Perrin et Cie, libraires-éditeurs (p. 9-25).

LES
FEMMES POÈTES DE L’ALLEMAGNE


CHAPITRE PREMIER

du moyen âge au dix-huitième siècle

Rotswitha. — Frau Ava. — Sybilla Schwarz. — Henriette-Luise, électrice de Brandebourg. — Katarina-Regina von Greiffenberg.

L’aïeule des poétesses allemandes paraît être une certaine nonne, appelée Rotswitha[1], bénédictine du cloître de Gandersheim (Brunswick), et qui vivait au dixième siècle (935 à 1000). Encore n’écrivait-elle guère qu’en latin.

À ce moment, en Allemagne comme en France, l’érudition était concentrée dans les abbayes, berceaux des glossaires, notamment dans celles de Fulda et de Saint-Gall. Presque toutes les œuvres traitaient de sujets empruntés à la Bible ou à l’Histoire ancienne.

Rotswitha suivit l’impulsion donnée.

Outre une Histoire de l’abbaye de Gandersheim, elle a composé six comédies, dignes, dit un critique enthousiaste, de supplanter Térence. Les titres de ces pièces sont : Abrahamus, Sapientia (mère des trois vertus théologales), Gallicanus, Dulcitius, Paphnutius, Callimachus.

Traduits plus tard, en partie, en langue moderne, par J. Bendixen, en 1850, ces ouvrages ont été édités, en 1858, par K.-A. Barach (Nuremberg).

De plus, Rotswitha est l’auteur d’un long poème rimé en hexamètres, à la louange de l’empereur Otto Ier (Loblied auf Otto Ier).

Dans les temps modernes, un doute a été émis sur l’authenticité de ces œuvres par le professeur Joseph Aschbach[2], qui, avec beaucoup de finesse et d’érudition, cherche à prouver que les travaux de la poétesse ne sont qu’une copie d’une première édition de l’humaniste Conrad Celtès. Mais cette opinion a été brillamment réfutée par le professeur Rodolph Kopke, de Berlin[3], dans son livre Sur la littérature du dixième siècle. Le même savant a écrit un intéressant petit traité ayant spécialement pour objet Rotswitha, sous ce titre : la Plus ancienne poétesse allemande (1869).

En France, une édition avec traduction a paru en 1845, grâce aux travaux de Ch. Magnin.

On y voit que le but de Rotswitha était surtout de donner à ses sœurs des conseils moraux ; elle se plaisait à exalter les vertus de l’âme féminine, et en particulier la chasteté.

Ce n’est vraiment qu’au douzième siècle qu’apparaissent les premiers poèmes féminins en langue allemande.

Leur auteur est Frau Ava, dont le vrai nom se dérobe sous ce pseudonyme.

Certains anthologistes ne font même pas mention de Frau Ava. Les mieux documentés racontent que cette femme vécut d’abord dans le monde et eut deux fils. Puis elle se retira dans un monastère d’Autriche, où elle écrivit des poèmes mystiques, sortes de paraphrases évangéliques.

Les manuscrits de ces vers ayant été découverts à Goerlitz, sans indication du nom de l’auteur, on ne les connut pendant quelque temps que sous le titre de Goerlitzer Evangelienharmonie. Plus tard, on trouva un manu- scrit antérieur révélant la personnalité du poète. Mais sa présence dans un cloître fit d’abord penser qu’elle était une nonne, comme Rotswitha, comme Hadewyck, la poétesse mystique hollandaise.

Non seulement Frau Ava n’était qu’une recluse, mais encore il est avéré, d’après son propre aveu, qu’elle ne composa pas seule ses écrits. Ses deux fils l’aidèrent dans sa tâche.

Cette œuvre, en réalité, n’a rien de bien original. Elle est formée de quelques poèmes spirituels et d’une Vie de Jésus, intéressante surtout par les documents qu’elle nous fournit sur les croyances religieuses de l’époque.

La poétesse suit fidèlement, presque trop fidèlement, les récits des évangélistes, à tel point, nous dit Heinrich Kurz, que lorsque les versions offrent quelque divergence de détail elle n’hésite pas à rimer sur ces thèmes différents des poèmes divers. Elle est une adaptatrice scrupuleuse, plutôt qu’une artiste.

Dans l’ensemble du travail, la langue ne manque ni de variété, ni de vivacité. La rime est encore confuse ; très souvent elle n’existe qu’à l’état d’assonance. L’allitération s’y rencontre parfois, principalement dans les passages où l’inspiration de la poétesse prend plus d’essor.

