Les Exhibitions de Peinture et de Sculpture à Londres en 1836


LES EXHIBITIONS
DE PEINTURE
ET
DE SCULPTURE
À LONDRES EN 1836.

i.

Un critique consciencieux, mais pressé, qui viendrait à Londres du continent avec mission d’examiner à la hâte la peinture et la sculpture anglaises de la saison, courrait le risque de ne rapporter à ses commettans que des notions fort incomplètes.

À moins, en effet, qu’il n’arrive bien informé d’avance et suffisamment introduit, peut-être se contentera-t-il de suivre la foule qui se presse à Somerset-House. Cependant, tandis que l’exhibition principale de l’Académie a les deux battans de sa porte ouverts, en des lieux de la ville différens, trois autres exhibitions importantes, mais moins populaires, convient simultanément le public à les visiter. On ne se ferait donc qu’une idée très imparfaite touchant l’œuvre annuelle de l’art en Angleterre (et, une fois pour toutes, qu’il soit bien entendu que l’art signifie uniquement ici l’art de peindre et de sculpter), si l’on n’avait pas étudié les quatre collections.

Mais il ne sera pas inutile de dire comment et pourquoi elles sont ainsi séparées.

Nous n’avons ni la volonté ni le loisir de censurer l’Académie royale. Fondée en 1768, et composée de quarante académiciens, sans compter les associés, use-t-elle ou abuse-t-elle, depuis soixante ans, des priviléges de sa charte, toujours est-il qu’elle emplit annuellement Somerset-House des peintures et des sculptures de ses membres et de leurs élèves, au détriment des concurrens étrangers qu’il lui plaît d’exclure.

Eût-elle voulu libéralement exercer son autorité, la chose n’eût pas été facile. Son local resserré ne lui permet pas d’exposer à la fois plus de mille à douze cents ouvrages.

Or, devenus dans l’art une vraie puissance, les peintres d’aquarelle estiment, en 1804, que l’Académie ne leur fait point, à ses solennités, une place suffisante. Ils marcheront seuls désormais. Unissant leurs forces, ils établissent la société qui convoque Londres, cette année, à sa trente-deuxième exhibition.

Cet exemple d’indépendance, que le succès couronne, n’est pas pour rester sans imitateurs. Divers artistes éminens se sont lassés enfin de solliciter vainement les fauteuils et les médailles d’or de l’Académie. Une société nouvelle est fondée, qui accueillera les toiles et les marbres quels qu’ils soient, repoussés ou non de Somerset-House. Cette association des artistes britanniques se recommande aujourd’hui par sa treizième exhibition, composée de près de mille ouvrages.

Il n’y a rien qui gâte comme la fortune. Oublieux de leur commencement, les peintres d’aquarelle, associés en 1804, s’étaient insensiblement montrés plus exclusifs et jaloux des débutans que ne l’avaient été jamais les académiciens eux-mêmes. Heureusement la ressource des associations est inépuisable. Les mécontens se réunissent ; ils invoquent la protection publique ; leur appel est encouragé, et une nouvelle société de peintres d’aquarelle affiche présentement dans la ville sa cinquième exhibition.

Voilà donc quatre exhibitions distinctes, qui réclament l’attention et la faveur à des titres inégaux, mais dont aucune n’est à dédaigner. Si nous additionnons les chiffres de leurs quatre livrets, nous trouvons qu’elles produisent, en 1836, deux mille six cent soixante-treize ouvrages de dessin, de sculpture et de peinture[1].

Il serait plus simple et jusqu’à un certain point plus convenable que tout cela fût rassemblé, comme au Louvre, en un seul bâtiment commun. Toutefois, je n’affirmerai point que la division n’ait pas ses avantages. Sans doute l’émulation naîtra partout du contact immédiat des œuvres ; mais une concurrence décidée et presque hostile n’excite-t-elle pas mieux le progrès de l’art ?

En ce qui regarde la commodité du curieux et de l’amateur, la légère peine de visiter quatre expositions différentes, est bien compensée, j’imagine, par le soulagement de n’en avoir point sur les bras une seule générale, qui vous écrase et vous fait stupide.

Je reprocherais plutôt à ces exhibitions anglaises de ne point être gratuites. Le tort est pardonnable au moins à celles qui ne se supportent qu’à leurs propres frais. Mais que l’Académie royale, logée splendidement aux frais du public, le frappe encore d’un impôt à la porte, c’est un abus inexcusable. Ce shelling exigé n’est pas une forte somme ; il ne pèse guère au riche désœuvré qui vient une fois ; il grève l’homme de goût pauvre, qui vient chaque jour ; il exclut absolument le peuple, qui n’échangera jamais contre son dîner le droit d’entrer. Et il y a là une double faute : cette consigne fiscale au seuil du sanctuaire est illibérale ; en outre, l’artiste n’est pas sans y perdre d’utiles leçons. Je veux bien que l’avis du cordonnier ne vaille rien au-dessus de la jambe ; mais n’est-il pas compétent au-dessous ?

Vous êtes donc avertis que nous n’avons pas moins de quatre exhibitions à voir. La besogne est rude ; c’est pourquoi nous les traverserons rapidement l’une après l’autre, nous bornant à observer le caractère général et les œuvres saillantes de chacune. Nous essaierons ensuite d’apprécier la valeur de l’ensemble.

ii.

Montons d’abord au troisième étage de Somerset-House, et faisons le tour de ses trois salons. Si nous ne voyons pas aussi impartialement que nous le souhaitons, ce sera peut-être un peu la faute du mois de mai, qui ne se presse pas d’ouvrir la petite session de soleil qu’il accorde d’ordinaire à Londres.

Au premier aspect, ce qui frappe surtout, c’est l’excessive quantité des portraits de toute taille. Sauf une ou deux exceptions, toutes les grandes toiles sont des portraits. C’est une foule éblouissante de pairs et de pairesses, de juges, de shériffs, d’aldermen, de lords-maires, d’amiraux, de généraux, de maréchaux, qui se pressent et se coudoient, traînant à l’envi les robes de satin et de velours, les manteaux de pourpre et d’écarlate. Je voudrais avoir à louer davantage dans cette cohue de hauts dignitaires, d’autant plus que le meilleur nombre s’est fait peindre par des académiciens. Mais, hélas ! des sept portraits qu’expose sir Martin Shee, président actuel de l’Académie, en est-il un qui témoigne autre chose qu’un savoir-faire matériel et vulgaire ? Je ne connais point M. Chantrey, mais je doute fort que cet admirable sculpteur ait littéralement l’épaisse expression de marguillier que lui attribue son collègue. Sir Martin Shee a succédé à sir Thomas Lawrence, mais ne l’a guère remplacé. Il a deux cordes à son arc : il s’adonne à la poésie didactique en même temps qu’à la peinture à l’huile, et se croit pour cela, dit-on, une moitié de Michel-Ange. Il s’en faut du tout.

C’est un échec académique plus solennel que le portrait de lord Lyndhurst, par M. Phillips. Vainement cherchez-vous la physionomie rusée, méchante, colère, méphistophélique de ce pair sans conscience, qui se venge des whigs, coûte que coûte, dût-il se perdre lui et les tories de la chambre haute, aveugles instrumens entre ses mains. Au lieu de cet homme d’état rongé de mauvaises passions éloquentes, vous avez une vieille figure grimacière, avec la perruque, le sac et la robe d’un chancelier. Mais ces détails de costume, dites-vous, sont très adroitement rendus. Et qu’importe ? N’était-ce pas le factieux politique qu’il fallait donner, plutôt que sa toge ?

J’adresserais bien des reproches analogues à M. Briggs, à M. Pickersgill, à M. Reinagle, si je prenais un à un leurs nombreux portraits. Ce n’est pas la peine. Au moins une sorte de lueur poétique éclaire les traits rêveurs de miss Beresford et de miss Wood, peintes l’une et l’autre par sir William Beechey. Le lord Montagu de M. Wilkie rayonne de coloris sinon d’expression.

Le tort de messieurs les académiciens peintres de portraits semble uniforme et systématique. Ils ont un procédé et le plus grossier de tous. Ils peignent soigneusement les habits et les corps ; ils négligent l’esprit et le caractère. Ce n’est pas à des professeurs qu’il sied de conseiller l’étude des maîtres. L’Académie estime sans doute que le Titien a été indiscret, qu’il a montré trop à nu les ames ; mais Van-Dyck y a mis plus de ménagement. C’était aussi un peintre fashionable, un peintre de cour, et pourtant il a laissé autre chose que des fourreaux de satin et des pourpoints de velours.

