Les Fenians et l’Irlande

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Les Fenians et l’Irlande
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 68 (p. 996-1010).


LES FENIANS

Je voudrais donner une idée vraie du trouble qui agite l’Irlande, et qui mériterait à peine d’appeler l’attention, s’il ne montrait sous un jour tout nouveau deux choses bien tristes : l’absence de raison chez un peuple intelligent, et l’impuissance morale d’un gouvernement fort. Personne ici n’a lieu d’être fier, ni les Irlandais, ni le gouvernement anglais, ni le clergé catholique, ni nous-mêmes, car la civilisation moderne n’a pas su guérir les maux de l’Irlande. D’un côté, voici un peuple (ou pour mieux dire une partie d’un peuple) beau, aimable, spirituel, malheureux pour n’avoir pas su vaincre, et plus malheureux pour n’avoir pas su accepter la défaite. Chez lui, l’imagination a tué la raison. Il vit de rêves, de fantaisies, de chimères, et tombe dans la simplicité des peuples enfans. Trompé par la vivacité même de son esprit, il s’exalte, se soulève, et appelle la misère quand il croit acclamer la guerre. Prêt au martyre, il fuit par bandes à l’aspect des armes à feu, comme les Indiens du Mexique, et du Pérou devant Cortez et devant Pizarre. D’un autre côté, voici un gouvernement qui, après avoir été pendant des siècles cruel et tyrannique, est entré dans la voie des réparations. Il a rendu la liberté, il a rendu l’égalité. Si les mêmes lois produisaient les mêmes effets quand les circonstances sont différentes, on pourrait dire la situation de l’Irlande semblable à celle de l’Angleterre ; mais la liberté a été aussi impuissante à conquérir les Irlandais que l’avait été la tyrannie, la justice que l’injustice. En dépit des chemins de fer et de toutes les machines à vapeur, on en est encore au lendemain de la capitulation violée de Limerick. Quant au clergé catholique, son pouvoir est considérable. Depuis deux cents ans, il est en Irlande l’autorité morale. Grâce à la place qu’il occupe dans les cœurs, les classes pauvres sont restées éloignées des propriétaires aussi bien qu’étrangères au gouvernement. Seul, il inspire affection, respect et crainte. Qu’est-il arrivé ? En l’absence du lien social et du lien politique, les populations ont passé tout à coup du mysticisme religieux au mysticisme socialiste. Dans un moment d’enthousiasme, elles ont livré la direction de leurs volontés aux sociétés secrètes, comme elles la donnaient hier au clergé, comme elles la lui donneront probablement demain.

Sans doute la conspiration des fenians n’a jamais eu chance de succès. Contre la population protestante, qui est le quart de la population totale de l’Irlande, contre tous les propriétaires et tous les fermiers catholiques, contre le clergé catholique, contre dix mille hommes de police irlandaise et vingt-cinq mille soldats anglais, le tout appuyé par la puissance de l’empire britannique, — que pouvaient des malheureux sommés tout à coup d’obéir au serment qu’un ou deux ans auparavant ils avaient prêté à la fraternité feniane ? Les uns passent la nuit derrière les haies pour éviter d’être rencontrés chez eux ; les autres s’en vont pieds nus, souvent tête nue, par une neige fondante, au lieu du rendez-vous. Là, accablés de froid et de faim, ils commencent à réfléchir, et quand apparaît une patrouille, ils jettent leurs armes et s’enfuient dans la montagne pour y périr de besoin ou pour attendre les rigueurs judiciaires. À un point de vue étroit, on peut dire que l’ordre est mieux assuré qu’avant le soulèvement. Pas un homme de la police irlandaise, pas un soldat anglais de race irlandaise n’a passé aux insurgés, et leur imbécillité militaire doit inspirer à ceux-ci le plus grand découragement. Il est acquis qu’un soldat de police vaut cinquante fenians : quatre hommes de police en ont battu deux-cents ; quinze hommes de police en ont battu mille. On n’a pu juger du nombre des fenians que par la quantité d’armes abandonnées dans la fuite ; mais aucun de ceux qui ont été les témoins des faits ne trouvera sujet à plaisanterie dans les batailles de Tallaght, de Ballyhust et de Drogheda. C’est un spectacle effrayant que ce trouble d’esprit qui fait à la fois se soulever et ne pas se battre. Si ces gens sont fous, qui les a rendus fous ? Si ces gens sont lâches, qui les a faits lâches ? Cet appel aux armes a été impuissant, soit ; l’insurrection morale en est-elle moins redoutable ? Comment gouverner un peuple qui a tant de haine ? Si cette rébellion ne menace pas la sécurité de l’empire britannique, n’a-t-elle pas un allié certain et redoutable, la misère, la misère pour les insurgés, pour leurs femmes, pour leurs enfans, la misère pour tout le pays, cette misère de l’Irlande qui est pour la fière Angleterre une faiblesse et un discrédit dont elle sentira tout le poids dans les jours difficiles qui se préparent ?

