Les Fantaisies historiques de la jeune Angleterre



LES
FANTAISIES HISTORIQUES
DE LA JEUNE ANGLETERRE.

I. — ENGLAND’S TRUST AND OTHER PŒMS,
BY LORD JOHN MANNERS, M. P.
II. — HISTORIC FANCIES,
BY THE HONORABLE GEORGE-SYDNEY SMYTHE, M. P.

Je saisis avec plaisir l’occasion que m’offre la publication des Historic Fancies de M. Smythe pour parler une fois encore de la jeune Angleterre. Je rattachais récemment ici le mouvement intellectuel, l’école politique qui a pris ou accepté cette dénomination, au Coningsby de M. d’Israeli, et, je l’avoue, ce n’était pas sans une sorte de répugnance. Je ne pouvais me persuader que j’étais bien en présence de la jeune Angleterre devant le dernier roman de l’auteur de Vivian Grey ; je ne pouvais me résoudre à voir dans M. d’Israeli le représentant légitime d’une génération qui se dit nouvelle ; M. d’Israeli est à coup sûr un élégant et spirituel écrivain : telle page brillante de ses livres m’ordonne très agréablement de le reconnaître. M. d’Israeli est un esprit qui porte des fleurs à l’époque où dans la sérieuse carrière qu’il parcourt a déjà commencé ordinairement la saison des fruits ; je n’ai aucune raison de le contester. Mais il ne me paraît pas moins évident que si M. d’Israeli a jamais pu être l’organe naturel d’une génération nouvelle, c’est au moment de ses débuts littéraires, moment vieux à cette heure de dix-sept années, magnum œvi spatium ! Je ne crois pas qu’il puisse arriver à des esprits élevés et généreux de ne passer qu’avec indifférence ou dédain devant les tentatives de jeunes gens distingués par l’intelligence et par le caractère. Dans les premiers essors de la jeunesse, dans cette fraîcheur de sentimens et d’idées, dans cette sainte candeur d’enthousiasme, dans cette adorable promptitude à s’éprendre de tout ce qu’un rayon de beauté illumine, dans cette magnifique témérité qui sur tous les champs de bataille jette son bâton de commandement au point le plus difficile de l’action, il y a quelque chose dont la vue doit faire battre encore les cœurs mêmes où le regret a déjà remplacé l’espérance et où ne retentissent plus que les plaintifs échos du souvenir. C’est ce je ne sais quoi, qui est tout simplement la jeunesse, que je cherche et qui m’intéresse dans la jeune Angleterre : cette franche verdeur, difficile à retrouver en effet chez ceux qui sont jeunes depuis plus de dix-sept ans, je n’ai pu la rencontrer dans M. d’Israeli et voilà pourquoi je me suis refusé à prendre Coningsby pour la véritable jeune Angleterre, voilà pourquoi je n’ai voulu voir dans Coningsby que le chaperon de la new generation : chaperon aimable, il est vrai, mais qui trahissait bien sa maturité mondaine au jeu de sa cravache satirique et à la dextérité savante avec laquelle il butinait le scandale pour semer la médisance.

La jeunesse est de bon aloi au contraire dans les poésies de lord John Manners et dans les caprices historiques de M. Smythe. Le plus âgé des deux nobles écrivains n’a pas vingt-huit ans. Entrés ensemble, il y a trois ans, à la chambre des communes, c’est bien eux qui ont eu l’honneur de marquer dans la sphère politique l’adhésion de la jeunesse aux tendances qui sont aujourd’hui indiquées sous la désignation de jeune Angleterre. Ils appartiennent tous deux à l’aristocratie. M. George-Sydney Smythe est le fils aîné du vicomte de Strangford ; lord John Manners est un des fils du duc de Rutland. Unis par une de ces étroites amitiés que l’on ne peut former qu’au début de la vie, ayant lié leurs carrières et entrelacé pour ainsi dire leurs opinions, ils ont fait des prémisses de leurs plumes un mutuel échange qui nous défend de les séparer ici : l’England’s Trust est dédié à M. Smythe ; les Historic Fancies sont dédiés à lord John Manners.

Le volume de lord John Manners a devancé de trois années celui que M. Smythe vient de publier. Sa date est ici un titre de préséance. C’est qu’en effet, à travers les pages de ce petit volume, on peut observer plus près de la source, dans la limpidité du premier flot, la pensée inspiratrice des deux amis. Lord John Manners a écrit en vers ; est-ce par ambition littéraire ? Non. Si haute et si grande que soit l’ambition littéraire, lord John Manners a évidemment obéi à une préoccupation qu’il considère comme plus élevée encore. Dans son ode au tombeau de Burns, Wordsworth remercie le poète écossais « d’avoir révélé à sa jeunesse comment les vers peuvent dresser un trône royal à une humble vérité. » Si cette brillante image eût été présente à la mémoire de l’auteur de l’England’s Trust, elle eût peut-être effarouché sa modestie ; il eût craint peut-être de n’élever, lui, qu’un piédestal trop humble à des vérités décorées, à ses yeux, d’un caractère sublime. Lord John Manners aura écrit en vers parce que c’est la langue préférée de ces émotions que le cœur aime à laisser librement et sans calcul s’épandre et s’exhaler. La poésie anglaise, on le sait, se prête plus volontiers que la nôtre à cette disposition, à ce véritable besoin du cœur ; elle permet une familiarité de ton qui échappe au théâtral et au guindé, sans tomber dans la vulgarité, une simplicité discrète qui sied à une mélancolie tendre sans afféterie, et méditative sans emphase. Aussi, moins que nous, les Anglais sont-ils exposés à se tenir éloignés de la poésie, dans la crainte délicate de lui faire injure. Puisque je ne dois pas insister sur le caractère littéraire de l’Englands Trust, pourquoi donc ne le dirais-je pas tout de suite ? Envers cette muse d’accès plus facile, lord John Manners me semble avoir gardé les bienséances par l’observation desquelles on fait en littérature ses preuves de gentilhomme. Lorsqu’on n’a pas mesuré ses efforts à des prétentions plus altières, ce simple mérite n’est-il pas encore un suffisant honneur ?

Une seule pensée anime les poèmes de lord John Manners : c’est une pensée religieuse, mais avec une nuance particulière à l’Angleterre, et qui distingue surtout la jeune école. La poésie de lord John Manners n’est pas précisément, en effet, ce que nous appellerions une poésie religieuse. L’auteur des Martyrs et l’auteur des Harmonies nous ont montré, de façon à ne pas nous permettre de l’oublier, ce que peut être une poésie de cette nature. Depuis le Paradis perdu jusqu’aux Ecclesiastical sonnets, depuis Milton jusqu’à Wordsworth, des œuvres assez nombreuses et suffisamment belles l’ont appris aussi à la littérature anglaise. Les éblouissantes splendeurs des mystères, les sublimes accidens du drame divin d’où le christianisme est sorti, le langage que parlent à l’imagination les rites sacrés, l’ame humaine jaillissant parmi ses douleurs et ses joies, du milieu de ses triomphes et de ses misères, vers l’infini que les révélations surnaturelles lui ouvrent au-dessus de la terre et au-delà de la mort : là sont, à nos yeux, les grandes inspirations de la poésie religieuse ; il ne faut pas s’attendre à rencontrer celles-là dans le livre de lord John Manners. Lord John Manners n’a pas demandé à la religion ce que les poètes cherchent naturellement en elle, l’ivresse des extases, la magnificence des hymnes, les sanglots s’apaisant dans des prières, les douleurs acceptées par la résignation et consolées par l’espérance. C’est que lord John Manners s’est moins adressé à la religion qu’à une institution religieuse : il s’est moins préoccupé de ce qu’il y a d’intime dans la religion que de la forme extérieure qui lui sert d’enveloppe politique en Angleterre. Lord John Manners, et je ne dis pas cela pour déprécier sa tentative, mais pour l’expliquer, a fait surtout une démonstration en faveur de ce que les Anglais appellent l’église établie, the church. Pour lui l’England’s Trust (l’Espérance de l’Angleterre), c’est l’église. Chez nos voisins (et ne va-t-il pas en être bientôt de même chez nous ?), une manifestation semblable est une manifestation politique, un acte de parti, et tel est le trait original de l’England’s Trust.

