Les Fastes (Merrill)/Texte entier

Les Fastes (Merrill)
(Thyrses — Sceptres — Torches)
Les FastesChez Léon Vanier.

STUART MERRILL
LES FASTES
(THYRSES — SCEPTRES — TORCHES)
Chez Léon VANIER, Paris
19, Quai Saint-Michel
1891


À

WILLIAM DEAN HOWELLS

HOMMAGE

S. M.

THYRSES

CHANSON

Je suis le fou de Pampelune…
Tristan Corbière

Je suis le fou de Pampelune :
Qui m’a vu, du haut des toits,
À califourchon sur la lune
Et ma flûte aux doigts ?

Mon âme est folle d’une étoile
Dont la chevelure est d’or
Et qui pour mes yeux seuls dévoile
Son astral essor.

C’est pourquoi, perché sur ta corne,
Ô Lune, pour y mieux voir,
Malgré le vent qui me flagorne
Je souffle en le soir


Les trilles, les trilles, les trilles
De ma flûte aux treize trous,
Les trilles, les trilles, les trilles
Dont meurent les fous.

AIRS AILÉS

Airs ailés de Lulli,
Gavottes et pavanes !
Iris et frangipanes
Du doux temps de Lulli !

C’est l’essor en les rêves
Des bals à falbalas
Où la belle à l’œil las
Rit au beau de ses rêves.

Hautbois, flûtes et luths,
Cris et trilles de rire,
Dentelles qu’on déchire,
Bassons, flûtes et luths !


Des voix par la terrasse.
Des froufrous en la nuit,
Et des fuites sans bruit
Le long de la terrasse.

Silence ! au bord de l’eau
L’effroi blanc des toilettes
En les escarpolettes
Qui volètent sur l’eau.

Puis au clair de la lune
Éventails en émoi :
« M’aimes-tu ? — aime-moi ! »
Et la lune ! et la lune !

Ô doux temps de Lulli !
Iris et frangipanes !
Gavottes et pavanes !
Airs ailés de Lulli !

LA MORT DU BOUFFON

à Edgar Saltus.

Tandis que folle, au vert de la molle pelouse,
La fête papillonne en rondes de décor,
Les nénufars, sur l’eau de la vasque jalouse,
S’endorment dans l’orgueil de leurs corolles d’or.


Viennent et vont les beaux seigneurs, les yeux en flammes.
Le long des boulingrins fleuris de mille lis,
Et quand leur foule afflue au passage des dames,
L’air fleure des parfums d’eau de myrte et d’iris.


Et c’est partout, dans ces jardins faits pour la joie,
Des chansons, des baisers et des musiciens,
Et très lente, aux frissons des simarres de soie,
La danse se balance au gré des airs anciens.



Madrigaux, éventails et cris aigus de rire !
Seul, en ce jour élu pour l’oubli des soucis,
Le Bouffon, las de dire aux dames vaux-de-vire,
Cherche à sa langueur d’âme un durable sursis.


Perclus et se crispant en tristes attitudes,
Il mire sa laideur au bord du bassin d’or,
Où les blancs nénufars, fleurs des béatitudes,
Le leurrent vers l’espoir du Trône et du Trésor.


Sa marotte, lancée en l’air, tintinnabule ;
Des ronds dans l’eau parmi la fuite des poissons,
Le spasme, une bulle aux lèvres du funambule…

Que lente est cette danse, et que sont ces chansons !

RONDE

à B. R. P.

À l’ombre du bleu perron,
Dans les lis roses et les lauroses,
Les amours dodus dansent en rond
Comme en un crépuscule de roses.

Culs vermeils, orteils en l’air,
Fous du tumulte de leurs culbutes,
Ils se bousculent dans l’azur clair
Au rire des fifres et des flûtes.

Et lorsque l’heure du soir
S’empourpre de lueurs d’auréoles,
Entrelacés, ils se laissent choir,
L’aile lasse, en leurs lits de corolles,


Cependant que lentement,
Dans le parc où pâlissent les marbres,
La voix lointaine d’un instrument
S’étouffe en le silence des arbres.

DÉCOR

à Émile Verhaeren.

Debout contre l’écran nacarat
Que chamarrent des chimères d’or,
Dans une attitude d’apparat
Qui lui bombe son corselet d’or,
L’Infante, du geste de ses doigts
Alourdis de rouges anneaux d’or,
Effeuille par monceaux et par poids
Une flore de rubis et d’or
Dont les corolles de maint carat
Flambent en chutes de pourpre et d’or
Sur le fond de l’écran nacarat
Que chamarrent des chimères d’or.