Je ne discuterai pas la question de race, si souvent invoquée pour justifier la spoliation et la cruauté. Les soldats de police qui viennent de se montrer si fermes, et si braves ne sont-ils pas des Irlandais aussi bien que les fenians ? Y a-t-il de plus hardis matelots dans le monde que les Gallois et les Bretons ? ne sont-ils pas, comme les Irlandais, de race celtique ? C’est d’ailleurs une erreur historique de croire que les races ne se sont pas mêlées en Irlande comme dans le reste de l’Europe. Dublin et Waterford sont des colonies danoises ; Galway est une colonie espagnole. Du xie au xvie siècle, une foule d’établissemens anglais se sont formés en Irlande, et, par un singulier jeu de la fortune, les protestans du nord plantés sous Jacques Ier (pour me servir de l’expression consacrée) sont de race celtique, — des Écossais des îles, — tandis qu’une portion considérable des catholiques du sud et de l’ouest descendent des Saxons dépossédés par Cromwell, lorsqu’il distribua les terres du Leinster et du Munster entre les aventuriers qui lui avaient prêté de l’argent et les soldats de son armée dont la solde n’avait pas été payée[1]. Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’en Irlande la misère a ses traditions. Elle garde dans son cœur le souvenir indistinct et passionné d’un ordre social à jamais disparu. La civilisation moderne, mieux appropriée assurément aux destinées futures de l’humanité, s’est présentée à elle sous la forme de l’injustice, de la spoliation et du déshonneur national. Le bien a pris l’aspect du mal, et le sentiment s’est révolté contre la raison. C’est ce qui faisait dire souvent à l’un des enfans les plus dévoués de ce pays, lord William Fitzgerald : « L’Irlande est un paradoxe vivant. » À mon sens, l’affaire des fenians est un simple incident dans l’histoire des malheurs de l’Irlande, un incident douloureux, qui deviendra, suivant la conduite du gouvernement anglais, le point de départ d’une situation meilleure ou d’une profonde aggravation de misère. Je vais donc raconter les faits particuliers, pour arriver ensuite à des conclusions générales.

On sait que le fenianisme vient des États-Unis. Aussitôt la guerre civile d’Amérique terminée, les Irlandais américains qui avaient combattu avec le nord résolurent d’attaquer la domination anglaise, et dans cette pensée formèrent une association appelée la fraternité feniane, du nom de Fenius, roi de Phénicie, l’ancêtre légendaire d’une des trois nations qui peuplèrent primitivement l’Irlande. Il n’est pas de peuple moins soucieux de bien-être que le peuple irlandais, il n’en est pas de plus prompt à sacrifier les intérêts personnels aux passions générales. On donna tout ce qu’on put, on épuisa les plus petites épargnes, on se priva du nécessaire, et les recettes montèrent à plusieurs millions de dollars. Aujourd’hui l’Amérique n’est qu’à dix jours de traversée des côtes d’Irlande. Entre les deux pays, les communications sont incessantes ; ils se touchent en quelque sorte. Une foule d’Irlandais américains partirent, chargés de répandre de l’argent, de recueillir des engagemens et de préparer la guerre civile. Le succès de la propagande en Irlande fut égal à celui de la souscription en Amérique. Des milliers d’hommes prêtèrent l’un de ces deux sermens : celui d’être prêts à toute heure au combat, ou celui de favoriser de leurs vœux le succès de la république feniane.

Il est assez étrange que des gens qui se proposent de soulever un pays aristocratique, religieux et monarchique aient inscrit sur leur drapeau le partage des terres, la guerre au clergé et le renversement de la monarchie ; il est encore plus étrange que la hardiesse de ces nouveautés ait séduit au lieu d’éloigner. Ne nous étonnons pas cependant outre mesure ; sachons tenir compte de l’influence d’un élément nouveau dans les affaires d’Irlande : les Irlandais américains. L’égalité sociale des États-Unis grossièrement interprétée a conduit à l’idée du partage des terres en Irlande. Le pauvre y a des notions si confuses sur la propriété que l’idée du partage ne s’y associe pas nécessairement à la pensée de la spoliation. Dans ses rêves, il voit un chef propriétaire et au-dessous de celui-ci des propriétaires subalternes, en même temps possesseurs de la terre. L’antique usage du clan, qui autorise le propriétaire à vivre successivement à franc quartier chez chacun de ses fermiers, lui paraît une noble pratique, et le paiement d’une rente une odieuse tyrannie. Le communisme moderne s’est glissé inaperçu à travers les réminiscences du clan. D’ailleurs, en matière d’insurrection irlandaise, les idées sont peu de chose, la déclamation est tout. Réveillez les souvenirs nationaux, charmez les illusions nationales, et vous entraînerez. La fraternité feniane n’est peut-être pas au fond l’ennemie du clergé ; elle est la rivale de son pouvoir. Elle dit : « Voilà deux siècles que l’Irlande est conduite par des prêtres, et elle n’a point fait un pas vers la conquête de sa nationalité. Nous, nous avons vécu aux États-Unis, nous y avons connu la liberté, nous y avons appris à faire la guerre, nous venons d’écraser l’esclavage dans le sud. Voulez-vous avoir foi en nous ? voulez-vous nous obéir ? Nous conquerrons la nationalité, et nous vous donnerons la république, qui est le gouvernement des forts. » Il faut savoir le prestige qu’exerce l’Amérique sur les imaginations en Irlande ! L’Amérique, c’est le pays de la liberté, c’est le pays de l’abondance, c’est le pays de la virilité. En face d’un Américain, un Anglais n’est rien. Les Irlandais se sont dit : Avec l’aide de l’Amérique., nous conquerrons notre indépendance, et nous rendrons au nom irlandais son lustre antique…. Oui, l’ambition de la gloire, le désir d’obtenir un renom dans le monde ont été pour beaucoup dans cette rébellion misérablement avortée, et ce qui l’a fait éclater, c’est l’idée de la supériorité des États-Unis sur l’Angleterre, idée que l’affaissement de la politique extérieure de la Grande-Bretagne a propagée parmi ses sujets mécontens.