Malgré le caractère militant de ce livre, quoiqu’on y trouve plutôt des témoignages en faveur de l’église que les sentimens religieux dans leur pureté désintéressée et dans leur spontanéité, la situation d’esprit dans laquelle lord John Manners l’a écrit se rattache à des circonstances morales où la religion touche en effet à la poésie. C’est une véritable et chaleureuse conviction religieuse qui anime lord John Manners à se porter le champion de l’église ; mais cette ardeur semble s’être rallumée à de poétiques impressions. C’est du moins ce que donne assez clairement à entendre dans ses poésies un ami de lord John Manners, le révérend William Faber, auteur déjà de deux volumes de vers assez distingués, le Cherwell water lily et le Styrian lake. À en juger par ces confessions délicates, l’année 1838 aurait marqué une ère importante et décisive dans la vie psychologique de ces jeunes gens. Ils passèrent l’été de cette année avec plusieurs de leurs amis d’université dans les montagnes et aux bords des lacs de Westmoreland : c’était au milieu des paysages qui ont versé sur la muse de Wordsworth leurs reflets attendris et mélancoliques. « J’y étais venu, dit lord John Manners, pour m’enivrer des enchantemens de la nature, pour y puiser à pleines mains aux vieilles sources les purs breuvages de l’amour. Il y a certainement un charme secret dans ces petits ruisseaux mystérieux ; un esprit plane sur ces collines sombres et solennelles. Oh ! s’il y a encore sur la terre des traces des jours écoulés, si la foi aux doux yeux et la paix ne se sont pas envolées au ciel, c’est ici qu’elles ont cherché un refuge, ici qu’elles se plaisent à demeurer, enveloppant de leur douce influence les montagnes, les eaux, les vallées. » Au milieu de cette nature où leurs sentimens se purifiaient en s’exaltant, les questions religieuses soulevées depuis quelques années à Oxford, et qui excitent un si grand émoi en Angleterre, saisirent fortement leurs esprits. Ces jeunes ames passionnées pour les nobles études, éprises d’idées élevées, et tout imprégnées de sève poétique, allaient bondissantes au-devant de l’enthousiasme ; elles s’attachèrent avec ardeur aux doctrines des nouveaux théologiens d’Oxford qui rallumaient un saint prestige autour de la religion de la patrie. Ce fut ainsi que lord John Manners s’enrôla dans la chevaleresque croisade prêchée autour de cette église d’Angleterre qui cherche dans le catholicisme des titres de noblesse oubliés, et qui se retrempe en une jeunesse nouvelle. « Je me doutais peu, dit lord John Manners lui-même dans la jolie pièce de vers où il rappelle ce souvenir qu’il unit au nom de Windermere, lieu doublement poétisé par le séjour de Wordsworth, je me doutais peu, lorsque je vins pour la première fois parmi ces puissantes montagnes, que ces flots de hautes pensées dussent y jaillir ; je me doutais peu que ces lacs bleus, si calmes à mes pieds, m’engageraient dans une cause que je n’abandonnerai jamais. »

Je crois pouvoir signaler là avec précision l’origine des tendances qui sont entrées dans l’agitation politique avec la jeune Angleterre. On voit clairement, ce me semble, dans les poésies de lord John Manners, que la jeune Angleterre est en politique une dérivation du mouvement religieux qui prenait naissance, il y a douze ans, à l’université d’Oxford. Cette école catholique d’Oxford, autour de laquelle rayonne aujourd’hui avec éclat la vie intellectuelle de l’Angleterre, a elle-même reçu des circonstances politiques l’impulsion qui l’a portée si loin. La situation morale de l’église d’Angleterre, comparée à ce qu’elle était il y a douze ans, présente aujourd’hui un remarquable contraste. On était alors sous le coup de l’émancipation des catholiques ; les idées utilitaires et le libéralisme philosophique, victorieux par le triomphe du bill de réforme, poursuivaient une marche ascendante ; les vieux priviléges de l’église, déjà entamés, voyaient s’amasser contre eux des menaces plus redoutables encore ; une commission parlementaire créée pour veiller aux affaires ecclésiastiques, mais dans laquelle les laïques étaient en majorité, semblait porter atteinte à l’indépendance spirituelle de l’église en touchant à son établissement temporel. La situation intérieure de l’église anglicane n’offrait pas un aspect plus rassurant. La vie morale qui éclatait avec tant de vigueur et de confiance dans les rangs de ses adversaires se retirait peu à peu et avait comme disparu de son sein. M. Gladstone a tracé de l’état du clergé à cette époque une peinture d’une vérité sévère et qu’il peut être intéressant de reproduire ici. « Les mœurs du clergé devenaient, dit-il, de plus en plus séculières. Sauf des exceptions individuelles, elles étaient au-dessous du niveau qu’exige sa vocation élevée. Les jeunes gens destinés à recruter ses rangs ne se soumettaient à aucune retenue. Ils passaient, à l’époque de leur ordination, d’une vie indifférente ou dissipée à des habitudes plus décentes, comme s’ils obéissaient plutôt à un intérêt mondain qu’à une émotion religieuse et à un entraînement réel vers les fonctions les plus sacrées. Le type du prêtre dans sa sainteté était presque effacé. L’église d’Angleterre arrivait avec une effrayante rapidité à devenir ce qu’un énergique écrivain a brutalement appelé une comédie. C’était une vaste organisation ayant pour but apparent de communiquer à tous les membres du pays les graces et les vérités divines ; mais en réalité elle ne semblait pas avoir d’autre portée que d’assurer à des cadets de famille, à des précepteurs, à des hommes incapables, les moyens d’une existence indépendante et une position dans le monde. »

Dans cet état de choses, contre l’inflexible audace de l’esprit philosophique, contre les infatigables assauts des sectes dissidentes, il eût été impossible à l’église d’Angleterre de tenir long-temps, uniquement appuyée sur les ais vermoulus de l’utilité politique. Ce fut dans ce moment où le danger était plus menaçant encore au dedans qu’au dehors qu’eut lieu ce qu’on pourrait appeler la renaissance catholique d’Oxford. Une même pensée réunit quelques clergymen de cette université, MM. Pusey, Palmer, Williams, Newman, des hommes chez lesquels les adversaires qu’ils se sont plus tard attirés n’ont jamais contesté la sincérité de la foi et la charité des intentions ; ils voulurent tenter de sauver l’église par elle-même, de relever ses principes oubliés, de lui rendre le prestige des traditions sur lesquelles se fonde l’église d’Angleterre, qui, pour être séparée de la communion romaine, ne prétend pas moins à conserver les caractères fondamentaux du catholicisme. Ils écrivirent d’abord de petits traités où étaient exposés les principaux points de la foi et de la constitution de l’église anglaise ; ces brochures publiées modestement sans nom d’auteur, mais qui laisseront un long souvenir sous la désignation générale de Tracts for the Times eurent un vaste retentissement et une prompte influence. Au milieu des controverses qui éclatèrent autour d’elles, l’esprit qui les avait inspirées se répandit avec ardeur dans l’élite de la jeunesse des universités, dans le jeune clergé, dans les classes élevées d’Angleterre. D’ailleurs, le sillon, une fois ouvert, a été vivement et largement labouré. La religieuse ferveur inspirée par la vieille foi a appelé de pieuses investigations vers les plus anciens monumens du christianisme. Les écrits des premiers théologiens de l’église anglicane, où l’on retrouve plus vivant l’esprit du catholicisme, à mesure qu’on remonte plus près de l’époque du schisme d’Henri VIII, ont été réimprimés et répandus avec profusion. On a donné des éditions des œuvres des anciens pères de l’église ; en ce moment même, on publie des vies des saints appartenant à l’époque où l’Angleterre était en communion avec Rome, et écrites dans les sentimens des siècles les plus croyans. Ainsi ont été promptement ramenées dans l’église d’Angleterre la sève, la chaleur et la force morale qu’elle avait perdues. Le mouvement d’Oxford l’a replacée dans la position ferme et assurée d’où les sectes dissidentes l’avaient peu à peu refoulée. La cause de l’église n’a pas seule profité à cette renaissance ; celle des intérêts conservateurs a retiré d’incontestables avantages de la restauration morale qui relevait et fortifiait la partie la plus menacée de la voûte antique du church and state. N’en voit-on pas un symptôme remarquable chez les jeunes hommes qui depuis quelques années sont entrés avec distinction dans la vie politique ? ils ont pris position dans le parti conservateur, en même temps qu’ils se rangeaient du côté des idées d’Oxford, et il semble que pour eux le mot de Southey redevienne aussi vrai qu’il l’ait jamais été : « Qui n’est pas dévoué à l’église n’est que la moitié d’un Anglais. »

