Gallimard, Éditions de la Nouvelle Revue Française (p. 351-358).


VI


Journal d’Édouard

« Les romanciers nous abusent lorsqu’ils développent l’individu sans tenir compte des compressions d’alentour. La forêt façonne l’arbre. À chacun, si peu de place est laissée ! Que de bourgeons atrophiés ! Chacun lance où il peut sa ramure. La branche mystique, le plus souvent, c’est à de l’étouffement, qu’on la doit. On ne peut échapper qu’en hauteur. Je ne comprends pas comment Pauline fait pour ne pas pousser de branche mystique, ni quelles compressions de plus elle attend. Elle m’a parlé plus intimement qu’elle n’avait fait jusqu’alors. Je ne soupçonnais pas, je l’avoue, tout ce que, sous les apparences du bonheur, elle cache de déboires et de résignation. Mais je reconnais qu’il lui faudrait une âme bien vulgaire pour n’avoir pas été déçue par Molinier. Dans ma conversation avec lui, avant-hier, j’avais pu mesurer ses limites. Comment Pauline a-t-elle bien pu l’épouser ?… Hélas ! la plus lamentable carence, celle du caractère, est cachée, et ne se révèle qu’à l’usage.

« Pauline apporte tous ses soins à pallier les insuffisances et les défaillances d’Oscar, à les cacher aux yeux de tous ; et surtout aux yeux des enfants. Elle s’ingénie à permettre à ceux-ci d’estimer leur père ; et, vraiment, elle a fort à faire ; mais elle s’y prend de telle sorte que moi-même j’étais blousé. Elle parle de son mari sans mépris, mais avec une sorte d’indulgence qui en dit long. Elle déplore qu’il n’ait pas plus d’autorité sur les enfants ; et comme j’exprimais mes regrets de voir Olivier avec Passavant, j’ai compris que, s’il n’eût tenu qu’à elle, le voyage en Corse n’aurait pas eu lieu.

« — Je n’approuvais pas ce départ, m’a-t-elle dit, et ce Monsieur Passavant, à dire vrai, ne me plaît guère. Mais, que voulez-vous ? Ce que je vois que je ne puis pas empêcher, je préfère l’accorder de bonne grâce. Oscar, lui, cède toujours ; il me cède, à moi aussi. Mais lorsque je crois devoir m’opposer à quelque projet des enfants, leur résister, leur tenir tête, je ne trouve près de lui nul appui. Vincent lui-même s’en est mêlé. Dès lors, quelle résistance pouvais-je opposer à Olivier, sans risquer de m’aliéner sa confiance ? C’est à elle surtout que je tiens.

« Elle reprisait de vieilles chaussettes ; de celles, me disais-je, dont Olivier ne se contentait plus. Elle s’arrêta pour enfiler une aiguille, puis reprit sur un ton plus bas, comme plus confiant et plus triste :

« — Sa confiance… Si du moins j’étais sûre encore de l’avoir ! Mais non ; je l’ai perdue…

« La protestation que, sans conviction, je risquai la fit sourire. Elle laissa tomber son ouvrage et reprit :

« — Tenez : je sais qu’il est à Paris. Georges l’a rencontré ce matin ; il l’a dit incidemment, et j’ai feint de ne pas l’entendre, car il ne me plaît pas de le voir dénoncer son frère. Mais enfin je le sais. Olivier se cache de moi. Quand je le reverrai, il se croira forcé de me mentir, et je ferai semblant de le croire, comme je fais semblant de croire son père, chaque fois qu’il se cache de moi.

« — C’est par crainte de vous peiner.

« — Il me peine ainsi bien davantage. Je ne suis pas intolérante. Il y a nombre de petits manquements que je tolère, sur lesquels je ferme les yeux.

« — De qui parlez-vous maintenant ?

« — Oh ! du père aussi bien que des fils.

« — En feignant de ne pas les voir, vous leur mentez aussi.

« — Mais comment voulez-vous que je fasse ? C’est beaucoup, de ne pas me plaindre ; je ne puis pourtant pas approuver ! Non, voyez-vous, je me dis que, tôt ou tard, on perd prise, et que le plus tendre amour n’y peut rien. Que dis-je ? Il gêne ; il importune. J’en arrive à cacher même cet amour.