L’action fut en retard ; les récriminations des intéressés nous diront bientôt pourquoi. En attendant, on comprend qu’il était moins dangereux de conspirer à New-York qu’à Dublin, et plus agréable de siéger à la table du conseil de la « fraternité, » d’y manier de l’argent, d’y exercer le pouvoir, que de parcourir l’Irlande traqué par la police, d’autant plus exposé qu’on agissait davantage et que le succès de la propagande appelait l’attention. Pendant ce temps, les chefs se divisèrent et s’accusèrent mutuellement de lâcheté et de rapine. Nombre d’agens subalternes furent pris, relâchés, pris encore. Plus on allait, moins on avançait. La foi des assermentés faiblissait. L’opposition du clergé de campagne, molle au commencement, devenait plus ferme et plus impérieuse à mesure que s’affichaient les doctrines fenianes. En voyant la division et la défiance miner le fenianisme, le gouvernement anglais pressentit que pour cette fois l’orage allait se dissiper, et quand eut lieu l’exécution, il arriva en effet ce qui est arrivé souvent, aux insurrections irlandaises : cette conspiration eut la destinée du monument que toute l’Irlande voulait élever, il y a deux ans, a la mémoire d’O’Connell. Il n’en reste d’autre trace qu’un poteau sur lequel on a écrit : Place du monument futur de Daniel O’Connell.

D’abord quelques coups firent long feu. L’affaire de Chester fut une de ces farces que les Irlandais aiment à jouer à leur gouvernement et à eux-mêmes, moitié sérieuse, moitié plaisante, une mystification prête à devenir une violence. A Killarney, le plus beau lieu de l’Irlande et de tout le nord de l’Europe, les choses furent un peu plus graves : les populations de la campagne marchèrent sur la ville ; mais, le chef qui devait les commander ayant été tué presque par hasard, chacun rentra chez soi et se moqua des troupes parcourant la montagne à la recherche de rebelles imaginaires. Le sérieux commence avec la nuit du mardi 5 mars 1867. Dans le mouvement qui se fait alors, on voit une sorte d’ensemble au milieu d’un grand désarroi. On dirait un coup de désespoir tenté par une minorité ardente, qui ne veut pas se retirer de la lutte avant d’avoir essayé quelque chose, et qui trouve moins honteux de se faire battre que de ne pas se battre du tout.

La nuit du mardi 5 mars au mercredi 6, le soulèvement eut donc lieu à la fois à Dublin et dans les environs, à Drogheda, à Cork, dans quelques parties du Limerick, dans la portion du Tipperary qui est au nord des Galtees (le Golden-Vale et le Glen of Aherloe) et au sud des mêmes montagnes, entre Mallow et Youghal, le Black-Water et le Lee. Sur cette étendue d’une longueur de soixante-dix lieues et d’une largeur de vingt ou trente à certaines places, une quarantaine de postes de police furent attaqués, et trois ou quatre rassemblemens considérables se formèrent, sans qu’aucun poste de plus de cinq hommes ait été pris, sans qu’aucun rassemblement ait jamais attendu l’approche d’une troupe quelconque. On a vu des bandes d’insurgés se former tout à coup et soudainement disparaître, et l’on s’est demandé si la rébellion était réelle ou imaginaire. Rien de plus simple pour qui connaît l’Irlande. Une partie de la population de la campagne y est toujours prête au soulèvement, et chacun sait que, s’il n’est pas pris les armes à la main, il n’a rien à craindre ; personne ne portera témoignage contre lui. Tout propriétaire ou fermier a donc été, pendant plus d’une semaine, sans savoir s’il se trouvait au milieu d’une population paisible, ou si, dans une heure, il ne serait pas attaqué par une foule insurgée. Faut-il entrer dans les détails ? Il répugne de tomber sur le faible et sur le vaincu. Que pouvaient faire ces malheureux quand neuf de leurs chefs de hasard, armés chacun d’un revolver, se sont laissé mettre des menottes et traîner en prison par quatre hommes de police ? Disons-le, car c’est une des causes de cette déroute étrange, on appelait Irlandais américain tout Irlandais ayant passé quelques jours en Amérique, et général quiconque portait un revolver.

Je me demande ce qu’ont voulu faire les fenians, et je ne trouve pas de réponse. Si leur plan était, comme on l’a prétendu pour eux, d’emporter les postes isolés, de paraître et de disparaître sans cesse pour harasser les troupes, alors pourquoi jeter leurs armes en se retirant ? alors surtout pourquoi ce rassemblement à Tallaght, à deux lieues de Dublin, à deux heures de marche du quartier-général de l’armée anglaise ? On voulait y réunir un grand nombre d’hommes, puisque, indépendamment des divers détachemens mis successivement en fuite par le sous-inspecteur de police Burke, plusieurs contingens qui ne rencontrèrent pas au rendez-vous le chef qu’ils devaient y trouver retournèrent chez eux. Une attaque sur Dublin avait été évidemment projetée. Pourquoi aussi un autre rassemblement campe-t-il tout un jour entre Tipperary et Thomas-town sur un de ces tertres de gazon qu’on appelle forts en Irlande. Il est probable qu’il y a eu plusieurs plans, ou, pour mieux dire, qu’il n’y a pas eu de plan concerté ou suivi. Le désordre était dans les conseils avant d’être sur le terrain ; la déroute a précédé le combat.

