Les Femmes de la Révolution/02
Ernest Flamarion, éditeur (tome 39p. 8-14).
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II

HÉROÏSME DE PITIÉ
UNE FEMME A DÉTRUIT LA BASTILLE


La première apparition des femmes dans la carrière de l’héroïsme (hors de la sphère de la famille) eut lieu, on devait s’y attendre, par un élan de pitié.

Cela se fût vu en tout temps, mais ce qui est vraiment du grand siècle d’humanité, ce qui est nouveau et original, c’est une persistance étonnante dans une œuvre infiniment dangereuse, difficile et improbable, une humanité intrépide qui brava le péril, surmonta tout obstacle et dompta le temps.

Et tout cela, pour un être qui peut-être à d’autres époques n’eût intéressé personne, qui n’avait guère pour lui que d’être homme et très malheureux !

Nulle légende plus tragique que celle du prisonnier Latude ; nulle plus sublime que celle de sa libératrice, Mme Legros.

Nous ne conterons pas l’histoire de la Bastille, ni celle de Latude, si connue. Il suffit de dire que, pendant que toutes les prisons s’étaient adoucies, celle-ci s’était endurcie. Chaque année on aggravait, on bouchait des fenêtres, on ajoutait des grilles.

Il se trouva qu’en ce Latude, la vieille tyrannie imbécile avait enfermé l’homme le plus propre à la dénoncer, un homme ardent et terrible, que rien ne pouvait dompter, dont la voix ébranlait les murs, dont l’esprit, l’audace, étaient invincibles. Corps de fer indestructible qui devait user toutes les prisons, et la Bastille, et Vincennes, et Charenton, enfin l’horreur de Bicêtre, où tout autre aurait péri.

Ce qui rend l’accusation lourde, accablante, sans appel, c’est que cet homme, tel quel, échappé deux fois, se livra deux fois lui-même. Une fois, de sa retraite, il écrit à Mme de Pompadour, et elle le fait reprendre ! La seconde fois, il va à Versailles, veut parler au roi, arrive à son antichambre, et elle le fait reprendre… Quoi ! l’appartement du roi n’est donc pas un lieu sacré !…

Je suis malheureusement obligé de dire que, dans cette société molle, faible, caduque, il y eut force philanthropes, ministres, magistrats, grands seigneurs, pour pleurer sur l’aventure ; pas un ne fit rien. Malesherbes pleura, et Lamoignon, et Rohan, tous pleuraient à chaudes larmes.

Il était sur son fumier à Bicêtre, mangé des poux à la lettre, logé sous terre, et souvent hurlant de faim. Il avait encore adressé un Mémoire à je ne sais quel philanthrope, par un porte-clés ivre. Celui-ci heureusement le perd, une femme le ramasse. Elle le lit, elle frémit ; elle ne pleure pas, celle-ci, mais elle agit à l’instant.

Mme Legros était une pauvre petite mercière qui vivait de son travail, en cousant dans sa boutique ; son mari, coureur de cachots, répétiteur de latin. Elle ne craignit pas de s’embarquer dans cette terrible affaire. Elle vit, avec un ferme bon sens, ce que les autres ne voyaient pas, ou bien voulaient ne pas voir : que le malheureux n’était pas fou, mais victime d’une nécessité affreuse de ce gouvernement, obligé de cacher, de continuer l’infamie de ses vieilles fautes. Elle le vit, et elle ne fut point découragée, effrayée. Nul héroïsme plus complet : elle eut l’audace d’entreprendre, la force de persévérer, l’obstination du sacrifice de chaque jour et de chaque heure, le courage de mépriser les menaces, la sagacité et toutes les saintes ruses, pour écarter, déjouer les calomnies des tyrans.

Trois ans de suite, elle suivit son but avec une opiniâtreté inouïe dans le bien, mettant à poursuivre le droit, la justice, cette âpreté singulière du chasseur ou du joueur, que nous ne mettons guère que dans nos mauvaises passions.

Tous les malheurs sur la route, et elle ne lâche pas prise. Son père meurt, sa mère meurt ; elle perd son petit commerce ; elle est blâmée de ses parents, vilainement soupçonnée. On lui demande si elle est la maîtresse de ce prisonnier auquel elle s’intéresse tant. La maîtresse de cette ombre, de ce cadavre dévoré par la gale et la vermine !

La tentation des tentations, le sommet, la pointe aiguë du Calvaire, ce sont les plaintes, les injustices, les défiances de celui pour qui elle s’use et se sacrifie !

Grand spectacle de voir cette femme pauvre, mal vêtue, qui s’en va de porte en porte, faisant la cour aux valets pour entrer dans les hôtels, plaider sa cause devant les grands, leur demander leur appui.

La police frémit, s’indigne. Mme Legros peut être enlevée d’un moment à l’autre, enfermée, perdue pour toujours ; tout le monde l’en avertit. Le lieutenant de police la fait venir, la menace. Il la trouve immuable, ferme ; c’est elle qui le fait trembler.

