Gallimard, Éditions de la Nouvelle Revue Française (p. 183-191).


XVI


La culture positive de Vincent le retenait de croire au surnaturel ; ce qui donnait au démon de grands avantages. Le démon n’attaquait pas Vincent de front ; il s’en prenait à lui d’une manière retorse et furtive. Une de ses habiletés consiste à nous bailler pour triomphantes nos défaites. Et ce qui disposait Vincent à considérer sa façon d’agir avec Laura comme une victoire de sa volonté sur ses instincts effectifs, c’est que, naturellement bon, il avait dû se forcer, se raidir, pour se montrer dur envers elle.

À bien examiner l’évolution du caractère de Vincent dans cette intrigue, j’y distingue divers stades, que je veux indiquer, pour l’édification du lecteur :

1° La période du bon motif. Probité. Consciencieux besoin de réparer une faute commise. En l’espèce : l’obligation morale de consacrer à Laura la somme que ses parents ont péniblement économisée pour subvenir aux premiers frais de sa carrière. N’est-ce pas là se sacrifier ? Ce motif n’est-il pas décent, généreux, charitable ?

2° La période de l’inquiétude. Scrupules. Douter si cette somme consacrée sera suffisante, n’est-ce pas s’apprêter à céder, lorsque le démon fera miroiter devant les yeux de Vincent la possibilité de la grossir ?

3° Constance et force d’âme. Besoin, après la perte de cette somme, de se sentir « au-dessus de l’adversité ». C’est cette « force d’âme » qui lui permet d’avouer ses pertes de jeu à Laura ; et qui lui permet, par la même occasion, de rompre avec elle.

4° Renoncement au bon motif, considéré comme une duperie, à la lueur de la nouvelle éthique que Vincent se trouve devoir inventer, pour légitimer sa conduite ; car il reste un être moral, et le diable n’aura raison de lui, qu’en lui fournissant des raisons de s’approuver. Théorie de l’immanence, de la totalité dans l’instant ; de la joie gratuite, immédiate et immotivée.

5° Griserie du gagnant. Dédain de la réserve. Suprématie.

À partir de quoi, le démon a partie gagnée.

À partir de quoi, l’être qui se croit le plus libre, n’est plus qu’un instrument à son service. Le démon n’aura donc de cesse, que Vincent n’ait livré son frère à ce suppôt damné qu’est Passavant.

Vincent n’est pas mauvais, pourtant. Tout ceci, quoiqu’il en ait, le laisse insatisfait, mal à l’aise. Ajoutons encore quelques mots :

On appelle « exotisme », je crois, tout repli diapré de la Maya, devant quoi notre âme se sente étrangère ; qui la prive de points d’appui. Parfois telle vertu résisterait, que le diable avant d’attaquer, dépayse. Sans doute, s’ils n’eussent été sous de nouveaux cieux, loin de leurs parents, des souvenirs de leur passé, de ce qui les maintenait dans la conséquence d’eux-mêmes, ni Laura n’eût cédé à Vincent, ni Vincent tenté de la séduire. Sans doute leur apparaissait-il que cet acte d’amour, là-bas, n’entrait plus en ligne de comptes… Il resterait beaucoup à dire ; mais ce que dessus suffit déjà à mieux nous expliquer Vincent.

Près de Lilian, également, il se sentait dépaysé.

— Ne ris pas de moi, Lilian, lui disait-il ce même soir. Je sais que tu ne me comprendras pas, et pourtant j’ai besoin de te parler comme si tu devais me comprendre, car il m’est impossible désormais de te sortir de ma pensée.

À demi couché aux pieds de Lilian étendue sur le divan bas, il laissait sur les genoux de sa maîtresse amoureusement poser sa tête qu’elle caressait amoureusement.