Au point de vue de l’art des conspirations, le complot irlandais-américain n’aura pas une grande place dans l’histoire des troubles civils. On y retrouve à chaque pas l’imprévoyance irlandaise et la témérité américaine. On voit qu’il a été ourdi par des Irlandais sur les quais de New-York. L’ignorance était telle parmi les membres du « conseil-chef-central » qu’il leur fallut appeler le secours d’un écrivain connu en Amérique par sa polémique en faveur de l’esclavage, et en Irlande pour avoir conseillé aux femmes de Dublin, dans un article de journal, de jeter du vitriol à la figure des soldats. Que dire de ce grand conseil, dont les membres paradent dans les rues de New-York et se croient incognito dans celles de Dublin ? Que signifie cette sorte de conseil aulique qui prétend diriger une insurrection nationale à dix-huit cents lieues de distance, ou à trois cents lieues, en admettant qu’il se soit transporté à Paris ? Les Irlandais d’Amérique exerçaient collectivement un grand prestige ; comment admettre cependant que des insurgés sans discipline suivraient au combat des inconnus qui leur seraient présentés sur l’heure, et se serviraient d’armes distribuées sur le lieu de l’action ? Il y avait mille chances pour que chefs et soldats ne se rencontrassent jamais. Et quelle dérision de faire croire à ces pauvres gens qu’on les aurait mis en état de renverser le pouvoir britannique en leur apprenant à marcher au pas ordinaire, le goose step, le pas d’oie, comme on dit en anglais ! Cette machine devait craquer dès qu’on la mettrait en mouvement. Mais c’est dans la partie la plus délicate de la politique, dans le gouvernement des esprits, que le fenianisme montre toute son imprévoyance. Ici on ne saurait accuser les membres du « conseil-chef-central. » Ce n’était pas leur affaire. Ils avaient confié à un secrétaire le soin de rédiger leurs proclamations ; celui-ci a sans doute donné les idées aussi bien que le style, car on retrouve son cachet dans toutes les productions de la littérature feniane. Donc il parut habile de blesser les sentimens de ceux auxquels on avait arraché le serment d’obéissance, et l’on attaqua le clergé catholique, c’est-à-dire l’Irlande, pour arriver à combattre l’Angleterre. Tout s’explique : l’évanouissement subit des bandes les plus considérables, la fuite à l’approche du combat, ainsi que l’absence d’attentats contre les personnes et les propriétés. On sent qu’une action a été exercée sur l’homme intérieur. Je n’en sais rien, mais ou je me trompe fort, ou beaucoup sont sortis de leurs maisons pour obéir au serment qu’ils avaient prêté et ont ensuite jeté leurs armes pour ne pas s’exposer à mourir en état de désobéissance à l’église. Que signifieraient, sans cela, ces armes et ces munitions déposées presque régulièrement le long d’un grand nombre de routes par des bandes qui n’étaient pas poursuivies et qu’on n’avait même pas vues. Plus encore que l’armée anglaise, le clergé catholique a vaincu le fenianisme.

On voudra sans doute connaître le langage officiel du clergé irlandais dans une circonstance si délicate pour d’ardens défenseurs de la cause nationale. Je vais traduire les principaux passages d’une lettre pastorale de l’archevêque de Cashel, qui réside à Thurles. Elle a été écrite au milieu du soulèvement, et je la choisis parce que l’archevêque de Cashel, est un des chefs les plus ardens du parti national, parce que son diocèse a été l’un des plus agités par le dernier mouvement.


« Très chers frères,

« J’ai à vous dire des choses qu’il n’est pas agréable d’entendre ; mais, quand le troupeau est en péril, le pasteur doit parler. Plusieurs parties de ces diocèses ont été le théâtre de troubles qui ont amené pour quelques-uns, grâce à Dieu pour un petit nombre, la perte de la vie… N’êtes-vous pas honteux de penser que des Irlandais, que des concitoyens, se soient livrés à une entreprise aussi folle que celle de 1848, qui, comme elle, plus qu’elle[2], n’a pas été soutenue par le courage, cette qualité dont nous sommes si fiers et qui est la dualité nationale ? Quel est le caractère presque unique du soulèvement de 1867 ? Des bandes de plusieurs centaines d’hommes ont, de tous côtés, attaqué des postes de police, et presque partout ont été repoussées et mises en fuite par des poignées de policemen comptant de six à douze hommes !

« Si nous avons lieu d’être honteux, nous avons lieu aussi de déplorer les actes de la dernière semaine et les machinations qui les ont provoqués. Quel est aujourd’hui l’état des choses en Irlande ? Une inquiétude, générale, les affaires frappées de paralysie, le capital en fuite, les ateliers fermés, la constitution suspendue et les familles plongées dans la douleur… Le pis n’est pas encore arrivé, et je ne dois pas garder le silence quand non-seulement les vies, mais encore les âmes de mon peuple sont en péril.

