Les Femmes touristes de la Grande Bretagne

Les Femmes touristes de la Grande Bretagne
Revue des Deux Mondes, période initialetome 14 (p. 300-323).

LES


FEMMES TOURISTES


DE LA GRANDE-BRETAGNE.




On dirait que les voyageuses anglaises se sont partagé le monde. Devant moi, cinquante-deux volumes éclos de la plume de vingt-sept dames, -demoiselles, spinsters, ladies, governesses, marquises, comtesses, duchesses, femmes de marchands, de capitaines ou de pairs du Royaume-Uni, femmes à la mode, femmes de juges habitant les « jungles » de l’Hindoustan, ou de colons de la Nouvelle-Galles du Sud, filles de ces héroïques aventuriers qui vont abattre les chênes séculaires sur les bords du Mississipi et fonder quelque ville inconnue du côté du Texas, — prouvent bien que le globe appartient aux femmes anglaises. Depuis un siècle et demi, des cargaisons de demoiselles à marier sont annuellement expédiées de Londres à Calcutta, et vont embellir la lugubre opulence des nababs. Quelques-unes partent en riant pour l]’Australasie ou la tierra caliente de l’Amérique méridionale. Il y en a qui vont se perdre, armées d’un crayon et d’un album, à l’ombre des pyramides et dans les chambres souterraines construites par Chéops et Psammetichus ; d’autres qui vont causer avec Méhémet-Ali, et lui demander un brin de sa barbe pour le placer dans leur repository ; d’autres qui, moins aventureuses, endossent l’amazone de drap bleu, sautent lestement sur Fanny, la jument noire, et chevauchent, accompagnées de l’éternel album, de Paris à Florence et de Florence a Marseille, à travers Chambéry, le Simplon, le Languedoc et la Provence. Certaines frètent un yacht, le Dauphin ou l’Espérance, tournent le promontoire de Calpé, circumaviguent la péninsule ibérique, disent bonjour en passant à l’empereur de Maroc, et daignent toucher terre un matin, si le ciel gronde ou menace, si les orangers du rivage les attirent et les séduisent. Le même yacht sert à d’autres, plus hardies, pour traverser l’Atlantique et les jeter, toujours l’album en main, sur les plages nouvelles où la civilisation commence à se faire jour, les prairies du Nouveau-Monde et les montagnes décharnées de l’Orégon. Il en est qui, désertant leur race et leur patrie, acceptent la loi nouvelle d’un mari espagnol ou italien, et sont conduites, par la souple facilité de leur sexe, à railler vivement leurs anciennes amies et à se permettre de bonnes épigrammes contre les mœurs de May-Fair et le cant de Londres ou d’Édimbourg. Quelques-unes, surtout celles dont la main est encore à donner, procèdent par admirations anglaises et par citations savantes ; elles résument Plutarque, donnent des étymologies d’après Hésychius, analysent Gibbon, copient Villani, et ne décrivent pas le Vatican sans que le chevalier Lanzi, Micali, Mme de Staël, Rosini et Roscoë viennent à leur aide. Ce sont ’celles-là que j’aime le moins.

Mais savez-vous qu’en cinq ou six années cette locomotion merveilleuse de la race féminine anglaise a produit à peu près quinze mille pages, sans compter les aquatintes, lithographies et gravures sur acier dont leurs jolis volumes sont ornés ? Ces éclaireuses du genre humain ne sont pas toutes assurément des femmes de génie ou même d’esprit. Parmi tant de souvenirs personnels et de journaux de voyage tracés au retour, sous les yeux des amis attentifs et ravis, il y a bien des frivolités sérieusement dites, bien du jargon de bonne compagnie, bien de l’érudition trop facile qu’il ne faudrait pas réimprimer, — par exemple, quand l’une nous apprend que Gibraltar vient de Gebel-Tarik, et que les Maures sont probablement des Orientaux.

Ce ne serait point toutefois rendre un compte exact de la littérature anglaise et du mouvement subi par elle, que de passer sous silence les nombreuses femmes touristes qui publient tant de volumes après avoir visité tous les pays du monde. Quelquefois elles ont du talent, presque toujours de l’instruction, ou plutôt (comme s’expriment si bien les Anglais) de l’in formation ; elles sont surtout remarquables par cette énergie de volonté et cette vigueur souple qui se marient agréablement à d’autres qualités de leur sexe. On nous accuserait de pousser la généralisation au-delà des limites permises, si nous disions (ce qui est vrai pourtant) que l’héroïne du Nord a toujours eu, et qu’elle porte, dans les premiers poèmes scandinaves et germaniques, le même caractère de résolution féminine et d’indépendance plus dévouée que voluptueuse. Les Allemands possèdent un excellent mot (selbstændigkeit) pour exprimer cette vivacité forte d’une personnalité qui subsiste par elle-même, et tire d’elle ses propres ressources. Nous ne discuterons pas ici ce que l’on peut gagner ou perdre à ce mode féminin ; mais nous concevons que le penchant locomotif des dames anglaises soit, pour leurs pères et leurs maris, un grand sujet d’enthousiasme. « Où trouvera-t-on, dit l’un d’entre eux, des femmes qui vous écrivent quinze mille pages en six ou sept ans, et qui, à elles toutes, fassent plus de trente mille lieues de mer et de terre dans le même espace de temps ? » C’est en effet magnifique, et à Dieu ne plaise que je ne rende pas justice à une intrépidité si persévérante, à une force morale et musculeuse servie par tant d’activité de plume !

Toutefois il ne faudrait pas insulter nos femmes, comme un Anglais, dans une publication très distinguée, vient de s’en aviser à ce propos. De grace, laissez à chacun ses mérites ; de ce que la dame anglaise est autre chose, il ne faut pas conclure si vite que ce soit mieux. Elle a le jarret ferme, le coup d’œil pittoresque et la parole vive, nous en convenons ; elle publie aussi beaucoup, ce qui peut être considéré comme un bien ou un mal, selon le cas : mais, si vous lui sacrifiez toutes nos mères et toutes nos filles, si vous soutenez qu’elles sont des sottes et des ignorantes, nous serons de moins bonne composition pour les dames anglaises, écossaises et irlandaises qui couvrent la terre et l’océan ; nous reconnaîtrons moins facilement le courage, l’intrépidité, la bonne humeur, la grace hardie, dont elles sont douées, et surtout cette ravissante « absence de nerfs, » cette excellente vigueur d’un tempérament prêt à tout, et ce don merveilleux de se trouver bien sous diverses latitudes. Pourquoi jeter le gant à l’Europe entière, et, par cette chevalerie imprudente, exposer les beautés britanniques à de justes représailles ? Le champion des voyageuses anglaises est surtout cruel envers nos femmes. « La Française (ainsi s’exprime-t-il) a les yeux vifs comme la langue, elle saurait observer finement et décrire brillamment ; mais elle est gênée par une petite difficulté, une bagatelle, que nous sommes presque fâchés d’avoir à indiquer ; elle ne sait ni lire ni écrire ! (she cannot spell). »

Hélas ! chevalier britannique, vous vous trompez bien. Elle sait lire et écrire, elle ne le sait que trop ! et jamais plus grave erreur ne fut commise par ceux de nos romanciers français qui peignent de si folles couleurs vos salons et vos boudoirs. Vous qui êtes inexorable pour les bévues des historiens et des nouvellistes, vous qui riez d’un si bon rire lorsqu’ils disent « Sir Pelham ou sir Burdett, » ou lorsqu’ils prennent des pine-apples pour des pommes de pin, et en font manger deux cent trente aux aldermen réunis, ou lorsqu’ils placent Gogmagog parmi les rois saxons, — avez-vous pu tomber dans une erreur qui est en outre une impolitesse ? Vous ne savez donc pas ce que la femme française est devenue ? Nous avons des Wolstonecraft et des miss Burney par pacotilles. Nos femmes font de la philanthropie et du sentiment pieux comme Hannah More ; elles écrivent l’anecdote comme miss Seward ; elles traduisent l’allemand comme Sarah Austin. Vous n’avez donc pratiqué la femme française que dans ces livres où les marquises du XVIIIe siècle écrivent ge vous ême, ce dont elles étaient fort capables. Nos femmes aujourd’hui orthographient tout cela ; hélas ! elles produisent l’ode, elles couvent le dithyrambe, elles se hasardent dans le problème mythique et vont jusqu’à la statistique. Mistriss Somerville trouverait des rivales astronomiques parmi nous, et nos cabinets de lecture regorgent de livres féminins. La femme sans orthographe dont vous parlez est devenue une rareté précieuse, et, si l’écrivain anglais l’a déterrée pour ses menus plaisirs, nous ne savons pas trop où il aura pu la trouver. Chaque jour, la femme illettrée disparaît et se cache dans nos provinces les plus lointaines. Celle qui n’a pas écrit de stances à la lune et au chèvrefeuille commence à n’être pas commune ; celle qui est pure de toute nouvelle sanglante ou incendiaire ne se présente pas chaque jour ; quant à la femme vierge de contact avec le roman-feuilleton, je ne sais dans quel département voisin des Pyrénées ou des Alpes on pourrait la découvrir. Ô chevalier anglais, galant pour les Saxonnes et trop injuste pour les Gauloises ! nous ne ferons pas payer aux femmes de la Grande-Bretagne le trop juste prix de vos étourderies ou de vos vengeances ! Auriez-vous quelque sujet de plainte contre nos compatriotes ?

