Gallimard, Éditions de la Nouvelle Revue Française (p. 122-149).


XII


Journal d’Édouard
(Suite)

« 2 Novembre. — Longue conversation avec Douviers, qui sort avec moi de chez les parents de Laura et m’accompagne jusqu’à l’Odéon à travers le Luxembourg. Il prépare une thèse de doctorat sur Wordsworth, mais aux quelques mots qu’il m’en dit, je sens bien que les qualités les plus particulières de la poésie de Wordsworth lui échappent. Il aurait mieux fait de choisir Tennyson. Je sens je ne sais quoi d’insuffisant chez Douviers, d’abstrait et de jobard. Il prend toujours les choses et les êtres pour ce qu’ils se donnent ; c’est peut-être parce que lui se donne toujours pour ce qu’il est.

« — Je sais, m’a-t-il dit, que vous êtes le meilleur ami de Laura. Je devrais sans doute être un peu jaloux de vous. Je ne puis pas. Au contraire, tout ce qu’elle m’a dit de vous m’a fait à la fois la comprendre mieux, et souhaiter de devenir votre ami. Je lui ai demandé l’autre jour si vous ne m’en vouliez pas trop de l’épouser ? Elle m’a répondu qu’au contraire vous lui aviez conseillé de le faire (je crois bien qu’il m’a dit cela aussi platement). — je voudrais vous en remercier — et que vous ne trouviez pas cela ridicule, car je le fais très sincèrement — a-t-il ajouté, en s’efforçant de sourire, mais d’une voix tremblante et avec les larmes aux yeux.

« Je ne savais que lui dire, car je me sentais beaucoup moins ému que j’aurais dû l’être et complètement incapable d’une effusion réciproque. J’ai dû lui paraître un peu sec ; mais il m’agaçait. J’ai néanmoins serré le plus chaleureusement que j’ai pu la main qu’il me tendait. Ces scènes où l’un offre plus de son cœur qu’on ne lui demande, sont toujours pénibles. Sans doute pensait-il forcer ma sympathie. S’il eut été plus perspicace, il se fût senti volé ; mais déjà je le voyais reconnaissant de son propre geste, dont il croyait surprendre le reflet dans mon cœur. Comme je ne disais rien, et gêné peut-être par mon silence :

« — Je compte, a-t-il ajouté bientôt, sur le dépaysement de sa vie à Cambridge pour empêcher des comparaisons de sa part, qui seraient à mon désavantage.

« Qu’entendait-il par là ? Je m’efforçais de ne pas comprendre. Peut-être espérait-il une protestation ; mais qui n’eût fait que nous engluer davantage. Il est de ces gens dont la timidité ne peut supporter les silences et qui croient devoir les meubler par une avance exagérée ; de ceux qui vous disent ensuite : « J’ai toujours été franc avec vous. » Eh ! parbleu, l’important n’est pas tant d’être franc que de permettre à l’autre de l’être. Il aurait dû se rendre compte que sa franchise précisément empêchait la mienne.

« Mais si je ne puis devenir son ami, du moins je crois qu’il fera un excellent mari pour Laura ; car, somme toute, ce sont ici surtout ses qualités que je lui reproche. Ensuite, nous avons parlé de Cambridge, où j’ai promis d’aller les voir.

« Quel absurde besoin Laura a-t-elle eu de lui parler de moi ?

« Admirable propension au dévouement, chez la femme. L’homme qu’elle aime n’est, le plus souvent, pour elle, qu’une sorte de patère a quoi suspendre son amour. Avec quelle sincère facilité Laura opère la substitution ! Je comprends qu’elle épouse Douviers ; j’ai été un des premiers à le lui conseiller. Mais j’étais en droit d’espérer un peu de chagrin. Le mariage a lieu dans trois jours.

« Quelques articles sur mon livre. Les qualités qu’on me reconnaît le plus volontiers sont de celles précisément que je prends le plus en horreur… Ai-je eu raison de laisser rééditer ces vieilleries ? Elles ne répondent plus à rien de ce que j’aime à présent. Mais je ne m’en aperçois qu’à présent. Il ne me paraît pas que précisément j’aie changé ; mais bien que, seulement maintenant, je prenne conscience de moi-même ; jusqu’à présent, je ne savais pas qui j’étais. Se peut-il que j’aie toujours besoin qu’un autre être fasse office, pour moi, de révélateur ! Ce livre avait cristallisé selon Laura, et c’est pourquoi je ne veux plus m’y reconnaître.

« Cette perspicacité, faite de sympathie, nous est-elle interdite, qui nous permettrait de devancer les saisons ? Quels problèmes inquiéteront demain ceux qui viennent ? C’est pour eux que je veux écrire. Fournir un aliment à des curiosités encore indistinctes, satisfaire à des exigences qui ne sont pas encore précisées, de sorte que celui qui n’est aujourd’hui qu’un enfant, demain s’étonne à me rencontrer sur sa route.

« Combien j’aime à sentir chez Olivier tant de curiosité, d’impatiente insatisfaction du passé…

« Il me paraît parfois que la poésie est la seule chose qui l’intéresse. Et je sens, à les relire à travers lui, combien rares sont ceux de nos poètes qui se soient laissés guider plus par le sentiment de l’art, que par le cœur ou par l’esprit. Le bizarre c’est que, lorsque Oscar Molinier m’a montré des vers d’Olivier, j’ai donné à celui-ci le conseil de chercher plus à se laisser guider par les mots qu’à les soumettre. Et maintenant, il me semble que c’est lui qui, par contre-coup, m’en instruit.