« Je déclare donc, comme je l’ai déjà déclaré en deux occasions solennelles, d’accord avec tous les évêques d’Irlande, que les sociétés secrètes sont condamnées par l’église sous les plus sévères censures. J’ajoute, avec toute la solennité que requiert la circonstance, que le mouvement présent, ayant pour objet le renversement du gouvernement de la reine en Irlande et l’établissement d’une république irlandaise, est un mouvement complètement insensé et criminel aux yeux du ciel par la raison qu’il est insensé[3]… Tous les souverains pontifes ont condamné les sociétés secrètes. C’est donc un devoir pour un catholique de cesser de faire partie de sociétés secrètes. Celui qui ne le ferait pas désobéirait à l’église et s’exposerait aux condamnations que l’église prononce contre ses enfans désobéissans. N’ayez pas de scrupules de conscience à l’égard du serment qui lie à de semblables sociétés. Au lieu d’être astreint à le tenir, on est astreint à ne pas le tenir. Comme dit le catéchisme dans sa brièveté et dans sa force, « il a péché en le prenant, il pécherait en le gardant… »

On s’est souvent demandé si des sujets avaient le droit de se révolter contre leur souverain et dans quelles circonstances ils pouvaient avoir ce droit. Une chose est au moins certaine, c’est qu’une révolte sans chances de succès ne peut se justifier. Sacrifier des vies sans espoir de succès comme compensation[4], non-seulement fait encourir une grande responsabilité devant les hommes, mais, constitue un grave péché aux yeux du ciel. J’affirme donc deux choses sans crainte d’être contredit. En premier lieu, le mouvement fenian n’a aucune chance de succès ; en second lieu, parce qu’il n’a aucune chance de succès, il est un mouvement coupable[5]

« Et quel moment ont-ils choisi ? Ce n’est pas celui où les forces de l’Angleterre sont occupées ailleurs, c’est celui où l’Angleterre a les mains libres et peut jeter toute sa puissance sur l’Irlande. Ce mouvement ne peut amener que des désastres. Mais supposons que les fenians tiennent tête à l’armée anglaise, à la marine anglaise, à tout le peuple d’Angleterre ; supposons qu’ils puissent reconquérir l’Irlande : pourraient-ils la garder ? Non ; l’Angleterre sacrifiera son dernier homme et son dernier shilling plutôt que de laisser l’Irlande se séparer d’elle. N’y eût-il pas d’autre raison, la proximité des deux îles oblige l’Angleterre à reconquérir l’Irlande à tout prix…

« Il est beau de mourir pour son pays ; mais tuer et se faire tuer pour changer le mal en pire[6], c’est un péché. Le crime s’aggrave en proportion des désastres, et il monterait à une énormité prodigieuse, si tout un pays était inondé de sang, ce qui arriverait nécessairement dans le cas d’une guerre civile en Irlande.

« Les choses étant ce qu’elles sont[7], moi, évêque, qui ai charge de dire la vérité, je déclare que le malheureux mouvement qui trouble à cette heure la paix du pays est un péché que l’église condamne sous les peines les plus sévères. Je m’adresse à tous ceux qui me reconnaissent pour leur pasteur : qu’ils abandonnent une entreprise insensée et criminelle ! La protection de Dieu ne les accompagne pas, la bénédiction de l’église ne les suit pas ; ils n’ont pas à compter sur les faveurs du ciel. Il était fou de s’engager dans cette affaire, il serait insensé d’y persévérer. Au nom de tout ce qui est sacré, la patrie, la femme et les enfans, au nom du Dieu vivant, j’en appelle à tous ceux qui se sont compromis pour qu’ils se désistent à l’instant…

« PATRICK LEAHY, archevêque de Cashel et d’Emly.

« Thurles, le 12 mars 1867. »

L’affaire feniane est-elle terminée ? Je le crois. Elle est du moins frappée à mort. Chefs et soldats doivent être dégoûtés les uns des autres. On avait promis à ceux-ci des généraux et des Américains ; on leur a donné de faux généraux et de faux Américains, des guerriers à plumets dont la plupart avaient gagné leurs grades dans les antichambres du « conseil-chef-central. » On avait promis à ceux-là une population ardente, disciplinée, liée par le serment et prête à se soulever au premier appel ; ils n’ont aperçu qu’un fantôme d’insurrection, s’évanouissant avec les vapeurs de la nuit. Depuis un mois, dans chaque église d’Irlande, on fait l’oraison funèbre de ces imposteurs, « qui se disaient fils de Patrick. » L’horizon va-t-il s’éclaircir après la disparition de ce nuage ? Je l’ignore. Probablement l’Irlande sera demain ce qu’elle était hier, un pays rebelle dans son cœur, bien qu’attaché chaque jour davantage à l’Angleterre par des liens qu’il est dans l’impuissance de briser. On en a une preuve assez frappante dans la séance tenue par le conseil municipal de Dublin pour voter une adresse au vice-roi à propos de l’insurrection feniane. Assurément le conseil municipal de Dublin, bien que librement élu par la capitale et composé de négocians respectables, n’a pas une grande importance politique, et les hyperboles de la rhétorique irlandaise ne sont souvent que de folles brises qui ne soulèvent pas les flots. Il n’en est pas moins remarquable qu’en face d’un mouvement qui blessait leurs sentimens et leurs intérêts, les membres du conseil municipal de Dublin aient tenu avant tout à manifester leur opposition nationale. « Pourquoi, a dit un orateur, va-t-on sacrifier à Moloch le sang de nos compatriotes ? Les coupables ne sont pas ces jeunes gens égarés par leur patriotisme. Ce sont ceux dont la froide politique les a fait se précipiter dans la montagne. L’Angleterre a brandi son épée à la face de l’Irlande dans les plaines de Clontarf[8]. Le Times a dit (et ce que dit le Times le gouvernement le dit) qu’il n’était pas permis de discuter la question du rappel. Qu’est-ce que cela signifie, sinon que le Times et l’Angleterre ont forcé l’Irlande à recourir aux armes ? Que le sang répandu retombe sur eux ! Du haut du trône, on a prêché l’insurrection et la rébellion. L’Angleterre a fêté Garibaldi et Mazzini, les apôtres de l’anarchie et de l’assassinat. Qu’elle ne s’étonne pas d’être brûlée par le feu qu’elle a allumé ! L’Angleterre est menacée par l’Irlande, et François-Joseph est sur un trône que soutient l’amour des Hongrois. Que ne sommes-nous traités par notre souverain comme les Hongrois l’ont été par François-Joseph ? » La majorité du conseil trouva ce discours inopportun, exprima la crainte qu’il ne fût mal interprété au dehors, mais en approuva les sentimens.