Parlons sérieusement. Il serait temps que les deux nations qui commandent aujourd’hui le mouvement continental et le mouvement maritime de la société européenne se connussent mieux mutuellement et se rendissent une justice plus complète. Libre aux Anglais d’accabler de leur risée ce voyageur qui vient de publier en 1845 un livre où il affirme que les dames anglaises passent leurs nuits et leurs jours à dévorer des pâtisseries, et ces narrateurs qui introduisent dans le salon des familles de la vieille pairie des escrocs de bas étage ; nous rirons à notre tour de ces pages anglaises où nos femmes sont représentées comme ne sachant pas lire, et de ces autres pages éloquentes où l’on soutenait, il y a huit jours, dans une des publications les plus répandues à Londres, que notre génération française, indifférente à l’industrie et au commerce, est livrée à l’hallucination de la gloire et au charme des conquêtes. Deux peuples non-seulement voisins, mais formant l’avant-garde du monde civilisé, devraient ne plus parler l’un de l’autre avec cette ignorance bizarre ; c’est un service à rendre à la civilisation que de détruire ces derniers vestiges de barbarie.

La femme française, que l’on ne peut accuser de manquer d’esprit, mais dont l’ancienne monarchie cultivait l’intelligence et le savoir-vivre plutôt que la capacité littéraire, se dirige précisément vers le même but et s’avance dans la même route que le gouvernement constitutionnel de la Grande-Bretagne a rendus, depuis 1688, familiers aux dames anglaises.

Nos conversations sont devenues des monologues, nos réunions des routs, la galanterie est un ridicule que peu de gens subissent, et la courtoisie une exception dont peu de personnes se soucient ; aussi le blue-stocking, invention anglaise, devient-il à chaque instant plus nombreux et plus puissant parmi nous. Les mistriss Montagu et les mistriss Thrale commencent à se montrer en assez grand nombre à Paris, et, si nos compagnes ne rédigent pas leurs voyages aussi souvent que l’écrivain anglais le désirerait, c’est par une raison très simple, c’est qu’elles voyagent peu ou ne voyagent pas. Faut-il chercher de hautes raisons métaphysiques pour expliquer les goûts casaniers d’un peuple continental ? Sans colonies et sans marine, nous nous suffirions à nous-mêmes, ce qui ne veut pas dire qu’on doive supprimer les colonies et la marine. Quant à l’Angleterre, que serait-elle, si elle ne répandait à travers le monde ces essaims de voyageurs et de voyageuses armés de mousquets et de plumes, assis sur des ballots de calicot, ou l’album et le crayon à la main ? À chaque race son génie, à chaque peuple ses honneurs. Toute grande nation est prédestinée à devenir successivement un instrument distinct, un organe spécial de civilisation. Ce que la Grèce avait commencé par les arts, Rome l’a continué par la guerre. Nous avons agi sur le monde par la sociabilité, le bon sens et la discipline ; c’est aujourd’hui le tour de la race anglo-saxonne, assez peu sociable, comme on sait, mais dont l’action s’exerce par le commerce, les voyages et la colonisation. Amoureuse du foyer domestique, elle le traîne partout avec elle. Le home la suit sur le pont des navires, dans les forêts désertes et dans les villes qui ne sont pas bâties. Emportée nécessairement par la destinée de sa race, la femme anglaise est parfaitement appropriée, par son esprit d’aventure et d’entreprise, par sa confiance en ses propres ressources et sa résolution dans les circonstances embarrassantes, à la mission qui lui est donnée. Il n’y a pas de point si stérile ou si mystérieux du globe actuel où ne se retrouve cette graine féconde de la civilisation anglo-saxonne : tous les archipels en sont semés. Aujourd’hui même, un M. Brooks est devenu sultan d’une partie de l’île de Bornéo, et la plupart des petites îles de tous les océans, où les navigateurs n’abordent que rarement, contiennent leur famille anglaise, contente de son fireside, de son urne à thé et de son indépendance. De vastes portions du globe, telles que l’Australasie, le vieil Hindoustan et les trois quarts de l’Amérique, sont livrées à cette action incessante et gigantesque. Comment les femmes anglaises ne voyageraient-elles pas ? Comment s’étonner de la différence qui sépare les habitantes de nos salons, si heureuses de rester à la même place, et voyageant tout au plus de la Scala de Milan au Théâtre-Italien de Paris, de ces touristes infatigables qui ont le pied marin, l’assiette à cheval ferme et excellente, la tenue des rênes parfaite, et qui, avec tout cela, gardent le plus long-temps qu’elles peuvent une forêt de cheveux blonds encadrant un visage rose, l’horreur de certains mots vulgaires, la vénération pour l’ennui du dimanche, et l’habitude des soins attentifs donnés à la nursery ? La secrète superstition de la famille et du foyer vaut mieux, j’en conviens, que le froissement social et le tracas des salons ; l’une se dirige vers le devoir et atteint souvent le bonheur, l’autre cherche le plaisir et se perd dans les angoisses de la vanité ou le marasme de l’ennui. La loi de notre ancienne société fut celle d’un commerce facile entre les hommes ; par là nous sommes arrivés à cette sociabilité excessive, charmante, qui n’a pas peu servi la civilisation du monde. Nous avons beaucoup moins sacrifié que les Anglais au petit centre de la famille et à son égoïsme sacré : c’est au contraire de ce centre de la famille qu’émanent toutes les idées nobles et consolantes de l’Anglais. Il a l’esprit de famille et l’esprit de commerce, dont l’un le replie sur lui-même, et dont l’autre le rejette au dehors. Voyageur et conjugal, ces deux penchans contraires s’équilibrent mutuellement, comme chez nous l’esprit de guerre et le besoin de sympathie.

Nos voisins doivent considérer que ce sont là des faits écrits dans la vie sociale des deux races, et non pas des généralités métaphysiques. Il ne faudrait pas se faire un mérite exclusif de ce qui est une nécessité organique. Nous possédons d’excellens mémoires et des biographies personnelles admirables, précisément parce que nous avons vécu dans la société et pour la société. Les Anglais n’en ont guère, mais ils possèdent d’admirables humoristes qui nous manquent, et dont nous pouvons à peine comprendre le mérite et le sens, ce penchant à la sociabilité nous ayant rendus moutonniers et nous ayant fait maudire comme original, c’est-à-dire ridicule, tout ce qui sort du cadre commun et de la discipline sociale. Que notre voisin d’outre-Manche efface donc à jamais de son esprit cette persuasion burlesque, que, « si les femmes de France n’écrivent pas leurs voyages, c’est qu’elles ne savent pas épeler ; they cannot spell. » Ah ! si nous voulions, pour le punir de sa parole discourtoise, lui envoyer seulement, par le plus grand steamer, la cargaison de philosophie, de poésies, de facéties et de rêveries dont nos dames sont heureusement délivrées, depuis cinq ans, à Paris et dans nos provinces, le fret et le port lui coûteraient sa fortune !

Pour répondre par l’épigramme au chevalier anglais, nous n’aurions qu’à consulter son spirituel compatriote Thomas Moore, et à lui emprunter sa « Biddy Fudge. » C’est une demoiselle anglaise en voyage dont Thomas Moore, en son meilleur temps, a fait le type des touristes féminins de son pays. Qu’il était radieux alors, vers 1816, cet ingénieux poète, lorsqu’il tourmentait le régent de ses épigrammes et les puritains de ses saillies érotiques, quand les salons whigs ne juraient que par lui, lorsque sa vivacité pétillante faisait les délices des trois royaumes et la désolation des tories ! Depuis Sheridan et Swift, on n’avait pas tiré de plus charmant feu d’artifice irlandais. Biddy Fudge, l’héroïne du Fudge Family, la jeune fille qui va visiter le continent et rend compte de ses impressions à ses amies, est, en vérité, un délicieux personnage. L’admirable admiration de toutes choses ! la belle naïveté ! comme elle se croit obligée de coucher sur le papier, et « par le menu, » le numéro de son fiacre et les yeux noisettes du commis de magasin qu’elle prend pour le roi de Prusse ! Moore eût fait d’excellentes comédies. Cette jolie parodie de la voyageuse anglaise, Biddy Fudge, chroniqueuse puérile et tout ébahie des misères et des conquêtes qui lui adviennent, a bien laissé quelques traces, il faut le dire, dans les cinquante-deux volumes que j’ai parcourus, et il ne tiendrait qu’à moi d’être injuste et de faire de ces dames autant de Biddy Fudge. Chevalier anglais, soyez courtois comme moi ; il ne faut point, même en un temps démocratique, mal parler des femmes et des sœurs d’autrui ; partout on doit ménager, c’est de bon goût, et traiter avec politesse ce que l’Arioste appelle si bien :

La schiera gentil, che pur adorna il mondo.