En fait de portraits, les élèves, les débutans, les étrangers, paraissent avoir décidément le pas, cette année, sur les académiciens.

Je m’arrête tout ému, devant une douce figure élégante et gracieuse. Comment ! cette femme fut autrefois Ada, la fille tant aimée de lord Byron ! c’est à elle que le poète disait :


Sleep on, my child ; the slumber brief
Too soon shall melt away to grief,
Too soon the dawn of wo shall break
And bring rills bedew that cheek ;
Tuo soon shall sadness quench those eyes,
That breast be agonised with sighs !


Aujourd’hui, c’est lady King, une grande dame ! l’âge des douleurs lui est venu, et elle est restée l’enfant paisible et souriant qu’elle était au berceau. Remercions mistress Carpenter, son pinceau a été bien inspiré. Ada est heureuse. N’eût été cette toile vivante, nous n’aurions pas osé croire que les craintes paternelles s’étaient trompées.

Je n’ai que des éloges à donner au duc de Wellington en pied, de M. Simpson. Voilà bien le soldat énergique, raide, opiniâtre ; voilà bien le favori de la fortune. L’artiste a dégagé et saisi le bon côté de son modèle. Peut-être l’a-t-il beaucoup idéalisé et grandi ; je ne m’en plains pas. Et puis ce n’est point le chef timide d’une opposition impopulaire qui nous est représenté : c’est le général prédestiné et triomphant ; car j’imagine que Sa Grace portait la tête d’un autre air à Waterloo qu’à la chambre des lords.

Le maréchal Beresford, du même peintre, se distingue par une vigueur d’exécution semblable et une particularité de costume, digne d’être signalée. Debout sur le champ de bataille, un canon à sa droite, ce noble lord, avec l’habit de combat du général, a la culotte, les bas de soie, et les escarpins de bal. Je ne rendrai pas M. Simpson responsable de cette étrange toilette. Apparemment, l’illustre pair, en se faisant peindre, aura été possédé d’une double vanité. Il aura voulu paraître sous l’habit le plus guerrier possible, tout en montrant sa belle jambe à son meilleur avantage. Cette fantaisie suffirait pour immortaliser le maréchal Beresford, quand même il n’aurait pas livré cette singulière bataille d’Albuhera, qui n’eut ni vainqueur ni vaincu.

Un dernier portrait, qui n’est pas à négliger, c’est celui de lord Brougham. Ici l’ex-chancelier whig n’a pas été, comme lord Lyndhurst, mal à propos affublé de son ci-devant costume officiel. Il est en noir, dans son cabinet, les jambes croisées, un livre fermé à la main. Il est au repos ; il est calme, aussi calme que peut l’être lord Brougham ; car toute l’ardente inquiétude de cet indomptable esprit s’agite dans la convulsion de ses traits et de son regard. Prenez garde, imprudens tories, que son absence rassure ; prenez garde, whigs ingrats qui l’avez renié. Cette puissante peinture de M. Morton vous avertit que le redoutable orateur est plein de vie encore. Prenez garde, il va se lever et parler.

Il y a un certain nombre de larges toiles qu’on devrait à la rigueur ranger parmi les portraits, mais qui veulent évidemment être classées à part.

Tel est premièrement le Macready de M. Maclise, dans la première scène du quatrième acte de Macbeth. Cependant cette apparition échevelée n’est pas Macready ; ce n’est pas Macbeth davantage. On dirait plutôt l’un des fantômes-rois que vont évoquer les sorcières. Mais ces sorcières elles-mêmes, accroupies autour du chaudron, n’ont rien des veird sisters de Shakspeare. Ce ne sont pas les êtres monstrueux qui sembleraient des femmes, n’étaient leurs barbes. Ainsi l’artiste n’a rendu ni l’acteur ni le poète. Qu’a-t-il donc prétendu ? De quelle famille est son ouvrage ?

Voici de la peinture académique, plus difficile encore à caractériser. De jolis enfans couchés sur la soie et sur l’édredon parmi des chiens de toute grandeur ; de jeunes lords en promenade avec leurs gens et leur bétail. Partout, au milieu du parc ou dans le salon, partout la nature animale et la nature humaine sur un même pied d’intimité. M. Landseer ne laisse jamais aller seules ses créatures raisonnables ; il faut inévitablement qu’il leur donne une escorte de quadrupèdes. Je ne contesterai jamais la fantaisie d’un artiste supérieur. Certes tous ces dogues sont d’admirables bêtes. Ils sautent, ils courent, ils lèchent, ils aboient. Vous avancez la main afin de les caresser, ou vous la retirez de peur qu’ils ne mordent. M. Landseer a bien le droit de leur attribuer le principal rôle. Je voudrais seulement qu’ils l’eussent plus décidément. Je voudrais qu’à voir les tableaux de cet excellent artiste, on ne fût pas contraint à se demander lequel des deux, de l’homme ou du chien, y est l’accessoire.

Deux autres académiciens distingués excellent pareillement à peindre la vie animale. Comme ils en renferment la représentation dans des cadres plus étroits, peut-être leurs compositions conviennent-elles mieux. Je dois citer l’Aigle blessé de M. Ward. L’oiseau royal reconnaît que ses propres plumes ont conduit à son cœur la flèche qui le perce. Il se raidit contre la mort, et jette au soleil un dernier regard. C’est là une illustration de huit beaux vers de lord Byron. Cette petite toile est elle-même une noble strophe ailée.

M. Abraham Cooper pousse ses meutes en plaine, et met le cerf aux abois. Il nous mène au chenil, au haras et à l’écurie. Il donne aussi parfois, à ses chevaux, de hardis cavaliers, et les envoie bravement l’un portant l’autre à la mêlée. Sa Bataille d’Hastings est une jolie page de chevalerie.

Il faut que je m’approche beaucoup d’une autre bataille plus moderne, si je veux distinguer l’engagement des troupes anglaises et françaises, et le général sir John Moore étendu mourant. Ce tableau de M. George Jones vaut la peine qu’on l’examine. Ses armées lilliputiennes sont charmantes. Pourtant ce bijou historique a failli m’échapper. Eût-ce été ma faute ? Pourquoi, tandis que les portraits s’étalent partout et se pavanent si démesurés, les batailles se réduisent-elles aux proportions d’un devant de cheminée ?

Les portraits, quand cesseront-ils de nous poursuivre ? N’est-ce pas encore un double portrait que cette soi-disant Entrevue de Pie VII et de Napoléon à Fontainebleau ? De signification politique, ce nuageux ouvrage n’en a aucune. Mais comme il traduit infidèlement la grande figure de l’empereur ! Napoléon a-t-il été jamais cet adolescent bouffi et vaporeux ?

Est-ce un système chez M. Wilkie que de rajeunir et de gonfler ses héros. Ce gros général écrivant à Louis XVIII la veille de Waterloo, a-t-il rien en lui du duc de Wellington ? Sa Grâce n’était déjà plus un jeune homme il y a vingt ans ; mais je m’assure qu’à vingt ans même elle n’avait pas davantage cet air bien portant et sentimental.

Dans l’insignifiante esquisse qui montre une jeune fille que le poinçon d’or enrichit douloureusement de ses premiers pendans d’oreille, je ne reconnais guère l’auteur ingénieux du Ménétrier aveugle.

L’Intérieur d’une chaumière irlandaise suffit cependant à soutenir cette année le renom de M. Wilkie. C’est une page énergique d’histoire contemporaine. Un jeune paysan, poussé par le besoin au vol et au meurtre, est rentré dans sa hutte les mains teintes de sang. Sans doute, afin de s’étourdir, il aura vidé la fiole de whiskey pendue au mur, car il s’est jeté à terre et caresse insoucieusement son enfant nu. Mais sa femme et sa sœur ne partagent point cette effrayante tranquillité. Les soldats viennent ; on les entend ; elles écoutent, penchées à la porte, pâles et transies. Cette scène est fortement dramatique. Elle raconte et résume pathétiquement les intolérables misères de tout un grand peuple opprimé.