Par bonheur on lui ménage l’appui de Mme Duchesne, femme de chambre de Mesdames. Elle part pour Versailles, à pied, en plein hiver ; elle était grosse de sept mois… La protectrice est absente ; elle court après, gagne une entorse, et elle n’en court pas moins. Mme Duchesne pleure beaucoup, mais hélas ! que peut-elle faire ? Une femme de chambre contre deux ou trois ministres, la partie est forte ! Elle tenait en mains la supplique ; un abbé de cour, qui se trouve là, la lui arrache des mains, lui dit qu’il s’agit d’un enragé, d’un misérable, qu’il ne faut pas s’en mêler.

Il suffit d’un mot pareil pour glacer Marie-Antoinette, à qui l’on en avait parlé. Elle avait la larme à l’œil. On plaisanta. Tout finit.

Il n’y avait guère en France d’homme meilleur que le roi. On finit par aller à lui. Le cardinal de Rohan (un polisson, mais, après tout, charitable) parla trois fois à Louis XVI, qui par trois fois refusa. Louis XVI était trop bon pour ne pas en croire M. de Sartines, l’ancien lieutenant de police. Il n’était plus en place, mais ce n’était pas une raison pour le déshonorer, le livrer à ses ennemis. Sartines à part, il faut le dire, Louis XVI aimait la Bastille, il ne voulait pas lui faire tort, la perdre de réputation.

Le roi était très humain. Il avait supprimé les bas cachots du Châtelet, supprimé Vincennes, créé la Force pour y mettre les prisonniers pour dettes, les séparer des voleurs.

Mais la Bastille, la Bastille ! c’était un vieux serviteur que ne pouvait maltraiter à la légère la vieille monarchie. C’était un mystère de terreur, c’était, comme dit Tacite, instrumentum regni.

Quand le comte d’Artois et la reine, voulant faire jouer Figaro, le lui lurent, il dit seulement, comme objection sans réponse : « Il faudrait donc alors que l’on supprimât la Bastille ? »

Quand la révolution de Paris eut lieu, en juillet 89, le roi, assez insouciant, parut prendre son parti. Mais quand on lui dit que la municipalité parisienne avait ordonné la démolition de la Bastille, ce fut pour lui comme un coup à la poitrine : « Ah ! dit-il, voici qui est fort ! »

Il ne pouvait pas bien recevoir en 1781 une requête qui compromettait la Bastille. Il repoussa celle que Rohan lui présentait pour Latude. Des femmes de haut rang insistèrent. Il fit alors consciencieusement une étude de l’affaire, lut tous les papiers ; il n’y en avait guère d’autres que ceux de la police, ceux des gens intéressés à garder la victime en prison jusqu’à la mort. Il répondit définitivement que c’était un homme dangereux ; qu’il ne pouvait lui rendre la liberté jamais.

Jamais ! tout autre en fût resté là. Eh bien, ce qui ne se fait pas par le roi se fera malgré le roi. Mme Legros persiste. Elle est accueillie des Condé, toujours mécontents et grondeurs ; accueillie du jeune duc d’Orléans, de sa sensible épouse, la fille du bon Penthièvre ; accueillie des philosophes, de M. le marquis de Condorcet, secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences, de Dupaty, de Villette, quasi gendre de Voltaire, etc., etc.

L’opinion va grondant ; le flot, le flot va montant. Necker avait chassé Sartines ; son ami et successeur Lenoir était tombé à son tour… La persévérance sera couronnée tout à l’heure. Latude s’obstine à vivre, et Mme Legros s’obstine à délivrer Latude.

L’homme de la reine, Breteuil, arrive en 83, qui voudrait la faire adorer. Il permet à l’Académie de donner le prix de vertu à Mme Legros, de la couronner… à la condition singulière qu’on ne motive pas la couronne.

Puis, 1784, on arrache à Louis XVI la délivrance de Latude[1]. Et quelques semaines après, étrange et bizarre ordonnance qui prescrit aux intendants de n’enfermer plus personne, à la requête des familles, que sur raison bien motivée, d’indiquer le temps précis de la détention demandée, etc. C’est-à-dire qu’on dévoilait la profondeur du monstrueux abîme d’arbitraire où l’on avait tenu la France. Elle en savait déjà beaucoup, mais le gouvernement en avouait davantage.

Mme Legros ne vit pas la destruction de la Bastille. Elle mourut peu avant. Mais ce n’en est pas moins elle qui eut la gloire de la détruire. C’est elle qui saisit l’imagination populaire de haine et d’horreur pour la prison du bon plaisir, qui avait enfermé tant de martyrs de la foi ou de la pensée. La faible main d’une pauvre femme isolée brisa en réalité la hautaine forteresse, en arracha les fortes pierres, les massives grilles de fer, en rasa les tours.

  1. Les lettres admirables de Latude sont encore inédites, sauf le peu qu’a cité Delort. Elles ne réfutent que trop la vaine polémique de 1787.