— Ce qui me rendait soucieux ce matin… oui, peut-être que c’est la peur. Peux-tu rester grave un instant ? Peux-tu oublier un instant, pour me comprendre, non pas ce que tu crois, car tu ne crois à rien ; mais, précisément, oublier que tu ne crois à rien. Moi aussi, je ne croyais à rien, tu le sais ; je croyais que je ne croyais plus à rien ; plus à rien qu’à nous-mêmes, qu’à toi, qu’à moi, et qu’à ce que je puis être avec toi ; qu’à ce que, grâce à toi, je serai…

— Robert vient à sept heures, interrompit Lilian. Ce n’est pas pour te presser ; mais si tu n’avances pas plus vite, il nous interrompra juste au moment où tu commenceras à devenir intéressant. Car je suppose que tu préféreras ne pas continuer devant lui. C’est curieux que tu croies devoir prendre aujourd’hui tant de précautions. Tu as l’air d’un aveugle qui d’abord touche avec son bâton chaque endroit où il veut mettre le pied. Tu vois pourtant que je garde mon sérieux. Pourquoi n’as-tu pas confiance ?

— J’ai, depuis que je te connais, une confiance extraordinaire, reprit Vincent. Je puis beaucoup, je le sens ; et, tu vois, tout me réussit. Mais c’est précisément là ce qui m’épouvante. Non, tais-toi… J’ai songé tout le jour à ce que tu me racontais ce matin du naufrage de la Bourgogne, et des mains qu’on coupait à ceux qui voulaient monter dans la barque. Il me semble que quelque chose veut monter dans ma barque — c’est pour que tu me comprennes que je me sers de ton image — quelque chose que je veux empêcher d’y monter…

— Et tu veux que je t’aide à le noyer, vieux lâche !…

Il continua sans la regarder :

— Quelque chose que je repousse, mais dont j’entends la voix… une voix que tu n’as jamais entendue ; que j’écoutais dans mon enfance…

— Et qu’est-ce qu’elle dit, cette voix ? Tu n’oses pas le répéter. Ça ne m’étonne pas. Je parie qu’il y a du catéchisme là-dedans. Hein ?

— Mais Lilian, comprends-moi : le seul moyen pour moi de me délivrer de ces pensées, c’est de te les dire. Si tu en ris, je les garderai pour moi seul ; et elles m’empoisonneront.

— Alors parle, dit-elle avec un air résigné. Puis, comme il se taisait, et, puérilement, cachait son front dans la jupe de Lilian : — Allons ! qu’attends-tu ?

Elle le saisit par les cheveux et le força à relever la tête :

— Mais c’est qu’il prend cela vraiment au sérieux, ma parole ! Il est tout pâle. Écoute, mon petit, si tu veux faire l’enfant, ça ne me va pas du tout. Il faut vouloir ce que l’on veut. Et puis, tu sais : je n’aime pas les tricheurs. Quand tu cherches à faire monter dans ta barque, sournoisement, ce qui n’a que faire d’y monter, tu triches. Je veux bien jouer avec toi ; mais franc jeu ; et, je t’en avertis : c’est pour te faire réussir. Je crois que tu peux devenir quelqu’un de très important, de considérable ; je sens en toi une grande intelligence et une grande force. Je veux t’aider. Il y a assez de femmes qui font rater la carrière de ceux dont elles s’éprennent ; moi, je veux que ce soit le contraire. Tu m’as déjà parlé de ton désir de lâcher la médecine pour des travaux de sciences naturelles ; tu regrettais de ne pas avoir assez d’argent pour cela… D’abord, tu viens de gagner au jeu ; cinquante mille francs, c’est déjà quelque chose. Mais promets que tu ne joueras plus. Je mettrai à ta disposition tout l’argent qu’il faudra, à condition, si on dit que tu te fais entretenir, que tu aies la force de hausser les épaules.

Vincent s’était relevé. Il s’approcha de la fenêtre. Lilian reprit :

— D’abord, et pour en finir avec Laura, je trouve qu’on pourrait bien lui envoyer les cinq mille francs que tu lui avais promis. Maintenant que tu as de l’argent, pourquoi ne tiens-tu pas ta parole ? Est-ce par besoin de te sentir encore plus coupable envers elle ? Ça ne me plaît pas du tout. J’ai horreur des goujateries. Tu ne sais pas couper les mains proprement. Ceci fait, nous irons passer l’été là où ce sera le plus profitable pour tes travaux. Tu m’as parlé de Roscoff ; moi je préférerais Monaco, parce que je connais le Prince, qui pourra nous emmener en croisière et t’occuper à son institut.