VOIX

Par le jardin nocturne où la lune s’endort,
Leurs voix, au son des luths parmi les chrysanthèmes,
Murmurent de vieux airs mi d’amour, mi de mort.


Les doux musiciens remémorent les thèmes
Tant anciens sur lesquels, en les soirs de désir,
Tout le passé dansa sous ces feuillages blêmes.


Un jet d’eau qui charma quelque royal loisir
Pleure, en le clair-obscur des brumeuses allées.
L’heure et l’heure que nul remords ne peut saisir :


Et le vent, susurrant malade en les vallées
De fleurs, remue au cœur des massifs de lilas
Comme un soupir furtif de femmes en allées.



Ce sont des froissements frêles de falbalas,
Et de légers baisers ravis en le silence,
Et des amusements d’amants si las ! si las !


Puis la fuite d’un rire ! et oh ! l’eau qui s’élance
Des vasques, et les fleurs sous cette écume d’or,
Et les luths, et les voix lentes de somnolence

En le jardin nocturne où la lune s’endort !

OMBRE

Toujours la voix des luths en les lointains bosquets,
Et des pas égarés au sable des allées,
Et les galants, et leurs belles aux airs coquets.


Mais l’amour a lassé ces âmes désolées
Où tout désir est mort comme aussi tout plaisir,
Et même le remords des heures envolées.


Leurs longs doigts indolents saccagent à loisir
Les pâles dahlias, les lys et la verveine,
Sans la volupté, las ! d’avoir à les choisir.


Vaine, oh ! vaine est la vie, et la mort est plus vaine,
Vaine comme ces fleurs qui renaissent l’hiver
Des sèves dont jamais ne tarira la veine.



Donc ce ne sera plus que paroles en l’air,
Des étreintes de mains et de feintes tendresses,
Et tout le doux regret des spasmes de la chair.


Et lentement la voix des luths fond en caresses
Lascives pour leurrer vers l’oubli de la nuit
Les mauvais amoureux et leurs molles maîtresses

Dont les pas las s’en vont vers les lointains, sans bruit.

NOCTURNE

Les ramiers assoupis sur les balustres d’or
Le long de l’eau lunaire des lagunes
S’essorent au murmure ému du vent des dunes
Vers les lointains d’un fabuleux décor.


Aux balcons des palais enguirlandés de lustres
Un friselis frileux de falbalas,
Et voilà s’effeuiller par touffes les lilas
Sur les remous des profondeurs palustres.


Les gondoles d’amour, lourdes pour ce soir-là
De girandoles et de banderolles,
Traînent l’écho mourant des molles barcarolles
Sur un doux air démodé de gala.



Puis lent comme un remords, oh ! si lent, le silence
Sur l’eau lasse où s’éplorent les lilas,
Et l’indolent élan vers les bleus au-delàs
Des souvenirs mi-morts de somnolence.

VILLANELLE

À l’heure où la rosée arrose les lilas
Et l’aurore, en le lac, rosit les eaux moroses,
Quel désir de mourir émeut ton cœur si las ?


Le bal a défloré tes légers falbalas.
Et te voici rêvant aux soirs des baisers roses
À l’heure où la rosée arrose les lilas.


Pâle, et tes cheveux d’or épars en leurs longs lacs,
Quand tu veilles ainsi sur le sommeil des choses,
Quel désir de mourir émeut ton cœur si las ?


La musique n’est plus des lumineux galas
Hélas ! et l’ombre afflue au seuil des salles closes
À l’heure où la rosée arrose les lilas.



Le vent dans les roseaux résonne en morne glas :
Iras-tu dire aux eaux moroses, si tu l’oses,
Quel désir de mourir émeut ton cœur si las ?


Mais le sais-tu toi-même, amante d’au-delàs
Dont l’âme a réveillé l’âme des vieilles roses
À l’heure où la rosée arrose les lilas,

Quel désir de mourir émeut ton cœur si las ?

CHAMBRE D’AMOUR

Dans la chambre qui fleure un peu la bergamote,
Ce soir, lasse, la voix de l’ancien clavecin
Chevrote des refrains enfantins de gavotte.


