Les Excès de la spéculation au début du règne de Louis XV/01

Les Excès de la spéculation au début du règne de Louis XV
Revue des Deux Mondes3e période, tome 62 (p. 350-387).
UN CHAPITRE
DE
L'HISTOIRE FINANCIERE
DE LA FRANCE

II.[1]
LES EXCÈS DE LA SPÉCULATION AU DÉBUT DU RÈGNE DE LOUIS XV.

I.
LA BANQUE DE LAW ET LA COMPAGNIE DES INDES. — FAVEUR DES BILLETS. — HAUSSE DES ACTIONS

La mort de Louis XIV fit éclater une crise politique. Louis XV avait cinq ans, et la régence appartenait au duc d’Orléans, premier prince du sang. Mais le roi, par son testament, avait attribué tous les pouvoirs du gouvernement et la nomination à tous les emplois à un conseil de régence qu’il avait pris soin de désigner et dans lequel il avait placé aux premiers rangs le duc de Bourbon, le comte de Toulouse et le duc du Maine ; en donnant en outre à ce prince, assisté du maréchal de Villeroy comme gouverneur, l’éducation et la garde du roi mineur avec le commandement de sa maison militaire, il faisait peser sur le régent use odieuse et permanente suspicion. Ces dispositions, qui substituaient à la concentration excessive et personnelle du pouvoir une administration collective paralysant l’action du chef de l’état, rencontrèrent la double réaction aristocratique et parlementaire que faisait naître la fin du grand règne. Aussi, dans sa mémorable séance du 2 septembre, le parlement, le lendemain même de la mort de Louis XIV et avec un empressement significatif, déféra au duc d’Orléans, avec le titre de régent, tous les droits qui en dérivaient, la nomination du conseil de régence, la tutelle et la garde du roi mineur, ainsi que le commandement de sa maison militaire. Le prince, répondant aux sentimens qui venaient de lui attribuer l’autorité souveraine, rétablit le parlement (édit du 15 septembre) dans son ancien droit de remontrances suspendu par les déclarations de 1667 et 1673, et sacrifia le pouvoir ministériel à la noblesse, en remplaçant les secrétaires d’état par des conseils composés en partie de grands seigneurs.

Moins de quinze jours après la séance du 2 septembre, le nouveau gouvernement était organisé : six conseils correspondant aux anciens départemens ministériels étaient chargés d’examiner, de diriger, de décider toutes les affaires, et devaient les porter ensuite au conseil de régence, où elles seraient réglées à la majorité des suffrages : le régent conservait la disposition des charges, des emplois, des pensions, des gratifications. Le contrôle général était supprimé, et le duc de Noailles, président du conseil des finances, avait la direction des affaires.

La crise politique n’avait pas éteint la crise financière. A peine institué, le conseil de régence eut à pourvoir à l’acquittement de la dette exigible. Le duc de Saint-Simon proposa résolument de ne pas reconnaître les engagemens de Louis XIV ; mais, pensant que le régent ne devait pas compromettre son autorité nouvelle, a par un coup si violent, » il demanda que les états généraux fussent convoqués pour déclarer la banqueroute. Le duc d’Orléans était peu disposé à exposer le pouvoir qui venait de lui être confié aux agitations et aux incertitudes d’une assemblée : le duc de Noailles et le conseil repoussèrent unanimement la proposition par un sentiment d’honneur dont la sincérité ne saurait être mise en doute. Cependant, lorsqu’ensuite ils réduisirent arbitrairement les effets royaux, les rentes, les gages des offices nouveaux et les augmentations de gages qui avaient été vendus, et qu’ils chargèrent une chambre de justice de faire restituer aux gens d’affaires, aux banquiers, aux traitans, une partie de leurs bénéfices, ils ne firent que substituer des banqueroutes partielles à la banqueroute générale qu’ils avaient repoussée avec indignation. Il était surtout urgent de mettre fin à la situation violente dans laquelle se trouvaient depuis plus d’un an les effets royaux. Le désordre avait été tel qu’on ne connaissait même pas avec certitude la nature de chacun d’eux et la somme totale à laquelle ils s’élevaient : on savait que beaucoup de doubles emplois en avaient augmenté la quantité. Il était nécessaire de commencer par une opération qui pût procurer la connaissance exacte de ces papiers, et permettre d’en suivre l’origine et d’en constater les doubles emplois. Une déclaration (7 décembre 1715) ordonna que tous les billets faits pour le service de l’état jusqu’au 1er septembre : les promesses de la caisse des emprunts, — les billets de la caisse Legendre, — tous les billets de l’extraordinaire de guerre, de la marine et de l’artillerie, — les assignations de toute nature, — les ordonnances sur le trésor, seraient rapportés, dans le délai d’un mois, devant des commissaires du conseil, chargés de viser chacun de ces effets, et qu’après le visa, il serait pourvu à leur liquidation, à leur réduction, à leur conversion en d’autres billets qui seraient appelés billets de l’état et qui porteraient intérêt à 4 pour 100 jusqu’à leur remboursement : 596 millions d’effets royaux furent présentés, et l’opération du visa dura quatre mois. On procéda alors à a un examen scrupuleux de la qualité et de la profession de chaque propriétaire, et à une discussion exacte de la nature de chacun des effets en suivant leur origine par rapport à la valeur qui en avait été fournie, à leur destination, au commerce qui en avait été fait, afin de rendre autant que possible la justice qui est due aux porteurs de chaque espèce de papiers, proportionnellement aux fonds que le trésor est en état de fournir pour acquitter exactement les intérêts des nouveaux billets qui seront donnés en échange de tous les anciens. » Ce dernier point de vue donne bien à la liquidation le caractère d’une faillite. Les 200 millions de billets de l’état qu’on avait d’abord eu la pensée d’y affecter furent portés à 250 (Déclaration d’avril 1715) ; mais sur cette somme 190 millions seulement furent délivrés en échange des anciens effets royaux et 60 millions furent employés à acquitter d’autres dettes aussi légitimes et également exigibles[2]. L’opération eut, en définitive, pour résultat de convertir 596 millions d’effets royaux en 190 millions de billets de l’état, et les porteurs n’eurent même pas la consolation de posséder au moins une valeur non dépréciée ; car ces billets, dont le remboursement était promis sans être assuré, perdirent immédiatement sur le marché 40 pour 100.