« — À présent vous parlez de vos fils.

« — Pourquoi dites-vous cela ? Prétendez-vous que je ne sache plus aimer Oscar ? Parfois je me le dis ; mais je me dis aussi que c’est par crainte de trop souffrir que je ne l’aime pas davantage. Et… oui, vous devez avoir raison : s’il s’agit d’Olivier, je préfère souffrir.

« — Et Vincent ?

« — Il y a quelques années, tout ce que je vous dis d’Olivier, je l’eusse dit de lui.

« — Ma pauvre amie… Bientôt, vous le direz de Georges.

« — Mais lentement on se résigne. On ne demandait pourtant pas beaucoup de la vie. On apprend à en demander moins encore… toujours moins. Puis elle ajouta doucement : — Et de soi, toujours plus.

« — Avec ces idées-là, on est déjà presque chrétienne, repris-je, en souriant à mon tour.

« — C’est ce que je me dis parfois. Mais il ne suffit pas de les avoir pour être chrétien.

« — Non plus qu’il ne suffit d’être chrétien pour les avoir.

« — J’ai souvent pensé, laissez-moi vous le dire, qu’à défaut de leur père, vous pourriez parler aux enfants.

« — Vincent est loin.

« — Il est trop tard pour lui. C’est à Olivier que je songe. C’est avec vous que j’aurais souhaité qu’il partît.

« À ces mots, qui me laissaient imaginer brusquement ce qui aurait pu être si je n’avais pas inconsidérément accueilli l’aventure, une affreuse émotion m’étreignit, et d’abord je ne pus trouver rien à dire ; puis, comme les larmes me montaient aux yeux, désireux de donner à mon trouble une apparence de motif :

« — Pour lui aussi, je crains bien qu’il ne soit trop tard, soupirai-je.

« Pauline alors saisit ma main :

« — Que vous êtes bon, s’écria-t-elle.

« Gêné de la voir ainsi se méprendre, et ne pouvant la détromper, je voulus du moins détourner l’entretien d’un sujet qui me mettait trop mal à l’aise.

« — Et Georges ? demandai-je.

« — Il me donne plus de soucis que ne m’en ont donné les deux autres, reprit-elle. Je ne puis dire avec lui que je perde prise, car il n’a jamais été confiant ni soumis.

« Elle hésita quelques instants. Certainement, ce qui suit lui coûtait à dire.

« — Il s’est passé cet été un fait grave, reprit-elle enfin ; un fait qu’il m’est assez pénible de vous raconter, et au sujet duquel j’ai, du reste, gardé quelques doutes… Un billet de cent francs a disparu de l’armoire où j’avais l’habitude de serrer mon argent. La crainte de soupçonner à tort m’a retenu d’accuser personne ; la bonne qui nous servait à l’hôtel est une très jeune fille qui me paraissait honnête. J’ai dit devant Georges que j’avais perdu cet argent ; autant vous avouer que mes soupçons se portaient sur lui. Il ne s’est pas troublé, n’a pas rougi… J’ai pris honte de mes soupçons ; j’ai voulu me persuader que je m’étais trompée ; j’ai refait mes comptes. Hélas ! il n’y avait pas moyen d’en douter : cent francs manquaient. J’ai hésité à l’interroger et finalement je ne l’ai point fait. La crainte de le voir ajouter à un vol, un mensonge, m’a retenue. Ai-je eu tort ?… Oui, je me reproche à présent de ne pas avoir été plus pressante ; peut-être aussi ai-je eu peur de devoir être trop sévère ; ou de ne pas savoir l’être assez. Une fois de plus, j’ai fait celle qui ignore, mais le cœur bien tourmenté, je vous assure. J’avais laissé le temps passer et me disais qu’il serait déjà trop tard et que la punition suivrait de trop loin la faute. Et comment le punir ? Je n’ai rien fait ; je me le reproche… mais qu’eussè-je pu faire ?