Parmi les livres qu’ont fait éclore ces nobles controverses, il en est peu où se montre mieux que dans les poésies de lord John Manners l’influence qu’elles ont exercée. Le poème principal du volume de lord John, l’Espoir de l’Angleterre, n’est, je le répète, qu’une manifestation en faveur de l’église. Un lecteur français trouverait assurément quelque chose d’imprévu, quelque chose d’étrange dans les effusions que l’église inspire ainsi, non pas à un prêtre, mais à un homme qui appartient à la première aristocratie du royaume-uni, à un jeune homme. Les quatre fragmens qui composent le poème de l’Espoir de l’Angleterre n’enferment pas dans un cadre logique les pensées ou les sentimens auxquels l’auteur s’abandonne. Il est évident néanmoins que l’attachement enthousiaste de lord John Manners à l’église peut se ramener à un double motif, à un double élément, à une double forme. Lord John Manners aime dans l’église la gardienne féconde des nobles et saintes vertus que le sentiment religieux alimente, et qui vont toutes se fondre dans la charité ; il aime l’église pour les bienfaits qu’elle a répandus sur son pays, comme par reconnaissance patriotique, avec une sorte d’orgueil national. Cette dernière nuance, qui domine peut-être les sentimens de lord John Manners, jette sur son culte pour l’église une couleur historique ; lord John Manners porte volontiers ses yeux sur le passé de l’église. Je vois là, pour ma part, un sentiment intelligent, élevé, légitimé. Il me semble naturel que le patriotisme sache franchir ainsi les limites du présent pour aller rechercher ses mobiles jusque dans le passé. Une nationalité se forme, se développe sous l’action d’un petit nombre d’élémens qui, par cela même qu’ils ont été essentiels à son existence, doivent durer autant qu’elle. L’histoire dit quels ont été ces agens, et quelle part chacun a prise à l’œuvre admirable d’où sortent l’unité, le caractère et la vie d’une nation. Le patriotisme qui ne sait pas les découvrir et les comprendre tous, les respecter et les aimer tous, n’est qu’un patriotisme incomplet et faux. Lord John Manners n’a pas à se reprocher cet oubli du passé dans son dévouement à l’église d’Angleterre. Ce n’est même que dans le passé qu’il en trouve le type le plus parfait, le plus pur, celui qu’il voudrait voir reparaître aujourd’hui dans son ancien éclat. Cette piété envers le passé suggère à lord John Manners un langage qui peut paraître étrange à ceux qui s’attendraient à rencontrer en Angleterre la rigidité protestante dans son intolérance primitive. Il est bon d’en donner une idée pour montrer la direction que prennent les idées religieuses dans une partie considérable de l’Angleterre.

Par exemple, lord John Manners et ses amis sont loin d’adopter le jugement que les protestans portent sur le moyen-âge religieux ; ils voient dans cette époque les beaux temps du christianisme. Pour eux, la décadence et la corruption de la foi suivent la réforme d’Henri VIII, au lieu de la précéder. « Ces trois siècles n’ont-ils pas assez montré, dit lord John Manners, les tristes effets de la rapine royale ? Ne souffrons-nous pas encore du péché de celui qui osa accomplir une confiscation impie, et, méprisant la vengeance inévitable de Dieu, ne craignit pas de jeter à la bande rapace de ses courtisans les richesses dont les siècles croyans avaient ceint le front de la fiancée du ciel ? Ah ! ce ne fut pas la charité qui lui inspira de porter une main tyrannique sur une proie sans défense ! » Si lord John Manners invoque les saints de sa foi, les noms de saint Anselme et de saint Thomas de Cantorbéri celui même de Wolsey, devancent sous sa plume le nom de Laud. Aussi ses vœux n’appellent-ils pas seulement le retour de la splendeur de l’église ; il désire hautement l’union des églises qui ont conservé dans l’épiscopat la tradition apostolique. « Tout vrai chrétien aspire, dit-il, à voir rétablir dans l’église l’unité sainte. » Il espère que sa foi régénérée placera l’Angleterre à la tête des communions catholiques ; il envie pour elle « un nom plus sacré que celui de maîtresse des mers, le nom que Rome porta dans sa florissante jeunesse et que la foi répéta de rivage en rivage, le nom de mère des églises. » Dans des vers écrits à Rome même, il adresse à la papauté des reproches qui certes, dans la bouche d’un Anglais, nous semblent le plus significatif des hommages. « Rome sans cœur ! grand est ton péché de n’avoir pas encore révoqué l’arrêt cruel sous lequel nous gémissons dans les terres étrangères… En des jours plus purs, les enfans de l’église, semblables dans leur union à la robe sans couture de leur maître, demeuraient fermes contre le schisme et l’hérésie. Et maintenant, que mon cœur est attristé de te voir infidèle au commandement de ton Seigneur ! » Après cela, lord John Manners n’a été que conséquent avec lui-même, lorsqu’à la chambre des communes il a invité le gouvernement à rétablir les relations diplomatiques avec Rome.

Les idées religieuses de lord John Manners avaient sur ses sentimens politiques une influence qui ne nous paraît pas justifiée, à l’époque déjà éloignée, il est bon de le remarquer, à laquelle remontent ses poésies. En prenant parti pour les principes catholiques de l’église anglicane, lord John Manners a pris aussi parti pour les hommes politiques qui se firent les défenseurs de ces principes. Aussi, dans l’histoire de son pays, il se range vaillamment du côté des Stuarts contre les révolutionnaires de 1640 et de 1688. Lord John Manners avoue à cet égard ses sympathies et ses antipathies avec une verte franchise. Il a contre les têtes rondes la vive haine d’un compagnon de Montrose ou d’un cavalier du prince Rupert. Dans des pièces de vers datées d’Avignon et de Rome, il donne à l’infortune des Stuarts de pieux regrets ; il a écrit, au contraire, sur Guillaume de Nassau d’amères paroles. Ce sont de ces caprices de sentimens que la réflexion et la maturité corrigent bien vite dans ce qu’ils ont de faux, mais qui, oserai-je le dire ? honorent presque la première jeunesse, car la générosité palpite au travers. Qui de nous, par le cœur, n’a pas été républicain en lisant Démosthène ou Tacite, ou n’a porté, par l’imagination, couleurs jacobites avec Flora Mac-Ivor et Diana Vernon ? John Manners n’a pas été seulement loyaliste dans le passé. Lorsqu’il quitta l’université, au moment où il dut faire ce voyage sur le continent qui est le complément de l’éducation anglaise, les Basques dépensaient pour Don Carlos les derniers efforts d’un héroïsme qui ne devait pas tarder à se lasser : lord John Manners alla passer un mois en Navarre, dans l’armée du prétendant, au milieu de ces montagnes « où, dit-il, la chevalerie pâlissante a conservé sa dernière forteresse. » Je ne sais pourquoi lord John Manners n’est pas demeuré plus long-temps parmi les jacobites espagnols ; son séjour a été trop court pour donner des couleurs intéressantes aux poésies qu’il a consacrées à ses souvenirs de la guerre carliste.