Éteintes par sa main pour quelque doux dessein
D’amour, voici qu’enfin les lampes vespérales
Fument au bruit de l’eau tintant dans le bassin ;


Au bruit de l’eau qui brille en des lueurs lustrales
À travers les rideaux roidis de pourpre et d’or
Dont le clair éclat croule aux fenêtres claustrales.


C’est, déroulant au mur un vaporeux décor,
La pastorale peinte aux pimpantes images
Où des Jeux et des Ris s’éparpille l’essor.



Sur les divans fanés en leurs riants ramages
Les coussins semblent lourds de l’oubli des absents :
Et du bleu baldaquin s’éplorent des plumages.


Seul, un éventail chu de doigts jadis lassants
Présage le retour inespéré de Celle
Dont l’automne a pâli les charmes languissants.


Soudain c’est le rayon roux d’une rubacelle,
Un chuchotis de voix disant de doux remords,
Et le baiser de ceux que la Vie ensorcèle

Dans la chambre où, le soir, s’aimèrent tant de morts !

SCEPTRES

APPEL

Laisse là l’alme femme et les doux mots d’amour,
Et les lys et les luths qui leurrent ta tendresse.
Voici l’aurore, et du haut de la forteresse
La trompette t’appelle, Athlète, aux ors du jour.

Casque et cuirasse-toi, sans rêve de retour,
Pour ta bataille, au sol d’exil, avec l’Ogresse.
Puis hors des murs ! et sache entendre sans détresse
Se clore sur tes pas les portes de la tour.

Au long des bleus remparts, les gardes des bannières
S’endorment à l’abri des ténèbres dernières.
Mais toi, baise la croix, symbole des tourments,

Et marche droit vers les déserts et les savanes
Où se révèle, aux tas épars des ossements,
La route, vers l’espoir, des vieilles caravanes.

CONTE

à la mémoire d’Éphraïm Mikhaèl.

Ce fut par un pays fleuri de lilas noirs
Où des Dames en deuil faisaient tinter des harpes
Sur les tours de granit des magiques manoirs.


Et dans les soirs d’azur où flottaient des écharpes,
Le Héros ingénu, sous son heaume d’argent,
S’en vint vers les viviers pleins de fuites de carpes.


Sur ses pas éclatait le tonnerre outrageant
Des trompes ; les hérauts ceints de sanglantes toiles
Le sommaient de se rendre aux amours de la gent.



Mais lui, redressant haut vers les froides étoiles
Son épée au pommeau qu’enguirlandaient des lys,
Remémorait sa Reine invisible en ses voiles.


Et sur ses yeux des doigts lourds de pierres d’iris
Pesaient ; et dans son cœur roulaient de tièdes larmes
Pour avoir trop aimé la Doulce de jadis.


Il tua les hérauts impurs ; les nuits d’alarmes
Retentissaient d’appels mortels, et les vergers
S’allumaient aux éclairs bleus et verts de ses armes.


Or il advint ceci : qu’un soir de vents légers
Il vint vers une mer merveilleuse de rêve,
Où dans des îles d’or des flûtes de bergers


Sifflaient. Et laissant choir le fardeau de son glaive,
Il ploya les genoux et sanglota très bas,
Ses bras de fer en croix et le dos à la grève :


« Je suis venu mourir, las des mauvais combats,
Au leurre de vos voix lointaines, ô sirènes,
Que pleurent en riant les flûtes de là-bas.



Car je me sens l’élu des pâles souveraines
Du Sort ; à vous ce corps qui n’a pu vous surseoir,
Mais mon âme, mon âme à la Reine des reines !


Ô Pure que mes yeux, même purs, n’ont pu voir,
Ô Forte que mes bras, même forts, n’ont pu ceindre,
Voici que tonne enfin le triomphe de l’Hoir ! »


Et ses doigts à sa gorge, afin d’y mieux étreindre
Les affres, il sonna de l’olifant vermeil
Vers le soleil tardif, sur ces mers, à s’éteindre.


Par merveille surgit du fond des flots, pareil
Au rêve d’un poète ancien, le blanc cortège
Des naïades, nageant lentes comme au réveil.


Et l’une sous ses bras plus froids qu’aucune neige
Souleva le mourant, et l’autre l’enroula
Dans un linceul tissé pour un roi de Norvège.


Une nacelle d’or et de nacre était là,
Que traînaient des dauphins bleus et des hippocampes.
Lourde de mort, pour les exils elle cingla.



Le troupeau des Tritons soufflait, l’écume aux tempes,
Dans les conques ; le vent, secouant son sommeil,
Soulevait l’algue échevelée au bout des hampes.