Plus équitable que vous, et vous pardonnant une injustice que réfutent suffisamment la puissance, la vivacité et la netteté d’intelligence dont Mme de Staël, Mme Roland, Mlle de Staël et tant d’autres ont donné d’assez grandes preuves, et dont aujourd’hui même les exemples sont éclatans, nous ne ferons pas payer vos fautes à vos voyageuses. Elles ne sont pas toutes également bonnes à suivre, il est vrai ; cependant, en s’attachant à leurs ailes et en suivant leur essor, on obtient sur le monde actuel de curieux renseignemens ; elles peuvent fournir une vue piquante du monde aperçu à vol d’oiseau. Les moins bien douées ont un instinct naïf et l’amour du vrai, associé au besoin d’émotions qui distingue leur sexe. Aussi le miroir, ou plutôt les miroirs qu’elles nous présentent, alors même qu’ils manquent d’éclat ou de relief, conservent-ils une fidélité agréable où se révèlent beaucoup de particularités curieuses. En dehors de quelques recherches érudites et de quelques petites affectations de beau style, il y a là mille traits heureux et charmans ; frappées des choses extérieures et facilement émues, elles déroulent et déploient le monde tel qu’il est, sans philosophie abstraite ou prétentieuse. C’est une lanterne magique qui n’offre guère que les aspects superficiels et les couleurs les plus apparentes des objets, mais d’où ressort un enseignement grave. Parmi elles, comme nous l’avons dit, il en est encore qui ne se montrent pas trop pédantes, et qui restent femmes ; il en est chez qui la fleur de la naïveté n’a pas totalement disparu. Celles-là nous apprennent ce qui se passe à travers le globe ; dans la transparente facilité de leurs récits, on aperçoit les diverses nuances dont le mouvement actuel des sociétés s’empreint et se colore. C’est donc une leçon fort agréable à la fois, et très bonne à recueillir, que celle-là. L’une a vécu avec les femmes esthoniennes, sur les bords de la Baltique, dans un pays pâle et doux, comme les fleurs d’hiver qui se maintiennent brillantes sous la neige ; l’autre sait exactement le dialecte nouveau dont les Anglo-Hindous commencent à se servir ; une autre, née à Édimbourg, bonnie lassie, élevée dans le sentiment et la métaphysique, est devenue Espagnole et Mexicaine, au point que six taureaux matados lui suffisent à peine. Ce babil est souvent agréable, quelquefois ennuyeux, délicieux de temps à autre.

Établissons parmi les dames voyageuses des classes aussi artificielles que les subdivisions botaniques de Tournefort ; sans cela, nous ne parviendrions jamais à nous en tirer. En voilà vingt-sept qui gazouillent et racontent, qui s’exclament et déclament, qui vont à cheval et à pied, en yacht et en steamer, crayonnant, peignant leurs aquarelles, et remplissant leurs albums de tout ce qui se présente à leurs regards ou à leur esprit. Je commencerai par les savantes, dont je me débarrasserai bien vite ; le tour des paresseuses viendra ensuite, de celles qui font en Espagne ou en Provence une petite promenade agréable et sans péril ; puis je parlerai des grandes dames, qui s’ennuient du train ordinaire de la vie élégante, telle qu’on la mène à Paris, à Florence ou à Londres, et vont remettre un matin au Caire, chez Méhémet-Ali, ou chez le gouverneur de la Mecque, leur carte de visite ; enfin les touristes lointaines, les vraies voyageuses, celles qui traversent à dos d’éléphant les « jungles » de l’Hindoustan et suivent leur mari jusqu’aux plages inconnues de la Tasmanie, m’occuperont spécialement, et après tout, n’en déplaise à leurs rivales, ce sont bien les plus vraiment intéressantes.

Certes, il n’en est pas de plus savante que miss Catherine Taylor[1], à moins que ce ne soit mistriss Hamilton Gray, dont la visite aux tombeaux étrusques[2] mérite une mention honorable de l’Académie des inscriptions et belles-lettres. De plus érudits que nous, M. Victor Leclerc ou Angelo Maïo, décideront les grands problèmes que le passé recouvre de son ombre la plus profonde, et à la solution desquels la dame écossaise a consacré ses loisirs, ses voyages et ses veilles ; il s’agit de savoir si les Étrusques vinrent de la Rhétie ou de l’Asie-Mineure, de l’Égypte ou de la Phénicie. Mistriss Gray penche pour l’Égypte ; ceux qui ont étudié les tables eugubéennes et les inscriptions de ces vieux tombeaux, écrites dans une langue perdue, sont seuls compétens pour terminer la controverse, et pour donner sa juste récompense à l’une des personnes les plus savantes de notre époque. Elle écrit avec fermeté, elle expose les faits avec lucidité, et les ronces dont les vieux sépulcres sont couverts ne l’effraient pas plus que les méchantes auberges de Terracine et les périls ou les ennuis du voyage. C’est la seule justice que notre compétence bornée puisse se permettre de lui rendre.

Les connaissances variées que miss Taylor a semées dans son livre sur l’Italie sont d’une nature plus élégante et plus facile ; elle a lu presque tout ce qui s’est écrit sur ce pays, et elle en donne d’utiles et d’agréables extraits. Le bon sens et le goût recommandent son œuvre, assez innocente, convenable, décente, couverte d’un voile brodé qui ne fait pas le plus petit pli et ne se soulève jamais. Or, le grand charme des voyages, c’est de laisser entrevoir le voyageur, c’est l’originalité des émotions ; comment une fille qui se respecte et veut se marier dirait-elle ses impressions au monde qui l’écoute ? À titre d’écho poétique et de reflet savant, miss Taylor a bien son mérite ; je voudrais cependant que l’on n’écrivît plus de voyages pour nous apprendre que Michel-Ange a peint le Jugement dernier, et que les cuisiniers de Marseille excellent à confectionner la bouillabaisse ; les éruptions du Vésuve me fatiguent, les ruines sont usées, les descriptions du soleil couchant sur la Méditerranée lassent mes yeux. C’est bien pis, quand une jeune personne à peine sortie de la coque du pensionnat feuillette Raphaël Mengs ou Plutarque, sous la direction de son cousin ou de son frère, et me sert, à propos des débris d’Athènes, un abrégé de la vie de Lycurgue, escorté d’une lithographie représentant le Pnyx et le cap Sunium. On m’a conté si souvent la mort de Socrate, la destinée des Abencerrages et les cruautés d’Ali-Pacha ; ne me les répétez pas sur papier vélin. J’aurais bien des choses à dire là-dessus non-seulement à miss Taylor, mais à mistriss Ashton Yates et à quelques-unes des agréables touristes dont je vais m’occuper. J’admire dans leurs savantes veilles des filles et des femmes très bien élevées ; certes, on n’aurait aucune objection à les avoir pour sœurs ou pour femmes, tant elles sont décentes et raisonnablement instruites ; ce savoir et cette décence, lieux communs honorables qui garantissent le bonheur de la famille et la paix du mari, sont, faut-il le dire ? profondément fastidieux comme lecture. C’est bien puéril pour être si lourd, et bien lourd pour être si puéril.