Frau Ava mourut à Gottweih (Autriche), en 1127.

En France, les premières poétesses, nées seulement dans le cours des siècles suivants, Marie de France, Agnès de Navarre, se sont laissé inspirer par l’amour profane plutôt que par l’amour divin. Ce fut peut-être moins édifiant, mais leur œuvre est plus personnelle, quoique très imparfaite encore.

En tout cas, ces deux recluses allemandes, préparant, au fond de leur cellule, la voie poétique à leurs descendantes spirituelles, sont curieuses à évoquer. Différentes, sans doute, si l’on en juge par l’esprit de leurs écrits : l’une, mystique, cherchant l’inspiration au pied de l’autel, l’autre retraçant plutôt le type sympathique de la nonne alerte et un tantinet maligne, aux yeux pétillants du plaisir qu’elle se procurait en agitant les ficelles de ses personnages de comédie, mais toutes deux rompant, par l’essor de leur intelligence, de leur imagination, l’atonie contemplative ou l’action mécanique des Bénédictines de l’époque, elles brillent au fond des temps ainsi que le point lumineux apparu par la meurtrière d’un souterrain et qui se prolonge en rayon progressif et sûr, épandant sa clarté sur toute l’ombre environnante.

Pour longtemps, alors, les femmes disparaissent de la scène poétique. Elles n’y ont, du moins, joué aucun rôle assez important pour qu’il y ait lieu d’en faire mention.

La cause de cette « grève des Muses » est peut-être dans le genre affecté à ce moment-là par la poésie.

C’est l’époque des longs poèmes religieux, imités du latin, ou chevaleresques, empruntés à nos cycles féodaux, chansons de geste… La matière épique domine : elle n’est pas du ressort féminin.

Cependant, bien que n’y jouant pas de rôle actif, la femme devient l’âme de la poésie lyrique d’alors. Sans doute cette façon d’être Muse lui semblait la meilleure ; elle y trouvait un aussi sûr garant d’immortalité. Mais il semble étonnant qu’elle n’ait pas répondu par quelques strophes aux galants poèmes tout remplis d’elle et que les empereurs, les princes se faisaient un honneur de signer, ainsi qu’en témoignent les œuvres d’Henri VI.

Le plus célèbre de ces Minnesinger (chantres d’amour) est assurément Henri de Meissen, surnommé Frauenlob (louangeur des dames). Il rendit aux femmes un culte si sincère, si ardent, que, lorsqu’il mourut à Mayence, les bourgeoises de la ville tinrent à porter elles-mêmes son cercueil jusqu’à la cathédrale où se voit, d’ailleurs, toujours, sa sépulture.

Il ne paraît pas non plus que l’inspiration poétique des femmes ait été stimulée par l’appât des concours qui excitent aujourd’hui tant d’espoirs, de convoitises… et de déceptions. Aucun nom féminin n’est mentionné dans la confrérie des Meistersänger (maîtres-chanteurs), qui couronnaient les Lieder des concurrents par des médailles d’argent, des fleurs de soie, bien faites, cependant, pour tenter la coquetterie féminine.

Une sorte de décadence se produit ensuite dans la poésie allemande, décadence dont les causes tiennent à la situation politique et sociale de l’État germanique, en même temps qu’à la prépondérance des sciences. Peu après, l’évolution luthérienne accapare les esprits et spécialise, on le devine, les sujets des œuvres produites. Enfin, la guerre de Trente Ans, à son tour, arrête l’essor intellectuel.

Il faut la création, la rivalité des deux écoles littéraires, saxonne et suisse, pour réveiller, par l’étincelle de l’ambition, les esprits engourdis. L’activité renaîtra entière, féconde, avec les deux champions célèbres de l’école suisse, qui renouvelleront, qui engendreront, pour mieux dire, la vraie littérature allemande : Klopstock et Wieland.

Donc, durant le moyen âge et la Renaissance, Christine de Pisan, Marguerite d’Angoulême n’ont pas de rivales au delà du Rhin.

Il faut pourtant mentionner le nom de Clara Hetzler, qui, sans être créatrice, eut, du moins, l’excellente idée de composer un recueil des vieilles chansons populaires en lesquelles elle voyait une source d’inspiration lyrique future. L’avenir lui a donné raison. Clara Hetzler accomplit ce travail au seizième siècle. Au dix-neuvième, son livre fut réédité.

C’est au dix-septième siècle seulement qu’un nom féminin réapparaît dans la lice poétique.