Et vers le crépuscule, en ce noble appareil,
La barque déroula son lumineux sillage :
Et le Héros entra dans l’orbe du soleil.


Seul, son glaive flambait sur l’argent de la plage,
Afin qu’un futur Preux, surgissant du millier,
L’empoignât quelque soir pour en sacrer son âge.

C’est ainsi que mourut le chaste chevalier.

LES HÉROS

Aux fanfares d’alarme éclatant par saccades
Des conques d’or des cors qui fulgurent au ras
D’un ciel de crépuscule, où roux et nacarats,
Les étendards de Dieu buttent aux embuscades,

Les Paladins, héros rauques des estocades,
Ayant au poing la hache et la rondache au bras
Afin d’en haut férir félons et scélérats,
Caracolent, casqués de bronze, en cavalcades

Que scandent les cahots des lourds caparaçons,
Allant des déserts d’ocre où parmi la bourrasque
Tourbillonne en jappant de rage la tarasque,

Vers le Mont de la Mort nué de bleus frissons,
Qui les fera hurler de hargne, aux estacades,
Par le fracas surnaturel de ses cascades.

LOHENGRIN

à Albert Mockel.

Tandis que les hérauts déferlent avec faste
L’écarlate splendeur des étendards du roi,
Le peuple des seigneurs, en somptueux arroi,
S’écrase autour du clos que le soleil dévaste.

Au bord du fleuve en pleurs s’éplore Elsa la chaste,
Espérant un miracle en réponse à sa foi ;
Mais le houleux tumulte insulte à son effroi,
Et les trompettes d’or hurlent vers le ciel vaste.

Soudain silence, et la terreur dans tous les yeux :
Car, comme un songe issu des ondes et des cieux,
Voici, mû vers la grève au gré d’une bourrasque

Par la nage et le vol de son Cygne idéal,
Surgir, sous la clarté que réfracte son casque,
Lohengrin, le héros grave du Saint-Graal.

PARSIFAL

à Gaston Dubedat.

« Gloire au fol Parsifal, gardien du Saint-Graal
Et roi de Monsalvat ! Trois fois gloire et victoire ! »
Et lent, l’alleluia tonne par l’oratoire
Dans un sonore essor vers le trône idéal.

Prosterné sur le sol de marbre, Parsifal
Adore en haubert d’or, héros vierge d’histoire,
Le rubis qui rutile — ô signe expiatoire ! —
Par les pâles parois du Vase de cristal.

Du dôme où dorment des échos d’orgue et de psaumes
Une colombe, en les halos des hauts royaumes,
Tombe, le vol ouvert sur le heaume du roi.

L’ombre. Mais un vitrail empourpre les étoles
Des chevaliers fléchis en foule sous l’effroi.
Et, ô ce son de cithares et de citoles !

LA CHEVAUCHÉE DES WALKYRIES

Vers le Walhalla, heïaha ! les Walkyries,
Dont la cohorte d’or heurte aux cieux les rafales,
Bondissent au galop des sabots des cavales.
Heïaha ! le nocturne hallali des furies !

Le feu qui darde aux fers de leurs flèches fleuries
Crépite en un sillon de flammes infernales.
Dans des poudres d’airain la foudre des cymbales
Rythme en râles l’essor des fantasmagories.

Heïaha ! par delà la lune et les nuées,
Dans le vacarme des armes et des huées,
Palpite la splendeur écarlate des casques !

Soudain l’écho dort. — Lors, prélude monotone
Des colères du Dieu chevaucheur de bourrasques,
Sonore, un cor de corne en la tempête tonne.

BAGUES

Ses mains aux bagues barbares.
Jean Moréas.

Bagues des hauts héros casqués pour le combat,
Dont les rubis d’enfer fulgurent, — sang et flamme ! —
Au geste ailé qui rue autour de l’oriflamme
La fanfare de fer hurlant comme un sabbat !

Bagues des blancs vieillards surgis parmi les cierges
Pour les alléluias d’un faste épiscopal
Qu’ils sacrent, les deux bras roides d’orgueil papal
Et le regard dardant le bleu dédain des vierges !

Bagues des reines d’or ceintes de samit noir
Dont les doigts emperlés constellent les hymnaires,
La nuit, sous les vitraux lourds de lueurs lunaires,
Quand le tonnerre est mort aux orgues du manoir !