Mistriss Ashton Yates[3] et mistriss Dalkeith Home[4], beaucoup trop historiques encore selon moi et trop versées dans les livres de toutes couleurs, prodigues de citer Muller, Villani, Malaspina, Simonde Sismondi, et toutes les chroniques du monde, n’appartiennent pas, grace à Dieu, à la grosse cavalerie des savantes ; elles ont des pages très charmantes et se mêlent à la sphère plus agréable des paresseuses, qui voyagent pour s’amuser et ne vont pas trop loin. Je les préfère, à ce dernier titre ; ce sont malheureusement des paresseuses honteuses, elles ont peur d’être trop simples, et je les soupçonne d’avoir voulu corriger à coups d’érudition cette heureuse nonchalance et cette voluptueuse recherche des sensations les plus innocentes de la vie. Dès qu’elles se mettent à me dévider les vieilles anecdotes de Bonnivet et de Berthelier, que je trouve dans toutes les biographies, je les ai en très grande horreur. Mistriss Dalkeith Home me plaît mieux quand elle passe un gué et qu’elle a peur, quand la nuit dans le Simplon l’épouvante, ou quand sa jument Fanny ne veut pas avancer. Cette Fanny, la jument noire à laquelle notre écuyère adresse, à la fin de son livre, de très jolis vers, m’intéresse particulièrement ; mais pourquoi mistriss Dalkeith Home entrelarde-t-elle son voyage à cheval de tant de lambeaux sur Charlemagne et Roland, Carmagnole et Rienzi, le Tasse et l’Arioste ? Moins accomplie, elle me plairait mieux ; il y a au monde deux choses qu’il faut faire tout bonnement, voyager et dormir.

Les vraies paresseuses, celles qui évitent l’air scientifique et les citations sans fin, tombent, je l’avoue, dans un autre petit défaut ; celle-ci nous apprend qu’elle a rencontré un beau perroquet vert et jaune, qui disait : Por-r-r-tez armes ! c’est ainsi qu’elle décrit Lisbonne. Celle-là s’extasie sur ce qu’elle a trouvé dans Paris un porteur d’eau qui marchait tête nue ! Eh bien ! je m’arrange mieux de cette talkativeness, de ce babil et de ce papotage inoffensifs que de l’érudition abstruse de celles qui emportent en croupe une bibliothèque entière et tournent le dos au Mont-Blanc pour consulter Saussure. Les dames de cette seconde classe abusent un peu du combat de taureaux, des arabesques de Cordoue et des troubadours provençaux. Miss Stewart Costello[5] ; par exemple, n’a rien de bien neuf à nous offrir ; seulement ses traductions et ses légendes provençales ne manquent pas de grace, et sa courtoisie envers nous est parfaite. Elle est loin de pouvoir rivaliser avec deux très jolis ouvrages, connus depuis assez long-temps, la Femme oisive en Italie[6], par la spirituelle lady Blessington, et le Journal d’une femme qui s’ennuie[7] (Diary of an ennuyée), par mistriss Jameson, écrivain d’un goût délicat et d’un bon style. Ces agréables aquarelles, mêlées de rêveries, d’anecdotes et de descriptions de la nature, se distinguent par une douceur lumineuse et gaie, préférable aux mordantes railleries de mistriss Trollope[8] et aux plaintes statistiques de lady Vavasour[9].

Parmi les bonnes causeuses de ce groupe, citons mistriss Romer, femme d’esprit, qui a le bon sens de rester frivole quand l’envie lui en prend et d’écrire à peu près ce qu’elle pense de tout le monde[10]. Elle cause un peu trop avec les aubergistes de Nîmes, et place dans ses beaux volumes plus d’une anecdote au moins apocryphe, alimens dont l’assaisonnement nous semble un peu provençal. Nous avons bien aussi quelques querelles à lui faire, à cette gaie et gracieuse mistriss Romer, qui n’aime ni les grands airs ni les affectations féminines. Où a-t-elle vu que la France soit si essentiellement anti-pittoresque, et que les plaines fertiles de la Beauce ou les agréables pâturages de la Normandie nous semblent, à nous Français, le nec plus ultra de la beauté et de l’originalité en fait de paysage ? Région intermédiaire et centrale, touchant au nord et au midi, et distinguée surtout par la souplesse et l’aisance des assimilations, la France a pour principal caractère une variété sympathique, et, pour centre moral, un bon sens naïf qui accorde les dissonances, réunit les contrastes, et ne ressemble pas mal à ces plaines agréables et peu hardies de la Touraine et de l’Anjou. La Franche-Comté ne rappelle guère la Provence, ni le Languedoc les environs de Colmar. Si mistriss Romer a, l’année prochaine, quelques jours à nous donner, qu’elle aille donc visiter les croupes verdoyantes des Vosges et la douce et fraîche majesté de ces solitudes ; puis qu’elle traverse la France, elle se trouvera en face des montagnes des Pyrénées et de leurs gaves : elle pourra choisir entre les Verrières suisses et le golfe de Lyon. Nous soupçonnons mistriss Romer elle-même de n’avoir pas pour le pittoresque un goût aussi vif et une vocation aussi prononcée qu’elle le suppose. Ce qu’elle fait le mieux, ce sont les portraits à demi burlesques ; il y a un vieux Portugais, par exemple, qu’elle rencontre sur le paquebot : frisé, poudré, charmant, idyllique, débris galant d’un monde détruit, et qui va rendre visite à sa maîtresse de vingt ans ; il traverse la mer pour cela, ne trouve plus qu’une tombe, et revient dîner à la table d’hôte, avec une mélancolie gracieuse mêlée d’appétit dévorant. Elle décrit aussi fort bien le capitaine anglais à la recherche des émotions, s’attachant à Montès, le célèbre matador, et se penchant sur les barrières du combat pour obtenir à tout prix l’épée qui a fait tant de merveilles. Notre touriste a voyagé sur les bords du Darro, du Guadalquivir et du Rhône, comme on voyage dans un salon, en quête des ridicules.

Elle raconte trop de petits romans ; mais les folies dont sa route est semée ne lui échappent pas, et elle les immole d’un air gracieux et d’une main sûre, chez ses compatriotes même et ses co-voyageuses. Quelle est cette grande dame irlandaise, assise avec une nonchalance si raide et un dédain souverain de toutes choses sur le pont d’un steamer français ? Il faut qu’on lui apporte vingt coussins, et qu’on lui prodigue toute espèce de soins. On fait si peu d’attention à elle, à son titre et aux splendeurs combinées de sa personne et de son blason, que c’est en vérité pour en mourir. Lorsqu’elle se trouvait récemment, à bord du Vanguard, trois-mâts anglais, l’équipage entier n’était-il pas à ses ordres ? ne commandait-elle pas comme une reine ? Hélas ! qu’est devenu ce pouvoir ? Elle a payé, comme tous les passagers de première classe, la somme convenue, et la voici confondue dans la foule française et italienne. Les longs gémissemens qu’elle pousse attirent près d’elle le capitaine français, qui croit bonnement avoir affaire à une malade, donne à la grande dame ses consolations en conséquence. « — Eh bien ! cela va mieux ! Ça va se dissiper tout doucement ! C’était seulement le premier roulis qui vous aura incommodée ; tout à l’heure, vous serez parfaitement remise. — Oh ! non, répond la grande dame, cela va très mal, cela n’ira jamais mieux. Cela ne peut aller bien sur un bateau à vapeur, sur un bateau français surtout. Je ne peux souffrir que les navires anglais, les grands vaisseaux à voiles. » Notre capitaine rougit et balbutia ; il était frappé au cœur. Cependant la vieille politesse de notre race l’emporta, et il reprit : « Écoutez donc, madame, je ne dis pas que les vaisseaux voiliers ne soient plus agréables sous plusieurs rapports ; mais du moins vous conviendrez que les vapeurs possèdent sur eux l’immense avantage de la vitesse et de l’exactitude, car, à quelques heures près, on peut toujours calculer la durée du trajet. Qu’est-ce que cela me fait ? répond d’un ton âpre la dame irlandaise, si, en attendant, je dois être empoisonnée par votre fumée et votre mauvaise odeur ? Ah ! donnez-moi le Vanguard ! mon Dieu ! donnez-moi le Vanguard ! » Le capitaine fut très étonné de ce mot : le Vanguard ! « Plaît-il, madame ? le Vanguard ! Je ne sais trop ce que cela veut dire. Je crains fort que nous n’en ayons pas à bord ! » Une dame voisine de la scène, et qui pourrait bien être précisément mistriss Romer, se pencha vers l’oreille du capitaine et lui persuada que le Vanguard n’était autre qu’une cuvette. « Ah ! c’est cela ! Antoine ! vite, servez madame ! » - Et la dame reçut cet inutile secours, pendant que le capitaine restait persuadé de l’identité des deux mots cuvette et vanguard.

Mistriss Romer, on le voit, est l’Anglaise preste, leste et d’excellente humeur, qui prend le temps comme il vient, le monde comme il va, le soleil quand il luit, la brise quand elle souffle. La morosité, l’extase, l’évanouissement et le spasme admiratif lui sont inconnus. Ses pensées, fort naturelles, et ses phrases, qui se poussent comme des vagues joyeuses,

Vengono e van, come onda al primo margo,
Quando piacevole aura il mar combatte[11].