Ces réductions ne suffisaient pas pour ramener l’ordre dans les finances de l’état. En 1713, les rentes sur l’Hôtel de Ville avaient été réduites du denier 20 au denier 25 et leur capital avait été diminué ; il parut naturel d’appliquer le même traitement aux rentes constituées sur les recettes générales, dont les propriétaires « avaient dû compter eux-mêmes sur cette réduction, soit parce que le taux de leurs rentes était excessif, soit parce qu’ils savaient que les rentes de l’Hôtel de Ville avaient été réduites. » Les arrérages de ces rentes, dont quelques-unes étaient au denier 12, furent donc réglés au denier 25 et réduits de 6,649,000 à 3,483,000 ; c’était une banqueroute de près de moitié : en outre, comme en 1713, le capital fut aussi réduit ; il était de 104 millions, il fut diminué de 24.

On n’obtint pas un résultat moins important en réduisant aussi au denier 25 les augmentations de gages fixes et héréditaires, les intérêts des finances d’offices dues et non liquidées, les gages attribués aux offices créés depuis 1689. Rien n’eût été plus légitime et plus naturel que ces diminutions des émolumens des officiers publics, si la jouissance ne leur en avait pas été vendue à prix d’argent et par des conventions qu’il n’appartenait pas à l’une des parties contractantes de changer à son gré.

Enfin un grand nombre d’offices, de droits aliénés, etc., furent supprimés. On avait constaté qu’il n’était presque pas de création d’office qui ne coûtât à l’état 10 pour 100 de la finance qui avait été payée, tandis que, l’office supprimé, on ne payait plus que 4 pour 100 de cette finance à liquider et à rembourser, ce qui assurait au trésor un bénéfice des 3/5 ; et, en outre, « en remettant les acquéreurs dans leur ancien état, on les obligeait à devenir utiles au pays et à prendre leur part dans les contributions[3]. »

Le visa et la liquidation des effets royaux, la réduction des rentes, des gages, des augmentations de gages diminuaient les dettes de l’état, mais ne procuraient aucunes ressources pour les dépendes les plus urgentes et les plus nécessaires, comme la solde des troupes et le paiement des rentes, que le gouvernement avait déclaré ne pas vouloir laisser en souffrance. Ce ne fut pas sans regret que, pressé par cette nécessité, le duc de Noailles fit adopter le projet d’une nouvelle réforme monétaire, violant ainsi des promesses récentes et solennelles. Les abaissemens successifs du cours des espèces, après l’élévation de 1709, avaient pris fin le 1er septembre. Les louis étaient redescendus et 14 livres et les écus à 3 livres 10 sols ; ces réductions, qui avaient causé bien des ruines, n’étaient pas encore accomplies que déjà on craignait une hausse prochaine qui causerait des ruines nouvelles, et pour dissiper ces craintes Louis XIV avait affirmé (déclaration du 13 août 1715) qu’il était résolu « à laisser à l’avenir les espèces d’or et d’argent sur un pied fixe et immuable. « Depuis sa mort, un arrêt du conseil du 12 octobre avait renouvelé et consacré cet engagement. Cependant, deux mois après, un édit de décembre 1715 ordonne que les espèces de la refonte de 1709 seront portées aux hôtels des monnaies, « pour être remarquées sans être refondues, » et que les espèces réformées circuleront, les louis pour 20 livres et les écus pour 5 livres : on revient aux cours de 1709. Jusqu’au 1er mars 1710, les louis seront reçus aux Monnaies pour 16 livres et les écus pour 4 livres : ce délai écoulé, on ne les prendra plus que pour 14 livres et 3 livres 10 sols. Mais cette diminution ultérieure n’était annoncée que pour engager le public à se presser de porter son numéraire aux Monnaies, et des prorogations successives furent accordées. La réforme avait pour effet de rehausser les espèces de 3/10, 1/10 laissé au public, et 2/10 réservés au roi. On estimait qu’il devait y avoir, aux cours de 20 livres et de 5 livres, 1 milliard de numéraire en circulation et on comptait sur un bénéfice de 200 millions : 379 millions seulement furent réformés et le profit du trésor ne dépassa pas 79 millions, qui furent affectés aux dépenses publiques.