CELLE QUI PRIE

à Jonathan Sturges.

Ses doigts gemmés de rubacelle
Et lourds du geste des effrois
Ont sacré d’un signe de croix
Le samit de sa tunicelle.

Sous ses torsades où ruisselle
La rançon d’amour de maints rois,
Sa prunelle vers les orfrois
Darde une viride étincelle.

Et c’est par l’oratoire d’or
Les alléluias en essor
De l’orgue et du violoncelle :

Et, sur un missel à fermail
Qu’empourpre le soir d’un vitrail,
Ses doigts gemmés de rubacelle.

RÊVERIE

Accoudée au rebord d’or de la balustrade,
La Reine, ayant les yeux las de la mascarade,
Saccage de ses doigts ensanglantés de bagues
Sur les eaux de cinabre aux rutilantes vagues,
Des rhododendrons roux, des lilas et des roses,
Qui vogueront, au loin de ces jardins moroses,
Vers le Prince parti pour d’âpres épopées,
Dont l’étendard, parmi la pompe des épées,
Ondule en plis d’azur purs de toute macule
Contre l’Or et le Sang d’un dernier crépuscule.

LE PALAIS DÉSERT

à Jean Moréas.

Le Palais qui dans l’air crépitant de cigales
Étalait vers l’azur mordoré de la mer
Ses façades de marbre aux fines astragales,
N’enverra plus l’éclat de ses pompes régales
En insulte au tumulte éternel de la mer.

Plus ne rira, le long des grêles colonnades,
La courtisane aux bras lourds de bracelets d’or ;
Les pages chamarrés ont fui les esplanades,
Et voilà dispersés, las de leurs sérénades,
Les baladins, charmeurs des mandolines d’or.

Car le Prince aux yeux bleus qui s’en vint, ô victoire !
Sous la pourpre des étendards fleuris de lys,
Proclamer à ces cieux l’orgueil de son histoire,
Est mort sous les baisers du sort expiatoire
Pour avoir trop aimé les roses et les lys.


Aucun souffle n’émeut le somnolent silence :
Les paons sont endormis aux balustres de fer,
Et dans les bassins roux d’où nulle eau ne s’élance
Les cygnes, oubliant leur pâle turbulence,
Rêvent de chants de deuil sous un soleil de fer.

La dolente glycine au long des galeries
Pend. Et partout le calme énorme de la mort
Pèse comme un remords de vieilles duperies
Sur les bosquets feuillés en ce lieu de féeries
Où les joyeux, jadis, avaient nargué la mort.

Seule, une enfant de rêve à la légère haleine
Vient par les longs sentiers, et vers l’heure du soir,
Avec des gestes lents de fileuse de laine,
Murmure au cœur des fleurs la vieille cantilène
De son amour éclos et défunt en ce soir :

Le Prince de mon désir est mort :
Je scellai ses paupières de pleurs
Et je voilai son visage accort
D’un samit à ramages de fleurs.


Je suivis la parade de deuil
Jusqu’au Jardin nocturne des Pleurs.
Où l’esclave riva le cercueil
Pour sa sépulture sous les fleurs.

Depuis mes pas buttent aux talus,
Ma chevelure est lourde de pleurs :
Oh ! je ne sais plus, je ne sais plus
Cette allée où tu dors sous les fleurs !

Mais voici le renouveau vermeil
Dont le rire tarira mes pleurs :
Car ivre du réveil du soleil,
Mon Prince renaîtra dans les fleurs !

Soulevant de ses doigts gemmés de jaunes bagues
L’impalpable blondeur de ses cheveux épars
Où ses yeux luisent bleus avec des feux de dagues,
Elle reprend, chantant, le cours de ses pas vagues
Vers les lointains que teinte un crépuscule épars.


Soudain c’est un frisson de satins et de soies
Sous l’arcade de marbre, et l’éveil des chansons
Du vieux temps — mais où sont nos danses et nos joies ?
Et l’âpre froissement des pas las sur les voies,
Et la vie, et l’amour au retour des chansons.

Les paons déroulent, lourds, le faste de leurs plumes
Au perron de parade où les seigneurs, jadis,
Prélassaient leur prestance en lumineux costumes ;
Et les cygnes, par les bassins verdis de brumes,
Voguent sous les sanglots des jets d’eau de jadis.

La flûte aiguë alterne avec la mandoline
En un gai virelai de désir, et là-bas
La brise a lutiné la robe zinzoline
De quelque courtisane à caresse câline
Qui voulut voir mourir le soleil d’or, là-bas.

