres, pendant les années 1890, 1891 et 1892, puis qu’on les rapporte à la surface sur laquelle portent toutes les comparaisons agricoles, à l’hectare de 10,000 mètres carrés, on arrive aux nombres suivans, singulièrement instructifs :

Azote nitrique produit par hectare :


Printemps 17 kil. 8
Été 26 kil. 4
Automne 40 kil. 6
Hiver 11 kil. 8

Nous avons déjà indiqué qu’une bonne récolte moyenne exige environ 100 à 120 kilos d’azote combiné. Or cet azote doit être à la disposition de la plante pendant le printemps et le commencement de l’été ; dès la fin de juin, le blé ou l’avoine n’assimilent plus ; la betterave, il est vrai, absorbe les nitrates formés plus tardivement, mais sans grande utilité ils s’emmagasinent dans la racine où ils sont singulièrement gênans, nuisant à la santé des animaux qui consomment ces betteraves ou entravant l’extraction du sucre. — En réalité, les nitrates du printemps et ceux du commencement de l’été sont les seuls utiles ; ceux qui se forment pendant la fin de l’été, l’automne et l’hiver sont habituellement entraînés par les eaux de drainage, jetés aux rivières, à la mer, perdus.

Les chiffres précédens montrent que la nitrification au printemps est absolument insuffisante. Il est facile d’en comprendre la raison : à cette époque la terre est habituellement assez humide, mais la température est trop basse pour que les fermens entrent vigoureusement en jeu, et c’est pour compenser cette insuffisance de la nitrification de l’humus, que nous enfouissons dans le sol des engrais azotés, du fumier dont les sels ammoniacaux se transforment aisément, et surtout du nitrate de soude. C’est parce que la nitrification du printemps est insuffisante, qu’une flotte entière est sans cesse occupée à introduire en Europe le nitrate de soude qu’elle va péniblement chercher sur la côte du Pacifique ; c’est à cause de cette insuffisance que l’Europe importe, ainsi que nous l’avons dit déjà, chaque année 500,000 tonnes valant de 200 à 300 francs la tonne, représentant par conséquent une valeur de 100 à 150 millions, presque entièrement payée par la culture.

Visiblement, les cultivateurs ne consentent à débourser une si forte somme que parce qu’ils ont reconnu que cet engrais était absolument efficace, et qu’ils n’obtenaient de pleines récoltes qu’à la condition d’ajouter aux faibles qualités d’azote nitrique qui se forment dans leur sol, 200, 300 kilos de nitrate de soude.

Ainsi, malgré l’abondance de l’humus que renferment tous nos sols cultivés, bien que la proportion d’azote qu’ils contiennent soit souvent cent fois supérieure aux besoins des récoltes, l’inertie de cet humus est telle, la résistance qu’il oppose aux fermens si énergique, qu’il nous faut faire des dépenses considérables d’azote combiné, qu’il nous faut importer à grands frais du nitrate de soude ; cette importation est nécessaire, parce que nous ne savons pas déterminer dans nos terres, au printemps, une abondante formation de nitrates.

Cette résistance de l’humus est-elle invincible ? N’existe-t-il aucun moyen de surexciter l’action des fermens ? M. Schlœsing, il y a déjà plusieurs années, a remarqué que, si on triture une terre, dans laquelle la nitrification est faible, on l’active ; il en donne une raison excellente ; les fermens ne se déplacent pas dans le sol comme dans un liquide, ils restent fixés dans la très mince couche d’eau qui adhère à chaque molécule de terre. C’est dans ce domaine très restreint qu’ils opèrent, épuisant leur action sur les matières voisines, puis cessant leur travail quand ces matières ont été transformées, pour ne le reprendre que si d’autres substances viennent remplacer celles qui ont disparu sous l’action même des fermens.

J’ai reconnu que lorsque toutes les autres conditions favorables à la nitrification sont réunies, cette trituration du sol donne une prodigieuse énergie au phénomène et qu’il apparaît dans les terres bien remuées des quantités de nitrate formidables, bien supérieures à celles qui sont nécessaires aux récoltes les plus abondantes. La réunion de ces circonstances favorables se rencontre parfois fortuitement. On reçoit dans un laboratoire de chimie agricole un envoi de terre, on le met en expériences ; il fournit des nitrates en telle abondance qu’on croit au premier abord que la terre a été additionnée de nitrates, et qu’il faut s’assurer que l’acide azotique est bien combiné à la chaux et non à la soude, pour comprendre que cette production exubérante est due à ce que la terre, au moment de son prélèvement, pendant le voyage et sa mise en expériences, a été remuée, secouée, intimement mélangée. Il est facile au reste de déterminer, au laboratoire, dans une terre, une formation de nitrate excessive, en la triturant avec beaucoup de soins et la maintenant humide ; si elle est sèche, la trituration ne produit aucun effet.