On n’a pas le courage de relever particulièrement les fautes de cette œuvre touchante, mais elles suggèrent quelques remarques générales sur le talent de M. Wilkie. Quiconque ne le connaîtrait que par ses peintures d’autrefois n’aurait de lui nulle idée correcte. Il n’est plus, en effet, le même qui écrivait si soigneusement de petits drames de la vie rustique et ouvrière ; il n’est plus celui que l’admiration de ses compatriotes couronnait du double génie d’Hogarth et de Teniers : il est bien davantage, au dire des admirateurs. À dater de son retour d’Espagne, c’est un homme renouvelé. Il a pris le large vol ; il est entré en pleine poésie. De fait, la transformation lui a-t-elle aussi glorieusement réussi qu’à Rembrandt, que nous voyons substituer à son premier faire, si fini, cette seconde manière, négligente des détails, qui ne demande ses sublimes effets qu’à la distribution idéale de l’ombre et de la clarté ? Nous sommes loin de le croire. L’artiste a gagné quelque chose en variété ; il a perdu beaucoup en finesse et en perfection. Il n’est pas jusqu’à son séduisant coloris, sa principale originalité, qui ne se soit terni et enveloppé d’un voile grisâtre, d’un brouillard à peine pénétrable. Pour ce qu’il a rapporté du dehors, vraiment M. Wilkie eût mieux fait de ne jamais sortir de son pays.

M. Eastlake semble avoir profité plus franchement de ses excursions sous le ciel méridional. Sa nature italienne n’a presque plus rien d’anglais. On ne saurait dire, par exemple, que cet artiste soit doué de fécondité. Il se borne à exposer une réduction de sa toile principale de l’an passé. Nous ne nous plaignons pas de revoir un sujet qui nous avait plu ; mais pourquoi la copie reproduit-elle toutes les taches de l’original ? Ces pélerins qui se prosternent à l’aspect de la ville éternelle sont toujours plus exténués que dévots et contrits. Ils sont moins ravis d’approcher de la source céleste où s’abreuvent les ames, que de la terrestre fontaine qui désaltère les corps.

Il serait impardonnable de ne pas recommander les compositions mythologiques de M. Etty. L’art actuel ne veut pas tant de mal qu’on dit à cette douce poésie de la fable. Les esprits grossiers ont prostitué long-temps et avili ses graces : honorons les esprits délicats qui tentent présentement de la réhabiliter. M. Etty est du petit nombre de ceux qui mèneront à bon port cette restauration. Il a rendu à Vénus la magie de sa ceinture, et à l’aveugle-dieu l’infaillibilité de ses flèches. Ajoutons que ce rénovateur n’a pas eu le mauvais goût de ressusciter les Psychés colossales du siècle dernier ; c’est l’ame antique, ailée, transparente, et pourtant palpable qu’il a ranimée. Et puis il a eu la discrétion d’encadrer étroitement ses élégantes scènes de paganisme. On les dirait autant d’idylles d’André Chénier.

Voici bien des années que le vieux M. Westall ne se lasse point de renouveler les éditions de ses folles à genoux sur la grève, regardant les flots soulevés, et de ses petites filles, debout, pieds nus, au seuil d’une chaumière. Il rapporte aujourd’hui les mêmes éternels échantillons. Je l’avoue, enjolivées par un burin coquet, ces sortes de choses sont agréables dans un livre d’étrennes relié en soie et doré sur tranche ; mais quelle créature raisonnable s’est prise jamais à souhaiter de voir les vignettes d’un keepsake par le verre grossissant d’un télescope ? Or c’est justement cet effet d’illustrations d’almanach démesurément grossies que vous font à l’œil nu les larges peintures de M. Westall. Ne voilà-t-il pas du gentil bien gigantesque ?

M. Mulready et M. Leslie n’ont envoyé que deux esquisses, mais chacune est un petit chef-d’œuvre. Amusons-nous d’abord de celui de M. Mulready. Une belle poire mûre a été trouvée par un jeune paysan. — Part à moi seul ! — Part à nous deux, crie son camarade. — Peu s’en est fallu que la querelle ne se décidât selon la raison du plus fort. Mais un compromis intervient : le trouveur gardera sa poire, quand le réclamant aura mordu une bouchée. L’exécution du pacte est le moment représenté. Le possesseur n’a pas eu l’imprudence de se dessaisir du fruit en litige ; il le tient vigoureusement empoigné, tandis que le prétendant ouvre une bouche capable d’engloutir tout ensemble et la poire et les dix doigts qui la défendent. Le triomphe de cette charmante comédie rustique, c’est qu’il est impossible de dire laquelle des deux physionomies aux prises montre le plus d’avidité gourmande.

L’Autolicus de M. Leslie n’a pas moins de finesse et de verve divertissantes. Shakspeare a été rendu ici avec autant de fidélité que de bonheur, ce qui est rare. La scène choisie est l’une des plus piquantes de Winter’s Tale. Le malin pickpocket transformé en colporteur étale sa fausse marchandise devant les fillettes ébahies. Comme l’adroit fripon a bien l’œil et la main au guet, tout en amusant son crédule auditoire, tout en disant : — Voici une autre ballade d’un poisson qui a paru sur la côte mercredi, le quatre-vingtième jour d’avril, à quarante milles brasses de hauteur au-dessus du niveau de la mer, d’où il chanta la susdite ballade contre la dureté de cœur des jeunes filles ! — Nulle part le pinceau n’avait si spirituellement traduit la gaieté de Shakspeare, ce caprice, léger, moqueur, inattendu, — délicieux sourire que le divin poète fait soudain éclore sur les lèvres de sa muse, tout-à-l’heure sublime de tristesse, échevelée et en pleurs.

Laisse-t-on un moment les académiciens, on a peu de chose à dire ici des autres artistes. Je vous avais avertis. Qu’elle ait tort ou raison, l’Académie se fait surtout à elle-même les honneurs de ses salles. Ce qu’elle accueille d’étranger n’est d’ordinaire ni bien nombreux ni bien hors de ligne.

Parmi les ouvrages non académiques, il convient cependant de nommer les Condottieri de M. Herbert, qui vaudraient davantage si la vigueur et l’audace de quelques-unes de leurs figures n’étaient pas trop nettement empruntées de Van-Dyck ; — les tragédies et les élégies romaines de M. Uwins, dont la poésie réelle est souvent gâtée par l’exagération mélodramatique, et enfin l’Arrivée à l’école et la Sortie de classe de M. Webster, deux aimables croquis d’écoliers espiègles et d’enfans mutins que ne désavouerait pas Charlet.

Rentrons en pleine académie. Abordons ses paysagistes, sa gloire la plus incontestable et aussi bien celle de la présente exhibition de Somerset-House.

J’ai regret que M. Stanfield ait laissé sa barque dériver si loin cette année, et qu’il ait perdu de vue la côte que nul ne savait mieux reconnaître et peindre. Sa mêlée navale contentera, j’espère, le Senior united service club, qui l’a commandée ; je doute qu’elle satisfasse l’artiste lui-même. Quoi ! ce groupe si calme de gros navires paisiblement désemparés et démâtés, c’est la triple armée de Trafalgar ! Le livret me dit bien : à votre gauche, vous avez le vice-amiral Collingwood sur le Souverain Royal avec sa prise, la Santa Anna. À votre droite, sont le Bucentaure et la Santissima Trinidad, criblés sous le feu du Neptune et du Leviathan. Au centre, c’est la Victoire, à bord de laquelle lord Nelson vient de mourir. C’est au mieux. Je sais à merveille l’ordre du combat. Mais où est l’ame, où est la pensée, où est l’horreur de cette terrible action ? Quoi ! sous tant de vaisseaux déchirés, sous tant de débris en flamme et croulans, sous cette ruine immense, rien que de belles vagues paisibles et transparentes ! Pas un flot frémissant et irrité ! Oh ! cette mer n’a pas le sentiment de la grande bataille qu’elle porte ! Elle ne serait ni plus calme ni plus indifférente, menant vers le port une flotte joyeuse et pavoisée. Je ne prétends pas que cet essai soit concluant contre M. Stanfield ; pourtant qu’il y regarde désormais à deux fois avant de reporter la guerre sur le capricieux élément. Ces combats de mer veulent une autre chaleur d’ame, une autre force de bras, un pinceau trempé en d’autres couleurs que ne le demandent le golfe riant où glissent les voiles pacifiques et la falaise pittoresque, tantôt souriante et splendide au soleil, tantôt éplorée et en deuil sous l’orage.

La critique anglaise, quand elle daigne critiquer l’art, a parfois des blâmes et des éloges singuliers. Voici comme elle traitait, l’autre jour, la nature indienne toute spéciale de M. Daniell.

« Nous aimons l’étrangeté des sujets de cet artiste, disait un indulgent aristarque ; elle attire malgré qu’on en ait ; elle procure des contrastes piquans et une agréable variété dans l’exhibition. »

Au contraire, le journaliste mécontent, s’écriait :

« Où avez-vous pris, M. Daniell, les serpens démesurés que vous dévidez ? Rapportez-vous un certificat de leur longueur ? Nous ne savons pas de famille d’arbres orientaux qu’on puisse dire parente même éloignée des vôtres, ni de pagode le moins du monde affiliée à votre architecture. »

Il y a de part et d’autre une sorte de vérité dans cette double critique d’humoristes.