« J’avais pensé à l’envoyer en Angleterre ; je voulais même vous demander conseil à ce sujet, mais je ne savais pas où vous étiez… Du moins ne lui ai-je pas caché ma peine et mon inquiétude, et je crois qu’il y aura été sensible, car il a bon cœur, vous le savez. Je compte plus sur les reproches qu’il aura pu se faire à lui-même, si tant est que vraiment ce soit lui, qu’à ceux que j’aurais pu lui faire. Il ne recommencera pas, j’en suis sûre. Il était là-bas avec un camarade très riche qui l’entraînait, sans doute, à dépenser. Sans doute aurai-je laissé l’armoire ouverte… Et, encore une fois, je ne suis pas bien sûre que ce soit lui. Beaucoup de gens de passage circulaient dans l’hôtel…

« J’admirais avec quelle ingéniosité elle mettait en avant ce qui pouvait disculper son enfant.

« — J’aurais souhaité qu’il eût remis l’argent où il l’avait pris, dis-je.

« — Je me le suis bien dit. Et comme il ne le faisait pas, j’ai voulu voir là une preuve de son innocence. Je me suis dit aussi qu’il n’osait pas.

« — En avez-vous parlé à son père ?

« Elle hésita quelques instants :

« — Non, dit-elle enfin. Je préfère qu’il n’en sache rien.

« Sans doute crut-elle entendre du bruit dans la pièce voisine ; elle alla s’assurer qu’il n’y avait personne, puis, se rasseyant près de moi :

« — Oscar m’a dit que vous aviez déjeuné ensemble l’autre jour. Il m’a fait de vous un tel éloge, que j’ai pensé que vous aviez dû surtout l’écouter. (Elle souriait tristement en disant ces mots.) S’il vous a fait des confidences, je veux les respecter… encore que j’en sache sur sa vie privée bien plus long qu’il ne croit… Mais, depuis mon retour, je ne comprends pas ce qu’il a. Il se montre si doux, j’allais dire : si humble… J’en suis presque gênée. On dirait qu’il a peur de moi. Il a bien tort. Depuis longtemps je suis au courant des relations qu’il entretient… je sais même avec qui. Il croit que je les ignore et prend d’énormes précautions pour me les cacher ; mais ces précautions sont si apparentes que plus il se cache, plus il se livre. Chaque fois que, sur le point de sortir, il affecte un air affairé, contrarié, soucieux, je sais qu’il court à son plaisir. J’ai envie de lui dire : « Mais, mon ami, je ne te retiens pas ; as-tu peur que je sois jalouse ? » J’en rirais, si j’y avais le cœur. Ma seule crainte, c’est que les enfants ne s’aperçoivent de quelque chose ; il est si distrait, si maladroit ! Parfois, sans qu’il s’en doute, je me vois forcée de l’aider, comme si je me prêtais à son jeu. Je finis par m’en amuser presque, je vous assure ; j’invente pour lui des excuses ; je remets dans la poche de son pardessus des lettres qu’il laisse traîner.

« — Précisément, lui dis-je ; il craint que vous n’ayez surpris des lettres.

« — Il vous l’a dit ?

« — Et c’est là ce qui le rend si craintif.

« — Pensez-vous que je cherche à les lire ?

« — Une sorte de fierté blessée la fit se redresser. Je dus ajouter :

« — Il ne s’agit pas de celles qu’il a pu égarer par inadvertance ; mais de lettres qu’il avait mises dans un tiroir et qu’il dit n’avoir plus retrouvées. Il croit que vous les avez prises.

« — À ces mots, je vis Pauline pâlir, et l’affreux soupçon qui l’effleura s’empara soudain de mon esprit. Je regrettai d’avoir parlé, mais il était trop tard. Elle détourna de moi son regard et murmura :

« — Plût au ciel que ce fût moi !

« Elle paraissait accablée.

« — Que faire ? répétait-elle ; que faire ? Puis levant de nouveau les yeux vers moi : — Est-ce que vous, vous ne pourriez pas lui parler ?

« Bien qu’elle évitât comme moi de prononcer le nom de Georges, il était évident que c’était à lui qu’elle pensait.

« — J’essaierai. J’y réfléchirai, lui dis-je en me levant. Et tandis qu’elle m’accompagnait dans l’antichambre :

« — N’en dites rien à Oscar, je vous en prie. Qu’il continue à me soupçonner ; à croire ce qu’il croit… Cela vaut mieux. Revenez me voir. »