« Combien tout ce que j’ai écrit précédemment me paraît aujourd’hui tristement, ennuyeusement et ridiculement raisonnable !

« 5 Novembre. — La cérémonie a eu lieu. Dans la petite chapelle de la rue Madame où je n’étais pas retourné depuis longtemps. Famille Vedel-Azaïs au complet : grand-père, père et mère de Laura, ses deux sœurs et son jeune frère, plus nombre d’oncles, de tantes et de cousins. Famille Douviers représentée par trois tantes en grand deuil, dont le catholicisme eût fait trois nonnes, qui, d’après ce que l’on m’a dit, vivent ensemble, et avec qui vivait également Douviers depuis la mort de ses parents. Dans la tribune, les élèves de la pension. D’autres amis de la famille achevaient de remplir la salle, au fond de laquelle je, suis resté ; non loin de moi, j’ai vu ma sœur avec Olivier ; Georges devait être dans la tribune avec des camarades de son âge. Le vieux La Pérouse à l’harmonium ; son visage vieilli, plus beau, plus noble que jamais, mais son œil sans plus cette flamme admirable qui me communiquait sa ferveur, du temps de ses leçons de piano. Nos regards se sont croisés et j’ai senti, dans le sourire qu’il m’adressait, tant de tristesse que je me suis promis de le retrouver à la sortie. Des personnes ont bougé et une place auprès de Pauline s’est trouvée libre. Olivier m’a tout aussitôt fait signe, a poussé sa mère pour que je puisse m’asseoir à côté de lui ; puis m’a pris la main et l’a longuement retenue dans la sienne. C’est la première fois qu’il agit aussi familièrement avec moi. Il a gardé les yeux fermés pendant presque toute l’interminable allocution du pasteur, ce qui m’a permis de le contempler longuement ; il ressemble à ce pâtre endormi d’un bas-relief du musée de Naples, dont j’ai la photographie sur mon bureau. J’aurais cru qu’il dormait lui-même, sans le frémissement de ses doigts ; sa main palpitait comme un oiseau dans la mienne.

« Le vieux pasteur a cru devoir retracer l’histoire de toute la famille, à commencer par celle du grand-père Azaïs, dont il avait été camarade de classe à Strasbourg avant la guerre, puis condisciple à la faculté de théologie. J’ai cru qu’il ne viendrait pas à bout d’une phrase compliquée où il tentait d’expliquer qu’en prenant la direction d’une pension et se dévouant à l’éducation de jeunes enfants, son ami n’avait pour ainsi dire pas quitté le pastorat. Puis l’autre génération a eu son tour. Il a parlé également avec édification de la famille Douviers, dont il apparaissait qu’il ne connaissait pas grand’chose. L’excellence des sentiments palliait les défaillances oratoires et l’on entendait se moucher nombre de membres de l’assistance. J’aurais voulu savoir ce que pensait Olivier  ; je songeai qu’élevé en catholique, le culte protestant devait être nouveau pour lui et qu’il venait sans doute pour la première fois dans ce temple. La singulière faculté de dépersonnalisation qui me permet d’éprouver comme mienne l’émotion d’autrui, me forçait presque d’épouser les sensations d’Olivier, celles que j’imaginais qu’il devait avoir  ; et bien qu’il tînt les yeux fermés, ou peut-être à cause de cela même, il me semblait que je voyais à sa place et pour la première fois, ces murs nus, l’abstraite et blafarde lumière où baignait l’auditoire, le détachement cruel de la chaire sur le mur blanc du fond, la rectitude des lignes, la ridigité des colonnes qui soutiennent les tribunes, l’esprit même de cette architecture anguleuse et décolorée dont m’apparaissaient pour la première fois la disgrâce rébarbative, l’intransigeance et la parcimonie. Pour n’y avoir point été sensible plus tôt, il fallait que j’y fusse habitué dès l’enfance… Je repensai soudain à mon éveil religieux et à mes premières ferveurs ; à Laura et à cette école du dimanche où nous nous retrouvions, moniteurs tous deux, pleins de zèle et discernant mal, dans cette ardeur qui consumait en nous tout l’impur, ce qui appartenait à l’autre et ce qui revenait à Dieu. Et je me pris tout aussitôt à me désoler qu’Olivier n’eût point connu ce premier dénuement sensuel qui jette l’âme si périlleusement loin au-dessus des apparences, qu’il n’eût pas de souvenirs pareils aux miens ; mais, de le sentir étranger à tout ceci, m’aidait à m’en évader moi-même. Passionnément, je serrai cette main qu’il abandonnait toujours dans la mienne, mais qu’à ce moment il retira brusquement. Il rouvrit les yeux pour me regarder, puis avec un sourire d’une espièglerie toute enfantine, que tempérait l’extraordinaire gravité de son front, il chuchota, penché vers moi — tandis que le pasteur précisément, rappelant les devoirs de tous les chrétiens, prodiguait aux nouveaux époux conseils, préceptes et pieuses objurgations :

« — Moi, je m’en fous : je suis catholique.

« Tout en lui m’attire et me demeure mystérieux.

« À la porte de la sacristie, j’ai retrouvé le vieux La Pérouse. Il m’a dit un peu tristement, mais sur un ton où n’entrait nul reproche :

« — Vous m’oubliez un peu, je crois.