De toutes les résolutions prises par le gouvernement de la régence aucune ne fut plus grave par le trouble et l’inquiétude qu’elle jeta dans les esprits comme dans les fortunes, que la création d’une chambre de justice qui, composée des officiers de plusieurs cours, fut chargée de connaître des abus et des crimes commis dans les finances « par quelques personnes que ce fût, » et de prononcer contre elles des peines corporelles et pécuniaires, la confiscation, la prison et la mort (édit de mars 1716). La procédure de ce tribunal extraordinaire fut exceptionnelle comme lui. Ses justiciables devaient déclarer la valeur de leurs biens, et toute déclaration fausse, ou seulement inexacte, était punie des galères. Les délateurs étaient encouragés par l’attribution du cinquième des confiscations qui seraient prononcées ; ils devaient recevoir du roi un brevet « de sauvegarde et protection spéciale ; » ceux qui médiraient d’eux seraient punis de mort (déclaration du 17 mars 1716.) Les domestiques étaient autorisés à déposer contre leurs maîtres sous des noms supposés (déclaration du 1er avril.) Quand la chambre de justice commença à siéger, au couvent des Grands-augustins, elle s’entoura des instrumens de torture pour intimider les accusés et les dénonciateurs et elle fit procéder à plusieurs arrestations. La terreur et le désespoir s’emparèrent de tous ceux qui pouvaient être poursuivis. On dit que « l’épouvante fut telle que plusieurs hasardèrent leurs jours par la fuite et que d’autres les terminèrent par le suicide. » (Lemontey, Histoire de la régence.)

Mais la conscience publique ne tarda pas à se soulever contre ce système de violence et d’arbitraire. Le gouvernement reconnut « qu’on ne pouvait poursuivre un si grand nombre de personnes sans causer une interruption dangereuse dans le commerce,.. et qu’il était à propos de modérer la rigueur de la justice pour ne pas tenir plus longtemps les familles dans une incertitude capable d’arrêter le cours des affaires et de suspendre la circulation de l’argent. » Il se relâcha de la sévérité du premier édit, et convertissant les rigueurs des anciennes lois en peines pécuniaires, il se contenta « de retirer des financiers, par des taxes proportionnées à leurs facultés, au moins une partie de ce qu’ils avaient exigé de la nation, qui profiteroit de cette institution employée à libérer l’état. » Sur les quatre mille quatre cent soixante-dix personnes recherchées et poursuivies, qui avaient fourni un état de leurs biens montant à 712 millions, trois mille furent renvoyées, et les autres furent taxées à 220 millions, par des rôles que prépara la chambre de justice et qui furent ensuite arrêtés en conseil. En mars 1717, un an après que la chambre de justice avait été instituée, un édit la supprima, en déclarant « qu’il étoit temps de faire cesser un remède extraordinaire que les vœux de la France avoient demandé et dont il sembloit qu’elle désiroit également la fin. » (Déclaration du 18 septembre 1716 et édit de mars 1717.)

Lorsque les premières rigueurs de la chambre de justice furent modérées par le gouvernement, le régent, qui d’abord avait promis d’être inflexible, eut pitié, en même temps que le public, des financiers poursuivis. Suivant un des historiens les plus autorisés de la régence, « il accorda des réductions sur les taxes énormes qui dévoient grossir le trésor. Ce fut bientôt pour les courtisans une spéculation lucrative que de demander au duc d’Orléans des grâces qu’il ne savoit pas refuser. Dans leur premier effroi, les traitans vinrent implorer l’appui des nobles ; ceux-ci, quand l’alarme commença à diminuer, venoient eux-mêmes trouver les traitans et leur vendoient leur protection au rabais. C’est de ce moment que date une alliance intime de la noblesse avec la finance. Les dames de la cour s’avilirent dans ce trafic. Les membres de la chambre se déshonorèrent par leur vénalité[4]. »

Par l’ensemble de ces mesures, le gouvernement de la régence, sans libérer complètement le trésor, ajourna les dangers les plus pressans et atténua la crise dans ce qu’elle avait de plus aigu ; mais il ne fit qu’accroître l’ébranlement et la gêne des fortunes privées, resserrer l’argent, paralyser les affaires. L’industrie sans travail, le commerce sans sécurité, étaient inactifs, et la chambre de justice, qui devait porter un nouveau coup à la prospérité et à la moralité publiques, venait de commencer ses opérations, quand furent publiées, le 2 mai 1716, des lettres patentes, portant privilège au sieur Law et à sa compagnie d’établir une banque générale, et de stipuler en écus de banque du poids et du titre de ce jour.


I

Il serait superflu de retracer ici l’origine et la vie aventureuse de Law, ses courses à travers l’Europe et sa passion pour le jeu. Doué d’une intelligence vive et d’une aptitude particulière à toutes les connaissances qui reposent sur le calcul, il fut frappé des services que rendaient au commerce les banques déjà établies à Londres, à Amsterdam, à Stockholm, à Gênes, à Venise ; il étudia leur mécanisme et se fit, sur le numéraire, sur le crédit, sur la circulation des valeurs, des opinions où l’erreur tient plus de place que la vérité, et qu’un historien économiste[5] a résumées avec précision et appréciées avec justesse.

« Law établissait : 1° Que toutes les matières qui ont des qualités propres au monnayage, c’est-à-dire à la représentation et à la numération des valeurs, peuvent être converties en espèces. — Mais il n’y a de bon numéraire que celui qui est en même temps le signe et le gage des valeurs échangeables, qui non-seulement sert à les compter, mais qui les vaut. La valeur se compose toujours de deux élémens, le travail qu’une chose a coûté et le besoin qu’on en a. Quelque travail qu’ait coûté une chose, si elle n’est pas désirée, quelque désirée qu’elle soit, si elle s’obtient sans peine et sans frais, elle perd de sa valeur. Aucune substance n’est propre au monnayage que quand elle coûte à produire à peu près ce qu’elle vaut, et quand le besoin qu’on en a équivaut au travail nécessaire pour en produire davantage. 2° Que l’abondance des espèces est le principe du travail, de la culture, de la population. — Mais, bien que le numéraire, en facilitant les échanges, favorise l’accroissement du travail, de la culture, de la population, il n’en est pas le principe. Ces trois choses peuvent exister sans lui, et il peut être abondant sans les produire. 3o Que le papier est plus propre que les métaux à faire des espèces. — Le papier peut être un signe, mais non point un gage des valeurs ; il ne peut jamais être un bon numéraire, précisément à cause de cette facilité qui séduit, de le multiplier sans travail et sans frais. »

Au commencement de 1708, Law était venu en France offrir au contrôleur-général, alors fort embarrassé, le secours de son activité et de ses combinaisons ; mais il n’avait pu les faire accepter par Desmarets, qui venait de remplacer Chamillart : à cette époque, il s’était lié avec le duc d’Orléans, qui avait paru disposé à adopter ses idées. Aussi, dès qu’il apprit la mort de Louis XIV, il s’empressa de revenir et d’adresser au régent des mémoires et des lettres : il le vit et il le séduisit par son brillant esprit.