On aime cette gaie et douce nature, « excellente chose chez une femme, » comme dit Shakspeare, et qui se montre partout dans les deux volumes de Mme Romer. Elle n’a d’autre tort que de traduire trop d’arabe et d’aimer trop les khalifes et Boabdil.

Je ne trouve chez elle rien qui rappelle la vulgarité admirative de Biddy Fudge, ni le bluism érudit des governesses ; elle est exempte aussi de cette minauderie dégoûtée et de cet air d’indifférence universelle qui caractérise la classe des grandes dames voyageuses. Celles-ci, parcourant la terre et les mers sur leur propre vaisseau, escortées de tout un monde (mundus muliebris), armées de pistolets, de dagues, de filets, de crayons, de daguerréotypes, de coussins à vent, de femmes de chambre, d’une toilette complète, d’un chapelain, d’un dessinateur, de deux enfans, d’une nourrice et d’un mari, on ne peut pas dire qu’elles voyagent ; elles font voyager le monde devant l’Angleterre, représentée par elles. De temps en temps, leurs longs cheveux s’agitent, leur tête se soulève languissante, leurs lèvres roses s’entr’ouvrent, et elles laissent tomber dans le vide les deux mots sacramentels du bon ton qui voyage : « C’est très satisfaisant. » Si la Jungfrau a paré ses glaces éternelles des plus belles teintes violettes et roses, c’est très satisfaisant. Une nuit sombre, un bel orage, une jeune Gaditaine dansant avec cette mollesse accentuée qui, depuis les Romains, n’a pas perdu son pouvoir, tout cela est très satisfaisant. On accepte même comme highly satisfactory un beau voleur rencontré dans la montagne ; le combat de taureaux est très satisfaisant, et la première vue de Jérusalem et du tombeau de Jésus-Christ très satisfaisante aussi. On n’est pas grande dame sans ces deux mots.

Hélas ! l’avouerai-je ? j’en ai assez de la Grèce et de l’Italie. La satisfaction exprimée si royalement par toutes ces dames, j’ai peine à la partager. Donnez-moi des pays neufs et des régions inexplorées. Ouvrez-moi des régions où tout ne soit pas highly satisfactory. De fort spirituelles grandes dames ont pensé comme moi, et je citerai parmi elles, en première ligne, lady Henriette Vane, marquise de Londonderry[12], que ses propres compatriotes n’ont guère ménagée. Elle se montre rarement satisfaite, même du sultan Abdul-Medjid, qui, à la vue de sa toilette de bal et de sa beauté éclatante, ignorant que le plus grand costume est d’en avoir très peu, l’a prise pour ce qu’elle n’était pas et lui a tourné le dos. Je dois nommer surtout l’honorable mistriss Damer Dawson[13], qui est bien une des plus aimables causeuses de salon qui aient jamais pris la plume. Sa vivacité et sa bonne humeur de bon ton ne l’abandonnent jamais, et, sans affecter de prétentions pédantesques, sans viser au beau langage et à l’imagination, elle a le style le plus vivace, le plus léger et le plus doré qui se puisse imaginer, un vrai style de boudoir. C’est elle qui veut transférer à Londres, pour éclairer une fête, cinq à six esclaves porteurs de torches, qu’elle regarde comme de beaux chandeliers vivans. C’est elle aussi qui, après avoir placé dans sa collection de barbes autobiographiques les dépouilles de Napoléon, de Nelson et de Washington, adressa la même requête à Méhémet-Ali. « Elle lui aurait demandé sa tête, dit à ce propos un Anglais fort spirituel, qu’il aurait été moins surpris. » Cependant il se rappela que mistriss Damer Dawson avait de beaux yeux européens, ce qui est sur la face du monde une valeur réelle, et il lui légua par testament cette même barbe dont la possession est, par acte authentique, assurée aux héritiers légitimes de mistriss Damer Dawson.

Je n’ai pas caché ma préférence pour les voyageuses lointaines et qui nous apprennent quelque chose ; telles sont mistriss Meredith, l’auteur des Lettres de Madras, mistriss Houston et mistriss Rigby. Ce sont femmes de courage, de persévérance et d’indépendance, qui ne craignent pas d’accompagner au bout du monde les objets de leurs affections ; ces qualités morales se transforment souvent en un excellent style, plein de vigueur et de coloris. Mistriss Rigby, par exemple, dans ses Lettres écrites des bords de la Baltique[14], a donné des renseignemens tout-à-fait inconnus à l’Europe sur une région rarement visitée par les voyageurs, l’Esthonie. Son style n’est pas seulement facile et gracieux, il s’élève quelquefois jusqu’à la beauté pittoresque, et reproduit avec vérité les sensations d’une nature distinguée et d’un esprit rare. Immédiatement après son retour en Angleterre, mistriss Rigby a succombé aux fatigues de la route, et son mari, qu’elle accompagnait, publie son agréable ouvrage, avec cette dédicace d’une bizarrerie touchante : À celle dont la présence rendait chaque plaisir plus vif, dont l’affection allégeait toutes les souffrances, et dont le souvenir a prêté à la révision de ces lettres un charme douloureux, je dédie son propre volume.

En effet, ce petit volume de Mme Rigby est un des plus aimables livres qui aient paru dans ces derniers temps. La couleur en est parfaite de vérité, de transparence et de sensibilité féminine. Domiciliée quelques mois à Réval, métropole obscure de ce pays perdu, elle y a retrouvé avec étonnement toutes les mœurs de la vieille Angleterre du temps des Saxons ; elle se plaît surtout à décrire la souveraineté domestique des dames esthoniennes, et les magasins immenses de provisions sur lesquels elles exercent une autorité sans limite, et ces vastes maisons plus commodes qu’ornées, portant les caractères d’une richesse rustique et d’une abondance sans élégance. Les scènes d’automne, que son pinceau rapide et vif esquisse avec beaucoup de vigueur, ont une grace particulière, et son séjour à la cour de Saint-Pétersbourg lui a fourni des pages curieuses et instructives sur l’agrandissement progressif et menaçant de cette Asie glacée qu’on nomme la Russie.

Quant à mistriss Charles Meredith, elle nous conduit bien plus loin, en Australasie ; elle est aussi un bon spécimen de l’Anglaise courageuse, conservant l’esprit de famille dans la vie nomade, et une aimable ingénuité au milieu des études scientifiques. Avant son mariage avec la personne dont elle porte le nom, elle était connue sous celui de miss Twamley, et plusieurs de ses ouvrages sur la botanique et sur l’histoire naturelle lui avaient valu un certain degré d’estime, sinon de célébrité. Elle a suivi son mari à la Nouvelle-Galles du Sud, et la narration de son voyage, le récit de son séjour dans cette colonie, entre 1839 et 1844, récit auquel il ne faut pas demander d’observations philosophiques ou politiques, ont de l’agrément et de la nouveauté. C’est surtout la nature, et la nature animée, qu’elle reproduit de couleurs accentuées et bien senties. On voit très bien dans son livre ce pays, où tout semble ébauché, même les animaux et les arbres, région paradoxale, où rien ne vit et ne meurt comme en Europe. Pour les habitans de ces antipodes notre été c’est l’hiver, et notre hiver c’est l’été. Chez eux, le baromètre tombe pour annoncer le beau temps et s’élève pour indiquer le mauvais temps. Leur vent du nord est chaud, leur vent du sud est froid. Leur myrte est un bois de chauffage, leur cèdre tapisse les plus humbles cabanes, et leurs champs sont séparés par des haies d’acajou. Ils ne connaissent que des cygnes noirs et des aigles blancs ; la sarigue, animal particulier au pays, conserve dans une poche naturelle les petits qu’elle produit, et le kangurou, espèce intermédiaire entre l’écureuil et le daim, est presque aussi bizarre dans sa forme que l’ornythorincus paradoxus, petite taupe armée d’un bec de canard, et qui se reproduit par des œufs qu’elle couve. Ils ont des oiseaux, comme le mellifaga, dont la langue est un petit balai, des poissons qui tiennent le milieu entre la raie et le squale, des cerises dont le noyau est extérieur et la pulpe intérieure (exocarpus cupressiformis), et des poires en bois dont la queue pousse à l’envers (xylomelum pyriforme). Ce pays étrange est presque désert, et il n’y a qu’une bande très mince de la côte qui soit habitée par des colons, tous âpres à faire fortune, et par des convicts tirés des tavernes et des bouges de Londres. Il est heureux qu’une observatrice attentive, telle que mistriss Meredith, ait planté là sa tente, pour nous donner une description détaillée et féminine de tant de singularités naturelles. Déjà plusieurs espèces se sont perdues, et l’on sait que personne n’est plus inattentif aux beautés de la nature et à ses bizarreries que le paysan et le colon. Pour eux, une forêt n’est autre chose qu’un amas de cordes de bois, et la plus misérable taverne a plus d’attrait et plus d’intérêt qu’un merveilleux paysage. Ce sentiment du pittoresque, que l’on serait tenté d’associer naturellement aux scènes et aux aspects primitifs, est au contraire un des résultats extrêmes de la civilisation ; on ne doit rien attendre de poétique, dans le sens de la création littéraire, des peuples dont l’activité matérielle se porte vers l’accroissement de leur bien-être, et pour qui le monde physique n’est qu’un vaste atelier. En vain les Américains du nord cherchent-ils leur poésie, en vain des bataillons d’hommes civilisés débarquent-ils chaque jour sur les plages de la Nouvelle-Galles du Sud, si riche en singularités naturelles : les sociétés destinées à produire plus tard la littérature appropriée à ces latitudes ne sont pas nées, et s’annoncent à peine.