La bizarrerie des effets vous arrête et vous retient devant ces compositions provoquantes de M. Daniell, mais vous ne les examinez guère que comme la fantasque combinaison des figures d’un casse-tête. C’est que l’ardente atmosphère de l’Inde n’est point là ; c’est que cette froide peinture vous transporte mal dans le climat étouffant qui a nourri le choléra. Alors vous devenez défiant et injuste. Vous contestez sans droit de la localité que vous ne connaissez pas. Vous pousseriez presque la mauvaise humeur jusqu’à préférer aux estimables et curieux tableaux de M. Daniell, les piquans, mais impossibles caprices d’un paravent de laque.

Ce nous est toute joie présentement d’en être venus à ces quatre illustres artistes qui ne nous laissent plus d’embarras que celui de les louer dignement. Ce n’est pas entre de pareils hommes qu’il convient d’assigner des rangs. Rechercher et marquer les différences de leurs talens est l’unique tâche imposée ici.

M. Callcott se plaît surtout à baigner de ruisseaux, de larges rivières, les rives fleuries de ses campagnes, les quais brillans et animés de ses villes. Jamais son ciel n’est tout-à-fait pur ; toujours vous le voyez un peu nuageux ; l’horizon est humide, limpide et argenté. Il semble qu’il ait toujours plu la veille sur les paysages de ce peintre, tant l’air y est frais, vivifiant, embaumé.

M. Collins nous conduira plus rarement au bord des eaux ; ou s’il nous mène près d’un étang, le flot est si tiède, qu’il ne nous rafraîchit pas ; nous voudrions nous baigner. Il y a une chaleur d’été et une force de soleil jusque sous ses plus épais feuillages qui ouvrent les pores, et dilatent tout votre être, qui vous emplissent de toute la vie féconde de juillet et d’août.

Mais quelle est cette tombe au fond d’une double rangée de peupliers maigres et couronnés ? Des gouttes brillantes scintillent aux feuilles maladives qui tremblent. Une biche craintive traverse l’avenue et se dérobe. D’où vient que cette composition si simple vous remue si profondément ? Ce n’est certes pas parce que, sur la pierre du monument, vous lisez le nom célèbre de sir Joshua Reynolds. Tout le secret de votre impression est entre votre âme et celle du peintre. C’est que M. Constable est maître parmi les maîtres du domaine idéal. Aussi, n’est-il pas intelligible à tous, ni même aux élus à toute heure. Vous-même qui pleurez maintenant, vous n’avez pas toujours vu la nature telle que cette toile passionnée vous la montre ; mais vous l’avez aperçue ainsi soit un matin, soit un soir, quand vous alliez aux champs, le cœur palpitant et gonflé, regardant vaguement à travers vos pleurs, sans savoir, sans vous demander s’ils étaient de joie ou de souffrance.

Votre regard recule ébloui. Voici une ville d’or et d’argent dans une nuit d’azur, une ville en fête, une ville inondée de masques, embrasée de feux d’artifice, confuse, folle, enivrée, pleine de flambeaux sur la rivière et dans les rues ; — et puis, là bas c’est une autre ville, rayonnante, enflammée aussi, mais d’une autre flamme, de la flamme du ciel : c’est Rome, la ville éternelle, tout allumée sous les rayons d’un soleil en feu qui se couche ; — plus loin, c’est un coin du monde inconnu, que la seconde vue seule de M. Turner a découvert. Une montagne à votre droite a pour diadème de sublimes palais radieux, qui semblent une cité du ciel ; bien loin au-dessous serpentent, dans la plaine, des ruisseaux d’opale liquide, et se dressent les collines tapissées d’émeraudes, jonchées de rubis, de turquoises, de topazes, d’améthistes, où les chèvres et les génisses blanches passent, en se jouant, la tête à travers les touffes de ces fleurs étincelantes. Une lumière impossible à soutenir submerge toute cette fantastique perspective. — Combien d’hommes ont vu ces choses ailleurs que sur les toiles de M. Turner ? dites-vous, surpris et incrédule. — Vous avez raison : bien peu les ont vues ; et ceux qui les voient, ce sont les inspirés ou les malades, les artistes choisis, les poètes.

Il ne faut pas s’étonner que des étrangers n’admettent pas d’emblée toute la puissance et toute l’originalité de ce téméraire génie. À peine est-il bien reconnu chez les siens. Il n’a même là qu’un nombre fort limité de véritables admirateurs. Au moins ceux-là sont-ils dévoués et fanatiques. On émettait devant l’un d’eux le doute que le ciel eût jamais eu la couleur jaune d’ocre que M. Turner lui avait donnée dans l’un de ses plus féeriques paysages : — Tant pis pour le ciel, s’écria le croyant ; s’il n’a pas pris encore cette couleur, il a eu grand tort, et il la prendra certainement quelque jour.

Redescendons vite au second étage ; les petits cadres et les petits portraits ne nous retiendront guère, malgré leur respectable quantité.

J’estime fort, mais voilà tout, les nombreuses aquarelles-portraits de M. Chalon, l’académicien.

Deux copies sur émail, de M. Bone, d’après Van-Dyck, sont d’habiles et heureuses reproductions de leurs glorieux modèles.

Il y aurait beaucoup à louer de détails, dans la foule serrée des miniatures, beaucoup de soin, de délicatesse, de savoir-faire et de fini. Il conviendrait de recommander principalement M. Barclay, M. Denning, M. Roberston, M. Ross, M. Booth, M. Rochard et M. Newton. Parmi tous les petits chefs-d’œuvre de grâce extérieure et d’exécution matérielle qu’ont exposés ces artistes divers, je confesse toutefois avoir cherché vainement un visage qui me montrât son âme et m’y laissât lire, comme la moins achevée des figures de Mme de Mirbel.

Nous sommes au rez-de-chaussée, où nous attendaient les sculptures, et dans une obscurité presque complète, grâce à la proximité du sol et aux ténèbres que continue de nous faire le mois de mai. N’importe ; la blancheur des marbres percera bientôt cette nuit malencontreuse.

C’eût été un beau sujet, placé à la porte de la salle où nous entrons, que la Sculpture pleurant le repos de M. Chantrey. M. Chantrey ne se lasse pas de son inaction ; il n’a rien produit encore cette année. Ce n’est pas l’âge pourtant qui lui a engourdi la main et en a fait tomber le ciseau. Serait-ce que, couronné du laurier académique, satisfait de ce qu’il a obtenu de gloire méritée, il juge son œuvre accomplie, et ne plus rien devoir au présent ni à l’avenir ? Il se tromperait fatalement alors. Shakspeare ne lui a-t-il pas dit quel grand calomniateur est le Temps, et comme il obscurcit promptement les noms les plus illustres, qui ne se rappellent pas eux-mêmes à leurs contemporains par une action de chaque jour ?

M. Baily est le seul des académiciens sculpteurs qui ne se soit point profondément endormi dans son fauteuil. Malheureusement, tout ce qu’il a produit est loin d’être parfait. Sa Nymphe assoupie, son morceau principal, me choque surtout et me mécontente. Est-ce là une nymphe d’abord ? Cette fille bouffie, aux membres robustes, a-t-elle été jamais de ces légères et sveltes beautés qui suivaient Diane à la chasse et devançaient les biches à la course ? Et puis, à ne la prendre que pour une très réelle et saisissable mortelle d’aujourd’hui, cette femme ne dort pas ; jamais vous ne la verrez s’éveiller. Elle est ensevelie dans son lit de marbre ; elle est morte.

Au moins l’Évêque de Limerick, du même artiste, offre-t-il une belle attitude pensive et un fidèle ressouvenir de cette profonde expression recueillie qui rendait si frappante la physionomie du savant prélat.

C’est une ingrate et inutile besogne que de critiquer de laborieux efforts auxquels le succès n’a point répondu. Je passe devant nombre de figures et de groupes mythologiques sans signification, sans caractère, et je m’approche de la foule des bustes.

