Les Fautes, Sérénités/Le boucher

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LE BOUCHER




À Philippe Gille.


C’est une histoire très logique.

Lorsque Jeanne revint au bercail, joyeuse d’avoir enfin quitté le vieux couvent de province où s’étiolait la grâce de ses seize ans, son père, riche négociant d’un esprit très borné, eut avec son épouse un grave conciliabule dans lequel il fut décidé que, vu la grande jeunesse de la demoiselle, il convenait de la tenir longtemps encore à l’écart des plaisirs mondains. Le décret fut signifié à l’intéressée qui se résigna, non sans rancœur.

D’une gracilité un peu gauche, trop svelte, mais quand même jolie de la mélancolie douce de ses longs yeux sombres, troublants non moins que sourire, — aurore printanière, Jeanne causait peu, rêvait davantage, s’ennuyait jusqu’à regretter la monotone claustration, les veilles dans l’inconnu, l’enlinceulement extatique de l’internat. Elle s’était réfugiée dans sa chambrette, n’en sortait que pour les repas, brodait sans relâche près de la croisée où, — muettes et tendres confidentes, lumière dans sa nuit, — quelques fleurs souriaient à la solitude désolée de la rue ; hortensias aux roseurs pâles, héliotropes éternellement amoureux du soleil, clématites, cadre délicat à la virginale beauté.

Or, chaque matin, à la même heure, un refrain banal aux lèvres, passait devant la fenêtre un garçon boucher. Sa chanson sifflée sur un rythme canaille, détonnait en notes criardes dans l’apaisement d’alentour. La musique était piteuse, le chanteur insignifiant, mais, par son immuable régularité, l’arrivée de cet individu quelconque prenait les proportions d’un événement normalement indispensable au programme de la journée.

Dans l’état d’esprit où se trouvait Jeanne, — sa résolution bien arrêtée de vivre en elle-même — le retour exact, quotidien de cette vision (annihilée si elle se fut manifestée fortuitement ou en des occurrences diverses), par sa précision devenait l’obsession peu à peu triomphante, la réponse à une phase spéciale dans le cycle du temps vécu. C’était pour cette cloîtrée une anomalie dominatrice, la sensation dangereuse, inexplicable, forcément désirée à son heure, dont la ponctuelle continuité, après avoir inquiété l’imagination, envahit le cœur.

Phénomène particulier qui, avec une détermination plus intense, subit les lois de l’habitude sans en affecter le caractère ! Ses causes sont tout extérieures, en dehors de nous, de nos penchants, du hasard. L’habitude satisfait à des besoins latents en notre âme, qu’une impression éphémère suffit à exalter durablement.

Or, il advint que pendant trois jours le boucher ne parut pas. D’abord surprise, puis apeurée, Jeanne commença à souffrir horriblement de cette modification aux choses coutumières.

Sans qu’elle s’en rendit compte, le poison versé s’infiltrait lentement goutte à goutte. Au cœur de cette jolie vierge, un profond amour s’enracinait pour ce vilain bonhomme vulgaire et sot. Voici comment, le quatrième jour, quand le héros de cette étrange idylle regarda Jeanne, en dépit de sa fierté, de sa chair encore endormie, toute pâle, elle lui sourit, avec un mélange d’effarement et de tendresse auquel il ne put se méprendre. Il s’enhardit jusqu’à lui causer. Elle lui répondit. Des paroles on en vint aux baisers. Un soir, il s’introduisit dans la chambre. Après une brève défaillance, la jeune fille se défendit si vaillamment que le séducteur repoussé dans la tentative suprême fit la moue et ne se montra plus.

Jeanne fut inconsolable. Vainement les parents, étonnés de ses larmes, s’empressèrent à la distraire. Les jolis messieurs élégants, les valseurs émérites qui ne connaissent point de rivaux dans les soirées ne fixèrent point l’attention de la pauvre désespérée. Elle ne se dissimulait guère la supériorité de ceux-là sur le grotesque qui la faisait ainsi se lamenter. Trop tard ! le deuil exaspérait la passion naissante. En dépit de tout et de tous, elle serait à jamais à son étrange fiancé.

Lorsque celui-ci, las de bouder, désireux par orgueil d’une bonne fortune si imprévue, sollicita son pardon, sans fausses réticences, librement, Jeanne éperdue s’abandonna.

On consentit l’hymen par crainte du scandale.

De fait, ils ne tardèrent pas à s’exécrer, n’eurent pas d’enfants et sont effroyablement malheureux.

C’est une histoire très logique.