Les Faux Monnayeurs au dix-neuvième siècle/Prologue/1

PROLOGUE


I

les générosités du brocanteur félix radèze

La rue des Filles-Dieu, qui n’a pas subi comme tant d’autres de ses pareilles la transformation luxueuse et régulière ordonnée par maître Haussmann, était à peu près, en 1848, ce qu’elle est au- jourd’hui, c’est-à-dire une ruelle tortueuse, nauséabonde, aux ruisseaux noirs, au pavage irrégulier, aux boutiques enfumées. Peut-être cependant, ceux qui l’ont vue alors se la rappellent-ils plus sale, plus puante, plus habitée par ces négociants en ferraille et en chiffons, dont la personne est plus indescriptible encore que les magasins et les marchandises, ce qui n’est pas peu dire.

On rencontrait là, entre autres habitants du quartier, relativement tranquille, — les voitures circulant mal dans cette courbe étroite qui a nom de rue, — des chats galeux, des chiens sans queue et sans oreilles, des poules, des canards et des myriades enfants. Tout cela vivait ensemble et en paix dans ce coin de Paris, que troublaient seuls les gloussements, les miaulements, les aboiements et les braillements des uns et des autres.

Cette musique étrange s’harmonisait avec la tenue des habitants et l’aspect des maisons, dont la plupart semblaient s’élancer hors de l’alignement, comme des cavaliers qui commencent un avant-doux.

Le parfum dominant en ce lieu, que bénissait le ciel, puisque la progéniture s’y accusait prodigieusement nombreuse, était celui de la friture à travers lequel passaient, pour varier, des bouffées d’air infect, sortant de Ia vase des ruisseaux et des égouts.

La profession la plus commune en cette cité, à la fois paisible et bruyante, était celle de bric-à-brac. Est-ce parce qu’elle y paraissait aussi tenir le premier rang ?

Parmi tous ces marchands de choses sans nom, le plus remarquable, ou du moins celui dont nous aurons Ie plus à nous occuper dans ce récit, est un homme auquel il serait difficile d’assigner un âge, tant la couche de poussière qui couvre son énorme tête le déguise bien. Ses voisins lui donnent quarante ans. Soit. La façon dont il vit est de tous les âges : Félix Radèze est le plus sale, le plus noir et le plus original des brocanteurs du quartier.

Il à repris la boutique de père et mère, morts en trois jours du choléra, et il a élevé un jeune frère qu’ils lui ont laissé, avec leur fonds de bric-à-brac. La seule chose que les camarades reprochent à Félix, c’est d’élever son frère en monsieur, en gandin ; il s’est, comme ils disent, saigné des quatre membres pour le mettre au collège, et le jeune homme ingrat — cela devait être — ne vient qu’à de rares intervalles visiter le frère auquel il doit tout. On ajoute que ses visites ont toujours un même but : le besoin d’argent. Aussi ne voit-on jamais le brocanteur, en compagnie des autres, chez le marchand de vin ; il boit de l’eau, mange un morceau de pain, et, de ci de là, un peu de lard. Quand on se moque de lui à ce sujet, il se contente de répondre :

— Puisque je ne tiens pas à autre chose, en souriant de son air bonhomme.

Mais chacun sait à quoi s’en tenir sur le compte des frères Radèze, et, d’un bout à l’autre de la rue, on répète que le vieux Félix se prive de tout, pour satisfaire aux exigences du jeune Anatole.

— Il est si bête !

Telle était l’expression consacrée. Et, en effet, il n’y a pas un chat malade qu’il ne soigne, un chien blessé qu’il n’entreprenne de guérir ; et, si jamais, le premier, il n’adresse la parole à ses voisins, ceux-ci le trouvent toujours prêt quand ils ont besoin de lui. On glose sur sa bonté qui dégénère en sottise, mais l’on rend justice à son obligeance dont on profite. Si Félix Radèze était riche, il prêterait sa bourse, personne n’en doute, comme il prête ses bras ou ses jambes, selon que les amis ont besoin d’un aide ou d’un commissionnaire.

Il est vrai qu’en dépit des remontrances de ses confrères, il se permet parfois un luxe de générosité fort au-dessus de ses moyens. C’est ainsi qu’un soir il ramassa au coin d’une borne un paquet, dont le contenu resta un mystère jusqu’au lendemain. Mais le jour suivant, un bruit se répandit dans la rue des Filles-Dieu, et la boutique de Radèze se trouva bientôt encombrée de curieux : la trouvaille du brocanteur était une petite fille bien portante, belle à ravir, et enveloppée de langes remarquablement fins. Félix l’avait, dit-il, trouvée endormie.

Ce n’est pas tout ça, dit la mère Lapointe, une vieille femme sèche, au teint de pain d’épice, qui était bien la commère la plus bavarde et la plus mêle-tout du quartier, qu’est-ce que tu vas faire de cet enfant-là ?

— Je n’en sais trop rien, répondit niaisement le brocanteur.

— Eh bien, il faut aller tout de suite chez le commissaire, lui déclarer la chose et te débarrasser. Tu n’as pas l’intention de te faire nourrice, je, suppose ?

Radèze se mit à rire pour faire comme tout le monde, prit l’enfant trouvée, et se dirigea vers le bureau de police.

La journée se passa, au grand étonnement des badauds, sans qu’il revint.

— Eh bien ! lui crièrent le soir ceux qui l’aperçurent les premiers,

— Eh bien, répondit-il, l’enfant est en nourrice ; je l’ai adoptée, et le commissaire a, comme il dit, ratifié l’adoption.

— Il est donc fou, et toi aussi ! s’écria la Lapointe au milieu des éclats de rire de tous les voisins. Est-ce que tu peux payer des mois de nourrice ?

— C’est l’observation qu’il m’a faite d’abord, mais je lui ai dit que j’ai bien payé pendant longtemps Îles mois de pension de mon frère.

— Sans compter ce qu’il te coûte encore, le petit gredin.

— Il ne me coûtera plus rien, puisque j’aurai un autre enfant à nourrir, dit simplement Radèze en rentrant chez lui.

— Est-il assez idiot ! fit la vieille à son entourage en haussant les épaules.

Et elle montrait des dents menaçantes, au centre de la courbe que traçaient en se rapprochant un nez et un menton démesurément longs.

— Qu’est-ce que ça vous fait donc, à vous autres ? dit un joli gamin à la mine espiègle. Si le papa Radèze a du goût pour l’état de père nourricier, ça ne regarde personne que lui. Conséquemment, mère Lapointe, laissez-le en repos, ce brave homme-là.

L’enfant esquiva le soufflet à lui destiné par la vieille, qui était sa parente, et l’on se sépara en riant fort de l’humanité du pauvre brocanteur.

À dater de ce jour, la réputation de Félix Radèze fut établie, et l’on ne se serait plus occupé de lui si, dans la rue des Filles-Dieu, il eût été dans les choses possibles de ne pas s’occuper de ses voisins.