Le 24 octobre 1715, avant même d’avoir pourvu aux nécessités les plus urgentes, de la situation financière, le prince réunit au conseil des finances quelques personnes qui n’en faisaient pas partie, ainsi que treize banquiers et négocians dont il voulait avoir l’avis. Le plan d’une banque dont les fonds seraient fournis par l’état et qui serait placée sous l’autorité du gouvernement, fut exposé, et, après une délibération dans laquelle chacun exprima son opinion, il fut repoussé, à une très grande majorité, a comme inopportun. » Le régent leva aussitôt la séance en disant « qu’il était entré persuadé que la banque devoit avoir lieu, mais qu’après ce qu’il venoit d’entendre, il étoit de l’avis du duc de Noailles et qu’il falloit annoncer à tout le monde que la banque n’auroit pas lieu[6]. » — Le projet ne fut cependant pas abandonné. Renonçant, au moins momentanément, à l’établissement d’une banque publique, Law lui substitua la proposition de fonder, à ses risques et périls, une banque privée, et le régent se chargea d’entretenir les membres du conseil de régence et du conseil des finances de l’utilité de cette société particulière de crédit, qui pouvait, en effet, rendre au commerce les plus réels services ; elle avait aussi ses dangers, que Saint-Simon entrevit et signala avec une perspicacité qui montre une fois de plus que l’emportement et la passion n’excluaient dans son esprit ni la sagacité, ni la pénétration. Il rapporte, dans ses Mémoires, « que le dut d’Orléans prit la peine d’instruire en particulier chaque membre du conseil de régence et de lui faire doucement entendre qu’il désiroit que la banque ne trouvât pas d’opposition. Il m’en parla à fond : alors il fallut bien répondre. Je lui dis que je ne cachois point mon ignorance ni mon dégoût de toute affaire de finance, que néanmoins ce qu’il venoit de m’expliquer me paroissoit bon en soi, en ce que sans levée, sans frais, et sans faire tort ni embarras a personne, l’argent se doubloit tout d’un coup par les billets de cette banque et devenoit portatif avec la plus grande facilité, mais qu’à cet avantage je trouvois deux inconvéniens : le premier de gouverner la banque avec assez de prévoyance et de sagesse pour ne pas faire plus de billets qu’il ne falloit, afin d’être toujours au-dessus de ses forces et de pouvoir faire hardiment face à tout, et payer tous ceux qui viendroient demander l’argent des billets dont ils seroient porteurs ; l’autre que ce qui étoit excellent dans une république ou dans une monarchie où la finance est entièrement populaire, comme est l’Angleterre, étoit d’un pernicieux usage dans une monarchie absolue, telle que la France, où la nécessité d’une guerre mal entreprise et mal soutenue, l’avidité d’un premier ministre, d’un favori, d’une maîtresse, le luxe, les folles dépenses, la prodigalité d’un roi ont bientôt épuisé une banque et ruiné tous les porteurs de billets, c’est-à-dire culbuté le royaume… Lorsque, quelques jours après, il proposa la banque au conseil, j’opinai tout au long, comme je viens de l’expliquer ; .. peu osèrent être de cet avis, et la banque passa. »

Law et sa compagnie sont donc autorisés[7] à établir, pour vingt ans, une banque générale, qui tiendra ses livres et stipulera en écus de banque « du titre et poids de ce jour. » Le fonds social sera de 1,200 actions de 1,000 écus (1,200,000 écus valant 6 millions). Les actions seront payées trois quarts en billets de l’état et un quart en numéraire. La banque émettra des billets payables au porteur, à vue et non à terme, et stipulés en écus de banque. Elle recevra le numéraire versé dans ses caisses en échange de ses billets, et elle escompterai les effets de commerce. Elle ne pourra emprunter à intérêt, ni faire aucun i commerce particulier : mais elle pourra se charger de la caisse des particuliers, tant en recette qu’en dépense, et elle fera à leur choix les paiemens, comptant ou en viremens de parties, pour 6 sols de banque pour 1,000 écus.

La banque ainsi organisée était une banque de dépôt et d’escompte[8], dont le plan était sage et bien conçu. Après tant de variations monétaires, la disposition qui exigeait que dans les livres, les contrats, les billets de la banque, les sommes fussent exprimées en écus de banque, d’un titre et d’un poids invariables, assurait à son papier une fixité qui devait lui faire prendre faveur ; mais Law reconnaissait ainsi que les métaux précieux ont une aptitude spéciale et exclusive au monnayage que la monnaie métallique ne vaut qu’en raison de la quantité d’or et d’argent qu’elle contient, et la monnaie fiduciaire en raison de la quantité d’or et d’argent contre laquelle elle doit toujours être échangée, au gré de ceux qui la détiennent.