Je regrette d’abord de trouver parmi eux, les dépassant à peine de la tête, une petite statue de lord John Russell, drapée en sénateur romain. Lord John Russell sculpté de cette taille et sous ce costume, voilà une idée doublement malheureuse ! Eût-il voulu grossir sa collection de caricatures anglaises, M. Dantan ne s’y fût pas pris autrement. Rien de moins noble, rien de moins grandiose, que l’air et les attitudes du noble lord, et par conséquent rien de moins propre à la toge antique. En outre, la stature de ce ministre est si exiguë, si chétive ; l’avez-vous vu une fois, vous avez gardé de sa personne un si imperceptible souvenir, que vous avez bonne envie de le croire représenté ici de grandeur naturelle. Il se peut que le célèbre fils du duc de Bedford ait eu la faiblesse de se commander ainsi lui-même, afin d’avoir place plus aisément sur les cheminées ; sinon, c’est M. Francis lui-même qui l’a rendu méchamment bien ridicule.

M. Francis a fait meilleure justice à lord Melbourne. Il l’a saisi où il le fallait saisir, en un de ses magnifiques mouvemens de colère éloquente ; il a bien irrité son marbre, il lui a bien dressé la tête, gonflé les artères, ouvert la narine, enflammé l’œil. Oui, c’est là le chef du cabinet whig à la chambre des pairs, lorsque provoqué, poussé à bout par l’imprudente opposition des tories, il s’élance enfin, éclate et les foudroie de sa tonnante parole.

La tête colossale de Charles Kemble est une étude pleine de sincérité : de grands traits inertes, des muscles, de la force, nulle expression, pas un souffle d’ame, pas une lueur au front ! C’est cela ! Mais le buste était facile. Ce comédien était déjà de marbre avant d’être sculpté.

Deux petits bas-reliefs sollicitent de nous un dernier regard à la sortie de la salle.

L’un prétend figurer la chute de trois mauvais anges. J’en demande pardon à M. Archer, mais jamais ces trois grimaciers convulsionnaires qu’il précipite, n’ont eu d’auréole au front, dans le ciel. Si c’était de la lucarne d’une maison de fous furieux qu’il les fît tomber, à la bonne heure.

L’ange gardien d’une clochette bleue, légère sylphide qui se balance, blottie au fond de la fleur dont elle est l’ame, caractérise bien le jeune talent délicat et gracieux de M. R. Westmacott, et nous laisse quitter Somerset-House un sourire satisfait sur les lèvres.

iii.

C’est l’association des artistes anglais que nous visitons, ce matin, Suffolk Street. Ici nous avons toute notre exhibition de plain-pied, en un seul vaste appartement de cinq pièces. Nul comfort n’a été ménagé. De joyeuses cheminées où brillent d’excellens feux de charbon de terre, nous réjouissent la vue dès l’entrée, car le mois de mai continue d’être aussi glacé qu’il est sombre.

Je vous ai dit que cette exhibition était l’exhibition libérale et hospitalière, le palais public et commun élevé contre le palais exclusif et privilégié de Somerset-House. Conséquemment se sont établies en ces salles, et ont pris possession du terrain, trouvant les deux battans ouverts, des légions de peintures qu’on eût sagement consignées à la porte, partout où la police de l’art aurait eu un factionnaire. Mais ce ne sera pas moi qui condamnerai jamais l’abus même de la liberté. Seulement je profiterai de mon droit d’abréger notre visite et de ne vous présenter que le nombre fort restreint des artistes dignes de l’introduction.

Et d’abord détournons avec soin le regard de quatre ou cinq immenses toiles effroyables, et de je ne sais combien de portraits en pied, qui ont accaparé une bonne partie du salon principal. Les portraits, je vous en avertis, ne sont pas en moindre force à ce bout du Strand qu’à l’autre. Prenez garde surtout aux sheriffs et à leurs robes rouges. Ne laissez pas imprudemment errer votre œil de leur côté.

Allons droit vers le patron de céans, M. Haydon, le robuste et courageux Atlas qui porte presque à lui seul toute l’association sur ses épaules, bien qu’il n’en soit pas lui-même membre officiel. M. Haydon est le grand antagoniste de l’Académie royale qu’il bat en brèche incessamment dans ses lectures publiques ; il l’accuse d’avoir dégradé l’art : elle a, déclare-t-il (et c’est le crime irrémissible), elle a intronisé le portrait et le paysage, et chassé l’histoire du temple. En homme consistant, M. Haydon soutient son dire de son pinceau ; il peint de l’histoire tant qu’il peut.

Or, voici, de sa façon, un sujet historique, ou plutôt religieux : le Christ ressuscitant le fils de la veuve.

L’école anglaise a sobrement exploité le pieux domaine de l’Écriture. La raison en est simple. Le protestantisme fermant son église aux peintures sacrées, quel sanctuaire les accueillerait ? Toutefois le défunt président West a tenté la représentation de quelques scènes du Nouveau-Testament ; mais, quoiqu’il les ait tenues lui-même de son vivant pour chefs-d’œuvre, elles sont demeurées aussi chefs-d’œuvre que ses autres ouvrages profanes.

Son prédécesseur au fauteuil le plus justement célèbre, sir Joshua Reynolds, eut un jour la mauvaise pensée de créer aussi sa Sainte Famille. On la peut voir maintenant dans la Galerie nationale de Londres ; et Dieu sait, à la honte ineffable de l’illustre baronet, quel rôle joue là ce groupe hébété de figures anglaises, rouges de grog, en la compagnie des familles vraiment saintes d’André del Sarto et du Titien !

M. Haydon, ce terrible pourfendeur d’académiciens, a-t-il mieux interprété l’Écriture que ces deux présidens d’Académie ? À peine, hélas ! Son Christ n’a rien du Christ. Ce n’est pas le Sauveur qui rappelle une ame ; c’est un homme vulgaire qui regarde stupidement se ranimer un corps. La face convulsive du fils n’est pas celle d’un mort réveillé se levant du tombeau, mais bien d’un vivant désespéré qui veut y descendre. Pourtant, malgré son attitude pénible et mal précipitée, elle est belle cette mère tenant embrassé son enfant, rassurée déjà, calme et souriante. Elle ne craint plus, elle se confie ; car ce cœur, hier insensible sous sa main, revit à présent, la repousse et palpite. Certes le sien lui bat aussi et chaudement la poitrine, à l’artiste qui a senti cette sublime joie maternelle, et l’a exprimée avec ce bonheur. Quelle pitié qu’une pareille puissance d’ame s’étouffe elle-même sous tant d’énormes défauts et soit si souvent insuffisante à les racheter !

Le respect dû au mérite fourvoyé me fait éviter une autre large toile historique de M. Haydon, où je blâmerais tout inhumainement, jusqu’à un bout de ciel du Tintoret, que j’admire fort chez le maître auquel il est dérobé, mais qu’il n’est plus permis d’approuver ailleurs.

Deux esquisses, d’une dimension fort restreinte, nous vont montrer une nouvelle face du talent de M. Haydon.

La première est empruntée du grand prêteur des peintres anglais, de Shakspeare. C’est après la fameuse aventure de Gadshill, dans la première partie de Henri IV. Le prince a bien son air parfaitement malicieux, moqueur et méprisant. Mais c’est le gros chevalier surtout qu’il faut admirer :

« D’ye think I did not know ye, Hall ? »

Et, en aventurant son insidieuse question, il traverse du regard Henry tout entier. L’expression complexe de sa physionomie est incomparable ; la curiosité, l’inquiétude, l’effronterie, l’astuce, l’indifférence, rien ne manque ; chaque passion a son muscle mis en mouvement. Oh ! voilà le vrai Falstaff, l’unique que nous ayons rencontré parmi les milliers d’usurpateurs de son nom. Le peintre a compris que cet immortel héros de trois drames immortels était tout autre chose qu’un ignoble bouffon empêtré de graisse et l’ame au ventre.

John Bull à déjeuner, John Bull inondé d’embonpoint, goutteux, impotent, John Bull entouré de monceaux de roast-beef et de jambon, qui s’écrie mélancoliquement : — Nous sommes une nation ruinée ! — ce John Bull-là est une délicieuse personnification de l’égoïsme britannique, — plaisanterie d’autant plus exquise qu’elle est grave et triste comme le peuple qu’elle individualise.

Possesseur de si éminentes qualités, de qualités si voisines du génie, malheureusement M. Haydon les obscurcit par trop de fautes inexcusables. C’est un hasard qu’il prenne la peine ou le temps de composer ; il est plus rare encore qu’il veuille dessiner et peindre. Ses œuvres ne sont guère que des ébauches d’une exécution hâtive et grossière. Mais ces torts, la plupart volontaires, ne sont-ils pas doublement inconséquens et maladroits chez un homme qui prétend fonder une école, restaurer l’art soi-disant détrôné, enfin démolir une académie très digne encore et très capable de défendre son rempart ?