À force de sentir qu’ils ne sont pas les maîtres de leur destinée, les Irlandais ont fini par ne pas se croire responsables d’eux-mêmes. La chose publique n’est pas la leur. Les conséquences ne les regardent pas. L’impuissance dispense du devoir. Qu’une rébellion proclame des principes qui blessent les sentimens de l’Irlande et qu’elle aggrave tous les maux, les rebelles n’en sont pas moins des Irlandais ; c’est l’affaire de l’Angleterre de maintenir l’ordre, c’est celle de l’Irlande de montrer que son patriotisme ne fléchit dans aucune circonstance. Il y a de tout dans ce pays, sauf la masse complaisante qui fait chez nous la joie des gouvernemens, ou cette masse anglaise qui grogne dans son contentement. Ce n’est pas seulement un navire qui donne toutes ses voiles à la tempête, c’est un navire qui n’a pas de lest à bord. Si les apparences (ce dont je ne doute pas) sont pires que la réalité, si l’écume monte plus haut que les vagues, il n’en est pas moins vrai qu’un pays s’énerve et se pervertit à flotter sans cesse du mécontentement à la sédition. L’état de rébellion latente suffit à perpétuer la misère. En admettant, comme le pensent les Anglais, que la faute soit tout entière du côté des Irlandais, faudrait-il laisser une population se rendre volontairement misérable, comme jadis on a vu dans les colonies des nègres se tuer pour ruiner leurs maîtres ?

Que faire ? Le rappel de l’union ? — C’est impossible, et criminel parce que c’est impossible. L’archevêque de Cashel, l’ami d’O’Connell, l’héritier de ses principes, nous l’a dit dans son mandement : l’Angleterre ne peut le souffrir. Et ce qu’il n’a pas dit, ce qu’il ne pouvait pas dire, c’est que le rappel de l’union serait un plus grand malheur pour l’Irlande que pour l’Angleterre. L’union a renversé les lois pénales, facilité l’émancipation des catholiques et donné à l’Irlande, qui ne l’avait jamais connue, la liberté,

Heaven’s choice prerogative,


comme dit Thomas Moore. Sauf six semaines sous Jacques II et à la fin du dernier siècle un éclair de libéralisme qui s’est perdu dans la fange de la corruption, le parlement irlandais n’a jamais été à l’égard de l’Angleterre qu’un instrument de servilité et à l’égard de l’Irlande qu’un instrument de tyrannie. C’était, pour nous servir des termes du temps, l’englishry organisée contre l’irishry. Si par malheur le rappel de l’union avait lieu, comme on ne pourrait pas ramener en Angleterre les quinze cent mille protestans et les deux millions d’hommes de race anglaise ou écossaise qui sont nés en Irlande, il se ferait à l’instant même une effroyable dévastation et un effroyable carnage. On verrait se renouveler à la fois les horreurs du siège de Londonderry et les horreurs du siège de Limerick. L’issue même serait douteuse, et une juste clameur de réprobation éclaterait contre l’Angleterre dans toute l’Europe. — Alors, dira-t-on, écoutez les plaintes de l’Irlande, redressez ses griefs. — Très bien ; mais quels sont les griefs de l’Irlande ? Son passé et son malheur, c’est-à-dire ce que Dieu lui-même ne saurait effacer et ce que ni une liberté sincère, ni une juste économie sociale ne sauraient réparer à elles seules. Vous entendez les Irlandais parler de leurs griefs, et vous croyez qu’il s’agit de griefs actuels et présens. Nullement, ce sont des griefs qui remontent à la reine Anne, à Guillaume d’Orange, à Cromwell, à Élisabeth, aux Plantagenets. Dans son mandement sur les fenians, le cardinal Cullen, archevêque de Dublin, ainsi que M. l’archevêque de Cashel, dans une partie de sa lettre pastorale que je n’ai pu citer, affirment avec l’autorité qui leur appartient des vérités signalées plusieurs fois par la Revue : à savoir que le code barbare d’oppression appelé les lois pénales est depuis longtemps brisé, et que, sous le rapport de la législation, l’Irlande jouit d’une parfaite égalité avec l’Angleterre. Le fait est ancien, la reconnaissance du fait est seule nouvelle, et il faut rendre grâces aux prélats irlandais d’avoir enfin appris la vérité à l’Europe en la disant aux fenians. Il ne s’agit donc pas de donner la liberté à l’Irlande : elle l’a. Il s’agit de rendre l’Irlande tranquille et prospère, car elle ne l’est pas, et la possession de la liberté lui a rendu plus cruel le joug du malheur.