Ces notions récemment acquises éclairent singulièrement les pratiques agricoles. Que font les hommes qui travaillent la terre ? Pourquoi ont-ils, depuis l’antiquité la plus reculée, attelé à un pieu durci au feu un bœuf, un cheval, un âne, et ont-ils chaque année, souvent plusieurs fois dans la même année, ouvert le sol ? Pourquoi, à mesure des progrès de la civilisation, ont-ils apporté tous leurs soins à construire des charrues de plus en plus puissantes ? Pourquoi à ce travail de la charrue ajoutent-ils aujourd’hui celui d’une herse à dents pointues et recourbées, qui, promenée sur les grosses mottes de terre qu’a laissées la charrue, les brise, les triture et les réduit en poudre ?

Depuis des siècles, ce travail de la terre est l’occupation principale des cultivateurs ; c’est le travail par excellence, le labor, et l’homme qui s’y livre, le travailleur, s’appelle encore laboureur. Que fait ce laboureur ? Deux choses : il ouvre son sol et le rend propre à emmagasiner de l’eau, à la retenir, sans la laisser couler comme elle ferait sur un sol durci, pour que la terre saturée d’humidité puisse fournir à la plante, au printemps, l’eau qui lui est nécessaire ; en outre, il dissémine, bien qu’il l’ignore encore profondément, le ferment nitrique.

On trouve souvent cent fois plus de nitrates dans un échantillon de terre remuée que dans un autre échantillon de même nature, maintenu dans les mêmes conditions d’humidité et de température, mais laissé en repos. Et ce n’est pas sans un amer retour sur la lenteur de la marche de l’esprit humain, qu’on songe qu’il a fallu attendre jusqu’à la fin du XIXe siècle que M. Pasteur ait dévoilé le rôle immense des micro-organismes, que MM. Boussingault et George Ville eussent découvert le rôle prépondérant des nitrates dans l’alimentation végétale, que MM. Schlœsing et Muntz établissent que la nitrification est une fermentation, pour qu’on comprenne enfin la raison du travail auquel les hommes se livrent depuis la plus haute antiquité.

Visiblement, tels que nous les exécutons aujourd’hui, ces travaux sont insuffisans ; si nous sommes contraints, afin d’avoir d’abondantes récoltes, d’acheter du nitrate de soude, c’est à coup sûr parce que nous ne provoquons au printemps dans nos terres qu’une nitrification trop faible. La charrue, en effet, découpe le sol en tranches qui sont retournées, la bande tout entière est déplacée d’un bloc, chacune de ses parties fait une demi-révolution dans un même plan, et toutes ces molécules déplacées restent par rapport les unes aux autres dans la position qu’elles occupaient avant ce déplacement ; ce premier travail, excellent pour ouvrir le sol aux eaux de la pluie qui doivent s’y emmagasiner, ne mélange pas les unes aux autres les diverses parties du sol ; la trituration, la dissémination des fermens n’a pas lieu.

La herse, ce cadre de bois ou de fer armé de dents, fait un peu mieux. Elle brise les mottes formées par la charrue, elle entraîne quelques particules de terre, elle les déplace ; son travail est efficace, aussi ne se borne-t-on pas à herser les terres Dues, les cultivateurs hardis font passer cet instrument dans les champs de blé au mois d’avril, quand la jeune plante bien enracinée est capable de résister au dur travail qu’elle va subir. — Le proverbe dit : « Si tu herses ton blé, ne regarde pas derrière toi. » C’est qu’en effet l’aspect est lamentable, les tiges sont brisées, piétinées par les attelages ; à la place des lignes vertes, agréables à l’œil, que présente le champ qu’on attaque, on ne voit plus qu’un désordre qui semble irrémédiable ; quinze jours plus tard, tout est réparé, les tiges couchées se sont enracinées de nouveau, le blé a tallé. C’est l’effet visible, mais certainement aussi ce travail de trituration a pour effet de disséminer les fermens, de les répandre, de les mettre au contact de matières nitrifiables encore intactes, sur lesquelles ils peuvent exercer leur action.