Le grand adversaire de Law, Pâris-Duverney, reconnaît que « la banque eut des commencemens favorables ; » mais il ajoute « qu’elle se fût rendue plus utile encore si elle était restée dans les termes de son établissement, et si Law eût réglé sa conduite sur les discours qu’il tenoit sans cesse qu’un banquier seroit digne de mort s’il délivroit des billets ou lettres de change sans avoir la valeur effective en caisse[9]. »

Forbonnais, impartial et judicieux, avait recueilli les souvenirs des contemporains de la création de la banque et il atteste ses premiers succès[10]. « L’influence d’un établissement si sage et si nécessaire se fit aussitôt sentir. La situation de l’état étant violente, chacun cherchoit à s’en tirer et saisit cette nouvelle issue. Les étrangers, pouvant compter sur la nature du paiement qu’ils avoient à faire, consommèrent nos denrées. Les négocians, trouvant à 5 pour 100 l’avance de leurs lettres de change en effets équivalant à de l’argent, recommencèrent leurs spéculations ; les manufactures travaillèrent, les consommations reprirent leur cours ; ceux qui apportaient de l’argent dans le commerce durent suivre le taux d’intérêt dont la banque se contentoit : l’usure cessa. »

Le privilège accordé à la banque ne permettait pas qu’un établissement semblable lui fit concurrence ; mais il n’empêchait pas les négocians d’émettre, sous la garantie de leur signature, des effets au porteur : cette interdiction fut prononcée par un édit spécial qui rappelle et renouvelle d’anciens règlemens et qui n’invoque que des motifs d’intérêt public ; cependant il est difficile de ne pas y voir l’intention de favorisera banque en lui réservant le monopole de l’émission des billets au porteur. L’autorité publique donna un témoignage plus significatif des liens qui l’unissaient à la banque, bien qu’elle ne fût qu’une institution privée, et de la protection qu’elle entendait lui accorder, en ordonnant que les billets seraient reçus comme argent, en paiement des impositions, dans tous les bureaux des recettes et fermes du roi ; et même que tous les comptables et tous ceux qui étaient chargés du maniement des deniers publics acquitteraient à vue et sans escompte les billets qui leur seraient présentés, jusqu’à concurrence des sommes qu’ils auraient en caisse, et, à défaut de fonds disponibles, sur les premiers deniers qui leur rentreraient : il leur était enjoint d’envoyer aussitôt ces billets aux officiers auxquels ils devaient transmettre les fonds de leur gestion, et ceux-ci en toucheraient la valeur au bureau général de la banque. Cette faveur accordée aux billets devait donner une grande extension à leur circulation, mais elle tendait à convertir tous les bureaux de recettes publiques en succursales de la banque. Elle rencontra d’ailleurs des résistances dans les provinces. Les receveurs perdaient le bénéfice des lettres de change sur Paris qu’ils avaient l’habitude d’acheter pour effectuer leurs remises ; soutenus par les banquiers, ils. entraînèrent dans leur opposition les négocians de plusieurs villes, et cette opposition fut des plus vives à Bordeaux. Le duc de Noailles, qui au fond n’approuvait pas la mesure et était peu favorable à la banque, multiplia cependant les circulaires et fit obéir les receveurs, en destituant les plus turbulens. La banque triompha d’ailleurs de ces résistances par les avantages incontestables qu’elle offrait au commerce.

La nouvelle institution de crédit ne faisait pas cesser les embarras que causaient au gouvernement la liquidation des dettes de l’état et le déficit permanent du budget. Le duc de Noailles s’honora en voulant fonder la réorganisation des finances sur des écritures et une comptabilité uniforme et régulière, premiers principes de l’ordre financier. L’usage des écritures en parties doubles, introduit en France par les Italiens, était adopté depuis longtemps par le commerce. A la clarté des descriptions qui conservent distinctement le détail de chaque opération, sans nuire à l’ensemble de tous les faits d’une gestion, cette méthode réunit l’avantage non moins précieux de porter avec elle son contrôle dans une balance qui peut être journalière. Sully avait voulu l’appliquer à la comptabilité publique et n’y était pas parvenu. Le conseil des finances qui, après plusieurs mois de recherches, n’avait pu faire établir la situation des receveurs-généraux envers l’état, vit dans les écritures en parties doubles un moyen assuré de prévenir l’altération des faits de comptabilité, ainsi que les détournemens de fonds, et de porter ainsi une lumière nouvelle dans tout le maniement des finances. Il adopta ce nouvel ordre pour la description des opérations de tous les comptables[11]. A l’établissement de l’ordre dans la comptabilité se joignit l’économie dans les taxations des receveurs-généraux. De nouvelles et nombreuses suppressions de charges furent ordonnées[12]. Mais les réformes et les améliorations, poursuivies avec persévérance, n’avaient encore qu’une faible influence sur l’état général des finances. On avait espéré que les dépenses de 1716, y compris 10 millions pour l’intérêt des billets de l’état, ne dépasseraient pas 93 millions, et que le produit net des revenus publics atteindrait 75 millions, ce qui laisserait encore un déficit de 18 millions. Les économies projetées ne se réalisèrent qu’en partie et les dépenses montèrent à 141 millions : cette augmentation des dépenses et un retard de 32 millions dans la rentrée des impôts portèrent le déficit à 93 millions, et il fallut y pourvoir au moyen d’emprunts, d’anticipations et de quelques autres expédiens.

Cette situation ne permettait pas de commencer à entreprendre le remboursement des billets de l’état : on chercha à les éteindre au moyen de l’établissement d’une loterie, de la création de 1,200,000 livres de rentes viagères, de la vente et de l’engagement des petits domaines[13] ; mais l’établissement de la compagnie d’Occident vint leur offrir un débouché bien plus étendu.