« Prétexté je ne sais quelles occupations pour m’excuser d’être resté si longtemps sans le voir ; promis pour après-demain ma visite. J’ai cherché à l’entraîner chez les Azaïs, convié moi-même au thé qu’ils donnent après la cérémonie ; mais il m’a dit qu’il se sentait d’humeur trop sombre et craignait de rencontrer trop de gens avec qui il eût dû, mais n’eût pu causer.

« Pauline a emmené Georges ; m’a laissé avec Olivier :

« — Je vous le confie, m’a-t-elle dit en riant ; ce qui a paru agacer un peu Olivier, dont le visage s’est détourné. Il m’a entraîné dans la rue :

« — Je ne savais pas que vous connaissiez si bien les Azaïs ?

« Je l’ai beaucoup surpris en lui disant que j’avais pris pension chez eux pendant deux ans.

« — Comment avez-vous pu préférer cela à n’importe quel autre arrangement de vie indépendante ?

« — J’y trouvais quelque commodité, ai-je répondu vaguement, ne pouvant lui dire qu’en ce temps Laura occupait ma pensée et que j’aurais accepté les pires régimes pour le contentement de les supporter auprès d’elle.

« — Et vous n’étouffiez pas dans l’atmosphère de cette boîte ?

« Puis, comme je ne répondais rien :

« — Au reste, je ne sais pas trop comment je la supporte moi-même, ni comment il se fait que j’y suis… Mais demi-pensionnaire seulement. C’est déjà trop.

« J’ai dû lui expliquer l’amitié qui liait au directeur de cette « boîte » son grand-père, dont le souvenir dicta le choix de sa mère plus tard.

« — D’ailleurs, ajouta-t-il, je manque de points de comparaison ; et sans doute tous ces chauffoirs se valent ; je crois même volontiers, d’après ce qu’on m’a dit, que la plupart des autres sont pires. N’empêche que je serai content d’en sortir. Je n’y serais pas entré du tout si je n’avais pas eu à rattraper le temps où j’ai été malade. Et depuis longtemps, je n’y retourne plus que par amitié pour Armand.

« J’appris alors que ce jeune frère de Laura était son condisciple. Je dis à Olivier que je ne le connaissais presque pas.

« — C’est pourtant le plus intelligent et le plus intéressant de la famille.

« — C’est-à-dire celui auquel tu t’es le plus intéressé.

« — Non, non ; je vous assure qu’il est très curieux. Si vous voulez, nous irons causer un peu avec lui dans sa chambre. J’espère qu’il osera parler devant vous.

« Nous étions arrivés devant la pension.

« Les Vedel-Azaïs avaient remplacé le traditionnel repas de noces par un simple thé moins dispendieux. Le parloir et le bureau du pasteur Vedel étaient ouverts à la foule des invités. Seuls quelques rares intimes avaient accès dans l’exigu salon particulier de la pastoresse ; mais, pour éviter l’envahissement, on avait condamné la porte entre le parloir et ce salon, ce qui faisait Armand répondre à ceux qui lui demandaient par où l’on pouvait rejoindre sa mère :

« — Par la cheminée.

« Il y avait foule. On crevait de chaleur. À part quelques « membres du corps enseignant », collègues de Douviers, société presque exclusivement protestante. Odeur puritaine très spéciale. L’exhalaison est aussi forte, et peut-être plus asphyxiante encore, dans les meetings catholiques ou juifs, dès qu’entre eux ils se laissent aller ; mais on trouve plus souvent parmi les catholiques une appréciation, parmi les juifs une dépréciation de soi-même, dont les protestants ne me semblent capables que bien rarement. Si les juifs ont le nez trop long, les protestants, eux, ont le nez bouché ; c’est un fait. Et moi-même je ne m’aperçus point de la particulière qualité de cette atmosphère aussi longtemps que j’y demeurai plongé. Je ne sais quoi d’ineffablement alpestre, paradisiaque et niais.

« Dans le fond de la salle, une table dressée en buffet ; Rachel, sœur aînée de Laura, et Sarah, sa sœur cadette, secondées par quelques jeunes filles à marier, leurs amies, offraient le thé…

« Laura, dès qu’elle m’a vu, m’a entraîné dans le bureau de son père, où se tenait déjà tout un synode. Réfugiés dans l’embrasure d’une fenêtre, nous avons pu causer sans être entendus. Sur le bord du chambranle, nous avions jadis inscrit nos deux noms.

« — Venez voir. Ils y sont toujours, me dit-elle. Je crois bien que personne ne les a remarqués. Quel âge aviez-vous alors ?

« Au-dessous des noms, nous avions inscrit une date. Je calculai :

« — Vingt-huit ans.

« — Et moi seize. Il y a dix ans de cela.

« Le moment n’était pas bien choisi pour remuer ces souvenirs ; je m’efforçais d’en détourner nos propos, tandis qu’elle m’y ramenait avec une inquiète insistance ; puis tout à coup, comme craignant de s’attendrir, elle me demanda si je me souvenais encore de Strouvilhou ?

« Strouvilhou était un pensionnaire libre, qui tourmentait beaucoup les parents de Laura à cette époque. Il était censé suivre des cours, mais, quand on lui demandait : lesquels ? ou quels examens il préparait, il répondait négligemment :

« — Je varie.