Que l’on ne m’accuse pas de paradoxe : l’Irlande ne se sent pas libre, parce qu’elle n’est pas gouvernée ; elle se croit abandonnée, exploitée, pillée, parce qu’elle n’est pas administrée. La liberté que lui a donnée l’Angleterre est nécessairement la liberté anglaise, c’est-à-dire le gouvernement de la société par elle-même. Si de toutes les formes de la liberté c’est la plus noble et celle qui donne le plus d’indépendance à chaque partie d’un empire, c’est en même temps celle qui, dans chacune de ces parties, met les hommes en présence sans intermédiaire et sans arbitres. Le gouvernement d’une société par elle-même, qui est une si belle chose en soi, devient une chose misérable quand tout est disputé, depuis la propriété jusqu’à la religion, depuis le fermage jusqu’à la nationalité. C’est une anarchie où les violences sont tempérées par les craintes. Un peu, très peu, de ce qui est excessif en France serait un grand bienfait pour l’Irlande.

Sur d’autres points, l’Angleterre, sans aucune mauvaise pensée, s’est laissé conduire par ses préjugés. — Elle croit que les substitutions et les grandes propriétés sont favorables à l’ordre social et à la production agricole. Cela est vrai ou cela est faux, vrai, si l’on veut, en Angleterre, et faux assurément en Irlande. Dans tous les cas, la raison d’état commandait de favoriser la transmission rapide et la division de la propriété dans un pays où une partie de la propriété avait une origine si fâcheuse. On ne l’a pas fait. Sauf la loi de sir Robert Peel sur les encumbered estates, qui ne peut avoir qu’un effet temporaire et partiel, on a laissé toutes les entraves qui empêchent les ventes et l’exécution des baux. On n’a pas même, pour la constatation du titre de propriété, établi une prescription, de telle sorte qu’à chaque emprunt hypothécaire il faut remonter aux confiscations de Guillaume ou aux spoliations de Cromwell et raviver la plaie toujours saignante. — On se trompe lorsque l’on croit que le gouvernement anglais est un pouvoir actif et prévoyant. Nullement ; dans les affaires intérieures (et c’est de celles-là que nous nous occupons), il est maladroit, routinier, sans vigilance ; tout irait à vau-l’eau, si la force sociale ne venait en aide, et si les mœurs ne suppléaient les lois. Des sommes considérables ont été données à l’Irlande pour les améliorations agricoles. Dans ce moment même, lord Naas prépare un projet pour donner aux fermiers, aussi bien qu’aux propriétaires, la faculté d’emprunter à l’état. La mesure est bonne, mais l’effet ne saurait être le même que celui d’une administration permanente de travaux publics payant directement les journaliers et relevant sans contrainte le prix des salaires. — Il est certain que les fenians s’étaient imaginé que la petite armée anglaise d’Irlande ne pourrait pas leur résister. Pourquoi ne leur avoir pas montré plus de troupes ? Pourquoi n’avoir pas envoyé des régimens de milice anglaise tenir un ou deux ans garnison en Irlande ? S’il y avait plus que le nécessaire pour vaincre les fenians, les fenians, de leur côté, n’ont-ils pas fait fuir les capitaux ? — Aucun pays n’est plus monarchique et surtout plus royaliste que l’Irlande. Un homme du peuple qui veut exprimer le comble de la douleur dit : « Cela m’a fait autant de peine que si la reine était morte. » Lorsque la reine débarquait à Kingstown il y a quelques années, le bruit s’étant répandu parmi la foule qu’elle allait bientôt donner le jour à un prince, ce cri passionné sortit de toutes les bouches : « appelez-le Patrick ! call him Patrick ! call him Patrick ! » L’effet que produirait en Irlande la présence d’une royauté véritable serait immense, puisque la cour du vice-roi, avec ses levers et son cérémonial de seconde main, y est populaire. — Mais l’Irlande ennuie l’Angleterre. Les Anglais ne savent pas ce que veulent les Irlandais et ne comprennent pas ce qu’ils disent. Ils les raillent dans leurs journaux, dans leurs romans, dans leurs pièces de théâtre, dans leurs caricatures. Ils s’amusent d’eux et ne s’en inquiètent pas.