Puis peu à peu se meurt la voix évocatrice
En un passé hanté de mystères mauvais ;
Mort aussi, souvenir, le musical caprice
Des échos ; des hauts cieux l’ombre dominatrice
Tombe, avec les regrets et les songes mauvais.


Et sur les mers, les mers de lune, une galère
Funéraire a passé, portant un pavois d’or
Où désespérément un roi crépusculaire
Étend, sans voix, ses bras d’un geste de colère
Vers le Palais désert qui s’illumine d’or.

TORCHES

VESPÉRALE

Au ras de la plaine plate
Le soleil écarlate
Se bossue en dôme d’or ;
Les planètes funèbres.
De l’Érèbe des ténèbres
Dardent l’azur et l’or.

Sous l’herbe sèche et la mousse
Le choc des pas s’émousse
En jaunes remous d’effroi ;
Le vent tousse en la plaine
Et crachotte son haleine
Chuchotante d’effroi.


De la lune au crépuscule
Un bleu frisson circule,
Râle lumineux du soir ;
L’âme de l’ombre ulule
Et la panique pullule
À l’heure où meurt le soir.

Car là, sur la plaine plate,
Un cadavre écarlate
Brûle en funérailles d’or ;
Et voici qu’aux funèbres
Catafalques des ténèbres
Fument des torches d’or.

CAVALCADE

à Émile Verhaeren.

Au centre du pompeux charroi
Qui fuit la rouge pestilence,
Ses bannières en désarroi
Et ses tambours lourds de silence,
La Reine, au trot du palefroi
Qui balance sa somnolence,
Cherche des yeux, lorsqu’un beffroi
La réveille à sa défaillance,
Le casque à guivres d’or du Roi
Qui caracole, haut la lance,
En tête du fatal charroi
Du deuil et de la pestilence.

VILLANELLE

à Clarence Mc Ilvaine.

Sur le seuil de basalte et d’or du mausolée,
Les tourtereaux, perlant leurs doux roucoulements,
Pleurent, aurore et soir, leur maîtresse en allée.

Les lys, l’iris d’azur et la rose azalée
Emmêlent leurs parfums en légers tournoiements
Sur le seuil de basalte et d’or du mausolée.

Le vent murmure en mal d’amour par la vallée
Où les femmes en deuil, au son des instruments,
Pleurent, aurore et soir, leur maîtresse en allée.


Un page au bleu camail, de sa voix désolée,
Chante à l’âme des morts des ballades d’amants
Sur le seuil de basalte et d’or du mausolée.

Et c’est partout, par la contrée inconsolée,
Des glas en les beffrois dont les sonneurs déments
Pleurent, aurore et soir, leur maîtresse en allée.

Car le Roi roux bataille en la rouge mêlée,
Et ne reviendra plus, prosternant ses tourments
Sur le seuil de basalte et d’or du mausolée,
Pleurer, aurore et soir, sa maîtresse en allée.

FANTÔMES

à Edgar Fawcett.

Sous la lune qui filtre au treillis d’un vitrail,
Le mobilier trapu s’estropie en les salles :
Chaises de chêne, armoire aux armes colossales,
Et dressoirs où se tord l’héraldique bétail.

Heaumes et haubergeons, bardant des simulacres,
Bombent dans l’ombre leurs bosses de bronze et d’or
Où s’incrustent, crispés, des stryges en essor,
Dont la griffe et la gueule ont la faim des massacres.

Sur les portes, les lourds tissus au fil chenu
Qui simulent tournois, chasses et cavalcades
Se plissent, froissés par de frileuses saccades,
Au souffle froid d’un vent venu de l’inconnu.


Parfois s’éplore, au fond des corridors nocturnes,
Un air énamourant de harpe et de rebec,
Et voici passer, fol, avec un frisson sec,
Le cortège — or et fer — des Reines taciturnes.

Et ce sont des doigts bleus meurtris aux coups du sort,
Et des yeux révulsés en de pâles colères,
Et tout ce chuchotis de voix crépusculaires
Disant le mal d’aimer en l’hiver de la mort !

MUSIQUE EN LA NUIT

Lasse de ce silence nocturne
Dont s’alarmait son amour,
La Princesse à l’âme taciturne
Préluda sur le luth d’amour.

Dans le fouillis des folles étoffes
Ses doigts aux bagues d’argent
Émurent de somnolentes strophes
Sur les cordes d’or et d’argent.

