Les Femmes poètes de l’Allemagne/Préface

Perrin et Cie, libraires-éditeurs (p. vii-xiv).

PRÉFACE

Mlle Lya Berger semble avoir pris à tâche de nous faire apprécier les femmes poètes des littératures étrangères, et il faut l’en louer : ce sont des domaines nouveaux et en partie inexplorés qu’elle ajoute ainsi à notre connaissance littéraire. Elle nous avait déjà initiés, dans un précédent article, à la poésie féminine de la Belgique[1]. Aujourd’hui, elle nous introduit auprès des femmes poètes de l’Allemagne, et, comme le sujet est plus important, son étude aussi prend des dimensions plus vastes. Elle nous les présente successivement dans leur suite chronologique ; elle recueille tous les renseignements qu’elle a pu découvrir sur leur vie et leur caractère ; elle y ajoute, dans des traductions fidèles, quelques échantillons de leur poésie. Son livre est à la fois une œuvre critique et une anthologie. Au reste, poète elle-même, elle était faite pour comprendre des poètes.

Voici d’abord une figure originale qu’elle rencontre dès le début : c’est la fameuse Rotswitha, la religieuse de Gandersheim, qui écrivit, au dixième siècle, six comédies latines à l’instar des six comédies de Térence. Des historiens modernes lui ont fait complaisamment un auditoire qu’elle n’a jamais eu. « Aux jours de fêtes, dit l’un d’eux, les grands du voisinage, les évêques, les abbés viennent à l’abbaye, et là, dans quelque bâtiment attenant au cloître, la noble assemblée écoute une comédie latine. Ne se croirait-on pas à ces représentations du dix-huitième siècle, dont les Jésuites aimaient à orner leurs fêtes scolaires ? » C’est, hélas ! une pure illusion. Il n’y a pas lieu, non plus, d’évoquer ici, comme on l’a fait, le souvenir du théâtre de Mme de Maintenon à Saint-Cyr. Les comédies de Rotswitha, qui ne sont, dans leur ensemble, qu’un éloge de la virginité, furent surtout un objet d’édification pour elle et pour ses collègues, celles du moins qui savaient le latin ; leur influence ne dépasse guère les limites du monastère où elles avaient pris naissance.

Au temps de la Réforme, comme au moyen âge, la femme reste à peu près étrangère au mouvement littéraire. Il suffit de regarder les figures de femmes que nous ont laissées Albert Dürer et Hans Holbein, pour voir que le génie poétique n’a point passé par là. Ce sont de bonnes ménagères, des épouses fidèles, des mères dévouées. Elles sont faites pour faciliter la tâche de l’homme, non pour la partager, encore moins pour rivaliser avec lui. Elles gouvernent la maison, commandent les servantes, et, au besoin, se font servantes elles- mêmes. Leurs mains, habituées au travail manuel, sont inhabiles à tenir la plume. Dans le grand nombre de cantiques inspirés par la Réforme, il en est qui ont pour auteurs des femmes ; mais celles-ci appartiennent surtout à l’aristocratie, la seule partie de la population qui eût de l’instruction et des loisirs.

L’influence des femmes, lorsqu’elle ne se manifeste pas par de grandes œuvres, s’exerce principalement par les salons. L’âme de la vie de salon, c’est la conversation, cet échange d’idées rapide, imprévu, où l’on touche à tout, sans rien approfondir, où l’on s’excite mutuellement par la diversité des manières de voir, et où les opinions les plus contraires s’humanisent et se tempèrent par l’urbanité des formes. Or, Mme de Staël avait déjà remarqué que l’Allemand est peu propre à la conversation. Il s’obstine dans son idée, tient fermement à ce qu’il croit vrai, et se reprocherait toute concession comme une faiblesse. Il discute plus qu’il ne cause, et l’Allemande, sous ce rapport, est peu différente de l’Allemand. Aussi la vie de salon a commencé tard en Allemagne. On en trouve quelques traces à Weimar, au temps où les plus grands écrivains de l’Allemagne étaient réunis dans cette ville, alors semblable à un village. Johanna Schopenhauer, la mère du philosophe, recevait chez elle quelques amis, très simplement, les jours où il n’y avait pas de théâtre. « Je leur offre une tasse de thé avec des tartines de beurre, écrit-elle à son fils, et on n’allume pas une bougie de plus. » La duchesse douairière Amélie, après qu’elle eût cédé le gouvernement à son fils Charles-Auguste, s’était arrangé une retraite champêtre à Tiefurt, une demi-heure de marche de la ville, et ses anciens amis, auxquels se joignaient des étrangers de passage, venaient l’y trouver. « Mais il y avait des jours, raconte la comtesse d’Egloffstein, où la grande liberté avec laquelle on pouvait produire ses opinions, dégénérait en dispute. Alors, l’esprit capricieux de Wieland, le persiflage aigu de Herder et, avant tout, le génie dominateur de Goethe se croisaient ; de leur choc, jaillissaient des étincelles qui échauffaient les âmes, et la duchesse ne parvenait pas toujours à calmer les jouteurs. Seul, Schiller se tenait au milieu de la mêlée sans s’émouvoir, comme une lune tranquille passe au-dessus des nuées orageuses. »