Un peuple, quelle que soit sa gaîté d’esprit naturelle, ne saurait être de bonne humeur quand on le raille sans cesse. La moquerie du fort contre le faible et du riche contre le pauvre se paie partout en haine, et là même où n’existent pas de luttes nationales, la sympathie sincère et la délicatesse attentive ont peine à calmer les rancunes causées par l’inégalité des conditions. Les Irlandais ne dussent-ils accuser qu’eux-mêmes, avoir à supporter les misères du moyen âge en présence des raffinemens matériels et des duretés morales de la civilisation moderne, se sentir méprisé parce que l’on souffre, doit donner un effroyable cauchemar. Aussi, ce qui fait le trouble des esprits, ce n’est ni la conduite des propriétaires, quoiqu’elle n’ait pas toujours été bonne, ni la conduite du clergé catholique, bien que sa situation le condamne à exciter les passions, ni les grandes terres, ni les petites fermes, ni la guerre des religions, ni les luttes de race, ni aucune question spéciale ; aucune loi particulière, bonne ou mauvaise, ne saurait produire d’effet sensible. Lorsqu’à travers les déclamations furibondes, les réminiscences enfantines et les rêves absurdes, on pénètre jusqu’aux sentimens qui agitent les cœurs, on rencontre un sentiment noble et douloureux fait pour inspirer respect et sympathie : le sentiment de l’orgueil national offensé. L’Irlande a été tant de fois vaincue, tant de fois spoliée et plantée, qu’elle se croit toujours regardée et traitée comme telle. L’Angleterre lui répète si souvent qu’elle a été vaincue sans qu’elle puisse s’en défendre, qu’il faudrait un degré de sagesse ou de bassesse bien extraordinaire pour ne pas écouter l’appel des souvenirs et ne pas s’irriter des provocations. Sept siècles d’histoire affligent l’Irlande. Chaque rébellion si aisément réprimée ajoute à ses chagrins. Elle préférera rester troublée et misérable, elle sera toujours pour l’Angleterre un pays étranger et souvent un pays ennemi tant qu’un grand acte de réparation n’aura pas été accompli, tant que l’Angleterre n’aura pas cicatrisé la blessure de l’orgueil national irlandais en lui sacrifiant le plus violent de ses préjugés.

On ne peut écrire sur l’Irlande sans finir par la grave question des biens ecclésiastiques. Après la folie des peuples, il faut montrer la folie des gouvernemens. L’Angleterre sait ou du moins saurait, si elle y pensait, que c’est là une question de justice sur laquelle le doute n’est pas possible. Les trois quarts des Irlandais sont catholiques ; le quart protestant est mi-parti presbytérien, mi-parti anglican. Les sept huitièmes de la population sont donc lésés en faveur d’un huitième, et, l’on en conviendra, si l’égalité doit exister quelque part, c’est en matière de religion. L’Angleterre croit que la situation du clergé catholique en Irlande porte préjudice aux intérêts sociaux et politiques. Elle dit que le clergé sépare le propriétaire du cultivateur, et fait du citoyen l’ennemi de l’état. Pourquoi ne pas diminuer un pouvoir excessif en reconnaissant un droit incontestable ? Si l’on admet avec sir Robert Peel que la moyenne de la contribution remise volontairement au clergé catholique dans chaque paroisse d’Irlande est de 6,000 francs, on sent quelle perturbation économique doit produire une semblable contribution, payée presque uniquement par la classe la plus pauvre. Il n’est pas une commune de France qui ne fût plongée dans la misère, si une somme de même valeur devait être annuellement prélevée sur la partie de la population qui ne paie pas la cote mobilière. Le clergé irlandais, il est vrai, a refusé la proposition de sir Robert Peel, qui lui offrait le minimum de 6,000 francs pour chaque prêtre de paroisse. On ne saurait l’en blâmer, car du jour où il aurait été le pensionné de l’Angleterre, il aurait perdu, avec son pouvoir social et politique, une partie de son autorité religieuse. Ce refus même aurait dû avertir le gouvernement et le conduire à une proposition que le clergé catholique ne peut rejeter : la restitution pure et simple de ses biens, ou, pour parler avec plus de précision, le partage des biens ecclésiastiques suivant le nombre de fidèles de chaque croyance. Un seul argument a été opposé, celui-ci : si les catholiques forment la majorité en Irlande, ils sont la minorité dans le royaume-uni, et le clergé anglican d’Irlande fait partie de « l’église établie » d’Angleterre. Pourquoi cependant le même principe ne s’applique-t-il pas à l’Écosse ? — Parce que, dit-on, l’Écosse s’est volontairement unie à l’Angleterre, tandis que l’Irlande a été conquise ! — Toujours revient cette idée de conquête ; et c’est elle qui rend l’Irlande ingouvernable. À cet égard, les plus grands esprits se font les interprètes des préjugés les plus vulgaires. Le premier des historiens modernes de l’Angleterre, celui qui réunit à un si haut degré des qualités si diverses, l’art de la composition, l’aisance dans l’érudition, la grâce du langage, la clarté, le pathétique, le sarcasme, Macaulay, perd son jugement lorsqu’il parle de l’Irlande. Il proclame que le droit des races est supérieur à celui des individus. Il approuve la dépossession en masse des propriétaires du sol, et il appelle cette barbarie qui enfantera plus tard les lois pénales, « un moyen dur, mais efficace, de pacifier un pays. » Étonnez-vous ensuite d’entendre l’écho répéter sur les bruyères de l’Irlande : Si tu as du cœur, sois un rebelle !

Jules de Lasteyrie.


  1. On peut lire le récit exact, et en quelque sorte authentique, du partage des terres, en Irlande sous Cromwell dans le livre de M. Prendergast, intitulé The Cromwelian settlement in Ireland, Londres 1865. On y verra, par des preuves irrécusables, que les Anglais précédemment établis en Irlande n’ont pas été mieux traités alors que les Irlandais. Ils ont été refoulés avec ceux-ci derrière le Shannon, sous la dénomination d’Anglais dégénérés.
  2. Insurrection de Smith O’Brien.
  3. And because foolish, therefore sinful in the eyes of Heaven.
  4. As a compensation.
  5. Therefore it is a sinful movement.
  6. To make bad worse.
  7. This being so
  8. Cela veut dire que le meeting projeté à Clontarf, il y a plus de vingt-cinq ans, a été déclaré illégal et n’a pas eu lieu.