« On affectait, les premiers temps, de prendre pour des plaisanteries ses insolences, comme pour en émousser le tranchant, et lui-même les accompagnait d’un gros rire ; mais ce rire devint bientôt plus sarcastique, tandis que ses sorties se faisaient plus agressives, et je ne comprenais pas bien comment et pourquoi le pasteur tolérait un tel pensionnaire, si ce n’était pour des raisons financières, et parce qu’il conservait pour Strouvilhou une sorte d’affection, mêlée de pitié, et peut-être un vague espoir qu’il arriverait à le convaincre, je veux dire : à le convertir. Et je ne comprenais pas davantage pourquoi Strouvilhou continuait d’habiter la pension, quand il aurait si bien pu aller ailleurs ; car il ne semblait pas retenu comme moi par une raison sentimentale ; mais peut-être bien par le plaisir qu’évidemment il prenait à ces tournois avec le pauvre pasteur, qui se défendait mal et lui laissait toujours le beau rôle.

« — Vous vous souvenez du jour où il a demandé à papa si, quand il prêchait, il gardait son veston sous sa robe ?

« — Parbleu ! Il demandait cela si doucement que votre pauvre père n’y voyait pas malice. C’était à table ; je revois tout si bien…

« — Et papa qui lui a répondu candidement que la robe n’était pas bien épaisse, et qu’il craignait de prendre froid sans son veston.

« — Et l’air navré qu’a pris alors Strouvilhou ! Et comme il a fallu le presser pour le faire déclarer enfin que « cela n’avait évidemment pas grande importance », mais que, lorsque votre père faisait de grands gestes, les manches du veston réapparaissaient sous la robe, et que cela était d’un fâcheux effet sur certains fidèles.

« — À la suite de quoi ce pauvre papa a prononcé tout un sermon les bras collés au corps et raté tous ses effets d’éloquence.

« — Et, le dimanche suivant, il est rentré avec un gros rhume, pour avoir dépouillé le veston. Oh ! et la discussion sur le figuier stérile de l’Évangile et les arbres qui ne portent pas de fruits… « Je ne suis pas un arbre fruitier, moi. De l’ombre, c’est ça que je porte, Monsieur le pasteur : je vous couvre d’ombre. »

« — Ça encore, c’était dit à table.

« — Naturellement ; on ne le voyait jamais qu’aux repas.

« — Et c’était dit d’un ton si hargneux. C’est alors que grand-père l’a mis à la porte. Vous vous souvenez comme il s’est dressé tout d’un coup, lui qui d’ordinaire restait le nez sur son assiette ; et, le bras étendu : « Sortez ! »

« — Il paraissait énorme, effrayant ; il était indigné. Je crois vraiment que Strouvilhou a eu peur.

« — Il a jeté sa serviette sur la table et a disparu. Il est parti sans nous payer ; et depuis on ne l’a jamais revu.

« — Curieux de savoir ce qu’il a pu devenir.

« — Pauvre grand-père, a repris Laura un peu tristement, comme il m’a paru beau ce jour-là. Il vous aime bien, vous savez. Vous devriez monter le retrouver dans son bureau, un instant. Je suis sûre que vous lui feriez beaucoup de plaisir.

« Je transcris tout cela aussitôt, ayant éprouvé combien il est difficile par la suite de retrouver la justesse de ton d’un dialogue. Mais à partir de ce moment j’ai commencé d’écouter Laura plus distraitement. Je venais d’apercevoir, assez loin de moi, il est vrai, Olivier, que j’avais perdu de vue depuis que Laura m’avait entraîné dans le bureau de son père. Il avait les yeux brillants et les traits extraordinairement animés. J’ai su plus tard que Sarah s’était amusée à lui faire boire coup sur coup six coupes de champagne. Armand était avec lui, et tous deux, à travers les groupes, poursuivaient Sarah et une jeune Anglaise de l’âge de Sarah, pensionnaire chez les Azaïs depuis plus d’un an. Sarah et son amie quittèrent enfin la pièce et, par la porte ouverte, je vis les deux garçons s’élancer à leur poursuite, dans l’escalier. J’allais sortir à mon tour, cédant aux injonctions de Laura, mais elle fit un mouvement vers moi :

« — Écoutez, Édouard, je voudrais vous dire encore… et brusquement sa voix devint très grave — nous allons peut-être rester longtemps sans nous revoir. Je voudrais que vous me redisiez… Je voudrais savoir si je puis encore compter sur vous… comme sur un ami.

« Jamais je n’eus plus envie de l’embrasser qu’à ce moment-là ; mais je me contentai de baiser sa main tendrement et impétueusement, en murmurant :

« — Quoi qu’il advienne. — Et pour lui cacher les larmes que je sentais monter à mes yeux, je m’enfuis vite à la recherche d’Olivier.

« Il guettait ma sortie, assis près d’Armand sur une marche de l’escalier. Il était certainement un peu ivre. Il se leva, me tira par le bras :

« — Venez, me dit-il. On va fumer une cigarette dans la chambre de Sarah. Elle nous attend.

« — Dans un instant. Il faut d’abord que j’aille voir Azaïs. Mais je ne pourrai jamais trouver la chambre.

« — Parbleu, vous la connaissez bien ; c’est l’ancienne chambre de Laura, s’écria Armand. Comme c’était une des meilleures chambres de la maison, on y a fait coucher la pensionnaire ; mais comme elle ne paie pas assez, elle partage la chambre avec Sarah. On leur a mis deux lits pour la forme ; mais c’était assez inutile…

« — Ne l’écoutez pas, dit Olivier en riant et en le bousculant ; il est saoûl.