Le commerce maritime et colonial était alors concédé, dans presque tous les pays d’Europe, à des associations qui en avaient le monopole : Richelieu et Colbert avaient établi, en France, des compagnies des Indes, de l’Acadie, du Canada, de Saint-Domingue, de la Chine, qui n’avaient pas prospéré. Une riche province de l’Amérique du Nord, la Louisiane, plus étendue que la France, traversée par l’un des plus grands fleuves du Nouveau-Monde, le Mississipi, avait été récemment découverte et concédée à un négociant riche et puissant qui, n’ayant pas réussi dans son entreprise, venait de renoncer à sa concession : le traité fait avec un autre négociant pour le commerce des castors dans le Canada expirait à la fin de l’année. Quand Law sollicitait le privilège de la banque, il avait écrit au régent « que ce n’étoit pas la plus grande de ses idées ; qu’il produiront un travail qui surprendroit l’Europe par les changemens qu’il porteroit en faveur de la France ; » ce fut pour réaliser ce projet qu’il demanda et obtint la concession de la Louisiane et de la traite des castors, en présentant habilement une combinaison qui avait pour résultat de convertir 100 millions de billets de l’état en rentes et d’affranchir le trésor de l’obligation de les rembourser.

Des lettres patentes d’août 1717 portent qu’il sera formé, sous le nom de Compagnie d’Occident, une société dans laquelle pourront entrer tous les Français, quels que soient leur rang et leur qualité, sans pouvoir être réputés avoir dérogé à leur titre, et aussi les. sociétés déjà établies, les corps et les communautés. — La compagnie d’Occident aura seule le droit de faire le commerce de la Louisiane pendant vingt-cinq ans et la traite des castors au Canada du 1er janvier 1718 au 31 décembre 1742. Le roi lui concède la propriété de toutes les terres découvertes ou à découvrir avec le droit de souveraineté : elle pourra, à son gré, exploiter le sol, les mines, les rivières ou tout concéder à des fermiers ou à des vassaux. Les forts que l’état a déjà fait construire, les munitions en vivres, en armes, en argent qu’ils contiennent feront partie de son domaine ; elle en choisira les commandans ; elle aura en Amérique et en France ses officiers et ses troupes[14]. — Le fonds social sera divisé en actions de 500 livres, dont la valeur sera fournie en billets de l’état, dont les intérêts à 4 pour 100 lui seront dus depuis le 1er janvier 1717 ; lorsqu’il sera déclaré par les directeurs qu’il a été délivré des actions pour faire un fonds suffisant, le roi fera fermer les livres de la compagnie. Un édit de décembre 1717 fixa définitivement ce fonds à 100 millions formant 200,000 actions. Les profits et les pertes dans les sociétés de commerce n’ayant rien de fixe, les actions de la compagnie ne peuvent être regardées que comme marchandises, et il est permis à chacun de les acheter, vendre et commercer comme bon lui semblera. — Les billets de l’état, donnés en paiement des actions, seront convertis en rentes 4 pour 100 dont les intérêts courront du 1er janvier 1717, et ils seront remis au garde du trésor, qui les portera à l’Hôtel de Ville, où ils seront brûlés publiquement, en présence d’un conseiller du roi, du prévôt des marchands.., etc. Les directeurs emploieront au commerce de la compagnie les arrérages de 1717 : il leur est expressément défendu d’y employer aucun des arrérages des années suivantes. Le roi veut que les actionnaires soient régulièrement payés des intérêts de leurs actions à compter du 1er janvier 1718.

Le paiement des actions en billets de l’état était avantageux au trésor et avait été la condition de la concession ; mais il plaçait la compagnie, à son début, dans une situation difficile. La colonisation de la Louisiane, la mise en valeur de son vaste territoire, encore inculte quoique fertile, la recherche et l’exploitation de ses mines d’or et d’argent, qu’on disait aussi riches que celles du Mexique et du Pérou, le développement du commerce entre cette immense colonie et la métropole, étaient une entreprise immense qui pouvait donner de grands profits, mais qui exigeait des capitaux considérables. Le fonds social de la compagnie était de 100 millions ; constitué en billets de l’état convertis en rentes 4 pour 100, non-seulement il n’était pas disponible, mais la compagnie ne pouvait même pas appliquer à ses affaires les.4 millions qu’elle recevait annuellement du trésor. Elle était obligée de les distribuer intégralement aux actionnaires, pour lesquels ils formaient un dividende fixe que pouvaient accroître les profits du commerce et que ses pertes ne pouvaient diminuer. On ne lui permettait de disposer que de la première annuité de 1717, qu’elle devait toucher avant d’être définitivement constituée. C’est avec 4 millions qu’elle devait pourvoir à ses frais de premier établissement et à ses opérations de culture d’industrie, de commerce, jusqu’au jour où elle pourrait leur affecter des bénéfices déjà réalisés. Cette situation n’avait pu échapper à Law : il devait donc nécessairement compter sur la banque pour lui fournir par ses billets les ressources qui allaient inévitablement lui manquer. D’un autre côté, les 1,200 actions de la banque, de 1,000 écus (5,000 liv.) chacune, ne se prêtaient que difficilement au commerce des valeurs : ni les négociations auxquelles elles auraient donné lieu ni même leur cours ne sont nulle part mentionnés. Les 200,000 actions de la compagnie, qui n’étaient que de 500 livres et qu’on avait eu soin de déclarer marchandise que chacun peut vendre, acheter, marchander à son gré, ouvraient, au contraire, par leur nombre, qui devait s’accroître, et par leur quotité un vaste champ au trafic du papier. Comme sociétés de commerce et comme instrumens de crédit et de spéculation, la banque et Ta compagnie d’Occident se complétaient l’une l’autre[15] ; on ne tarda pas à donner à l’ensemble de leur organisation et de leurs opérations le nom de système de Law.