Elle dit les lentes cantilènes
Aux langueurs de souvenir,
Où les reines et les châtelaines
Se meurent de se souvenir.


Et par la salle où la lune jaune
Luisait au fil des poignards,
Ce furent, sous les pourpres du trône
Lourdes de l’acier des poignards.

Des frôlements de folles étoffes
Au jeu des bagues d’argent,
Et l’effroi de somnolentes strophes
Sur les cordes d’or et d’argent.

LA MAUVAISE REINE

à Adolphe Retté.

Au bord du fleuve noir où stagne l’or des astres,
La Reine, le corps roide en sa gone de fer,
S’en va, les nuits sans lune, à l’heure des désastres,
Cueillir la belladone et l’euphorbe d’enfer.

L’âme de Satanas n’est lasse de la suivre :
Ses maigres bras sont durs du geste des combats,
Et ses yeux hyalins sous sa toison de cuivre
Brûlent du doux désir des sinistres sabbats.

Ses chants ont assoupi l’essor de la Tarasque
Lorsqu’elle couvait l’or sous ses squames rampants ;
Puis, la flûte aigre aux dents et sur sa face un masque,
Elle a ravi, tout bas, leurs secrets aux serpents.


L’eau verdoie. Et ses doigts virides d’émeraudes
Pillent les fleurs de deuil dont à l’aube du jour
Elle distillera, lourde de ses maraudes,
Les philtres de la Fée endormeuse d’amour.

Dans la fange où parfois une épée étincelle,
Des cadavres de rois aux casques de taureaux
Révulsent leurs yeux verts au passage de celle
Dont l’étreinte étrangla leur orgueil de héros.

Au nocturne manoir les étendards en loques
Claquent. Mais elle, calme et le front souverain,
À pas qui font tinter l’or de ses pendeloques
Sur les chrysobéryls de son lourd gorgerin,

S’en va, vaticinant d’après un rite occulte,
Vers la Grand’Forêt close aux rêves de retour,
Où les Monstres du Mal hurlent en noir tumulte
Sur les chairs d’enfants fous perdus au carrefour.

LA CITÉ ROUGE

Or ce sera par un pays de crépuscule
Où le soleil de pourpre, au ras des horizons
Qu’exhaussent des volcans fauves de floraisons,
Présagera les jours lourds de la canicule.

Un fleuve de flamme y déroulera ses flots
Entre les archipels de lotus et la grève,
Où la vieille Chimère, en l’âpre rut du rêve,
Tordra d’un vain essor ses flancs gros de sanglots.

Parfois, carène noire et cordages funèbres,
Une galère, aux pleurs des tambours et des voix,
Exaltera, le soir, sur sa poupe en pavois,
Le simulacre d’or d’un monstre des ténèbres.


Puis déferlant sa voile au vent des mauvais sorts
Et battant les lointains de l’écho de ses rames
Sur un rythme barbare et bas d’épithalames,
Elle appareillera, pesante d’enfants morts,

Vers la Cité d’amour et de grande épouvante
Dont on ne dit le nom qu’avec des sacrements,
De peur de trépasser en les impurs moments
Où son désir d’enfer hanta l’âme fervente ;

La Cité qui là-bas avec ses étendards
De deuil, ses bastions de basalte et ses morgues,
Leurrera de ses voix de théorbes et d’orgues
Les pas las des Damnés et leurs regards hagards.

Et quand viendront les jours lourds de la canicule,
Les volcans, éclatant en fauves floraisons,
Feront hurler d’horreur, au ras des horizons,
Sodome, la Cité Rouge du crépuscule.

BALLET

à Gustave Moreau.

En casques de cristal azur, les baladines,
Dont les pas mesurés aux cordes des kinnors
Tintent sous les tissus de tulle roidis d’ors,
Exultent de leurs yeux pâles de paladines.

Toisons fauves sur leurs lèvres incarnadines,
Bras lourds de bracelets barbares, en essors
Tentants vers la lueur lunaire des décors,
Elles murmurent en malveillantes sourdines :

« Nous sommes, ô mortels, danseuses du Désir,
Salomés dont les corps tordus par le plaisir
Leurrent vos heurs d’amour vers nos pervers arcanes.