On ne doit donc pas s’étonner que les meilleures et les plus vives descriptions de l’Australasie, de la Tasmanie, de l’Amérique septentrionale, soient dues non à la plume des anciens colons ou de leurs fils, mais aux nouveaux arrivans, que l’imprévu des spectacles stimule et sollicite, et qui apportent dans ces pays les résultats intellectuels d’une civilisation vieille, puissante et observatrice. Les femmes ont, sous ce rapport, un grand avantage ; elles ne sont pas, comme leurs maris, pressées de ces intérêts violens qui émoussent toute sensibilité. Leurs yeux restent ouverts, leur curiosité excitée cherche à se rendre compte de la nouveauté des aspects, et ce sont elles qui retracent avec le plus de verve et de vivacité la chronique de ces nouvelles régions. Je ne connais rien de plus curieux que les descriptions d’animaux inouis, rien de plus brillant, j’allais dire de plus séduisant, que les crapauds et les grenouilles de mistriss Meredith. Chacune des nuances qui parent ces habitans des marécages australasiens est pour elle un sujet d’enthousiasme descriptif ; elle s’y complaît, et ses habitudes studieuses prêtent de l’exactitude et de la précision à son admiration même. Je suis persuadé qu’on ira plus tard chercher dans ses pages des espèces qui se seront perdues. Lorsque la civilisation aura fait son œuvre et transformé le sol et le pays, lorsque les colons auront dépossédé la race indigène et conquis ces plaines centrales, espaces inconnus, qui n’ont été visitées par aucun voyageur, et où l’on ne sait pas même s’il y a de l’eau et des arbres, le voyage de cette dame aura le mérite de perpétuer un monde disparu.

Une Américaine, habitante des Backwoods, forêts limitrophes du Canada, s’est mêlée à cette foule de voyageuses et de conteuses anglaises, mais sans beaucoup de succès. Forest Life (la Vie des Forêts) n’est ni un livre[15] ni un voyage, mais un rêve ou plutôt le bâillement prolongé d’une personne qui rêve qu’elle s’ennuie. Au fond de quelque log-house, cabane faite de bûches non équarries et recouvertes encore de leur écorce, imaginez une pauvre jeune femme n’ayant d’autre consolation et d’autre plaisir que ce déplorable papier qu’il faut mélancoliquement noircir. Où trouver les alimens de la curiosité, de la sensibilité et de l’imagination ? Que faire dans cette asphyxie complète du cœur et de la pensée ? La solitude, douce aux poètes et aux rêveurs des vieilles civilisations, doit la meilleure partie de sa grace et de son charme au voisinage des grandes villes et à la presse brûlante des intérêts auxquels il s’agit d’échapper. Rousseau se réfugie à Montmorency, Gibbon médite à Lausanne, Byron se cache aux environs de Trente ou de Vérone ; là, ils se concentrent, se retirent en eux-mêmes, et échappent aux mille influences qui dissiperaient leurs forces. Je ne sache pas qu’un seul livre digne de remarque soit encore éclos dans les pampas ou la Sibérie. L’auteur anonyme du Forest Life se traîne en languissant, comme elle peut, d’une description hollandaise de cuisine et d’intérieur à une reproduction insipide de je ne sais quels commérages américains, murmures somnolens d’une existence à la fois raide et léthargique.

Il y a mieux que cela dans la narration publiée par mistriss Houston[16]. Ce même Dauphin (the Dolphin), le yacht que lady Grosvenor a dirigé dans sa course méditerranéenne, a porté mistriss Houston vers les rives lointaines du Mississipi, et, s’il faut en croire le portrait sur bois du navire féminin, c’est en réalité un charmant bijou que cette embarcation coquette, avec ses voiles de toute espèce, sa svelte taille et sa gracieuse allure. Fragile, mais bravant les orages, le Dauphin l’a conduite tour à tour saine et sauve à Madère, à la Jamaïque, puis à la Nouvelle-Orléans, et enfin à Galveston et Houston, villes à peine nées, dont elle fait la description peu agréable et très naïve. Notre époque de fusion semble destinée à donner de cruels démentis à l’un de nos apôtres les plus aimés, à Jean-Jacques Rousseau. Ces sociétés demi-sauvages, qui ne possèdent encore ni littérature ni poésie, et que la vie des cours n’a certes pas corrompues, ne valent pas à beaucoup près les vieilles sociétés que la philosophie a frappées de ses anathèmes, et s’élèvent seulement un peu au-dessus des tribus sauvages, qui ne sont pas des sociétés : groupes hostiles et affamés, où l’on se tue mutuellement quand on a grand appétit, et où l’on dort quand on digère, voilà évidemment à quoi se réduit la vie sauvage vantée par le philosophe de Montmorency. Étudiez les tableaux peints sur place, avec une grande fidélité, par mistriss Houston ; vous n’aurez aucune envie d’aller demeurer, ni parmi les Lipans de la Floride, qui se débarrassent de leur femme en l’égorgeant sur la route, ni parmi les Texiens, toujours armés du couteau-bowie (bowie-knife), et qui ne reconnaissent pas d’autre magistrature que celle-là.

Au-dessus même de mistriss Meredith et de mistriss Houston, je placerai l’auteur des Lettres de Madras[17], plus variée que l’une, plus spirituelle que l’autre. Sa relâche à l’île de Tristan d’Acunha mérite d’être rappelée et prouve ce que j’ai dit plus haut de l’ubiquité anglaise. Tristan d’Acunha est une pauvre petite île ou plutôt un rocher jeté dans la mer, et orné de quelques touffes de gazon. Lord Castlereagh imagina, vers 1817, que cet îlot presque stérile pourrait offrir un point de communication dangereuse avec Sainte-Hélène et avec le prisonnier que l’on gardait à vue. Un caporal anglais, nommé Glass, et ses hommes allèrent donc habiter Tristan d’Acunha, pour accomplir les volontés de Castlereagh et prévenir les conspirations possibles. Plusieurs moururent, d’autres demandèrent la permission de retourner en Angleterre, d’autres se marièrent ; le caporal Glass s’intitula gouverneur de l’île, régna sur trente-deux enfans appartenant à lui-même et à sa troupe, sur cinquante bêtes à cornes, douze acres de pommes de terre et quelques gerbes de blé. République ou monarchie, la petite société prospéra et se trouva si heureuse, qu’elle ne voulut plus déloger après la mort de Bonaparte. Les autorités anglaises ne virent aucun inconvénient à ce que cette singulière colonie et son gouverneur restassent domiciliés sur leur rocher. La spirituelle Anglaise qui allait à Madras rendit visite au gouverneur Glass, dont elle admira l’excellente santé et la bonne humeur. « Tout ce qui nous manque ici, lui dit-il, ce sont des clous ; le vent nous enlève nos maisons de temps à autre. » Il aurait donné pour un clou toutes les guinées du monde. « Nous sommes d’ailleurs fort heureux, disait-il encore. Mes sujets n’ont jamais de disputes ; nos femmes seules se querellent, et nous sommes obligés de mettre la paix. Pour moi, je suis gouverneur, maître d’école et chapelain ; j’enterre et je baptise ; je lis le service chaque dimanche, le tout d’après le rite anglican, mademoiselle, et mes écoliers épellent déjà leur Bible très joliment.