« — Je te conseille de parler, repartit Armand.

Alors vous venez, n’est-ce pas ? On vous attend.

« Je promis de les y rejoindre.

« Depuis qu’il porte les cheveux en brosse, le vieux Azaïs ne ressemble plus du tout à Whitman. Il a laissé à la famille de son gendre le premier et le second étage de l’immeuble. De la fenêtre de son bureau (acajou, reps et moleskine), il domine de haut la cour et surveille les allées et venues des élèves.

« — Voyez comme on me gâte, m’a-t-il dit, en me montrant sur sa table un énorme bouquet de chrysanthèmes, que la mère d’un des élèves, vieille amie de la famille, venait de laisser. L’atmosphère de la pièce était si austère qu’il semblait que des fleurs y dussent faner aussitôt. — J’ai laissé un instant la société. Je me fais vieux et le bruit des conversations me fatigue. Mais ces fleurs vont me tenir compagnie. Elles parlent à leur façon et savent raconter la gloire du Seigneur mieux que les hommes (ou quelque chose de cette farine).

« Le digne homme n’imagine pas combien il peut raser les élèves avec des propos de ce genre ; chez lui si sincères qu’ils découragent l’ironie. Les âmes simple comme celles d’Azaïs sont assurément celles qu’il m’est le plus difficile de comprendre. Dès qu’on est un peu moins simple soi-même, on est contraint, en face d’elles, à une espèce de comédie ; peu honnête ; mais qu’y faire ? On ne peut discuter, mettre au point ; on est contraint d’acquiescer. Azaïs impose autour de lui l’hypocrisie, pour peu qu’on ne partage pas sa croyance. Je m’indignais, les premiers temps que je fréquentais la famille, de voir ses petits enfants lui mentir. J’ai dû me mettre au pas.

« Le pasteur Prosper Vedel est trop occupé ; Mme Vedel, un peu niaise, enfoncée dans une rêverie poético-religieuse où elle perd tout sens du réel ; c’est le grand-père qui a pris en main l’éducation aussi bien que l’instruction des jeunes. Une fois par mois, du temps que j’habitais chez eux, j’assistais à une explication orageuse qui s’achevait sur de pathétiques effusions :

« — Désormais on se dira tout. Nous entrons dans une ère nouvelle de franchise et de sincérité. (Il emploie volontiers plusieurs mots pour dire la même chose — vieille habitude qui lui reste de son temps de pastorat.) On ne gardera pas d’arrière-pensées, de ces vilaines pensées de derrière la tête. On va pouvoir se regarder bien en face, et les yeux dans les yeux. N’est-ce pas ? C’est convenu.

« Après quoi l’on s’enfonçait un peu plus avant, lui dans la jobarderie, et ses enfants dans le mensonge.

« Ces propos s’adressaient en particulier à un frère de Laura, d’un an plus jeune qu’elle, que tourmentait la sève et qui s’essayait à l’amour. (Il a été faire du commerce dans les colonies et je l’ai perdu de vue.) Un soir que le vieux avait redit de nouveau cette phrase, je m’en fus le retrouver dans son bureau ; je tâchai de lui faire comprendre que cette sincérité qu’il exigeait de son petit-fils, son intransigeance la rendait d’autre part impossible. Azaïs s’est alors presque fâché :

« — Il n’a qu’à ne rien faire qu’il doive être honteux d’avouer, s’est-il écrié, d’un ton qui n’admettait pas de réplique.

« C’est du reste un excellent homme ; même mieux que cela : un parangon de vertu et ce qu’on appelle : un cœur d’or ; mais ses jugements sont enfantins. Sa grande estime pour moi vient de ce qu’il ne me connaît pas de maîtresse. Il ne m’a pas caché qu’il avait espéré me voir épouser Laura ; il doute que Douviers soit le mari qui lui convienne, et m’a répété plusieurs fois : « Son choix m’étonne » ; puis a ajouté : « Enfin, je crois que c’est un honnête garçon… Que vous en semble ?… » À quoi j’ai dit :

« — Certainement. »

« À mesure qu’une âme s’enfonce dans la dévotion, elle perd le sens, le goût, le besoin, l’amour de la réalité. J’ai également observé cela chez Vedel, si peu que j’aie pu lui parler. L’éblouissement de leur foi les aveugle sur le monde qui les entoure, et sur eux-mêmes. Pour moi qui n’ai rien tant à cœur que d’y voir clair, je reste ahuri devant l’épaisseur de mensonge où peut se complaire un dévôt.

« J’ai voulu faire parler Azaïs sur Olivier, mais il s’intéresse surtout au petit Georges.

