Gallimard, Éditions de la Nouvelle Revue Française (p. 313-322).


III


Journal d’Édouard
(Suite)

« 29 Septembre. — Visite à La Pérouse. La bonne hésitait à me laisser entrer. « Monsieur ne veut voir personne. » J’ai tant insisté qu’elle m’a introduit dans le salon. Les volets étaient clos ; dans la pénombre, je distinguais à peine mon vieux maître, enfoncé dans un grand fauteuil droit. Il ne s’est pas levé. Sans me regarder, il m’a tendu de côté sa main molle, qui est retombée après que je l’eus pressée. Je me suis assis à côté de lui, de sorte que je ne le voyais que de profil. Ses traits restaient durs et figés. Par instants ses lèvres s’agitaient, mais il ne disait rien. J’en venais à douter s’il me reconnaissait. La pendule a sonné quatre heures ; alors, comme mû par un rouage d’horlogerie, il a tourné la tête lentement et d’une voix solennelle, forte mais atone et comme d’outre-tombe :

« — Pourquoi vous a-t-on fait entrer ? J’avais recommandé à la bonne de dire, à qui viendrait me demander, que Monsieur de La Pérouse est mort.

« Je m’affectai péniblement, non tant de ces paroles absurdes que de leur ton ; un ton déclamatoire, indiciblement affecté, auquel mon vieux maître, si naturel avec moi d’ordinaire et si confiant, ne m’avait pas habitué.

« — Cette fille n’a pas voulu mentir, ai-je enfin répondu. Ne la grondez pas de m’avoir ouvert. Je suis heureux de vous revoir.

« Il répéta stupidement : « Monsieur de La Pérouse est mort. » Puis replongea dans le mutisme. J’eus un mouvement d’humeur et me levai, prêt à partir, remettant à un autre jour le soin de chercher la raison de cette triste comédie. Mais à ce moment la bonne rentra ; elle apportait une tasse de chocolat fumant :

« — Que Monsieur fasse un petit effort. Il n’a encore rien pris d’aujourd’hui.

« La Pérouse eut un sursaut d’impatience, comme un acteur à qui quelque comparse maladroit couperait un effet :

« — Plus tard. Quand ce Monsieur sera parti.

« Mais la bonne n’eut pas plus tôt refermé la porte :

« — Mon ami, soyez bon ; apportez-moi un verre d’eau, je vous prie. Un simple verre d’eau. Je meurs de soif.

« Je trouvai dans la salle à manger une carafe et un verre. Il emplit le verre, le vida d’un trait et s’essuya les lèvres à la manche de son vieux veston d’alpaga.

« — Vous avez de la fièvre ? lui demandai-je.

« Ma phrase le rappela aussitôt au sentiment de son personnage :

« — Monsieur de La Pérouse n’a pas de fièvre. Il n’a plus rien. Depuis mercredi soir, Monsieur de La Pérouse a cessé de vivre.

« J’hésitais si le mieux n’était pas d’entrer dans son jeu :

« — N’est-ce pas précisément mercredi que le petit Boris est venu vous voir ?

« Il tourna la tête vers moi ; un sourire, comme l’ombre de celui d’autrefois, au nom de Boris, éclaira ses traits, et, consentant enfin à quitter son rôle :

« — Mon ami, je puis bien vous le dire, à vous : ce mercredi, c’était le dernier jour qui me restait. Puis il reprit, à voix plus basse : — Le dernier jour précisément que je m’étais accordé avant… d’en finir.

« Il m’était extrêmement douloureux de voir La Pérouse revenir à ce sinistre propos. Je comprenais que je n’avais jamais pris bien au sérieux ce qu’il m’en avait dit précédemment, car j’avais laissé ma mémoire s’en dessaisir ; et je me le reprochais à présent. À présent je me souvenais de tout, mais m’étonnai, car il m’avait parlé d’abord d’une échéance plus lointaine, et, comme je le lui faisais observer, il m’avoua, d’un ton de voix redevenu naturel et même avec un peu d’ironie, qu’il m’avait trompé sur la date, qu’il l’avait un peu reculée dans la crainte que je ne tente de le retenir ou que je ne précipite pour cela mon retour, mais qu’il s’était agenouillé plusieurs soirs de suite, suppliant Dieu qu’il lui accordât de voir Boris avant de mourir.

« — Et même j’avais convenu avec Lui, ajouta-t-il, qu’au besoin je remettrais de quelques jours mon départ… à cause de cette assurance que vous m’aviez donnée de me le ramener, vous vous souvenez ?

« J’avais pris sa main ; elle était glacée et je la réchauffais dans les miennes. Il continua d’une voix monotone :

« — Alors, quand j’ai vu que vous n’attendiez pas la fin des vacances pour revenir et que je pourrais revoir le petit sans pour cela différer mon départ, j’ai cru que… il m’a semblé que Dieu tenait compte de ma prière. J’ai cru qu’il m’approuvait. Oui, j’ai cru cela. Je n’ai pas compris tout de suite qu’il se moquait de moi, comme toujours.