Prosternez-vous avec des hosannas, ces soirs !
Car, surgissant dans des aurores d’encensoirs,
Sur nos cymbales nous ferons tonner vos crânes. »

RÉDEMPTION

Vaguant par ces enfers dont le dôme s’exalte
En orbes d’ombre et d’or vers des cieux souterrains,
Tu frôlas de tes pas les dalles de basalte.


Au grêle cliquetis des rubis à tes reins
Tu mimas, très lente, la danse des Sibylles,
Et sous tes doigts tonna l’âme des tambourins.


Des limbes de la nuit rampèrent les reptiles
Que le seigneur Satan dompta, leurs yeux ardents
Dardant vers toi le feu des volontés hostiles.


Ta bouche rouge a bu la bave de leurs dents.
Tes mains ont caressé l’acier de leurs écailles,
Et tes seins ont saigné sous leurs crocs corrodants.



Mais las ! les torches d’or grésillent aux murailles,
Mille essors de velours palpitent par le noir,
Et les squames crispés craquent sur les rocailles.


Voici l’âcre ténèbre où n’erre nul espoir
Et le mortel remords de faillir à la rune.
— Mais tu trouvas l’issue où bleuissait le soir,

Et tu mourus de rire aux rayons de la Lune !

L’IDOLE

à René Ghil.

Roide en la chape d’or qui lui moule le torse,
L’Idole dont les doigts coruscants de rubis
S’incrustent sur le sceptre et le globe de force
Trône en les bleus halos de tonnerres subits

Sur sa rouge toison s’étage la tiare,
Entre ses seins fulgure un stigmate d’enfer,
Et sous ses pieds, tandis que sonne la cithare,
Saigne un cœur transpercé de sept glaives de fer.

Aucun amour n’émeut la somnolente Idole.
Elle siège en la pose éternelle des dieux
Et dur, son regard fuit la multitude folle
Dont l’unique désir est de plaire à ses yeux.


De blancs adolescents, aux tintements des harpes,
Luttent sur des pavois que des barbares noirs
Exhaussent de leurs bras entortillés d’écharpes
Vers les dômes de nacre où défaillent les soirs.

Dressant sous les flambeaux d’argent leurs faces glabres,
Les bouffons roux, avec des frissons de satin,
Font tournoyer en l’air des boules et des sabres
Que des singes gemmés guettent d’un œil mutin.

Et les Poètes fous sont debout dans leur gloire
Parmi les étendards d’amarante et les ors,
Clamant haut les refrains d’une ode de victoire
Qui bat les infinis d’un tourbillon d’essors.

Ce sont des craquements de béryls sur les dalles,
Des paons girant en jeux d’amour sous les portails,
Et dans l’éloignement des lumineux dédales,
Des danses d’enfants nus lançant des éventails.

Mais celle pour qui seuls ont ri les bacchanales,
Ouvrant vers l’inconnu ses prunelles de nuit
Où palpitent soudain des lunes infernales
Poursuit la vision qui la leurre et la fuit.


Elle connaît la fin et la cause des choses,
Et sa pensée éparse en l’espace et le temps
Rêve de mondes morts et de métamorphoses :
Elle est celle qui sait le futur des antans.

Elle a vu par les cieux flamboyer les épées
Des anges de vengeance, et surgir du Néant,
Dans une éternité de rouges épopées.
Les astres que broiera la hargne du Géant.

Son orgueil surgira dans les apocalypses
Pour désoler les rois des futurs paradis :
Comme un soleil ressuscitant de ses éclipses,
Elle doit vivre étant la mère des maudits.

Elle est à jamais sourde aux froissements des palmes
Dont les guerriers et les bouffons jonchent ses cours ;
À peine si parfois, dans le sursis des calmes,
Elle entend murmurer les poètes des jours.

Et tandis que sans fin, du haut des atmosphères
Où dorment les espoirs damnés de l’avenir,
Tombe comme un remords la musique des sphères,
L’Idole qui ne peut vieillir ni rajeunir


Roide en la chape d’or qui lui moule le torse
Et crispant ses doigts durs de féroce fierté,
Sur le sceptre d’empire et le globe de force
Roule en vain le secret de son éternité !

TABLE
THYRSES.
Chanson 
 9
Ronde 
 15
Décor 
 17
Voix 
 18
Ombre 
 20
 22
SCEPTRES.
Appel 
 31
Conte 
 32
 38
Bagues 
 40
 42
TORCHES.
Ballet 
 64
Achevé d’imprimer
par
H. VAILLANT-CARMANNE
imprimeur à Liège,
le 15 février 1891.