« — Ne lui laissez pas voir que vous savez ce que je vais vous dire, a-t-il commencé ; du reste, c’est tout à son honneur… Figurez-vous que votre jeune neveu et quelques-uns de ses camarades ont constitué une sorte de petite association, une ligue d’émulation mutuelle ; ils n’y admettent que ceux qu’ils en jugent dignes et qui ont donné des preuves de vertu ; une espèce de Légion d’Honneur enfantine. Est-ce que vous ne trouvez pas cela charmant ? Chacun d’eux porte à la boutonnière un petit ruban — assez peu apparent il est vrai, mais que j’ai tout de même remarqué. J’ai fait venir l’enfant dans mon bureau, et quand je lui ai demandé l’explication de cet insigne, il s’est d’abord troublé. Le cher petit s’attendait à une réprimande. Puis, très rouge et avec beaucoup de confusion, il m’a raconté la formation de ce petit club. Ce sont des choses, voyez-vous, dont il faut se garder de sourire ; on risquerait de froisser des sentiments très délicats… Je lui ai demandé pourquoi lui et ses camarades ne faisaient pas cela tout ouvertement, au grand jour ? Je lui ai dit quelle admirable force de propagande, de prosélytisme ils pourraient avoir, quel beau rôle ils pourraient jouer… Mais à cet âge on aime le mystère… Pour le mettre en confiance, je lui ai dit à mon tour — que, de mon temps, c’est-à-dire quand j’avais son âge, je m’étais enrôlé dans une association de ce genre, dont les membres portaient le beau nom de « chevaliers du devoir » ; chacun de nous recevait du président de la ligue un carnet où il inscrivait ses défaillances, ses manquements, avec une absolue sincérité. Il s’est mis à sourire et j’ai bien vu que cette histoire des carnets lui donnait une idée ; je n’ai pas insisté, mais je ne serais pas étonné qu’il introduisît ce système de carnets parmi ses émules. Voyez-vous, ces enfants, il faut savoir les prendre ; et c’est d’abord en leur montrant qu’on les comprend. Je lui ai promis de ne point souffler mot de cela à ses parents ; tout en l’engageant à en parler à sa mère que cela rendrait si heureuse. Mais il paraît qu’avec ses camarades, ils se sont engagés d’honneur à n’en rien dire. J’aurais été maladroit d’insister. Mais, avant de nous quitter, nous avons ensemble prié Dieu de bénir leur ligue.

« Pauvre cher vieux père Azaïs ! Je suis convaincu que le petit l’a fourré dedans et qu’il n’y a pas un mot de vrai dans tout cela. Mais comment Georges eût-il pu répondre différemment ?… Nous tâcherons de tirer cela au clair.

« Je ne reconnus pas d’abord la chambre de Laura. On avait retapissé la pièce ; l’atmosphère était toute changée. Sarah de même me paraissait méconnaissable. Pourtant je croyais bien la connaître. Elle s’est toujours montrée très confiante avec moi. De tout temps, j’ai été pour elle celui à qui on peut tout dire. Mais j’étais resté de longs mois sans retourner chez les Vedel. Sa robe découvrait ses bras et son cou. Elle paraissait grandie, enhardie. Elle était assise sur un des deux lits, à côté d’Olivier, contre lui, qui s’était étendu sans façons et qui semblait dormir. Certainement il était ivre ; et certainement je souffrais de le voir ainsi ; mais il me paraissait plus beau que jamais. Ivres, ils l’étaient plus ou moins tous les quatre. La petite Anglaise éclatait de rire, d’un rire aigu qui me faisait mal aux oreilles, aux plus absurdes propos d’Armand. Celui-ci disait n’importe quoi, excité, flatté par ce rire et rivalisant avec lui de bêtise et de vulgarité ; feignant de vouloir allumer sa cigarette à la pourpre des joues de sa sœur ou de celles d’Olivier, également ardentes, ou de s’y brûler les doigts lorsque, d’un geste effronté, il rapprochait et forçait de se rencontrer leurs deux fronts. Olivier et Sarah se prêtaient à ce jeu et cela m’était extrêmement pénible. Mais j’anticipe…

« Olivier faisait encore semblant de dormir lorsque Armand me demanda brusquement ce que je pensais de Douviers ? Je m’étais assis dans un fauteuil bas, à la fois amusé, excité et gêné par leur ivresse et leur sans-gêne ; au demeurant, flatté qu’ils m’eussent demandé de venir, alors précisément qu’il semblait si peu que ma place fût auprès d’eux.

« — Ces demoiselles ici présentes…, continua-t-il, comme je ne trouvais rien à répondre et me contentais de sourire complaisamment pour paraître au ton. À ce moment, l’Anglaise voulut l’empêcher de parler et le poursuivit pour lui mettre sa main sur la bouche ; il se débattit et cria : — Ces demoiselles s’indignent à l’idée que Laura devra coucher avec lui.

« L’Anglaise le lâcha et avec une feinte fureur :

« — Oh ! Il ne faut pas croire ce qu’il dit. C’est un menteur.

« — J’ai tâché de leur faire comprendre, reprit Armand plus calme, que pour vingt mille francs de dot, on ne pouvait guère espérer trouver mieux, et que, en vraie chrétienne, elle devait tenir compte surtout des qualités de l’âme, comme dit notre père le pasteur. Oui, mes enfants. Et puis qu’est-ce que deviendrait la repopulation, s’il fallait condamner au célibat tous ceux qui ne sont pas des Adonis… ou des Oliviers, dirons-nous pour nous reporter à une époque plus récente.

« — Quel idiot ! murmura Sarah. Ne l’écoutez pas ; il ne sait plus ce qu’il dit.

« — Je dis la vérité.

« Jamais je n’avais entendu Armand parler de la sorte ; je le croyais, je le crois encore de nature fine et sensible ; sa vulgarité me paraissait toute affectée, due en partie à l’ivresse et plus encore au besoin d’amuser l’Anglaise. Celle-ci, jolie indéniablement, devait être bien sotte pour se plaire à de telles incongruités ; quelle sorte d’intérêt Olivier pouvait-il trouver là ?… Je me promis, sitôt de nouveau seul avec lui, de ne pas lui cacher mon dégoût.