« Il enleva sa main d’entre les miennes, et sur un ton plus animé :

« — C’est donc mercredi soir que je m’étais promis d’en finir ; et c’est dans la journée de mercredi que vous m’avez amené Boris. Je n’ai pas éprouvé, je dois le dire, en le voyant, toute la joie que je m’étais promise. J’ai réfléchi à cela, ensuite. Évidemment, je n’étais pas en droit d’espérer que ce petit pût être heureux de me voir. Sa mère ne lui parlait jamais de moi.

« Il s’arrêta ; ses lèvres tremblèrent et je crus qu’il allait pleurer.

« — Boris ne demande qu’à vous aimer, mais laissez-lui le temps de vous connaître, hasardai-je.

« — Après que le petit m’eût quitté, reprit La Pérouse, sans m’entendre, quand, le soir, je me suis retrouvé seul (car vous savez que Madame de La Pérouse n’est plus ici), je me suis dit : « Allons ! voici le moment ». Il faut que vous sachiez que mon frère, celui que j’ai perdu, m’a légué une paire de pistolets que je garde toujours près de moi, dans un étui, au chevet de mon lit. J’ai donc été chercher cet étui. Je me suis assis dans un fauteuil ; là, comme je suis en ce moment. J’ai chargé l’un des pistolets…

« Il se tourna vers moi et, brusquement, brutalement, répéta, comme si je doutais de sa parole : — Oui, je l’ai chargé. Vous pouvez voir : il l’est encore. Que s’est-il passé ? Je ne parviens pas à comprendre. J’ai porté le pistolet à mon front. Je l’ai gardé longtemps, contre ma tempe. Et je n’ai pas tiré. Je n’ai pas pu… Au dernier moment, c’est honteux à dire… Je n’ai pas eu le courage de tirer.

« Il s’était animé en parlant. Son regard était devenu plus vif et le sang colorait faiblement ses joues. Il me regardait en hochant la tête.

« — Comment expliquez-vous cela ? Une chose que j’avais résolue ; à laquelle, depuis des mois, je n’arrêtais pas de penser… Peut-être même est-ce pour cela. Peut-être que, par avance, j’avais épuisé en pensée tout mon courage…

« — Comme, avant le retour de Boris, vous aviez épuisé la joie du revoir, lui dis-je ; mais il continuait :

« — Je suis resté longtemps, avec le pistolet contre ma tempe. J’avais le doigt sur la gâchette. Je pressais un peu ; mais pas assez fort. Je me disais : « Dans un instant, je vais presser plus fort, et le coup partira ». Je sentais le froid du métal, et me disais : « Dans un instant, je ne sentirai plus rien. Mais d’abord je vais entendre un bruit terrible… » Songez donc si près de l’oreille !… C’est cela surtout qui m’a retenu : la peur du bruit… C’est absurde ; car, du moment que l’on meurt… Oui ; mais la mort, je l’espère comme un sommeil ; et une détonation, cela n’endort pas : cela réveille… Oui ; c’est certainement cela dont j’avais peur. J’avais peur, au lieu de m’endormir, de me réveiller brusquement.

« Il sembla se ressaisir, ou plutôt se rassembler, et durant quelques instants, de nouveau ses lèvres remuèrent à vide.

« — Tout cela, reprit-il, je ne me le suis dit qu’ensuite. La vérité, si je ne me suis pas tué, c’est que je n’étais pas libre. Je dis à présent : j’ai eu peur ; mais non : ce n’était pas cela. Quelque chose de complètement étranger à ma volonté, de plus fort que ma volonté, me retenait… Comme si Dieu ne voulait pas me laisser partir. Imaginez une marionnette qui voudrait quitter la scène avant la fin de la pièce… Halte-là ! On a encore besoin de vous pour le finale. Ah ! vous croyiez que vous pouviez partir quand vous vouliez !… J’ai compris que ce que nous appelons notre volonté, ce sont les fils qui font marcher la marionnette, et que Dieu tire. Vous ne saisissez pas ? Je vais vous expliquer. Tenez : je me dis à présent : « Je vais lever mon bras droit » ; et je le lève, (Effectivement il le leva.) Mais c’est que la ficelle était déjà tirée pour me faire penser et dire : « Je veux lever mon bras droit »… Et la preuve que je ne suis pas libre, c’est que, si j’avais dû lever l’autre bras, je vous aurais dit : « Je m’en vais lever mon bras gauche »… Non ; je vois que vous ne me comprenez pas. Vous n’êtes pas libre de me comprendre… Oh ! je me rends bien compte, à présent, que Dieu s’amuse. Ce qu’il nous fait faire, il s’amuse à nous laisser croire que nous voulions le faire. C’est là son vilain jeu… Vous croyez que je deviens fou ? À propos : figurez-vous que Madame de La Pérouse… Vous savez qu’elle est entrée dans une maison de retraite… Eh bien ! figurez-vous qu’elle se persuade que c’est un asile d’aliénés, et que je l’y ai fait interner pour me débarrasser d’elle, avec l’intention de la faire passer pour folle… Accordez-moi que c’est curieux : n’importe quel passant qu’on croise dans la rue, vous comprendrait mieux que celle à qui l’on a donné sa vie… Dans les premiers temps, j’allais la voir chaque jour. Mais, sitôt qu’elle m’apercevait : « Ah ! vous voilà. Vous venez encore m’espionner… » J’ai dû renoncer à ces visites qui ne faisaient que l’irriter. Comment voulez-vous qu’on s’attache encore à la vie, lorsqu’on ne peut plus faire de bien à personne ?

