Les Femmes poètes bretonnes/Mademoiselle Eugénie Gendron (1859)

Les Femmes poètes bretonnes Voir et modifier les données sur WikidataSociété des bibliophiles bretons et de l’histoire de Bretagne Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 165-170).


MADEMOISELLE EUGÉNIE GENDRON

1859



MADEMOISELLE

EUGÉNIE GENDRON



Mademoiselle Eugénie Gendron, née au Pellerin, le 1er février 1859, a commencé à faire des vers en sortant du couvent. Elle a obtenu plusieurs prix, à différents concours organisés par les revues.

Quelques-unes de ses poésies, intitulées Contre le flot, ont été couronnées à la Société Académique de la Loire-Inférieure, en novembre 1889 (médaille d’argent grand module).

Voici une pièce de vers tirée de ses manuscrits :


MÈRE ET FRANÇAISE


Tu dis : — Elle viendra, l’heure de la revanche. —
Et plus bas, sous ces mots, mon front triste se penche,

En t’écoutant, mon cœur ne peut que soupirer.
Amollir ton courage, enfant, à Dieu ne plaise !
Quand l’heure sonnera, va, je serai Française !
D’ici là je suis mère, oh ! laisse-moi pleurer !…

Oh ! laisse-moi pleurer !… Les larmes sont aux mères ;
Le Dieu qui sut créer leurs souffrances amères,
Dans leur âme, en creusant l’abîme des douleurs,
Ouvrit, en même temps, la source intarissable
De leurs yeux, de leurs cœurs, coulant inépuisable ;
C’est aux mères surtout qu’il a donné les pleurs.

En me voyant passer sous mon voile de veuve,
Beaucoup disent : — La joie accompagne l’épreuve,
Car je souris encore, appuyée à ton bras.
Ils pensent : — Le passé brisa cette pauvre âme,
Mais du moins l’avenir va rendre à cette femme
Tout son bonheur. — Hélas ! c’est qu’ils ne savent pas.

C’est qu’ils ne savent pas que je suis condamnée
À l’éternelle angoisse ; et que chaque journée
Vers une heure attendue approche sûrement ;
Cette heure, unique but de ma triste existence,
Mon tourment, mon espoir, mon rêve, ma souffrance,
L’heure où je t’armerai pour tenir mon serment.

Serment terrible et saint ! Lorsque fut apportée
De ton père martyr l’épée ensanglantée
Sur ton berceau d’enfant… folle, je te saisis

Entre mes bras, jurant, dans un transport suprême,
Qu’un jour pour le venger je t’armerais moi-même ;
« Grandis ! » te dis-je alors… Hélas !… et tu grandis !

Tu grandis ! Mais, depuis, chaque nuit et sans trève,
Un cauchemar affreux revient, au lieu d’un rêve,
À mon chevet maudit tourmenter mon sommeil ;
Je vois mon fils, mon fils ! au sein de la bataille,
Chanceler et tomber sous l’horrible mitraille ;
Je vois, je sens couler son sang chaud et vermeil.

Puis l’affreux meurtrier, à mes cris de détresse,
Cruel, ne me répond, dans sa froide allégresse,
Que par son long sarcasme et son rire moqueur,
Disant : Tu l’as voulu ; si ton âme est meurtrie,
C’est ta faute : pourquoi faire aimer la patrie
À ton fils et vouloir te venger du vainqueur ?

Tu dis — Elle viendra l’heure de la revanche. —
Et plus bas, sous ces mots, mon front triste se penche ;
En t’écoutant, mon cœur ne peut que soupirer.
Amollir ton courage, enfant, à Dieu ne plaise !
Quand l’heure sonnera, va, je serai Française !
D’ici là je suis mère, oh ! laisse — moi pleurer !