« — Mais vous, reprit Armand en se tournant vers moi brusquement, vous qui ne tenez pas à l’argent et qui en avez assez pour vous payer des sentiments nobles, consentirez-vous à nous dire pourquoi vous n’avez pas épousé Laura ? alors que vous l’aimiez, paraît-il, et que, au su de tous, elle se languissait après vous.

« Olivier qui, jusqu’à ce moment, avait fait semblant de dormir, ouvrit les yeux ; nos regards se croisèrent et certainement si je ne rougis point, c’est qu’aucun des autres n’était en état de m’observer.

« — Armand, tu es insupportable, dit Sarah, comme pour me mettre à l’aise, car je ne trouvais rien à répondre. Puis, sur ce lit où d’abord elle était assise, s’étendit tout de son long contre Olivier, de sorte que leurs deux têtes se touchèrent. Armand tout aussitôt bondit, s’empara d’un grand paravent replié au pied du lit contre la muraille et, comme un pître, le déploya de manière à cacher le couple, puis, toujours bouffonnant, penché vers moi, mais à voix haute :

« — Vous ne saviez peut-être pas que ma sœur était une putain ?

« C’en était trop. Je me levai ; bousculai le paravent derrière lequel Olivier et Sarah se redressèrent aussitôt. Elle avait les cheveux défaits. Olivier se leva, alla vers la toilette et se passa de l’eau sur le visage.

« — Venez par ici. Je veux vous montrer quelque chose, dit Sarah en me prenant par le bras.

« Elle ouvrit la porte de la chambre et m’entraîna sur le palier.

« — J’ai pensé que cela pourrait intéresser un romancier. C’est un carnet que j’ai trouvé par hasard ; un journal intime de papa ; je ne comprends pas comment il l’a laissé traîner. N’importe qui pouvait le lire. Je l’ai pris pour ne pas qu’Armand le voie. Ne lui en parlez pas. Il n’y en a pas très long. Vous pouvez le lire en dix minutes et me le rendre avant de partir.

« — Mais Sarah, dis-je en la regardant fixement, c’est affreusement indiscret.

« Elle haussa les épaules.

« — Oh ! si vous croyez cela, vous allez être bien déçu. Il n’y a qu’un moment où ça devient intéressant… et encore. Tenez : je vais vous montrer.

« Elle avait sorti de son corsage un très petit agenda, vieux de quatre ans, qu’elle feuilleta un instant, puis me rendit tout ouvert en me désignant un passage.

« — Lisez vite.

« Je vis d’abord, au dessous d’une date et entre guillemets, cette citation de l’Évangile :

« Celui qui est fidèle dans les petites choses le sera aussi dans les grandes », puis : « Pourquoi toujours remettre au lendemain cette décision que je veux prendre de ne plus fumer. Quand ce ne serait que pour ne pas contrister Mélanie (c’est la pastoresse). Mon Dieu, donnez-moi la force de secouer le joug de ce honteux esclavage. (Je crois que je cite exactement.) — Suivait la notation de luttes, de supplications, de prières, d’efforts, assurément bien vains, car ils se répétaient de jour en jour. On tournait encore une page et, tout à coup, il était question d’autre chose.

« — C’est assez touchant, n’est-ce pas ? fit Sarah avec une imperceptible moue d’ironie, après que j’eus achevé la lecture.

« — C’est beaucoup plus curieux que vous ne pensez, ne pus-je me retenir de lui dire, tout en me reprochant de lui parler. Figurez-vous qu’il n’y a pas dix jours, j’ai demandé à votre père s’il avait jamais essayé de ne plus fumer. Je trouvais que je me laissais aller à beaucoup trop fumer moi-même et… Bref, savez-vous ce qu’il m’a répondu ? Il m’a dit d’abord qu’il pensait qu’on exagérait beaucoup les effets pernicieux du tabac, que, pour sa part, il ne les avait jamais ressentis sur lui-même ; et, comme j’insistais : « Oui, m’a-t-il dit enfin ; j’ai bien décidé deux ou trois fois d’interrompre pour un temps. — Et vous avez réussi ? — Mais naturellement, m’a-t-il dit comme s’il allait de soi, — puisque je l’avais décidé. » C’est prodigieux ! Peut-être après tout qu’il ne se souvenait pas, ajoutai-je, ne voulant pas laisser paraître devant Sarah tout ce que je soupçonnais là d’hypocrisie.

« — Ou peut-être bien, reprit Sarah, cela prouve que « fumer » était mis là pour autre chose.

« Était-ce vraiment Sarah qui parlait ainsi ? J’étais abasourdi. Je la regardai, osant à peine la comprendre… À ce moment, Olivier sortit de la chambre. Il s’était peigné, avait remis de l’ordre à ses vêtements et paraissait plus calme.

« — Si on s’en allait ? dit-il sans façons devant Sarah. Il est tard.

« Nous descendîmes, et dès que nous fûmes dans la rue :

« — J’ai peur que vous ne vous mépreniez, me dit-il. Vous pourriez croire que j’aime Sarah. Mais non… Oh ! je ne la déteste pas non plus… Mais je ne l’aime pas.

« J’avais pris son bras et le serrai sans rien dire.