« Je fais des habits avec la toile que nous apportent les baleiniers. Les dames sont plus difficiles à habiller ; elles sont rarement contentes. Nos souliers nous coûtent peu de façon ; nous fourrons tout simplement le pied dans une peau de cachalot, lorsqu’elle est encore moite ; elle prend la forme du pied, et le soulier est fait. — Avez-vous des livres, et quels sermons récitez-vous à vos ouailles ? lui demanda la voyageuse. — Je n’ai qu’un volume avec ma Bible ; ce sont les sermons de Blair, dont je lis un régulièrement tous les dimanches depuis quinze ans. Nous ne les comprenons pas encore ; — cela viendra. »

Le Skipper, ainsi se nommait le navire qui portait la jeune touriste, salua d’un coup de canon ce gouverneur plus heureux que Sancho dans son île, tira deux fusées en son honneur, et alluma deux flammes du Bengale au départ. Le gouverneur répondit par un feu de joie sur le rivage de ses rochers, et suivit de l’œil l’embarcation anglaise qui se dirigeait vers Madras.

Au moment où la jeune Anglaise, petite personne d’ailleurs fort éveillée, tombe au milieu de la société hindo-britannique, bizarre amalgame de coutumes saxonnes et de souvenirs brahmaniques, son livre devient particulièrement intéressant. Cet esprit vif, captivé par les singularités qui l’environnent, en reproduit la nouveauté d’une manière piquante, et la philosophie se trouve au fond. Ce n’est pas là évidemment une société ébauchée ou qui commence ; la civilisation ne manque pas, tout au contraire. Le monde hindoustanique a traversé les phases diverses de la civilisation. Il croit, ce qui est un indice de mort, à la toute-puissance du mensonge et de la ruse ; il pousse la politesse, la souplesse, la circonspection, la tricherie, la captation, qualités des peuples détruits, jusqu’au dernier degré de subtilité systématique. Un jour, un brahmane alla rendre sa visite à la jeune voyageuse, devenue femme d’un magistrat anglais du pays, et après les civilités courtoises qui constituent le code de moralité de cette race : « Permettez-moi, lui dit-il, de vous donner un conseil et de vous prier de le transmettre à votre mari ; il ne ment pas assez. Si le maître (les Hindous comme les Italiens emploient la troisième personne par courtoisie) suivait ce conseil et accomplissait seulement quelques mensonges, il servirait bien mieux sa fortune. Pour moi, pauvre brahmane, il ne m’écouterait pas ; peut-être il écouterait là-dessus madame, la maîtresse. Il est très bon, très juste ; mais il dit toujours exactement ce qu’il pense : cela ne réussit jamais. Si tout le monde se trompe, le maître dit : Je ne pense pas comme tout le monde. Je crois bien qu’il a raison ; mais il ne faut pas le dire. Le maître obtiendrait ainsi une plus belle place et beaucoup de quantités de roupies. » Les idées hindoustaniques en fait de religion sont tout aussi avancées qu’en fait de sociabilité et de crédit à conquérir. Les missionnaires britanniques n’ont donc pas à lutter, comme ils le pensent mal à propos, contre l’idolâtrie d’une race peu éclairée, mais contre le scepticisme définitif d’une race ensevelie sous ses propres ruines. « Vous croyez, disait un mounchie à la voyageuse, que nous adorons nos idoles, et vous nous apprenez disertement qu’elles sont de pierre et de cuivre ; nous ne l’ignorons pas. Tout cela est pour le peuple ; et que ferait-il, s’il n’avait pas des guirlandes à suspendre au cou des divinités et du beurre fondu à jeter sur leur dos ? Cela le désennuie et l’occupe. Pour nous, nous avons nos Védas comme vous avez votre Bible ; les uns valent l’autre. Toutes les religions sont indifférentes et égales, et le moment viendra nécessairement où elles se confondront dans une croyance universelle. » En effet, de toutes les doctrines que l’intelligence européenne, dans sa finesse ou sa puissance, a tour à tour inventées, altérées, perfectionnées et confondues, il n’y en a pas une, comme l’ont prouvé récemment Colebroocke et les orientalistes qui se sont occupés de cette partie de la science, dont les brahmanes ne soient maîtres, depuis le panthéisme le plus systématique jusqu’à la doctrine des éons professée par les gnostiques, depuis le sensualisme le plus grossier jusqu’à une théorie de l’illusion ou de la maya, plus vaste et mieux raisonnée que les théories de Berkeley ; les brahmanes ont donc réponse à tout. Il y a long-temps qu’ils ont dépassé Voltaire, et le spinosisme même a dit chez eux son dernier mot.

Les traces dégénérées et affaiblies de cette extrême civilisation intellectuelle, qui s’en va de toutes parts en cendres et en poussière, se retrouvent de la manière la plus curieuse dans les conversations familières de la jeune Anglaise avec ses précepteurs ou mounchies. Élevés dans les subtilités les plus étranges, beaucoup d’entre eux ont perdu la virilité, non la finesse de l’intelligence. Ce sont à la fois des enfans et des philosophes. « Voici, disait l’un d’entre eux, trois formes épistolaires pour dire la même chose. L’une est pour le commun, je la donne aux enfans ; l’autre est pour les grandes personnes ; la troisième est sublime : elle est pour votre honneur. » Dans un berceau, à côté de la jeune Anglaise, que la lettre « sublime » ennuyait fort, se trouvait sa petite fille, qui essayait de prononcer quelques paroles, et dont sa mère encourageait les premiers efforts. Le mounchie se leva gravement, fit un grand salam, et, jetant le pan de sa robe, par respect, sur son épaule gauche, lui dit solennellement : « J’aurai l’honneur d’informer votre honneur que les enfans ne parlent pas avant deux ans ; » après quoi il se rassit avec la même gravité, et commença la controverse sur les matières religieuses : « Vous dites que la Bible vaut mieux que les Védas, et que nous devons croire aux paroles de la Bible ; mais, si Dieu avait voulu que vos Védas fussent les nôtres, n’aurait-il pas donné à tous les hommes le même langage, pour qu’ils connussent tous la Bible ? » Là-dessus, la jeune personne, un peu embarrassée, et cela se comprend, lui raconta l’histoire de la tour de Babel, et l’Indien lui demanda combien cette tour avait de coudées. Il fut très désappointé de ne pas recevoir d’éclaircissemens à ce sujet, et il reprit : « Nos livres sont divins, car ils sont écrits dans une langue qu’on ne parle pas, en devinagrie, qui est le langage des planètes. » Nouvelle dissertation de la jeune personne sur les planètes, leurs situations respectives et les télescopes. Cela contentait médiocrement le brahmane, qui avait mis en réserve un dernier argument plus foudroyant que les autres : « Je demanderai à votre honneur ce qui arriverait si un grand seigneur ou une grande dame de l’Europe commettaient beaucoup de péchés, ne se repentaient pas, ne songeaient pas le moins du monde à Jésus-Christ ? que deviendraient-ils ?

— Ils iraient en enfer.

— Comment ! en enfer ? un Européen ! une Européenne ! À quoi donc leur sert la connaissance de la Bible et de la religion chrétienne ? D’après votre système, si nous péchons, nous allons en enfer aussi ; cela ne vaut donc pas la peine de changer. Notre religion est bien meilleure, n’en déplaise à votre honneur. Nos ames, comme vous le savez, passent dans des corps différens, selon qu’elles se sont modifiées en bien ou en mal : ainsi, nous avons toujours la chance de nous relever quelque jour et d’arriver jusqu’aux planètes ; mais l’enfer, qui dure toujours, « est très… mais très désagréable ! » Si votre honneur veut bien m’écouter, je lui dirai en quoi consiste le grand système des religions. Un homme avait dix enfans, qui tous parlaient différens langages. Par son testament, il leur imposa des lois, qui étaient écrites aussi dans le langage de chacun, et il leur permit de suivre la loi inscrite dans le livre de chacun, parce que c’était celle qui lui convenait le mieux. Ne trouvez-vous pas que la chose est bien ainsi ? »

Il était difficile d’argumenter avec des hommes qui avaient été aussi loin en philosophie que Lessing dans Nathan-le-Sage, et que Thomas Payne dans ses pamphlets. La jeune Anglaise distingua, raisonna, argumenta, et ne put arracher à son mounchie que la réponse suivante « Ah ! ah ! votre honneur a bien de l’esprit. » La stérilité définitive et incurable des missions catholiques et protestantes dans l’Hindoustan s’explique donc fort aisément. Les brahmanes lisent la Bible avec attention, même avec respect ; c’est pour eux un de leurs Védas. « Voilà de belles paroles, disent-ils, et cela est très vrai. » Puis ils comparent tel ou tel verset avec un chapitre de leurs propres schasters, et ils s’en tiennent à ce travail d’érudition qui les satisfait.