Vincent se taisait. Il lui déplaisait de dire à Lilian, et il ne le lui raconta que plus tard, qu’avant de venir la retrouver, il était passé à l’hôtel où Laura l’avait si désespérément attendu. Soucieux de se sentir enfin quitte, il avait glissé dans une enveloppe ces quelques billets sur lesquels elle ne comptait plus. Il avait confié cette enveloppe à un garçon, puis attendu dans le vestibule l’assurance que le garçon l’aurait remise en mains propres. Peu d’instants après, le garçon était redescendu, rapportant l’enveloppe, en travers de laquelle Laura avait écrit :

« Trop tard. »

Lilian sonna ; demanda qu’on apportât son manteau. Quand la servante fut sortie :

— Ah ! je voulais te dire, avant qu’il n’arrive : Si Robert te propose un placement pour tes cinquante mille francs, méfie-toi. Il est très riche, mais il a toujours besoin d’argent. Regarde donc : je crois que j’entends la corne de son auto. Il est en avance d’une demi-heure ; mais tant mieux… Pour ce que nous disions…

— Je viens plus tôt, dit Robert en entrant, parce que j’ai pensé qu’il serait amusant d’aller dîner à Versailles. Ça vous va ?

— Non, dit Lady Griffith ; les Réservoirs m’assomment. Allons plutôt à Rambouillet ; on a le temps. Nous y mangerons moins bien, mais nous y causerons mieux. Je veux que Vincent te raconte ses histoires de poissons. Il en connaît d’étonnantes. Je ne sais pas si ce qu’il dit est vrai, mais c’est plus amusant que les plus beaux romans du monde.

— Ce ne sera peut-être pas l’avis d’un romancier, dit Vincent.

Robert de Passavant tenait un journal du soir à la main :

— Savez-vous que Brugnard vient d’être pris comme chef de cabinet à la Justice ? C’est le moment de faire décorer votre père, dit-il en se tournant vers Vincent. Celui-ci haussa les épaules.

— Mon cher Vincent, reprit Passavant, permettez-moi de vous dire que vous le froisserez beaucoup en ne lui demandant pas ce petit service — qu’il sera si heureux de vous refuser.

— Si vous commenciez par le lui demander pour vous-même, riposta Vincent. Robert fit une sorte de moue affectée :

— Non ; moi, je mets ma coquetterie à ne pas rougir, fût-ce de la boutonnière. Puis, se tournant vers Lilian : — Savez-vous qu’ils sont rares, de nos jours, ceux qui atteignent la quarantaine sans vérole et sans décorations !

Lilian sourit en haussant les épaules :

— Pour faire un mot, il consent à se vieillir !… Dites donc : c’est une citation de votre prochain livre ? Il sera frais… Descendez toujours ; je prends mon manteau et je vous rejoins.

Je croyais que vous ne vouliez plus le revoir ? demanda Vincent à Robert, dans l’escalier.

— Qui ? Brugnard ?

— Vous le trouviez si bête…

— Cher ami, — répondit Passavant en prenant son temps, arrêté sur une marche et retenant Molinier le pied levé, car il voyait venir Lady Griffith et souhaitait qu’elle l’entendît, — apprenez qu’il n’est pas un de mes amis qui, à la suite d’une fréquentation un peu longue, ne m’ait donné des gages d’imbécillité. Je vous certifie que Brugnard a résisté à l’épreuve plus longtemps que beaucoup d’autres.

— Que moi, peut-être ? reprit Vincent.

— Ce qui ne m’empêche pas de rester votre meilleur ami ; vous voyez bien.

— Et c’est là ce qu’à Paris on appelle de l’esprit, dit Lilian qui les avait rejoints. Faites attention, Robert : il n’y a rien qui fane plus vite !

— Rassurez-vous, ma chère : les mots ne se fanent que quand on les imprime !

Ils prirent place dans l’auto, qui les emmena. Comme leur conversation continua d’être très spirituelle, il est inutile que je la rapporte ici. Ils s’attablèrent sur la terrasse d’un hôtel, devant un jardin que la nuit qui tombait emplissait d’ombre. À la faveur du soir, les propos peu à peu s’alourdirent ; poussé par Lilian et Robert, il n’y eut enfin plus que Vincent qui parlât.