Il faut arriver jusqu’à l’époque romantique pour trouver en Allemagne quelque chose qui ressemble aux salons français du dix-septième et du dix-huitième siècle. Berlin était devenu momentanément le centre de la vie littéraire. Les Juifs, qui s’étaient enrichis pendant la guerre, faisaient leur entrée dans le monde en ouvrant leurs maisons, dont le luxe ne paraîtrait aujourd’hui que de l’aisance, mais était encore inusité dans la société allemande de ce temps. Là se rencontraient des écrivains et des savants comme les frères Schlegel et les frères Humboldt, des philosophes comme Fichte et Hegel, des poètes comme La Motte-Fouqué, Achim d’Arnim, Chamisso, même temporairement le jeune Heine, sans parler des publicistes et des hommes d’État. Là brillaient Rahel Levin et Henriette Herz, l’une par son esprit, l’autre par sa beauté. Rabel eut une véritable influence autour d’elle par son culte pour Goethe, qu’elle maintenait en face des innovations plus ou moins contestables de l’école romantique.

C’est alors aussi que les femmes écrivains deviennent de plus en plus nombreuses. Elles entrent décidément dans la vie littéraire, tantôt se joignant à un groupe et faisant école, tantôt cultivant dans la retraite le don qu’elles ont reçu de la nature. Mlle Lya Berger remarque avec justesse que leurs genres préférés, ceux qui répondent le mieux à leur tempérament et à leurs facultés, sont le chant lyrique et le roman ; elles traduisent leurs émotions ou leurs rêves, analysent l’âme humaine et spécialement l’âme féminine. Quelques-unes montrent une vraie originalité : telle la Viennoise Betty Paoli, dont les plaintes s’expriment parfois en vers harmonieux ; ou la Westphalienne Annette de Droste-Hülshoff, peintre fidèle des mœurs rustiques et des vieilles traditions de sa province ; telle surtout cette malicieuse Bettina Brentano, qui a su bâtir un si joli roman sur ses relations avec Goethe.

Le temps où la littérature allemande grandissait sous l’égide de Goethe a été le plus favorable aux femmes poètes les grands exemples qui leur venaient de Weimar leur servaient de règle et d’appui. Le romantisme leur a été funeste, le naturalisme les a dévoyées ; les rêves d’émancipation les ont perdues. Portées par leur nature à l’exagération, elles ont dit au Génie de la poésie ce que lady Macbeth dit à l’Esprit de mort : Unsex me, « Dépouille-moi de mon sexe » ; et quelques- unes d’entre elles se sont laissées aller à des orgies de pensée et à des crudités de langage devant lesquelles un homme aurait reculé. Mlle Lya Berger, qui n’a pas voulu les exclure de sa scrupuleuse enquête, leur conseille le tact et la mesure, le culte pur et simple de ce qui constitue la vraie supériorité de la femme, et l’on ne peut que s’associer à ce sage avertissement. Ajoutons que dans les traductions, dont elle a accompagné ses notices et qui sont un des ornements de son étude, elle n’a compris que des morceaux qui peuvent passer sous l’œil de tout le monde.

A. Bossert.
  1. Les Pages modernes, janvier 1909.