L’établissement de la compagnie d’Occident allégeait la dette publique remboursable en éteignant 100 millions de billets de l’état, mais elle ne diminuait pas les charges annuelles du trésor et n’augmentait pas ses revenus : l’équilibre entre les recettes et les dépenses était loin d’être rétabli. Cependant le régent et le conseil des finances, « après s’être fait rendre un compte exact de la situation au 1er septembre 1717, et des opérations qui avaient été faites, crurent ne pas devoir différer plus longtemps de soulager la nation par la remise du dixième, de l’une des deux impositions extraordinaires dont elle était chargée… (édit d’août 1717.) Cette suppression d’un impôt qui n’avait été établi que pour la guerre et à titre temporaire, bien qu’au point de vue financier elle fût inopportune, ne pouvait qu’être bien accueillie par les contribuables : il semble que le gouvernement ait tenu à associer cette mesure essentiellement populaire à la fondation de la société d’Occident. Les deux édits, avec ceux qui avaient pour objet une loterie, la création de 1,200,000 livres de rente, la vente des petits domaines, furent envoyés ensemble au parlement le 22 août pour être enregistrés. Les chambres assemblées déclarèrent aussitôt qu’elles ne pouvaient donner leur avis sur des actes aussi graves sans une mûre délibération, et elles demandèrent un état détaillé des revenus du roi tant ordinaires qu’extraordinaires et des charges de ces mêmes revenus, et un état des dettes existantes et de la nature de ces dettes. » Cette prétention de pénétrer dans le détail de l’administration des finances fut repoussée avec humeur par le régent, et le parlement, après avoir annoncé avec une certaine hauteur qu’il examinerait les édits « à loisir, » n’enregistra que le 6 septembre celui qui établissait la compagnie d’Occident : ce fut le premier incident d’une lutte qui devait s’aggraver et se prolonger.

Pendant que la compagnie d’Occident emploie les derniers mois de 1717 à former son capital, à s’organiser, à commencer ses opérations, la banque, plus anciennement établie, développe régulièrement ses affaires et sa circulation, et elle termine l’année en réunissant pour la première fois l’assemblée générale de ses actionnaires afin de lui présenter ses comptes. Le régent préside la séance, à laquelle il vient accompagné d’un grand nombre de grands seigneurs, actionnaires comme lui. L’assemblée arrête à 7 1/2 pour 100 le dividende du dernier semestre et décide que l’escompte fixé jusque-là à 5 pour 100 sera réduit à 4 à dater du 1er janvier. Rien n’annonce les changemens et les mouvemens qu’un avenir prochain apportera dans la situation des deux sociétés.


II

Au commencement de 1718, Law, directeur de la banque et de la compagnie d’Occident, a toute la faveur du régent. Les plus hauts fonctionnaires de l’état, s’ils ne sont pas d’accord avec lui, sont remplacés ; il est la cause d’une crise ministérielle. Dangeau écrit que, « le 28 janvier 1718, M. de La Vrillière alla, à sept heures du matin, chez M. le chancelier (d’Aguesseau) lui redemander les sceaux et lui conseiller, de la part de M. le duc d’Orléans, de se retirer à sa terre de Fresne jusqu’à nouvel ordre. » D’Aguesseau conserva le titre de chancelier, qui ne pouvait lui être enlevé, et les sceaux furent remis au lieutenant-général de police, d’Argenson, qui reçut en même temps la direction et principale administration des finances[16] ; le duc de Noailles avait prévenu par une démission volontaire la retraite qui lui eût été imposée. Saint-Simon, qui prétend avoir conseillé la double nomination de d’Argenson, en donne deux motifs : d’un côté, l’ignorance du nouveau garde des sceaux en matière de finances semblait devoir laisser plus de liberté à Law et à son système ; d’un autre côté, un caractère énergique et un grand éloignement pour le parlement, avec lequel sa charge le mettait continuellement en hostilité, donnaient l’assurance qu’il ne faiblirait pas dans la lutte que le pouvoir allait avoir à engager, et ce motif explique aussi la retraite de d’Aguesseau.

Les effets de ces changemens ne tardèrent pas à se faire sentir. Depuis la réforme monétaire de décembre 1715, les monnaies avaient peu varié ; en 1716, le trésor avait cherché quelques ressources dans la fabrication de nouvelles espèces d’or, et les espèces d’argent n’avaient pas été modifiées. Mais un arrêt du 12 février 1718 commença à permettre de porter aux Monnaies les anciennes espèces non encore réformées avec un sixième en billets de l’état ou en billets des receveurs-généraux, et un autre arrêt du 26 abaissa le cours des anciens louis (de 30 au marc) de 20 livres à 18 livres, et le cours des anciens écus (de 8 au marc) de 5 livres à 4 livres 10 sols. Jamais on ne fut plus fondé à voir dans la baisse des espèces « le prélude sinistre d’une prochaine hausse. » Un édit de mai 1718 ordonne une refonte générale du numéraire et prescrit de fabriquer de nouveaux louis un peu plus lourds que les anciens, de 25 au lieu de 30 au marc, qui auront cours pour 36 livres au lieu de 18, et de nouveaux écus, de 10 au marc, un peu moins lourds que les anciens, qui courront pour 6 livres au lieu de 4 livres 10 sols. Pour subvenir aux dépenses de la guerre d’Espagne, on avait, en 1709, haussé le cours des espèces d’un tiers : on le hausse de près de moitié, et ce n’est pas pour procurer directement des ressources au trésor. L’édit expose simplement « que la somme considérable des billets de l’état qui restent en circulation et leur discrédit arrêtant le commerce, le roi a résolu d’y remédier en ordonnant une refonte et une nouvelle fabrication qui, en donnant aux porteurs de billets de l’état le moyen de les convertir en argent, diminuera la valeur des denrées et facilitera la levée des impositions[17], » et il prescrit de recevoir aux monnaies les anciennes espèces démonétisées à raison de 600 livres le marc d’or et de 40 livres le marc d’argent avec 2/5 en billets de l’état[18] : c’est une combinaison semblable à celle qui avait été imaginée, en 1709, pour éteindre les billets de monnaies.