Ce qui leur manque, ce n’est pas l’intelligence, mais la moralité. Le sentiment du vrai a disparu de cette race, qui cède à la force, accepte le temps comme il vient, et s’endort dans sa rêverie. La littérature anglaise, même le journalisme, pénètrent au sein de ces mœurs sans les transformer. Le journal hindoustanique qui paraît à Madras dans l’idiome populaire offre l’expression la plus complète de ce raffinement et de cette frivolité puériles de l’intelligence chez un vieux peuple. Les mounchies traduisent pour l’édification de leurs compatriotes et sèment de fleurs orientales les fragmens des journaux européens qui leur plaisent le mieux ; on y lit par exemple une description romanesque du lit de la reine Victoria, sur lequel elle se couche, dit le feuilletoniste hindou, « au milieu de la musique et de l’encens, sans aucune espèce de draperies ni de vêtemens. » Voici la réclame consacrée au grand bal donné aux indigènes par le gouverneur de Madras : « Le chef des nababs est entré avec une grande souharrie (suite) de cent personnes et éclairé par cent lanternes en ligne. Il avait l’air d’un homme de pénétration. Les Anglais se sont mis ensuite à danser à leur mode, se secouant les mains et tapant des pieds, après quoi ils ont commencé à manger des mets défendus, et tous les respectables indigènes ont quitté la place. »

Les tentatives de certains rajahs pour imiter les modes européennes n’ont encore abouti qu’à une sorte de caricature impuissante et ridicule qui ne peut être acceptée ni des Hindous ni de leurs maîtres. La voyageuse reçut un jour la visite d’un de ces dandies orientaux qui portait un pantalon de satin jaune taillé à l’anglaise et un gilet de satin vert brodé de perles, le tout accompagné d’une robe de mousseline claire et d’un bonnet en tissu d’or. Il se fit apporter un pupitre fait à Londres, dans lequel se trouvaient renfermées des lettres de recommandation, et dont la clé et la serrure lui offrirent des difficultés presque insurmontables. Quand il fut parvenu à les vaincre, il tira de sa poche avec orgueil une montre colossale, ronde, ornée de six chaînes, et qui devait dater du commencement du XVIIe siècle. Il pria les assistans de lui permettre de la remonter en leur présence, et cassa le grand ressort. Tous ces riens, contés par la voyageuse avec beaucoup de gaieté et d’entrain, composent un amusant petit livre qui éclaire fort bien la question de l’Inde anglaise et explique l’impuissance des conquérans à influer sur les mœurs des vaincus ; — supplément précieux aux esquisses de mœurs anglo-hindoustaniques que l’on doit à deux autres femmes anglaises, miss Emma Roberts[18] et mistriss Elwood[19].

Il ne faut pas trop peser sur les choses légères : après avoir signalé les trois ou quatre ouvrages d’un mérite réel qui justifient les éloges des critiques anglais et méritent d’être lus ou relus, je m’arrêterai, non sans me demander quelle pensée utile ou quel résultat sérieux on peut recueillir de cette lecture presque infinie. Quand on a visité avec les touristes anglaises ces portions du globe à la fois si vastes et si vides, on ne peut s’empêcher de penser avec quelle lenteur les cadres de la civilisation se remplissent, et par quel progrès presque insensible elle justifie ses panégyristes et ses prôneurs.

Une bien faible fraction de la surface du globe possède aujourd’hui de justes lois, et reconnaît comme principes des théories équitables et bienfaisantes. Pour qui se sent l’ame haute et sympathique, pour qui veut laisser une trace d’action et de force utile dans l’histoire de l’humanité, il y a aujourd’hui autant à faire, autant de nobles efforts à dépenser, pour élargir les destinées et assurer l’amélioration de notre race, que du temps même des apôtres. Certaines régions européennes, privées de vie morale et de liberté sociale, sont mortes ou plus que mortes, couvertes de cendres qui étouffent la vie, et vous rencontrez de toutes parts, hors de l’Europe, des nations qui ne sont pas même formées, des embryons de sociétés qui se développent dans la peine et l’angoisse et deviendront on ne sait quoi. Deux de ces gigantesques embryons, l’Amérique du Nord et la Russie, grossissent à vue d’œil. D’autres régions plus neuves présentent à peine quelques traces de formation ; d’autres, qui, dans les époques les plus reculées, ont possédé une vie normale, retombent dans le néant, et semblent y entraîner avec elles leurs envahisseurs et leurs maîtres. Telle est la singulière variété de spectacles présentée par l’Hindoustan actuel, par l’Amérique méridionale et par l’Australasie tout entière.

— Nous attendons, disaient à la jeune voyageuse citée plus haut les brahmanes de l’Hindoustan, un dixième avatar, une dernière époque, pendant laquelle s’opérera la révolution définitive. Les castes seront détruites, la fraternité humaine sera reconnue ; il n’y aura plus ni chefs de peuples, ni différences de religion. Attendons paisiblement cette transformation miraculeuse vers laquelle la fatalité nous emporte. Tel est le langage des mounchies ou savans indiens ; dans leur décrépitude, ils ont le pressentiment secret et sourd d’une renaissance et d’un avenir. Ce dixième avatar des brahmanes ressemble fort au « cinquième acte » de la tragédie humaine dont parle l’évêque Berkeley. « Quatre actes du drame sont joués, dit-il : — la fondation, la lutte, l’agrandissement, la civilisation ; le dernier reste encore à représenter : la fraternité humaine. » Assurément, à voir dans le récit de nos voyageuses, même les plus légères et les plus dénuées de prétention, le monde tel qu’il est : partout les barrières qui tombent, les peuples qui se mêlent, l’Orient percé à jour, et la préparation étrange de la fusion universelle, on ne peut prendre ce mot pour une utopie. L’activité extraordinaire de cette race anglo-saxonne, dont les filles hardies vont explorer les plus mystérieux recoins du monde, n’est pas le moindre symptôme de cette fusion. Mais comment et à travers quelles étranges catastrophes s’opèrera-t-elle définitivement ? Nul ne le sait.

C’est cette obscurité d’un avenir si imprévu et si mystérieux qui constitue le vif intérêt du temps actuel. L’esprit se tourne avec une inquiétude profonde vers cette création vaste et confusément annoncée. On se détache involontairement des choses d’autrefois, toutes vénérables qu’elles puissent être ; malgré la beauté consacrée et la grandeur triste dont le charme se fait sentir aux imaginations rêveuses, on préfère les livres consacrés aux régions neuves et pleines d’avenir. Certaines de nos voyageuses aiment un peu trop le passé, vieillard vénérable, à longue barbe blanche, enfermé dans son tombeau que personne n’ouvrira plus, et plongé dans l’immobile sommeil des siècles ; elles approchent de lui avec un timide respect et un tremblement qui n’est pas sans grace, mais qui n’a plus rien de sérieux. Cette vénération pour les murailles vermoulues et les lieux communs sur Miltiade fait qu’on les lit avec moins d’intérêt. Aujourd’hui les regards sont tournés vers l’avenir. S’en tenir au présent et au passé n’est plus possible. Laissons la minute qui fuit en proie aux hommes vulgaires ; que les héros dorment ; tombent en poussière les pierres d’autrefois ! Tous les hommes sérieux n’étudient les temps écoulés et le monde actuel que pour pressentir et préparer les temps nouveaux ; ils auront, d’ici à bien long-temps, plus d’enthousiasme pour l’avenir que pour le passé.

Philarète Chasles.

  1. Letters from Italy, by miss Catherine Taylor ; 2 vol., 1845.
  2. The Sepulchres of Etruria, by mistriss Hamilton Gray ; 2 vol., 1843-1845.
  3. Letters from Switzerland ; 2 vol., 1843.
  4. Ride on Horseback, from Paris to Florence ; 2 vol.,1845.
  5. Bowers and Vineyards of France, by miss Stewart Costello ; 2 vol, in-8, 1843.
  6. The Idler in Italy, by lady Blessington ; 2 vol., 1832.
  7. 2 vol., 1836.
  8. Belgium and the Netherlands, etc. ; 1834.
  9. My last Tour and First Work, by lady Vavasour ; 1 vol., 1845.
  10. The Rhône, the Darro and the Guadalquivir, 2 vol., 1845.
  11. Vont et viennent comme l’onde sur le bord de la plage, quand une joyeuse brise livre combat à la mer.
  12. Visits to the Courts of Vienna and Constantinople ; 1845.
  13. Syria, Egypt, etc., by mistriss Damer Dawson ; 2 vol., 1845.
  14. Letters from the shores of the Baltic. 1 vol. Murray, 1846 (Colonial Library).
  15. Boston, 1845, 2 vol. in-12.
  16. Yacht Voyage to Texas, by mistriss Houston ; 2 vol. in-12.
  17. Letters writted from Madras, by a Lady ; 1846.
  18. Sketches of Hindostan ; 2 vol. in-12, 1831.
  19. Traits of Indian Life ; 2 vol. in-12, 1836.