Dois-je aborder le livre de M. Smythe avec les vers que lord John Manners, au retour de son voyage du continent, adressait à son ami ? Après avoir rappelé les principales impressions qu’il eût voulu partager avec lui, dans ses courses à travers l’Europe ; « mais maintenant, lui dit-il, presser ta main, lire l’amitié qui rayonne dans ton œil bleu, te souhaiter la bienvenue, est l’heureux lot de celui dont la tendresse voit déjà dans un plus noble avenir ton nom briller d’un lustre immortel. » Il y a bien dans ces vers un des aimables parfums de la jeunesse, de cette heureuse saison où l’admiration jaillit de l’amitié avec tant de confiance et de naturel ; mais ne serait-il pas dangereux pour M. Smythe qu’on prît au mot l’amical enthousiasme de lord John Manners ? N’y aurait-il pas trop de sévérité à chercher déjà, dans les Historic Fancies, la réalisation d’une promesse d’impérissable renommée ? Je le craindrais. Le livre de M. Smythe donne de belles espérances, mais l’éclat ineffaçable n’y est pas. Il annonce chez l’auteur un talent élevé, un esprit attrayant, un caractère plus attrayant encore peut-être ; mais M. Smythe lui a laissé à dessein, il me semble, des allures de jeunesse qui, on le sait bien, pour des œuvres de littérature politique, sont tout le contraire d’une garantie d’immortalité. Je ne parle encore que de la forme des Historic Fancies. À coup sûr elle ne ment pas au titre de l’ouvrage : rien ne saurait être plus capricieux. M. Smythe voulait saisir, retenir, arrêter avec la plume celles de ses impressions historiques qui lui paraissent devoir influer sur ses principes politiques. Il a mis dans le choix de ses procédés une fantaisie, une variété dont le désordre n’est pas d’abord sans agrément, dont, à la première vue, l’intention paraît originale et élégante ; M. Smythe emploie indifféremment les vers et la prose pour exprimer sa pensée. À une étude sérieuse et brillante sur une grande question historique, sur l’aristocratie française par exemple, succédera une ballade, la dernière prière de Marie Stuart. Ici M. Smythe consacre au souvenir d’un grand homme, Mirabeau s’il vous plaît, une étude biographique ; ailleurs, pour rendre la couleur d’une époque, le règne de Charles II si vous voulez, c’est dans une scène de courses, à New-Market, qu’il peindra d’imagination la cour dissipée et voluptueuse du fils du roi martyr. De même, s’il veut crayonner le portrait de Robert Walpole, il le fait poser dans une de ces débauches de table auxquelles le ministre corrupteur s’abandonnait avec ses familiers : il oppose à ce tableau celui de Bolingbroke, et c’est en vers, dans une scène dialoguée, que le grand rival de Walpole développe ses éloquentes théories. Puis, çà et là, à travers les fragmens sérieux de son livre, M. Smythe, comme pour marquer la signature de la jeunesse, jette, fleurs charmantes et suaves d’ailleurs, un mélancolique sonnet, un joli chant d’amour. Je ne saurais mieux comparer les bigarrures de ce livre qu’aux capricieuses ébauches d’un album : un trait, une teinte, quelques vers sur le vélin, vous suffisent pour conserver l’impression d’un moment et l’évoquer à votre gré dans sa gracieuse fraîcheur. Quelques lignes vous rendent le paysage et le font revivre comme par un charme de fée dans votre imagination ; vous revoyez les purs contours des collines bronzées par la lumière, vous suivez la voile latine sur les vagues endormies du golfe, vous entendez encore les mélodies que sifflent les brises de mer à travers les aiguilles frémissantes des pins. Telles doivent être pour M. Smythe ses Historic Fancies. Parcourant l’histoire comme on fait un voyage, M. Smythe a fixé les points de vue qui le frappaient le plus par un dessin d’une négligence élégante et docile aux boutades de l’imagination. Aussi son livre, sauf quelques morceaux, n’est-il qu’une suite d’esquisses inachevées et tout individuelles. Je n’aurai rien à redire à ce système si, pour M. Smythe, ce volume n’est guère qu’un album que l’on prêterait à des amis, comme on ferait une confidence.

M. Smythe n’attache pas, en effet, une plus haute idée à ses essais ; il réclame l’indulgence avec une si gracieuse modestie, qu’on aurait tort de lui reprocher trop sévèrement « les incohérences de forme » dont il se reconnaît lui-même coupable. Je ne serais pas moins injuste si je ne disais que ces incohérences, qui nuisent à l’harmonie d’une œuvre littéraire vraiment digne de ce nom, laissent voir pourtant avec éclat de remarquables mérites d’écrivain. Le style de M. Smythe a des manières tout-à-fait distinguées. Il va parfaitement à la noblesse, à la sérénité, à la généreuse ardeur, à la délicate pureté de sa pensée ; il a cette sincérité transparente à travers laquelle, comme dans le vivant langage de la physionomie et du geste, l’intelligence du cœur reconnaît une de ces natures élégantes et chevaleresques qui commandent tout de suite la sympathie.

Bien que sortie évidemment de la même source religieuse et conservatrice que celle de l’England’s Trust, la pensée des Historic Fancies a plus de largeur, plus de développement et plus de force. M. Smythe aspire ouvertement à une sorte d’éclectisme politique, à une conciliation des grandes opinions qui se combattent dans son pays et dans le monde. Pour cette œuvre d’harmonie, il prendrait sa base sur les intérêts conservateurs, il emprunterait aux intérêts démocratiques le but qu’ils se proposent en faveur des classes populaires, et c’est du sentiment religieux et des idées de devoir et de dévouement qui en découlent qu’il ferait descendre le feu sacré sur cette union. L’initiative de ce dessein n’appartient pas à M. Smythe : il est né de la situation même du royaume-uni et des récentes épreuves que l’Angleterre a traversées ; il s’est déjà réalisé par les progrès croissans de ce torysme religieux et dévoué au patronage des classes pauvres dont le groupe de la jeune Angleterre ne forme que l’avant-garde ; mais, pour accélérer ces progrès, c’est une heureuse idée que celle dont les Historic Fancies sont l’expression. Pour opérer cette fusion, il est naturel de chercher à comprendre ce qu’il y a de noble et de bon dans les opinions et dans les partis les plus contraires. Où peut-on se préparer à cet éclectisme, se former à cet esprit de tolérance politique, si ce n’est dans l’étude de l’histoire ? M. Smythe le croit, et il faut avouer qu’il ne saurait apporter à dette étude des dispositions plus convenables que celles qui lui ont dicté cette phrase : « Je n’ai jamais oublié que même chez les hommes les plus pervers, il y a plus encore à aimer qu’à haïr. »