M. Hurlstone n’est pas uniquement un peintre de portraits consciencieux et habile ; ses baronets, ses honorables ladies, ses membres du parlement sont bien Anglais jusqu’au bout des doigts. Il a fait pleine justice à l’auguste gravité de ses fiers compatriotes. Du reste il ne s’est point abstenu d’aller chercher ailleurs la vraie beauté, l’expression naïve et la poésie. Sa Paysanne de Frascati et ses Jeunes muletiers des Abruzzes vous invitent de l’air, du sourire, de la parole, et vous emmènent tout d’abord sous leur ciel béni.

Rien de séduisant comme le coloris des tableaux de M. Hurlstone. Néanmoins je n’ose l’approuver absolument. J’ai peur qu’il ne soit une certaine combinaison d’emprunts déguisés. On dirait un coloris de coalition ; notre artiste n’aurait-il pas, par exemple, fondu sur sa palette et mêlé quelques-uns des tons vaporeux de sir Joshua Reynolds et de Murillo ?

Il y a de l’air, du soleil, de l’animation ; il y a de l’Italie dans la plupart des paysages italiens de M. Linton, quoiqu’il faille leur reprocher un peu de confusion et l’abus des teintes dorées. Je m’afflige de ne pouvoir accorder aucun de ces éloges restrictifs à l’immense toile sur laquelle M. Linton avait fondé sans doute l’espoir principal de son année. Servile imitation d’un style interdit surtout aux imitateurs, sa Jérusalem sous les ténèbres pendant la mise en croix rappelle uniquement l’absence de M. Martin. Où se dérobe-t-il, ce grand poète biblique qui s’est trompé d’instrument et a pris un pinceau au lieu d’une harpe ? Exclu si durement des honneurs académiques, qu’il briguait, ne se console-t-il pas de cette injure ? N’a-t-il plus seulement le courage de protester Suffolk-Street contre les préventions de Sommerset-House ? Ou bien serait-ce qu’il a épuisé sa puissante, mais stérile antithèse de lumière et d’obscurité, d’architecture colossale et d’imperceptibles humains ? Serait-ce qu’il ne lui reste rien à dire ?

M. Davis est l’Abraham Cooper de l’association des artistes britanniques. Ses portraits de chevaux sont frappans, affirment tous ceux qui connaissent les modèles. On admire fort aussi l’ardeur et la fougue de ses courses. Ses chasses ne sont pas moins populaires. La foule ébahie se presse autour de ses rubans encadrés où les escadrons de cavaliers et la longue traînée des chiens sillonnent la plaine, haletans, ventre à terre. Pour moi, je reconnais volontiers la valeur de ces chaudes peintures des joies nationales anglaises ; mais je me confesse incapable de me pâmer long-temps devant elles.

Je n’ai pas cité les vastes intérieurs d’églises espagnoles que M. Roberts a produits à Somerset-House ; je ne crois point devoir citer davantage les vastes intérieurs d’églises françaises qu’il expose à Suffolk-Street, Ce dessinateur n’est à son aise et ne triomphe que dans le petit. Ses illustrations des keepsakes de Grenade et d’Andalousie sont de jolies vignettes. Elles traduisent d’ailleurs l’Espagne comme on a traduit jusqu’à présent Don Quichotte.

Et quand je parle ainsi dédaigneusement du petit, observez que je ne traite point de petite toute œuvre d’une dimension étroite et réduite. Eussé-je cette impertinence, en la salle même où nous sommes, les délicieux paysages-miniatures de M. Creswick me donneraient un démenti bien formel et fondé.

Des sculptures de Suffolk-Street, nous aurons la générosité de n’en point parler, ou du moins d’en très peu parler.

Sur trente bustes environ, à peine cinq ou six accusent-ils un certain savoir-faire et quelque facilité de ciseau ; aucun ne nous montre de physionomie vivante et qu’éclaire un rayon d’âme.

Ce qui vaut mieux que tout le reste, c’est un petit nombre d’esquisses en glaise et en cire, et de bas-reliefs ébauchés. Sérieusement repris et développés dans le marbre, ces essais se pourraient transformer un jour en œuvres véritables ; jusqu’à présent il n’est permis de les considérer que comme des indications heureuses.

iv.

Si nous consultions uniquement la somme de mérite que produit cette année la société des peintres d’aquarelle, nous nous arrêterions longuement dans la jolie salle fashionable de Pall-Mall-East ; mais nous n’y avons à étudier qu’un seul genre de peinture. Nous irons donc encore plus vite à travers cette brillante exhibition.

Parmi les féconds artistes associés qui l’enrichissent périodiquement, M. Copley Fielding est sans contredit le plus fécond et l’un aussi des plus méritans. Prendre une à une toutes ses aquarelles, ce serait impossible. Il n’en expose guère cette fois que quarante ; mais c’est de sa part discrétion inaccoutumée : d’ordinaire il va au-delà des cinquante. Et qu’on ne lui reproche pas la monotonie des sujets : il se varie et se renouvelle incessamment. Vous ne le voyez pas, il est vrai, s’éloigner beaucoup de ses îles britanniques ; mais quelle falaise de leurs côtes, quelle de leurs montagnes ou de leurs plaines, quel lac perdu de l’Écosse, quel antique manoir anglais enseveli sous son parc ombreux, quel recoin du pays ne fouille-t-il pas et laisse-t-il inexploré ? Ce n’est pas même pourtant l’exigence de son art qui le pousse à parcourir ainsi les trois royaumes. Vous l’enfermeriez dans le seul comté de Middlesex qu’il ne serait pas plus empêché de fournir à Pall Mall son contingent annuel. De fait, quand on possède ce sentiment de la nature qu’il a si profond et intense, en quel lieu pauvre et stérile n’est-elle point suffisante ? Donnez-lui ce matin pour prison de sa journée quelque pelouse chauve et maladive, qui n’ait pas une cabane, pas un arbre, pas une fleur, pourvu qu’il garde la vue libre, pourvu qu’il puisse suivre le soleil de son aurore à son coucher, traversant un ciel pur ou sombre ; demain, s’il lui plaît, il vous montrera quatre pages merveilleuses, où triompheront le printemps, l’été, l’automne, l’hiver, — les quatre saisons du jour.

M. Copley Fielding, ce grand accapareur des panneaux de Pall-mall, ne s’y est cependant pas établi le seul paysagiste. Quoiqu’il soit incontestablement le premier, plusieurs après lui seraient très dignes d’être nommés.

Je mentionnerai seulement la fraternité singulière de deux artistes très capables de voler chacun de leurs propres ailes, mais qui préfèrent souvent associer leurs mérites distincts : je veux parler de M. Tayler, que vous voyez menant ses troupeaux et ses bergers par les champs et les pâturages de M. Barret.

M. Prout semble avoir hérité de quelques-unes des touches du pinceau de Bonington. Ses vieilles rues et ses intérieurs nous arrachent de la solitude des champs, et nous replongent dans la foule des hameaux et des villes.

John Bull, cet infatigable touriste, qui connaît si parfaitement les moindres peuplades des quatre parties du monde, ne sait rien de l’Irlande, sa sœur, si ce n’est qu’elle meurt de faim à la porte de l’Angleterre. M. Evans supplée aujourd’hui, par sa peinture, à cette ignorance. Il montre la noblesse affable de ces Irlandais que le torisme transformait en sauvages, la grâce touchante, la suave beauté de leurs femmes ; et, afin que John Bull, qui est comme Thomas, ne doute point, il le mène partout dans leurs cités, dans leurs villages, dans leurs marchés, dans leurs cabanes. Il ne cache pas leur misère, loin de là ; mais il la représente digne et sûre d’obtenir son droit. John Bull profitera sans doute de l’instruction. Elle fortifiera la bonne intention qu’il a présentement de faire justice à sa sœur, et de lui jeter quelques miettes de sa table splendide.

Du reste, les scènes irlandaises de M. Evans portent avec elles un caractère auquel il n’est pas permis de se méprendre. Vous n’avez pas visité le beau pays malheureux qu’elles ont révélé, et vous êtes certain pourtant de l’avoir vu en elles. Combien ne préférez-vous pas l’éloge simple et vrai qu’elles lui décernent, à la friperie poétique dont O’Connell habille sa verte Erin, au bout de toutes ses harangues, éternellement les mêmes ?

Un autre artiste, plus brillant, non pas supérieur, se recommande hautement en vertu d’un titre pareil à celui de M. Evans. Il a su découvrir également une mine vierge et en dégager aussitôt le filon d’or. Le bonheur de M. Lewis a été grand. Il est le premier de tous les peintres qui ait compris les mœurs du peuple espagnol et su extraire leur poésie.