« Des sanglots étranglèrent sa voix. Il baissa la tête et je crus qu’il allait retomber dans son accablement. Mais, avec un brusque élan :

« — Savez-vous ce qu’elle a fait, avant de partir ? Elle a forcé mon tiroir et brûlé toutes les lettres de feu mon frère. Elle a toujours été jalouse de mon frère ; surtout depuis qu’il est mort. Elle me faisait des scènes quand elle me surprenait, la nuit, en train de relire ses lettres. Elle s’écriait : « Ah ! vous attendiez que je sois couchée. Vous vous cachez de moi. » Et encore : « Vous feriez beaucoup mieux d’aller dormir. Vous vous fatiguez les yeux. » On l’aurait dite pleine d’attentions ; mais je la connais : c’était de la jalousie. Elle n’a pas voulu me laisser seul avec lui.

« — C’est qu’elle vous aimait. Il n’y a pas de jalousie sans amour.

« — Eh bien ! accordez-moi que c’est une triste chose, lorsque l’amour, au lieu de faire la félicité de la vie, en devient la calamité… C’est sans doute ainsi que Dieu nous aime.

« Il s’était beaucoup animé tout en parlant, et tout à coup :

« — J’ai faim, dit-il. Quand je veux manger, cette servante m’apporte toujours du chocolat. Madame de La Pérouse a dû lui dire que je ne prenais rien d’autre. Vous seriez bien aimable d’aller à la cuisine… la seconde porte à droite, dans le couloir… et de voir s’il n’y a pas des œufs. Je crois qu’elle m’a dit qu’il y en avait.

« — Vous voudriez qu’elle vous prépare un œuf sur le plat ?

« — Je crois que j’en mangerais bien deux. Seriez-vous assez bon ? Moi, je ne parviens pas à me faire entendre.

« — Cher ami, lui dis-je en revenant, vos œufs seront prêts dans un instant. Si vous me le permettez, je resterai pour vous les voir prendre ; oui, cela me fera plaisir. Il m’a été très pénible de vous entendre dire, tout à l’heure, que vous ne pouviez plus faire de bien à personne. Vous semblez oublier votre petit-fils. Votre ami, Monsieur Azaïs, vous propose de venir vivre près de lui, à la pension. Il m’a chargé de vous le dire. Il pense qu’à présent que Madame de La Pérouse n’est plus ici, rien ne vous retient.

« Je m’attendais à quelque résistance, mais c’est à peine s’il s’informa des conditions de la nouvelle existence qui s’offrait à lui.

« — Si je ne me suis pas tué, je n’en suis pas moins mort. Ici ou là, peu m’importe, disait-il. Vous pouvez m’emmener.

« Je convins que je viendrais le prendre le surlendemain ; que d’ici là, je mettrais à sa disposition deux malles, pour qu’il y puisse ranger les vêtements dont il aurait besoin et ce qu’il tiendrait à cœur d’emporter.

« — Du reste, ajoutai-je, comme vous conserverez la disposition de cet appartement jusqu’à expiration de bail, il sera toujours temps d’y venir chercher ce qui vous manque.

« La servante apporta les œufs, qu’il dévora. Je commandai pour lui un dîner, tout soulagé de voir enfin le naturel reprendre le pas.

« — Je vous donne beaucoup de mal, répétait-il ; vous êtes bon.

« J’aurais voulu qu’il me confiât ses pistolets dont, lui dis-je, il n’avait plus que faire ; mais il ne consentit pas à me les laisser.

« — Vous n’avez plus de crainte à avoir. Ce que je n’ai pas fait ce jour-là, je sais que je ne pourrai jamais le faire. Mais ils sont le seul souvenir qui me reste à présent de mon frère, et j’ai besoin qu’ils me rappellent également que je ne suis qu’un jouet entre les mains de Dieu. »