Il y a d’ailleurs dans la direction que M. Smythe a donnée à ses études historiques quelque chose qui nous touche de plus près, quelque chose qui mérite bien notre attention et notre intérêt. M. Smythe est venu choisir principalement en France, dans notre histoire récente surtout, les enseignemens qu’il cherchait. M. Smythe a fait des efforts dont nous ne pouvons ne pas lui être reconnaissans pour comprendre notre civilisation et nos grands hommes. Je l’avoue, cette curiosité sympathique manifestée à l’égard de notre patrie me paraît aujourd’hui importante à plus d’un titre. Dans un moment où des fautes regrettables ont provoqué entre la France et l’Angleterre de si tristes conflits, je regarde comme un symptôme de bon augure les bons sentimens que nous témoigne un jeune membre de l’aristocratie anglaise qui est dans son pays à la tête d’un généreux mouvement politique ; n’est-ce pas une chose digne en effet d’être remarquée que les paroles par lesquelles un membre de la chambre des communes placé dans les rangs du torysme exprime si vivement l’intérêt que notre pays lui inspire ? « Ce n’est pas sans dessein, dit M. Smythe dans sa préface, que j’ai fait de si fréquentes allusions à la France ; en appréciant les partis et les opinions qui ont divisé ce pays, j’ai pu parler sans préjugé et sans partialité. J’ai pu admirer en France le génie des grands hommes sans être obligé de partager leurs haines et leurs passions. Je puis avouer ici, sans craindre que mes sentimens soient mal interprétés, que j’ai reconnu la grandeur des principes contraires, que je me suis laissé émouvoir par tous les glorieux souvenirs, qu’ils appartiennent à l’ancienne monarchie, à la république ou à l’empire. Je me suis attendri sur l’infortune du duc de Bordeaux. J’ai pleuré la mort du duc d’Orléans ; j’ai gémi sur la tombe d’Armand Carrel. Mais ce n’est pas seulement dans le désir d’apprendre et de dire la vérité sur tous les partis que je me suis adressé à la France. Il m’était naturel, en portant mes pensées sur l’histoire moderne, de me tourner vers ce grand peuple dont l’histoire récente est un vaste panorama, où les couleurs sont plus brillantes et les groupes plus frappans, les nuances plus variées et les contrastes plus abruptes ; où la lumière est plus belle et les ombres sont plus noires que dans toutes celles que j’eusse pu étudier ailleurs. C’est en France que nous avons vu la théorie la plus parfaite de l’absolutisme ; c’est en France que nous avons vu la théorie la plus parfaite d’une république ; c’est là que le grand compromis entre ces deux principes sera soumis à l’épreuve la plus large, au contrôle le plus sévère, à la discussion la plus vive. Je n’ai pas poursuivi non plus ce dessein sans espérer que je pourrai faire quelque chose, si peu que ce soit, pour amener une connaissance plus intime, un esprit plus conciliant, des sentimens meilleurs entre les deux grandes sœurs de la civilisation. »

La France occupe en effet les deux tiers des Historic Fancies. Une étude sur l’aristocratie française ouvre le volume ; des vers sur Armand Carrel le terminent. Une longue série de portraits biographiques des principaux hommes politiques de la révolution occupe la plus grande partie de ces esquisses. Barnave, Mirabeau, Dumouriez, Hoche, Marat, Hébert, Brissot, Barbaroux, Tallien, Louvet, Saint-Just et Robespierre se succèdent dans cette galerie, ouverte par deux pièces de vers, où M. Smythe a voulu exprimer les sentimens du royaliste de Vendée et du jacobin de Paris, et fermée par la peinture d’une soirée, chez la citoyenne Tallien, où l’on entrevoit au milieu des dissipations du directoire cette tête « aux longs cheveux flottans, aux yeux étincelans de génie, aux traits réguliers comme ceux d’un Antinoüs, aux lèvres serrées et dédaigneuses, » qui va bientôt être immortalisée par le jeune général de l’armée d’Italie.

Je ne me plains pas de l’admiration que M. Smythe professe pour notre aristocratie historique. Les dehors splendides, le côté imposant et fastueux des vieilles et illustres familles de la monarchie captivent M. Smythe. Malgré les révolutions qui leur ont enlevé en France la constitution et l’influence d’un corps politique, M. Smythe persiste à voir en elles la plus brillante aristocratie du monde. Cette illustration est une des gloires, une des supériorités de la France, et nous n’avons garde de la contester. Il n’y a plus chez nous d’aristocratie fondée sur les institutions ; mais tant que durera l’orgueil naturel des races, et je dirais presque la piété des traditions de famille, il y aura une noblesse. Ce magnifique privilége du sang, qui fait que l’on porte en soi pour ainsi dire plusieurs siècles de l’histoire de sa patrie, ces souvenirs des aïeux, ces images des ancêtres devant lesquels le patricien romain sentait l’amour de la gloire briller en son cœur comme une flamme, exalteront toujours les ames assez grandes pour les comprendre et s’en pénétrer. La France doit en grande partie à sa noblesse cette suzeraineté du goût, de l’esprit et des manières, qui force à devenir Français et Parisien tout ce qu’il y a d’éminent en Europe. Quand les anciennes familles qui ont survécu aux révolutions n’auraient encore d’autre rôle que de nous conserver avec cette royauté délicate un des élémens les plus réels de l’influence et de la grandeur de notre pays, leur illustration ne serait pas même aujourd’hui tout-à-fait stérile. J’aurais aimé cependant que M. Smythe abordât avec moins de timidité la question intéressante que soulève la position d’une partie considérable des grandes familles historiques de la France ; j’aurais voulu que M. Smythe combattit plus nettement les répugnances qui les retiennent dans une opposition oisive à l’ordre nouveau fondé depuis quinze années. Il a bien indiqué ce qu’il y a de pénible et de contradictoire dans l’attitude de cette portion de notre ancienne aristocratie qui refuse de s’asscoier à nos destinées politiques. « C’est une chose triste, dit-il, que des hommes dont les sympathies sont nécessairement du côté de l’autorité soient amenés, par la fausseté de leur position, à l’affaiblir et à la combattre. Quelle situation déplorable ! Hommes de pouvoir, ils jouent le jeu de la démocratie ; conservateurs, ils provoquent les troubles ; loyalistes, ils poussent à une révolution. Leurs principes peuvent-ils justifier une telle conduite ? Les principes ne sont-ils pas indépendans de toutes les vicissitudes humaines, des changemens de dynasties et de personnes ? Sinon, à la merci de quels accidens ils varieraient ! Supposez que les Guise eussent montré plus de décision, les Bourbons ne seraient que les premiers gentilshommes de France. » Malgré ces paroles, M. Smythe ne conseille pas assez vivement à cette partie de la noblesse d’abandonner une attitude si inconséquente. Il ne lui suggère pas les raisons vraiment politiques qui devraient la décider. On n’a pas assez remarqué, à mon avis, que si la révolution a enlevé à la grande noblesse des avantages de fortune et de vanité, nos institutions actuelles lui ouvrent une carrière bien digne de tenter les ambitions viriles, et qui lui était fermée autrefois. Sous l’ancienne monarchie, sous Louis XIV et même après lui, il était plus facile à un homme de naissance médiocre, ou même sans naissance, de devenir ministre et de gouverner qu’à un duc et pair. La grande noblesse pouvait bien se disputer les tabourets et les préséances, le conseil lui était fermé. Plus d’un grand seigneur a dû ressentir l’irritation frémissante de Saint-Simon contre cette politique de la royauté qui livrait les grandes affaires et le gouvernement à la roture ou à la petite robe. Que la douleur et presque la honte de cette exclusion devaient leur être poignantes, en présence de l’ironique dédain qu’elle inspirait à l’aristocratie britannique, devant ce sarcasme de lord Bolingbroke, par exemple, qui disait que notre noblesse n’était élevée qu’à faire l’amour, à chasser et à se battre ! Mais aujourd’hui, et c’est le contraste que j’aurais demandé à M. Smythe d’indiquer, l’activité publique, la véritable ambition politique, ne sont plus interdites à personne. Dans cette lutte ouverte à tous, chacun peut se servir de ses avantages naturels ; les membres des anciennes familles y emploieront quand ils le voudront ceux qui sont leur propriété inaliénable ; là ils pourront utilement et glorieusement déployer ces qualités de caractère que M. Smythe loue plusieurs grandes maisons d’avoir perpétuées en elles. M. Smythe aurait pu signaler ici comme enseignement un nom auquel il rend lui-même, parmi d’autres vivans exemples de l’hérédité des nobles mérites, un hommage spécial, le nom de celui qui, suivant ses expressions, « a apporté dans la vie politique les vertus courageuses qui faisaient écrire d’un de ses ancêtres par le cardinal de Retz : « Si ce n’était pas une espèce de blasphème de dire qu’il y a quelqu’un dans notre siècle plus intrépide que le grand Gustave et M. le Prince, je dirais que ç’a été le premier président Molé. »