Voici déjà plusieurs années que M. Lewis exploite abondamment ce riche terrain qu’il s’est approprié. Jusqu’à présent, il s’était borné à nous conduire par les rues de Séville et de Grenade, dans leurs couvens et dans leurs églises ; cette fois il varie son spectacle. Nous sommes introduits à l’amphithéâtre ; nous allons voir les taureaux courir.

Les deux courses qu’expose M. Lewis ne sont point des morceaux achevés, mais elles offrent un nombre infini d’admirables détails. Le luxe de costume des toreros amassés aux barrières, leur expression, leur air, leurs attitudes, l’empressement et la cohue aux portes, tout cela est dit merveilleusement et d’une saisissante vérité. À pénétrer plus avant dans l’arène, nous sommes moins satisfaits. L’action est surchargée de trop d’incidens. Or, la tragédie de la place des taureaux est la plus simple de toutes, en même temps que la plus terrible. Jamais l’intérêt ne s’y divise ; jamais deux points divers qui l’attirent et se le disputent. Un seul, un point unique absorbe et retient rivées les dix mille ames humaines entassées là, regardant, palpitantes, la vie d’une de leurs sœurs, pendue à un fil. Nous ferons à notre artiste une autre chicane : curieux et sagace observateur comme il est des choses et des figures locales, nous trouvons qu’il n’a pas suffisamment étudié tous ses personnages. Ces pauvres chevaux des courses, tout invalides et squelettes qu’ils paraissent, ne sont pas de purs rossinantes ; ils témoignent jusqu’à la fin de leur sang andalou. Nous les voyons, aux trois quarts éventrés, courir encore bravement à la charge, et la tête haute, offrir le poitrail au coup mortel. Le peintre n’a pas traité beaucoup plus fidèlement ses taureaux ; il a fait de très respectables taureaux ordinaires, non pas des taureaux espagnols, ce qui est tout autre chose. Ces torts, véniels pour nous, seraient irrémissibles aux yeux d’un aficionado véritable. C’est qu’au cirque le cheval et le taureau ne sont point de simples comparses. L’acteur principal est le taureau peut-être.

Mais où M. Lewis triomphe surtout, c’est dans son troisième tableau, qui montre l’extérieur d’une taverne de Grenade un jour de course. Et ne blâmez pas le choix de ce troisième sujet, si analogue aux autres. L’art peut puiser sans crainte à toute source où bouillonne une forte passion populaire ; l’onde fécondante y est inépuisable. Ici rien qui ne soit irréprochable et excellent. Le désordre est l’action ; la confusion, le mouvement. La foule acclame et bat des mains aux toreros qui passent. Pour elle, le spectacle a commencé déjà. Deux picadors à cheval vident le dernier verre de mansanilla, le coup de l’étrier. Ils s’étourdissent, ils boivent l’oubli du danger. Un matador, plus raffiné, s’enivre de pure galanterie. Il part, deux adorables majas aux bras ; l’une, sa maîtresse, vivra ce soir, s’il est vivant. À la porte du cabaret s’est arrêté un calesin, qu’emplit largement la rotondité d’un dominicain. Le bon père vient confesser les mourans. On lui apporte en bouteille le courage dont aura besoin son pieux ministère. Cependant un frère quêteur va fort activement de groupe en groupe ; l’habile homme n’ignore pas que l’émotion et la joie font la charité plus abondante. Enfin, partout c’est l’originalité des scènes, la naïve barbarie des mœurs, la rudesse des contrastes, épiées âprement et prises sur le fait ; c’est toute cette neuve poésie du terroir ramassée à pleines mains et mise ardemment en œuvre. Une page semblable en conte plus à elle seule de l’Andalousie, que tous les milliers de voyages accumulés depuis vingt ans par les touristes.

Un ouvrage de M. Cattermole commande une double attention, et par son importance et par la juste célébrité de l’artiste. Autant M. Copley-Fielding est en avant des paysagistes de Pall-Mall, autant M. Cattermole précède les peintres du style gothique. Examiner l’œuvre de ce dernier, c’est choisir le meilleur échantillon pour juger le moyen-âge de l’exhibition.

M. Cattermole avait exposé, l’an passé, une cellule d’abbé, selon nous admirée fort au-delà de ses mérites. Certes, c’était une brillante fantaisie. Toutes les richesses y ruisselaient dans les flots d’un éblouissant coloris. Mais ce n’était pas là vraiment qu’il fallait vider la corne d’abondance. Ce n’était pas là le lieu de tant de guirlandes, de tant de fruits, de fleurs, et de cassolettes. Le luxe des moines n’a jamais été si délicat. Bref, à notre avis, l’artiste avait peint un rêve, non point restitué une scène des vieux temps. Il n’avait point paré la vérité ; il l’avait travestie et fardée.

Cette fois, M. Cattermole s’en prend à un sujet tout sanglant et terrible. C’est le meurtre de l’évêque de Liége, la grande scène du roman de Walter Scott qu’il représente. Beaucoup de parties de cette vaste composition sont dignes d’un haut éloge. Le contraste surtout est magnifique entre la vénérable et paisible figure de la victime sous le sabre du bourreau et la hideuse convulsion des traits de l’assassin. Rarement on avait mieux mis le crime et la vertu face à face. Toutefois, si la verve abonde dans l’exécution, l’énergie déborde peut-être. Le peintre semble manquer un peu de mesure et de discrétion. J’ai peur qu’il n’ait ici abusé de l’horrible, comme, dans la cellule de l’abbé, il avait fait des lys et des roses. Je sais quelle méchante et sauvage compagnie était celle du Sanglier des Ardennes, mais je ne crois pas qu’il n’eût de convives à sa table que les bêtes fauves qui hurlent à l’épouvantable festin où nous convie l’artiste.

Une dernière observation qui s’adresse, non pas seulement à M. Cattermole, quoiqu’il la provoque principalement, mais à plusieurs autres notables peintres de Pall-Mall et même légèrement à M. Lewis.

Une idée téméraire préoccupe évidemment ces artistes estimables. Ils jugent l’aquarelle omnipotente et capable de rivaliser en tout point avec la peinture à l’huile. Bien mieux, hommes conséquens qu’ils sont, ils essaient de fortifier leur dire par leurs œuvres ; nous ne sommes point accoutumés à décourager les tentatives difficiles et hardies ; pourtant nous confessons n’avoir en celle-là qu’une médiocre confiance. Il se conçoit qu’en de certaines occasions l’aquarelle emprunte le secours d’une force et d’une énergie de moyens qui ne sont pas de son essence ; — il ne se conçoit point qu’elle se veuille faire absolument énergique et forte contre sa nature. Du reste, elle peut, s’il lui plaît, étaler un papier égal en dimension aux plus larges toiles ; elle peut le noircir à son aise et le charger de gomme ; mais je tremble qu’elle n’ait le sort de la grenouille envieuse du bœuf. À cet effort immodéré, sans acquérir la puissance de sa rivale, ne perdra-t-elle pas la légèreté, la morbidesse, la transparence, ses qualités principales et essentielles ?

À quoi bon d’ailleurs dépenser son talent en usurpations hasardeuses ? À quoi bon cette rage de déplacer les limites sagement posées des genres ? Qui vous contraint de vous enfermer dans la salle étroite de Pall-Mall ? Si la gloire de Claude et du Titien vous empêche de dormir, que ne trempez-vous votre pinceau aux mêmes couleurs éternelles où ils trempaient le leur ? Dût Somerset-House vous fermer ses portes, ignorez-vous comme vous seriez bien-venus et fêtés chez vos frères, les associés libres de Soffolk-Street ?

v.

Nous avons redescendu le Strand. Entrons à Exeter-Hall, où s’est établie la nouvelle société des peintres d’aquarelle. Cette dernière visite, si courte qu’elle soit, nous sera méritoire ; car ce que nous avons vu d’exhibitions était bien pour nous satisfaire, et ce n’est pas la meilleure qui nous reste à voir.

Mais nous avons promis d’être équitables ; nous avons promis de tout montrer, de ne soustraire aucune des pièces utiles aux juges. Achevons donc paisiblement notre besogne de rapporteur.

Ce qui recommande surtout la société nouvelle, c’est sa tendance marquée vers l’amélioration. Ainsi sa présente exhibition, qui est seulement la cinquième, est de beaucoup supérieure aux précédentes. L’année dernière encore, la salle était à peine tenable dix minutes, tant le méchant et le médiocre y dominaient ; cette année, avec du loisir, on y peut passer une heure agréable.