Ce nom est celui de Sybilla Schwarz, fraîche et intéressante évocation d’une jeune Muse qu’une mort prématurée fit deux fois la favorite des dieux.

Née en 1621, à Greifswald, Sybilla, dont l’instruction fut poussée jusqu’à l’étude des langues mortes, ce qui était rare à cette époque, écrivit des vers dès l’enfance. Elle fut fidèle à cette vocation, malgré les blâmes et moqueries que ne lui ménageaient, paraît-il, ni ses parents ni ses maîtres.

L’admiration de la nature, les plaisirs de l’amitié furent d’abord ses sources d’inspiration ; puis, précocement, elle salua et chanta l’amour avec une intensité d’expression que procure seule d’ordinaire l’expérience de ce sentiment, alors qu’elle ne le connaissait en réalité que d’après ses lectures ou les conversations entendues. Çà et là, se rencontrent même dans ses poèmes des peintures ou des réflexions qui peuvent étonner chez une adolescente, mais dont la naïveté, justement, trahit le concours de l’imagination.

Cette tendance, et aussi le portrait qui reste d’elle — un visage à la fois malicieux et rêveur, au regard ardent, aux lèvres voluptueuses, et auréolé d’une opulente chevelure — prouvent que la nature passionnée de Sybilla eût joui pleinement de la vie et de ses joies.

Pourtant — soit par suite d’une sourde maladie que les biographies ne mentionnent pas, soit simplement par pressentiment du sort qui lui était réservé — la jeune fille, souvent, pense à la mort, à cette mort qui devait la ravir, si peu de temps après, en 1638, dans l’épanouissement de sa dix-huitième année. Mais comme tous les êtres jeunes, Sybilla Schwarz envisage sans peur la mort et la pare de certaines grâces.

On trouve dans l’œuvre de cette poétesse une piquante opposition de simplicité enfantine et de gravité profonde. Son style alerte n’est pas dénué d’ironie ; parfois même un trait de satire échappe à sa verve ; dans le poème An den unadelichen Adel, cette ironie devient de la moquerie amère, sans doute sous l’influence d’une des premières désillusions d’une âme sensible.

Outre les petits poèmes lyriques qui représentent la majeure et la plus personnelle partie de son œuvre, Sybilla a composé quelques travaux plus importants quant à l’étendue : une bergerie à la mode d’alors, en prose coupée de chants, Faunus ; une Histoire de Daphné, en une suite de ballades au tour ancien, et un essai dramatique, Suzanna.

Voici un des morceaux les plus connus de Sybilla Schwarz :

mon bien est là-bas…

Mon bien, mon tout est là-bas, mon espoir dans la joie et la douleur ; mon autre moi-même est parti, ma vie, ma beauté ; — ce que j’aime le mieux en ce monde est loin, loin d’ici déjà — (l’amour est bien amer, mais la séparation l’est plus encore).

Je ne puis être toi-même ; et je ne puis entière- ment me détacher de toi, — ô très cher Dorile ! Je ne suis plus en moi, je ne suis plus moi, quand je ne suis pas auprès de toi ; — ô vous, Heures, enfuyez- vous ! Voulez-vous me porter ombrage ?

Ah ! Phoebus, ne retiens pas tes rapides cour- siers ! — Allez, allez, fuyez, ô jours ! Et reviens, toi, clarté lunaire ! — Un jour est semblable à un an au bout duquel je ne vois rien !

Ô ma vraie lumière… ! Fuis, fuis donc, temps paresseux ! Tends ta voile et amène-moi aujourd’hui mon amour, et lorsqu’il sera de retour, alors, oh ! va lentement !

Presque en même temps fleurissait la renommée d’Henriette-Luise, princesse-électrice de Brandeburg, épouse du grand prince-électeur Frédéric-Wilhelm.

Née à La Haye, la princesse vécut en Allemagne, au milieu de la société choisie qui convenait à son rang.

Elle écrivit surtout des chants spirituels, exemple qui sera suivi maintes fois, ce genre étant très goûté en Allemagne. Bien qu’on ait parlé de son talent au sujet de diverses autres œuvres, les critiques sont d’accord pour le restreindre à cette forme très spéciale. On ne cite d’elle aucun ouvrage de fond. La situation sociale d’Henriette-Luise, électrice de Brandebourg, paraît, d’après ces avis judicieux, n’avoir point nui à l’immortalité accordée à son nom.