Les études biographiques de M. Smythe sur la révolution française lui font doublement honneur ; elles montrent qu’il s’est approprié avec un soin remarquable chez un étranger, et surtout chez un Anglais, cette grande période de notre histoire, et elles prouvent que son esprit sait dominer les passions de parti et les préjugés nationaux. Les portraits de Mirabeau, de Saint-Just et de Robespierre sont tracés avec une fidélité scrupuleuse et une justesse très intelligente ; celui de Mirabeau annonce que M. Smythe a fait une étude attentive du talent oratoire de notre magnifique tribun ; on y rencontre des traits qui indiquent une connaissance très familière du sujet, cette observation entre autres : « On suppose trop généralement que Mirabeau n’était supérieur que dans la violence, dans l’énergie de Démosthènes. Ses discours renferment pourtant des morceaux où la pensée est condensée avec un art aussi exquis, sous une forme aussi achevée que dans aucun de ceux que prononcèrent jamais M. de Serres ou M. Canning. » Et M. Smythe en cite plusieurs exemples très heureusement choisis. L’étude sur Robespierre est la plus complète, c’était peut-être pour M. Smythe la plus périlleuse à tenter. Toucher au nom de Robespierre, discuter froidement ses paroles et sa conduite, c’est presque du courage chez un Anglais. M. Smythe me paraît avoir d’autant mieux réussi, que la tâche était plus difficile. Après avoir reproduit avec impartialité la carrière politique de cet homme sinistre, M. Smythe est amené à une appréciation que les esprits bien faits et les cœurs honnêtes de tous les pays et de tous les temps seront toujours forcés d’accepter. « Robespierre, dit-il, appartenait à cette espèce de monstres que Scaliger a appelée les monstres sans vice. On a voulu tirer une sorte d’indemnité pour ses barbaries de la pureté de ses mœurs et de l’austérité de son caractère… Le motif de la cruauté de Robespierre fut l’intensité de son amour-propre, il était l’incarnation de l’orgueil ; mais ce n’était pas chez lui, comme dans le caractère anglais, une confiance en soi franche et assurée : c’était plutôt un sentiment chagrin, soupçonneux, craintif, une ombre flottante de cette préoccupation de soi qui fut la maladie de Rousseau. Ce fut à ce démon qui le possédait qu’il sacrifia ses hécatombes de victimes. » M. Smythe cite ensuite les jugemens portés sur Robespierre par Mirabeau et Napoléon : « L’enseignement de sa vie, ajoute-t-il, est le même que celui que l’Angleterre put tirer de la politique des successeurs immédiats de M. Pitt. C’est un malheur public que des commis deviennent ministres, que des hommes nés pour compiler des statistiques prennent le rôle d’hommes d’état, que les petits hommes usurpent l’héritage des grands. Que la médiocrité s’affuble des inspirations du génie, que Robespierre se fasse l’exécuteur des rêves de Rousseau, qu’un mortel se place dans le char du soleil, et le monde est sur le point d’être plongé dans les ténèbres, et la civilisation est retardée dans sa haute et radieuse carrière. » M. Smythe n’a pas bien saisi, au contraire, dans ses stances sur Armand Carrel, le caractère véritable du républicain de l’école américaine trempé par l’esprit militaire de l’empire. Armand Carrel n’était pas le paladin de philanthropie que M. Smythe a vu à travers ses idées anglaises de dévouement aux classes pauvres. Nous ne pouvons pas cependant nous dispenser de tenir compte à l’auteur des Historic Fancies des sentimens bienveillans pour la France dont cette poésie est l’expression. M. Smythe rend encore l’affectueuse sympathie que la France lui inspire dans les vers qu’il a écrits sur la mort du duc d’Orléans. M. Smythe se trouvait à Paris peu de temps avant cet effroyable malheur. Les élections générales venaient d’avoir lieu : elles s’étaient faites dans un sentiment d’antipathie à la politique du ministère, accusée de faiblesse à l’égard de l’Angleterre, et ce sentiment n’était pas loin de ressembler à de l’hostilité contre la nation anglaise. En apprenant la mort du duc d’Orléans, M. Smythe mêla un vœu à ses douloureux regrets : « Adieu, cher Paris ! Disait-il. Permets-moi, avant de m’éloigner, d’adresser une prière à ton malheur : au nom de ces belles pensées d’antique alliance que nous devrions accepter de maîtres plus sages ; au nom des espérances de Saint-John et du lien qui nous unit autrefois à Utrecht ; au nom de cette perte que nous pleurons ensemble ! et depuis cette heure d’Orléans a cessé de respirer ; au nom du triste spectacle devant lequel la France en deuil a ajouté une autre couleur aux couleurs de son drapeau ; au nom des larmes que notre Angleterre elle-même a versées sur cette jeune tombe, que la haine cesse désormais entre nous, que deux nations rivales sortent amies d’un malheur commun ! »

M. Smythe n’a donné qu’un petit nombre de pages à l’histoire de son pays. Les seules même qui puissent avoir une signification politique actuelle sont celles qu’il a appelées : Un Dîner de cabinet et Une Scène d’opposition au siècle dernier. Par ces deux dessins, qui se correspondent et font contraste, M. Smythe accuse légèrement l’antagonisme de sir Robert Walpole et de lord Bolingbroke. La fantaisie de M. Smythe place la figure de Walpole dans une débauche de table et celle de Bolingbroke dans un entretien avec ses amis de l’opposition, sir W. Wyndham et Pulteney. À un certain point de vue, M. Smythe a assez bien choisi ses fonds de tableau. On ne pouvait mieux saisir le sensualisme brutal de Walpole, l’aridité de cœur, la petitesse et la bassesse d’instinct de ses amis, qu’en les réunissant dans une grossière orgie. M. Smythe s’est contenté d’indiquer le sujet ; il n’y a mis ni le mouvement du dessin ni la vie de la couleur. L’histoire est plus libérale sur ce point que l’imagination de l’auteur des Historic Fancies ; elle a gardé le souvenir des bruyans scandales de Houghton. Là, dans le magnifique château qu’il s’était fait construire, Walpole rassemblait chaque année, à la saison des chasses, ses alliés des deux chambres. Ces réunions d’automne duraient de six semaines à deux mois. C’était, de la part de l’amphitryon, une profusion et un gaspillage je ne dirai pas de prince, mais de financier, et, dans le troupeau de ses parasites, des scènes de confusion et de désordre qui scandalisaient les meilleurs amis de Walpole. Lord Townshend, un parent, un collègue du premier ministre, quittait par pudeur son manoir voisin de Rainham pendant la durée de ces excès, qu’il appelait des bacchanales. M. Smythe a donc pu justifier le dégoût qu’il ressent pour Walpole sans le calomnier ; mais si l’honnêteté des mœurs est la condition de ses sympathies politiques, je ne vois pas pourquoi ses préférences iraient se fixer sur Bolingbroke, à moins qu’à ses yeux la recherche de l’élégance dans le plaisir et le raffinement dans les voluptés ne couvrissent la faute. Lord Bolingbroke ressemble en effet à ces hommes de l’antiquité qui, au milieu des folies païennes de leur conduite, ont gardé des séductions de physionomie dont la perspective historique augmente encore l’attrait. Peu d’hommes, dit Swift dans le portrait qu’il a laissé de Bolingbroke, entrèrent dans la vie avec d’aussi brillans avantages. Il descendait d’une des meilleures familles d’Angleterre, il devait hériter d’un grand patrimoine, il était doué d’une constitution robuste et de l’extérieur le plus gracieux. Tout cela était peu de chose devant les dons de son intelligence, devant la puissance de sa mémoire, la netteté de son jugement, la verve de son esprit, l’abondance de son imagination, la pénétration perçante de ses vues, et la fascination de sa parole. Il avait cultivé ses talens par les voyages et par l’étude. Il n’avait jamais négligé celle-ci, même dans l’entraînement des plaisirs, auquel il s’abandonnait avec une fougue ardente. Il aimait en effet à mêler les plaisirs aux affaires et à passer pour exceller dans les deux. Aussi prisait-il beaucoup les caractères d’Alcibiade et de Pétrone, surtout ce dernier, dont Saint-Evremont dut laisser le goût à ces seigneurs libertins d’Angleterre comme il l’avait donné au grand Condé, Pétrone avec lequel il eût été flatté qu’on lui eût trouvé de la ressemblance. Au parlement, il fut le premier orateur de son temps. Les débats étaient secrets alors ; mais son éloquence, que l’on peut deviner encore à la grande manière de son style, a laissé des souvenirs éclatans dans les traditions léguées par ses contemporains. On parlait un jour devant Pitt des trésors littéraires qui nous ont été ravis ; l’un regrettait les livres perdus de Tite-Live, un autre ceux de Tacite, un troisième aurait voulu retrouver une tragédie latine : Pitt dit que, pour lui, ce qu’il regrettait le plus, c’étaient les discours de Bolingbroke.