Voilà les bénéfices que produit l’esprit d’association appliqué à l’art. L’association est doublement féconde. En assurant les progrès individuels, elle favorise le progrès général.

Ici, peu d’ouvrages frappent par l’habileté de l’ordonnance, le fini, la perfection du travail. Presque tout est à l’état d’ébauche ; mais, sous la rude écorce de bien des essais informes, frémit une sève qui jaillira un jour en de luxurians feuillages.

Dans le très petit nombre des choses vraiment achevées, il convient de citer les bijoux de M. Downing. Ce sont le plus souvent des vues de la Tamise en hiver. C’est le grand fleuve où glissent les barques et les navires voilés de brume. Le ciel de Londres est là chargé de toutes ses vapeurs. C’est assurément le brouillard de la rivière, lui-même, que l’artiste a trouvé moyen de mettre sous verre et d’encadrer. Ces jolies miniatures sont toutes, je l’avoue, un peu tristes ; mais est-ce la faute de M. Downing, si le soleil est six mois de l’année sans vouloir luire pour la capitale de l’Angleterre ?

Les marines et les paysages de M. Sheperd ne manquent ni de relief ni de vie. Mais l’inexpérience s’y trahit évidente. On reconnaît que le peintre tâtonne et cherche encore. Il n’est pas le maître de sa composition. Il caresse et prodigue les détails outre mesure. Ses peintures vous fatiguent et vous éblouissent. C’est qu’elles n’ont aucun centre. Il oublie d’y marquer le point visuel.

M. Warren, le dernier que nous ayons à nommer, possède une imagination vive et fertile ; c’est dommage que le pinceau lui résiste autant et réalise si incomplètement sa pensée. Quelques-uns de ses trop nombreux ouvrages doivent être cependant mis à part, où la verve et l’originalité rachètent presque l’incorrection et la négligence.

L’Embarcation de la reine Élisabeth à Greenwich est une chaude et brillante illustration de la célèbre scène du roman de Kenilworth.

Il y a de la grandeur, il y a de l’orient dans cette peinture où nous voyons les statues colossales de Thèbes, au milieu de l’inondation du Nil, paisiblement assises sur leurs sièges de granit, et regardant, souriantes, le fleuve débordé qui monte à peine mouiller leurs pieds.

Une autre composition moins sérieuse caractérise mieux peut-être l’esprit d’invention de l’artiste.

Des sylphes et des sylphides ont sommeillé tout le jour dans leurs calices de roses. Éveillés à la brune, voilà qu’ils commencent de courir le jardin, sautant de touffes de fleurs en touffes de fleurs. Mais, grande aventure ! sur une large feuille d’hortensia a resplendi tout à coup un ver luisant. Aussitôt les mains s’enlacent. Une ronde se forme autour de l’insecte radieux. L’orchestre même ne manquera pas à ce bal improvisé. L’un des sylphes a pris un pétale de chèvrefeuille et l’embouche comme une trompette, tandis qu’un autre touche des fils d’une toile d’araignée, ainsi que d’une harpe. Entendez-vous le bruit des pas de la danse et les accords de la musique ? vraiment il y a là un souffle de poésie fantastique tout shakspearien. Cette folie des fées de M. Warren ne déshonorerait pas les folles fantaisies de la reine Mab et de sa cour.

vi.

Nous avons promené le curieux à travers les quatre exhibitions où nous nous étions engagé de le conduire. Nous lui avons été le plus exact et le plus fidèle cicerone que nous avons pu. Si nous n’avons pas tout montré, au moins espérons-nous n’avoir rien omis qui dût être particulièrement admiré. Nous n’avons négligé aucun nom recommandé hautement par son mérite ou son illustration. Face à face avec les célébrités, nous nous sommes appliqué à découvrir le caractère habituel et général de leurs talens, plutôt qu’à détailler leur œuvre du jour. Ainsi avons-nous essayé, non pas tant d’asseoir notre propre appréciation sur une large base, que de mettre chacun en état de prononcer de soi-même, en parfaite connaissance.

À cet effet, quelques observations, déjà indiquées, veulent être rappelées et rapprochées, afin d’éclairer davantage la matière.

On a vu qu’en Angleterre même, d’honorables antagonistes de l’Académie déploraient amèrement et flétrissaient l’abandon des hautes régions de l’art. Mais cet abandon très réel provient de causes qui l’expliquent et l’excusent.

Il est incontestable que l’artiste ne saurait travailler uniquement pour la gloire. Il faut qu’il travaille d’abord pour vivre. La dure nécessité lui prescrit donc de faire, avant tout, des tableaux capables de plaire à ceux qui achètent. Michel-Ange lui-même n’aurait jamais peint la chapelle Sixtine, pour l’unique plaisir d’y empreindre gratuitement son immortalité.

Chez nos voisins, la difficulté d’aborder les sujets religieux serait double. L’église protestante les a arrachés de ses murs comme images profanes. Ainsi non-seulement il ne s’agit pas de les lui vendre, mais l’enthousiaste M. Haydon eût-il la fantaisie de se hisser jusqu’au dôme de Saint-Paul, afin de le décorer bénévolement, il courrait le risque d’être jeté hors du temple et poursuivi en sacrilége.

D’autre part, le gouvernement ne commande aucune sorte de tableaux. L’honorable chambre des communes n’a jamais estimé que le moindre farthing du budget dût être employé à l’encouragement de la peinture historique ou non historique. Parce qu’un club s’est pris du désir d’avoir en son salon une bataille navale, c’est là pure exception, nullement coutume.

Or, à quel patronage l’art a-t-il été contraint d’avoir recours ? Au patronage qui s’est offert. Au patronage des lords, au patronage des riches ; mais quelles peintures demandaient les riches et les lords ? Bien entendu ce n’était pas la grande histoire ; ce n’était ni la grande histoire religieuse, ni la grande histoire profane ; c’étaient de grands portraits en pied, pour les plus grands panneaux de leurs appartemens ; et, pour les coins, de l’histoire en miniature, des chasses, du paysage et de l’aquarelle.

Ces considérations pesées, dont l’importance est grave, quand on veut impartialement juger la situation de l’art en Angleterre, il s’agit surtout d’examiner, si, dans les bornes encore larges et honorables où l’a enfermé la force majeure, il est suffisamment fécond et prospère, s’il compte assez de noms excellens qui l’autorisent et le recommandent. Là dessus, notre avis est affirmatif et nous pensons l’avoir établi de façon à ce que plus d’un autre s’y range.

Mais au milieu de tant de prospérité et d’excellence, s’écrie-t-on, y a-t-il une école anglaise ? Y a-t-il une école anglaise plus qu’il n’y a une école française ?

Oui, répondrons-nous encore, quoique moins absolument. Il n’y a point d’école anglaise si vous exigez le caractère rigoureusement tranché des vieilles écoles flamande, italienne et espagnole. Il y a une école anglaise plus qu’il n’y a une école française, en ce sens que l’art anglais s’est inspiré davantage et plus exclusivement du sol natal, de la nature indigène, du ciel du pays ; en ce sens qu’il a traité plus de sujets purement nationaux et presque inintelligibles au dehors.

Mais l’art anglais est-il l’égal de l’art français ? lui est-il supérieur ?

Nous serions fort empêchés de répondre formellement à cette dernière question.

Toute comparaison est délicate et téméraire entre les gloires analogues de deux peuples rivaux, lorsque, des deux parts, les titres sont authentiques, nombreux, fortement appuyés.

Le rapprochement conviendrait mieux, si la balance penchait à ce point d’un côté, qu’il ne fût guère possible de garder un doute sur la prééminence. Nous serions requis, par exemple, de déclarer notre opinion, touchant la double littérature des deux pays, que nous n’hésiterions pas à dire : la nouvelle littérature française arrive ; la nouvelle littérature anglaise s’en va.

Tel n’est point le cas en ce qui touche l’art. En France effectivement il arrive, il est arrivé ; mais en Angleterre il est arrivé aussi et ne témoigne nul empressement de partir. Seulement, peut-être a-t-il chez les uns en élévation ce que chez les autres il regagne en largeur. Chez les Français, l’arbre, bouillonnant de sève, dresse vers le ciel une superbe cime. Chez leurs voisins, ses hautes branches se sont desséchées, mais il couvre la plaine d’épais et vastes rameaux.


Londres, le 10 juin 1836.


Lord Feeling.
  1. Environ cinq cents de plus que l’exposition de Paris, cette année.