Les constructeurs ont, au reste, imaginé des appareils d’un travail plus efficace que ceux que nous employons d’ordinaire. Je ne serais pas étonné notamment qu’un instrument à dents nombreuses disposées en chicane les unes par rapport aux autres, sur plusieurs rangées successives, variante du scarificateur, méritât d’être plus répandu qu’il ne l’est encore. Il n’est pas douteux que lorsqu’on sera convaincu qu’en opérant autrement qu’on ne le fait actuellement on peut sinon éviter, au moins beaucoup restreindre, les très lourdes dépenses qu’entraîne l’acquisition du nitrate de soude, on ne réussisse à construire des appareils propres à remuer le sol, à le mélanger et à y provoquer une nitrification de printemps assez active pour que l’emploi des engrais azotés autres que le fumier de ferme devienne inutile.


VII

Il ne suffit pas de provoquer la nitrification au moment où elle est utile, il faut encore, sinon la restreindre à l’automne, au moment où la plupart des récoltes sont abattues, au moins empêcher les nitrates de disparaître. En moyenne, pendant les quatre dernières années, les pertes dues aux entraînemens par les eaux de drainage, que j’ai eu occasion de constater, ont été à l’hectare de 40 kil. 6 d’azote nitrique, ce qui correspond à 250 kilos de nitrate de soude, c’est-à-dire à une dépense comprise entre 60 et 70 francs par an, qui représente le loyer d’un grand nombre de terres passables de notre pays.

Ces pertes sont dues exclusivement à l’écoulement des eaux qui traversent le sol, quand il est nu, dépouillé de ses récoltes ; c’est là ce qui arrive dans toute notre région septentrionale, notamment dans la partie la plus riche et la plus prospère, celle du Nord-Est, où domine la culture de la betterave, qui revient tous les deux ans, alternant avec le blé. L’année où le sol porte des betteraves, les pertes sont minimes, la plante est arrachée tardivement, et son feuillage abondant couvre encore le sol pendant la plus grande partie du mois d’octobre, évaporant l’eau tombée, empêchant les drains de couler ; l’automne dernier, tandis qu’on recueillait la valeur de 6 millimètres d’eau de drainage échappée à une culture de betteraves, une terre qui avait porté du blé en laissait couler 35 millimètres. En moyenne, l’hectare de betterave n’a perdu que 6 kil. 6 d’azote nitrique, l’hectare de blé 54 kil. 6.

Pour éviter ces pertes, il faut empêcher l’écoulement de l’eau de la pluie par les drains ; rien n’est plus aisé : les végétaux sont de puissans appareils d’évaporation, aussi ne voit on l’eau traverser le sol qu’après la récolte ; tant que la terre est couverte, toute l’eau tombée est rejetée dans l’atmosphère par la transpiration végétale. Il ne faut donc pas qu’à l’automne la terre reste découverte, et aussitôt que la moisson est faite, il faut remplacer la récolte abattue par une culture dérobée. Presque toujours, immédiatement après la moisson, on fait passer sur les chaumes de blé ou d’avoine une charrue légère, un scarificateur qui entr’ouvre le sol ; c’est là ce qu’on appelle donner un labour de déchaumage ; cette opération est très utile. Par ce labour on déracine les mauvaises herbes, on permet à la pluie de pénétrer le sol et de l’ameublir assez complètement pour que les labours profonds deviennent possibles ; mais si, entre ce labour de déchaumage d’août et les grands travaux de fin octobre, la terre reste nue, les pluies, habituellement abondantes en septembre, s’infiltrent dans le sol et lui enlèvent les nitrates formés pendant l’été et non utilisés. Presque toujours les eaux de drainage sont très chargées à l’automne, et on en conçoit facilement la raison. Si la pluie a été fréquente pendant l’été, les deux conditions favorables à la nitrification : humidité, élévation de température, se sont réunies, mais comme, en général, la plus grande partie de l’eau tombée pendant l’été a été évaporée, l’écoulement ne se produit qu’au moment où arrivent les abondantes précipitations d’arrière-saison. Si, au contraire, la pluie est rare pendant l’été, la terre reste chaude jusqu’à l’automne, et c’est seulement à ce moment-là que les nitrates se produisent. Ils apparaissent aussitôt que la pluie amène le sol à l’état convenable au travail des fermens, et comme la terre est nue, qu’elle ne porte aucune plante capable d’évaporer l’eau tombée et de s’emparer des nitrates formés, ils sont entraînés et perdus.