« — Il ne faut pas non plus que vous jugiez Armand d’après ce qu’il a pu vous dire aujourd’hui, reprit-il. C’est un espèce de rôle qu’il joue… malgré lui. Au fond il est très différent de cela… Je ne peux pas vous expliquer. Il a une espèce de besoin d’abîmer tout ce à quoi il tient le plus. Il n’y a pas longtemps qu’il est comme ça. Je crois qu’il est très malheureux et que c’est pour cacher cela qu’il se moque. Il est très fier. Ses parents ne le comprennent pas du tout. Ils voulaient en faire un pasteur.

« Épigraphe pour un chapitre des Faux-Monnayeurs :

« La famille…, cette cellule sociale. »
Paul Bourget (passim).-----

« Titre du chapitre : le régime cellulaire.

« Certes, il n’est pas de geôle (intellectuelle) dont un vigoureux esprit ne s’échappe ; et rien de ce qui pousse à la révolte n’est définitivement dangereux — encore que la révolte puisse fausser le caractère (elle le replie, le retourne ou le cabre et conseille une ruse impie) ; et l’enfant qui ne cède pas à l’influence familiale, use à s’en délivrer la primeur de son énergie. Mais encore l’éducation qui contrarie l’enfant, en le gênant le fortifie. Les plus lamentables victimes sont celles de l’adulation. Pour détester ce qui vous flatte, quelle force de caractère ne faut-il pas ? Que de parents j’ai vus (la mère surtout), se plaire à reconnaître chez leurs enfants, encourager chez eux, leurs répugnances les plus niaises, leurs partis-pris les plus injustes, leurs incompréhensions, leurs phobies… À table : « Laisse donc ça ; tu vois bien que c’est du gras. Enlève la peau. Ça n’est pas assez cuit… » Dehors, le soir : « Oh ! Une chauve-souris… Couvre-toi vite ; elle va venir dans tes cheveux. » Etc… Avec eux, les hannetons mordent, les sauterelles piquent, les vers de terre donnent des boutons. Équivalentes absurdités dans tous les domaines, intellectuel, moral, etc.

« Dans le train de ceinture qui me ramenait d’Auteuil avant-hier, j’entendais une jeune mère chuchoter à l’oreille d’une petite fille de dix ans, qu’elle cajolait :

« — Toi et moi ; moi et toi ; les autres, on s’en fout.

« (Oh ! je sais bien que c’étaient des gens du peuple ; mais le peuple aussi a droit à notre indignation. Le mari, dans un coin du wagon, lisait le journal, tranquille, résigné, peut-être même pas cocu.)

« Imagine-t-on poison plus perfide ?

« L’avenir appartient aux bâtards. — Quelle signification dans ce mot : « un enfant naturel ! » Seul le bâtard a droit au naturel.

« L’égoïsme familial… à peine un peu moins hideux que l’égoïsme individuel.

« 6 Nov. — Je n’ai jamais rien pu inventer. Mais je suis devant la réalité comme le peintre avec son modèle, qui lui dit : donnez-moi tel geste, prenez telle expression qui me convient. Les modèles que la société me fournit, si je connais bien leurs ressorts, je peux les faire agir à mon gré ; ou du moins je peux proposer à leur indécision tels problèmes qu’ils résoudront à leur manière, de sorte que leur réaction m’instruira. C’est en romancier que me tourmente le besoin d’intervenir, d’opérer sur leur destinée. Si j’avais plus d’imagination, j’affabulerais des intrigues ; je les provoque, observe les acteurs, puis travaille sous leur dictée.

« 7 Nov. — De tout ce que j’écrivais hier, rien n’est vrai. Il reste ceci : que la réalité m’intéresse comme une matière plastique ; et j’ai plus de regard pour ce qui pourrait être, infiniment plus que pour ce qui a été. Je me penche vertigineusement sur les possibilités de chaque être et pleure tout ce que le couvercle des mœurs atrophie. »

Bernard dut interrompre sa lecture un instant. Son regard se brouillait. Il perdait souffle, comme s’il avait oublié de respirer tout le temps qu’il lisait, tant son attention était vive. Il ouvrit la fenêtre et s’emplit les poumons, avant une nouvelle plongée

Son amitié pour Olivier était évidemment des plus vives ; il n’avait pas de meilleur ami et n’aimait personne autant sur la terre, puisqu’il ne pouvait aimer ses parents ; même, son cœur se raccrochait provisoirement à ceci d’une façon presque excessive ; mais Olivier et lui ne comprenaient pas tout à fait de même l’amitié. Bernard, à mesure qu’il avançait dans sa lecture, s’étonnait toujours plus, admirait toujours plus, mais un peu douloureusement, de quelle diversité se montrait capable cet ami qu’il croyait connaître si bien. Olivier ne lui avait rien dit de tout ce que racontait ce journal. D’Armand et de Sarah, à peine soupçonnait-il l’existence. Comme Olivier se montrait différent avec eux, de ce qu’il se montrait avec lui !… Dans cette chambre de Sarah, sur ce lit, Bernard aurait-il reconnu son ami ? À l’immense curiosité qui précipitait sa lecture, se mêlait un trouble malaise : dégoût ou dépit. Un peu de ce dépit qu’il avait ressenti tout à l’heure à voir Olivier au bras d’Édouard : un dépit de ne pas en être. Cela peut mener loin ce dépit-là, et faire faire bien des sottises ; comme tous les dépits, d’ailleurs.

Passons. Tout ce que j’ai dit ci-dessus n’est que pour mettre un peu d’air entre les pages de ce journal. À présent que Bernard a bien respiré, retournons-y. Le voici qui se replonge dans sa lecture.