La lutte de Walpole et de Bolingbroke est un de ces magnifiques duels que l’on ne rencontre que dans l’histoire des peuples libres. On y retrouve même des péripéties antiques, la proscription par exemple. Walpole fut vainqueur presque dès le début du combat, et il usa de sa victoire avec une impitoyable cruauté. Les infatigables efforts de Bolingbroke, durant sa longue défaite, l’ont vengé pourtant de son ennemi dans l’histoire, et ont laissé sur la renommée de Walpole des teintes douteuses qui la ternissent encore. Bolingbroke accusé d’avoir travaillé à ramener le prétendant, à la mort de la reine Anne (j’ai des raisons de croire que les archives de notre ministère des affaires étrangères contiennent des preuves suffisantes pour le laver de cette imputation), ses rivaux saisirent ce prétexte pour le dépouiller de ses droits politiques, et même, lorsqu’une amnistie ironique lui permit de rentrer en Angleterre, les portes du parlement lui furent inexorablement fermées. Mais ses ressentimens furent l’ame de l’opposition ardente qui combattit le ministre pendant tant d’années et finit par le renverser. C’était Bolinghroke qui inspirait Wyndham et Pulteney, et qui les lançait contre Walpole à la chambre des communes. M. Smythe a choisi l’épisode le plus remarquable de cette lutte, la discussion de l’acte des parlemens septennaux, une des roueries politiques les plus audacieuses de Walpole. La durée des parlemens était de trois années ; Walpole, craignant que les prochaines élections ne lui envoyassent une chambre tory et peut-être jacobite, proposa à la chambre des communes de prolonger de quatre années la durée de ses pouvoirs. Il eut à essuyer un choc si rude, que, poussé à bout, il fit passer sa défense au-delà des adversaires qu’il avait devant lui, et qu’il porta contre son ennemi invisible, contre Bolingbroke, des coups écrasans. L’effet de son discours fut tel, que Bolingbroke jugea prudent de quitter l’Angleterre, comme Cicéron eût fui devant une harangue de Clodius. Abattu, désespéré, il écrivait alors à sir William Wyndham : « Je suis toujours le même proscrit, entouré des mêmes difficultés, exposé aux mêmes humiliations ; je n’ai plus à me mêler aux affaires publiques. Mon rôle est fini, et celui qui demeure sur la scène lorsque son rôle est terminé mérite d’être sifflé. »

L’intérêt que M. Smythe prend à l’antagonisme de Walpole et de Bolingbroke donne la clé des idées politiques autour desquelles la jeune Angleterre se rallie. Walpole tirait sa force de deux instrumens que lui avait fournis la situation même au milieu de laquelle il entra aux affaires. Ces deux instrumens étaient l’influence des alliances aristocratiques et la corruption. Depuis la révolution de 1688 jusqu’à Pitt, depuis surtout l’avénement de la maison de Hanovre, le gouvernement de l’Angleterre appartint à une véritable oligarchie. Quelques grandes maisons, les Cavendish, les Lennox, les Fitzroy, les Bentink, les Conway, les Manners, les Grenville, les Russell, pour ne citer que les plus imporantes, disposaient par leurs coalitions des destinées de l’Angleterre. Ces grandes familles étaient whigs ; Walpole et ses successeurs les Pelhams comptaient les principales parmi leur clientelle politique. Cette oligarchie devait sa puissance à la prépondérance qu’elle exerçait sur les élections. Prêtant son influence, moyennant des compromis d’intérêt, elle érigeait la corruption politique en règle nécessaire de gouvernement et la propageait par son exemple dans toutes les classes. La simplicité et la candeur avec lesquelles Bubb Dodington raconte dans ses mémoires le trafic qu’il faisait des sept voix dont il était propriétaire à la chambre des communes, donne de curieuses ouvertures sur les mœurs politiques de cette époque. Le sentiment national, l’opinion publique, n’agissaient que très faiblement sur les décisions du pouvoir et du parlement, pour deux raisons : d’abord il leur était impossible de secouer l’influence aristocratique, et d’ailleurs les débats des chambres demeuraient secrets ; les paroles et la conduite des hommes politiques échappaient à la connaissance du public ; le gouvernement parlementaire, comme une cause scandaleuse, se tenait à huis clos. Bolingbroke, pour briser cet état de choses, pour rompre ce faisceau aristocratique, qui prêtait un appui si robuste à son ennemi, ne voyait d’autre moyen de salut que l’initiative énergique de la royauté. Il voulait une couronne puissante, il voulait qu’un roi patriote fit de sa prérogative un vigoureux usage pour délivrer le pays et se délivrer lui-même du joug oligarchique qu’il subissait comme la nation. Telle fut l’idée qui lui dicta les articles qu’il publia dans un journal de l’époque, le Craftoman, et qui sont réunis dans ses œuvres sous le titre de Dissertation upon the parties ; telle fut la pensée qu’il développa surtout dans son pamphlet du Roi patriote.

Les idées de Bolingbroke sont aujourd’hui reprises par la jeune Angleterre. Quels sont les motifs qui ont engagé le nouveau parti à recueillir ainsi l’héritage d’un autre siècle ? y a-t-il quelque analogie entre la situation actuelle et celle contre laquelle Bolingbroke soutint une lutte si infructueuse ? La jeune Angleterre l’assure. Dans une revue, et par une main qui me paraît bien être celle de M. Smythe lui-même, elle développait récemment à ce sujet ses raisons et ses vues. Le second Pitt semblait avoir porté un coup mortel à cette oligarchie du XVIIIe siècle en acceptant le pouvoir de la main de la royauté contre la majorité de la chambre des communes, et en le conservant par l’appui des classes moyennes, dont il servit avec une admirable intelligence les intérêts industriels et commerciaux. Cependant, suivant la jeune Angleterre, des hommes nouveaux dont la politique de Pitt a fait la fortune, des rangs supérieurs de ces classes moyennes qu’il a élevées, se serait formée, unie aux restes de l’ancienne oligarchie, une sorte d’aristocratie plébéienne. La jeune Angleterre reproche à ce patriciat bourgeois que le bill de réforme n’aurait pas suffisamment affaibli à son gré des tendances non moins mesquines, aussi peu nationales que celles de l’aristocratie dont Walpole et le duc de Newcastle furent les chefs au siècle dernier ; elle trouve que le gouvernement appartient encore à des combinaisons exclusives, à des coalitions d’intérêts privés ; elle voudrait que les affaires fussent conduites au point de vue des intérêts les plus généraux de la nation, et c’est pour cela qu’elle réhabilite l’ancien torysme de l’époque de Bolingbroke, le torysme de Pitt durant l’ère pacifique de son ministère, le torysme qui avait les sympathies de la majorité de la nation sous les deux premiers rois de la maison de Hanovre, quoiqu’il ne pût parvenir alors à arracher le pouvoir à l’aristocratie whig. À en croire la jeune Angleterre, l’ère des oligarchies vénitiennes et des aristocraties plébéiennes ne devrait plus avoir une longue durée dans le royaume uni, et les convictions et les sentimens du pays seraient préparés à se rallier bientôt autour d’une église populaire et d’une monarchie démocratique.