Ces pertes, considérables nous le répétons, des nitrates pendant l’automne, sont réduites ou même radicalement supprimées par les cultures dérobées. Au mois d’août 1891, on a semé au champ d’expériences de Grignon, soit une légumineuse : de la vesce, soit une autre plante à développement rapide : de la moutarde ; après quelques jours, les champs étaient verts, et tandis que les drains placés au-dessous des terres nues coulaient à plein tuyau, ceux qui assainissaient les terres ensemencées restaient secs. En 1892, les pluies ont été trop abondantes pour que l’évaporation des cultures dérobées pût rejeter toute l’eau tombée ; mais cependant les eaux recueillies au-dessous des cultures de vesce n’ont pas entraîné au-delà du tiers ou du quart des nitrates perdus par les terres nues[5].

Que deviennent les nitrates qui se forment aussi bien dans les terres couvertes de cultures dérobées que dans les terres nues, mais qu’on ne retrouve pas dans les eaux de drainage des terres emblavées ? Il importe de le savoir. Si ces nitrates restent en nature dans le sol, ils seront entraînés pendant l’hiver, la perte seulement retardée, et le bénéfice des cultures dérobés singulièrement réduit. L’analyse des eaux de drainage d’hiver montre très bien qu’il n’en est pas ainsi ; les nitrates d’automne ont été saisis par les jeunes plantes. Ils sont transformés en matières azotées, leur azote est pendant tout l’hiver soustrait à toutes les causes de déperdition.

À la fin d’octobre, au commencement de novembre, les récoltes dérobées sont enfouies ; quand la culture a réussi, les plantes enterrées pèsent de 15,000 à 18,000 kilos ; elles renferment de 60 à 80 kilos d’azote correspondant à 12,000 ou 16,000 kilos de fumier de ferme, c’est une petite fumure.

Les plantes enfouies ne se décomposent qu’au printemps suivant, où l’azote qu’elles renferment reparaît à l’état de nitrates. La décomposition des végétaux enterrés est lente ; en effet, avant que leurs tissus aient été la proie des insectes, des champignons, des bactéries, un temps assez prolongé s’écoule, et il arrive même qu’on ne retrouve pas pendant l’année suivante, à l’état de nitrate, tout l’azote que la culture dérobée a maintenu dans le sol ; on l’a enrichi en cet humus dont nous avons reconnu la stabilité.

Quoiqu’il en soit, la terre a conservé un élément de richesse qui est habituellement perdu ; quand, ainsi que le recommandaient déjà les agronomes latins, ce sont des légumineuses qu’on sème à l’automne, à l’azote des nitrates vient s’associer l’azote de l’air fixé par les bactéries des nodosités, et l’opération devient ainsi plus profitable ; il est vraisemblable que ce mode de culture, encore cantonné dans quelques-uns de nos départemens, s’étendra à mesure qu’on en connaîtra mieux les avantages.

Quand, dans un laboratoire, on soumet une terre qui dégage de notables quantités d’acide carbonique, dues à la respiration des êtres qui y pullulent, à une température de 120 degrés pendant plusieurs heures, tout dégagement d’acide carbonique cesse ; on dit que cette terre est stérilisée, et l’expression dépasse la portée qu’on lui donne habituellement ; cette terre est bien, en effet, devenue stérile : toutes les réactions qui assuraient sa fécondité ont disparu, son activité est éteinte, elle est devenue incapable de fixer l’azote atmosphérique, de transformer son humus en ammoniaque, son ammoniaque en acide azotique : ses fermens sont tués. Ce n’est plus qu’une masse inerte dans laquelle la végétation devient aussi languissante que dans du sable calciné ; cet arrêt dans toutes les fonctions qui déterminent sa fertilité, aussitôt qu’elle est soumise à l’action du feu, justifie pleinement la belle expression de M. Berthelot : « La terre est quelque chose de vivant. »


P.-P. DEHERAIN.

  1. Voyez la Revue du 1er mai.
  2. Boussingault y avait réfléchi cependant, je me rappelle très bien lui avoir entendu discuter l’influence que pouvaient exercer sur l’oxydation de l’ammoniaque les micro-organismes, qu’il appelait familièrement les champignons de Pasteur.
  3. Voyez la Revue du 1er novembre 1892.
  4. L’azote s’unit à l’oxygène en plusieurs proportions : quand 14 d’azote prennent 40 d’oxygène, la combinaison formée est l’acide azotique ou nitrique ; quand 14 d’azote ne s’unissent qu’à 24 d’oxygène, c’est l’acide azoteux ou nitreux qui s’est formé.
  5. Perte d’un hectare de terre restée nue après blé, 54 kil. 6 d’azote nitrique.
    — — ensemencée en vesce,17 kilos —
    — — 13 kilos —