Mais il est bon d’ajouter que plusieurs de ses cantiques se chantent encore aujourd’hui dans les offices religieux ; ils sont même assez populaires, bien que la majorité des fidèles ignorent le nom de leur auteur.

À la même époque encore, apparaît une poétesse que l’inspiration spirituelle a souvent aussi visitée, Katarina-Regina von Greiffenberg.

Les luttes engendrées par la Réforme avaient alors une vive influence sur les esprits, surtout dans les villes habitées ou visitées par les propagateurs des idées nouvelles.

Or, Regina de Greiffenberg, née à Greiffenberg, en Autriche, en 1633, vint, après la mort de son père, qu’elle perdit de bonne heure, habiter auprès d’un oncle, à Nuremberg, la vieille cité qui fut le berceau des « maîtres-chanteurs » et la patrie de Hans Sachs, fidèle émule de Luther. Elle passa dans cette ville la plus grande partie de sa vie et y mourut, célibataire croit-on, en 1694.

Elle eut une certaine notoriété dans les cercles intellectuels de sa patrie d’adoption. Une société littéraire, dénommée die Tapfere (l’Intrépide), l’admit parmi ses membres ; elle en devint plus tard la présidente et acquit le titre de Zunftmeisterin, qui correspond à celui que porterait en France une « maîtresse ès jeux floraux ».

Les poèmes de Regina de Greiffenberg parurent successivement sous deux titres différents, dont l’un, choisi par son oncle, qui avait fait éditer l’œuvre à l’insu de l’auteur, peut se traduire par ces mots : Chants et Échos célestes de l’Uranie allemande. Le surnom mythologique resta à Regina.

Cette œuvre se compose d’environ deux cent cinquante sonnets et une cinquantaine de chants variés. Les sonnets ont plus de valeur que les autres poèmes ; ils contiennent des pensées élevées, de riches images. Le mètre le plus employé est l’alexandrin, mais on y rencontre aussi le rythme du dactyle, imité du latin.

Les sujets célébrés dans ces poèmes sont surtout, nous l’avons dit, empruntés à l’idée religieuse. La foi, l’admiration de la puissance divine sont exprimées dans les vers de Regina avec un enthousiasme sincère. Dans les sonnets, elle s’attache souvent à raconter, comme Frau Ava, la vie et les souffrances de Jésus, d’après l’Écriture sainte.

Nous avons, de préférence, extrait de son œuvre, deux morceaux sur la louange divine, comme étant d’inspiration plus personnelle.

I. L’Impérieux Désir.

Ainsi que le vent d’abord doucement se lève — et croît de plus en plus, — jusqu’à ce qu’avec fracas — il pénètre dans les taillis épais en mugissant — et entraine toujours plus vite les vapeurs et les airs,

Ainsi s’augmente, ô Jésus, mon désir — de Toi, et s’accroit comme le torrent de ta grâce — qui, dans notre mémoire, trouve l’écho de ta louange — et la perpétue de façon puissante !

De temps à autre, le vent apporte à la terre la féconde pluie ; — de même la grâce divine fertilise les œuvres, — en même temps qu’elle réjouit notre cœur.

Mais le vent n’agite pas autant de rameaux dans les bois — que la grâce, en moi, fait vibrer de consolation et d’espérance.

II. Cantique du Printemps.

Réjouissez-vous, arbres ! chantez, oiseaux ! dansez, fleurs ! riez, prairies ! — Saute, toi, petite source ! Murmure, ô ruisseau ! jouez, douces brises ! — Gonflez-vous de plaisir, rivières calmes et coulez rapides ! — Offrez tous vos louanges au Créateur qui vous ressuscite ! — Que chaque fleurette soit une coupe de prémices, — chaque brin d’herbe une colonne érigée en l’honneur de son nom ! — Que chaque rameau proclame ses grâces ! — Aussi loin que sa bonté s’étend, puisse sa gloire être chantée !

Et toi, avant tout, homme, raison et but de sa munificence, — de toutes les effusions de sa tendresse, abîme où le flot des miracles — se déverse, toi qui deviens meilleur sous cette ondée bienfaisante, — loue ce Dieu avec ton cœur, tes mains, tes sens et ta voix, loue-le, célèbre-le, exalte-le !

Laisse, dans l’adoration de son amour, ton être se consumer ! — Que ta louange de gratitude monte vers lui comme l’encens de la terre !

  1. Ce nom dans la langue allemande du moyen âge s’orthographiait Hrofshuit.
  2. Mort à Vienne en 1822
  3. Mort en 1880.