S’il ne faut voir dans ces assertions que des prévisions et des vœux, je n’y trouve rien à reprendre ; je crois qu’en effet la prédominance des intérêts industriels et commerciaux, la gravité toujours croissante des misères de la classe laborieuse, et l’Irlande finissant par reconquérir tous ses droits, ne sauraient manquer de diminuer considérablement en Angleterre l’influence politique de l’aristocratie. Il est fort vraisemblable que le mécanisme du gouvernement du royaume uni arrivera à subir une impulsion démocratique, et il est certain que le jour où l’on en sera arrivé là, le pouvoir centralisé, la couronne, auront considérablement agrandi leur action. Nous sommes charmé, pour notre part, que des esprits jeunes, que des hommes qui s’appuient sur de vieilles traditions, et qui sont tories de naissance, prévoyant un changement qui amènera l’Angleterre à une constitution politique analogue à celle de la France, s’en applaudissent ; mais s’ils voulaient faire de ces idées une arme d’attaque contre la situation actuelle, contre le ministère à la tête duquel sir Robert Peel est placé, nous ne leur accorderions pas la même valeur. Tandis qu’en France quelques personnes sont portées à se plaindre de la trop grande influence de la royauté, c’est un piquant contraste assurément de voir en Angleterre des hommes, frappés d’un inconvénient opposé, demander pour la royauté une part d’influence plus grande ; cependant ni l’une ni l’autre de ces préoccupations ne nous touche beaucoup. Dans les monarchies représentatives, l’initiative de la couronne a deux limites pratiques qui rendent ces vœux ou ces regrets également superflus. Ces limites sont la capacité du souverain ou des hommes politiques auxquels le souverain confie son autorité, et la volonté électorale exprimée par la majorité de la chambre populaire. Si la royauté est assez intelligente et assez habile pour imprimer une direction qui obtienne le concours de la représentation nationale, on n’aurait le droit de s’en plaindre que s’il avait été auparavant décrété qu’il ne saurait être permis à un roi constitutionnel d’être intelligent ou habile. De même, si l’impulsion à laquelle le parlement s’associe émane d’une influence supérieure, par le talent ou par les intérêts qu’elle représente, à celle de la royauté, protester contre cette impulsion, c’est contester les principes du gouvernement représentatif, c’est glisser vers la pente du despotisme. La grande question n’est pas de savoir d’où vient la pensée qui gouverne, mais de savoir si le gouvernement est dirigé dans le sens des véritables intérêts du pays. Voilà le débat qu’il faut engager et soutenir devant l’opinion publique, persuadé d’avance de la justice de tous ses arrêts constitutionnellement rendus, et dans la confiance que les peuples sont suffisamment éclairés sur leurs intérêts par l’instinct conservateur que la Providence a donné avec la vie à toutes ses créatures.

Je dois reconnaître que la jeune Angleterre paraît ne pas vouloir négliger cet appel à l’opinion publique. Elle s’est adressée à elle avec assez d’éclat par Coningsby et par les Historic Fancies. Plus récemment encore, le mois dernier, elle se servait d’un moyen de retentissement particulier à l’Angleterre : elle haranguait brillamment des meetings. M. d’Israeli, lord John Manners, M. Smythe, présidaient l’assemblée annuelle de l’Athénée de Manchester ; M. d’Israeli et lord John Manners s’associaient à la réunion de Bingley. C’étaient deux solennités significatives et tout-à-fait conformes aux sentimens et aux idées de la jeune Angleterre. À Manchester, on célébrait les efforts tentés par les classes laborieuses pour fonder un institut littéraire. Les discours de M. Smythe, de M. d’Israeli, de lord John Manners, auxquels s’était joint dans cette circonstance le chef de l’anti-cornlaw League, M. Cobden, ont dignement salué le succès de cette généreuse entreprise, qui est comme un monument élevé aux lettres par la plus grande cité industrielle, par la ville la plus affairée du royaume-uni. Le dîner de Bingley n’avait pas une intention moins remarquable, il s’agissait encore des intérêts des classes laborieuses : c’était une fête en l’honneur de l’allotment system. Parmi les adoucissemens que l’on a cherchés récemment au paupérisme en Angleterre, l’allotment system est un de ceux qui ont obtenu le plus de faveur. On s’est souvenu qu’un vieux statut de la reine Élisabeth défendait d’élever une maison qui ne fût entourée d’un jardin ; on a pensé que si cette prescription était encore observée, les ouvriers, les pauvres, trouveraient dans la culture de ce jardin quelques élémens de bien-être. On a essayé d’y revenir : plusieurs grands manufacturiers, plusieurs grands propriétaires ont donné à chacun de leurs ouvriers un quart d’acre ou un demi-acre de terre à cultiver autour de leurs chaumières ; l’expérience a réussi : les propriétaires ont retiré un loyer suffisant des terres qu’ils avaient ainsi morcelées, et les ouvriers ont été soulagés. C’est une de ces expériences que l’on a fêtée le mois dernier à Bingley. Un chef de manufacture y donnait à dîner à ses ouvriers, et les bienfaits de l’allotment system y ont été préconisés à grand bruit par M. d’Israeli, par lord John Manners et par les ouvriers eux-mêmes.

L’attention que la jeune Angleterre a attirée sur elle, cette année, est-elle la promesse assurée de succès plus considérables ? Cette école réussira-t-elle à allier les aspirations libérales, les vœux des intérêts les plus généraux du royaume-uni, aux anciennes traditions conservatrices, à ce que l’on appelait enfin jusqu’à présent la vieille Angleterre ? Chassera-t-elle l’aride inflexibilité des économistes devant des sentimens de charité chaleureuse et expansive ? Culbutera-t-elle les intérêts égoïstes de classes, les coalitions d’influences privées, avec ces forces homogènes, compactes, démocratiques, nationales, dans le plus large sens du mot, dont elle proclame l’avènement ? Ce n’est pas notre affaire de le prédire ; mais nous n’avons pas de scrupule à le souhaiter. De toute manière, il me semble que cette école méritait d’être signalée à la France : par la générosité de ses intentions, par l’admiration et la sympathie qu’elle témoigne à la civilisation française, par l’effort qu’elle tente pour assimiler la constitution politique de l’Angleterre à celle que le travail différent de notre histoire nous a donnée, je crois que cette école est digne d’exciter en France quelque intérêt. Cependant, pour ma part, s’il m’était permis de lui adresser des avis, je lui donnerais deux conseils : je l’inviterais à montrer plus de ménagemens et plus d’indulgence au gouvernement actuel de l’Angleterre, au ministère de sir Robert Peel, qui dépense tant d’habileté à maintenir l’équilibre entre les intérêts compliqués qui pèsent aujourd’hui sur le pouvoir. Je conseillerais ensuite à la jeune Angleterre de moins se complaire dans les sphères de la politique contemplative, de ne pas dédaigner les plus minutieux détails des affaires. C’est sans doute un noble et attrayant emploi de ses loisirs de poursuivre des deux ailes de l’imagination et de la pensée de prestigieuses théories : il y a dans la tâche de l’action quotidienne, avec ses résultats souvent imperceptibles et continuellement disputés, une œuvre plus grande et une plus mâle poésie. Combien le capitaine du champ de bataille, celui que la nécessité force à demander conseil, avant tout aux inspirations du génie, qui brave les fatigues et la mort, et qui tient les destinées de sa patrie suspendues à la moindre de ses résolutions, n’est-il pas supérieur au stratégiste de cabinet ! Vainement les jeunes gens dont je parle allègueraient-ils leur âge, dont les ondoyantes fantaisies se prêtent si bien à la politique contemplative : les fraîches facultés de la jeunesse sont plus puissantes encore dans la politique d’action. Un maître l’a dit. À la dernière page du Prince, Machiavel se demande si la circonspection est préférable à l’énergie dans la conduite des affaires, lequel vaut mieux en somme de ménager ou de rudoyer la fortune. Le Florentin se décide pour l’action hardie, et il en donne cette poétique raison que la fortune est une femme qu’il faut prendre de force ; puis il ajoute, dans sa langue mélodieuse : Però sempre, come donna, è più amica de’ giovani perchè sono meno rispettivi, più feroci e con più audacia la commandano. « Aussi, en femme qu’elle est, ses préférés sont toujours les jeunes gens, parce qu’ils sont moins méticuleux, parce qu’ils sont plus fiers, et qu’ils la commandent avec plus d’audace. »


E. Forcade.