Des publicistes admirateurs de Law ont écrit que cet édit, loin d’avoir été inspiré par lui, « était un contre-coup manifeste porté à son système[19] ; » mais les ordonnances monétaires qui, pendant deux ans, ne cesseront pas de modifier le cours des espèces, autorisent à penser qu’en 1718 Law essayait la première application d’un plan calculé qui consistait à tenir le numéraire dans une agitation continuelle pour faire donner la préférence aux billets ; on peut croire aussi que le directeur de la compagnie d’Occident ne fut pas fâché de voir éteindre en totalité, ou au moins en grande partie, ce qui restait des billets de l’état, afin qu’on ne pût l’obliger à les prendre en paiement des actions nouvelles dont sans doute il rêvait déjà la création. Quoi qu’il en soit, les délibérations, les remontrances du parlement, dans le grave conflit, qu’il élève aussitôt, sont la preuve que personne alors ne considérait Law comme étant resté étranger à la refonte des monnaies.

Conformément à une ancienne tradition, qui remontait à 1656, l’édit ne fut envoyé qu’à la cour des monnaies, qui l’enregistra, et il fut publié le 20 mai. Il venait d’être affiché dans les rues de Paris quand, le 2 juin, une vive agitation se manifesta dans toutes les chambres du parlement : des commissaires furent nommés, et, le 14, sur leur rapport, il fut décidé que l’affaire était assez grave pour que toutes les cours souveraines fussent convoquées et pour que les six corps des marchands et les principaux banquiers fussent consultés. La chambre des comptes, la cour des aides, la cour des monnaies, demandèrent inutilement l’autorisation de se réunir au parlement : elles furent seulement autorisées à présenter directement et isolément leurs remontrances[20]. Les magistrats ne se découragèrent pas, et le 18 juin, après avoir entendu les six corps de marchands et les banquiers, ne se trouvant pas suffisamment éclairés, ils demandèrent « que la nouvelle fabrication et distribution des espèces fût suspendue jusqu’à ce que le nouvel édit eût été envoyé, délibéré et registre en la cour, si faire se doit. » Le surlendemain (20 juin), informés que le premier président avait fait une vaine démarche auprès du régent, ils résolurent de présenter en corps des remontrances, et, sans attendre, se laissant entraîner au-delà des limites raisonnables du droit de remontrance, ils ordonnaient, par un arrêt, que l’édit de 1715 sur les monnaies continuerait à être exécuté, et ils défendaient « d’exposer, de livrer, ni recevoir des espèces de la nouvelle refonte ordonnée par l’édit non enregistré, et à tous payeurs de faire aucun paiement en autres espèces que celles ayant cours conformément à l’édit de 1715. » C’était évidemment s’immiscer directement dans l’administration active des finances, et cette usurpation de pouvoir fut réprimée le jour même par un arrêt du conseil, qui casse l’arrêt du parlement et ordonne que l’édit de mai 1718 sera exécuté. De nouvelles remontrances, présentées le 27 juin et le 27 juillet, furent encore repoussées avec hauteur et sévérité. Alors, exaspéré par ces refus successifs, le parlement ne se Rome plus à s’opposer à la refonte des monnaie, il étend et généralise son opposition, et, par un arrêt du 12 août qui vise les lettres patentes qui ont établi la banque, il ordonne « que ladite banque demeurera réduite aux termes et opérations portés par ces lettres patentes, et, en conséquence, fait défense aux directeurs, inspecteurs, trésoriers et autres employés par la banque de garder aucuns deniers royaux,.. et ordonne que ces deniers seront remis à chacun des officiers comptables pour être employés au fait et exercice de leurs charges… » Et s’en prenant directement à Law, sans le nommer, il termine a en faisant défense à tous étrangers, même naturalisés, de s’immiscer directement ni indirectement, et de participer en leurs noms ou sous des noms supposés au maniement et administration des deniers royaux… » Mais, par un arrêt du conseil du 21 août, le roi, « étant informé que le parlement de Paris, à l’instigation de gens mal intentionnés et contre l’avis des plus sages de cette compagnie, abusant des différentes marques de considération dont il a plu à Sa Majesté de l’honorer,.. fait continuellement de nouvelles tentatives pour partager l’autorité souveraine, s’attribuer l’administration des finances,.. » casse et annule la délibération du 12 août comme attentatoire à l’autorité royale, règle les cas et les formes dans lesquels des remontrances pourront être présentées et Ordonne « que, faute par le parlement de les faire dans la huitaine du jour que les édits, déclarations du roi et lettres patentes lui auront été présentés, ils seront réputés et tenus enregistrés. »

Cette situation ne pouvait durer. L’agitation commençait à se répandre dans Paris : on disait dans les carrefours, et aussi dans les salons, que Law était décrété d’accusation. Un lit de justice fut résolu. Le 26 août, toutes les mesures ayant été prises pour assurer le maintien de la tranquillité publique, le parlement est mandé aux Tuileries avec une grande solennité, et, « en présence et au nom du roi, » il lui est commandé d’enregistrer l’arrêt du conseil du 21 août et des lettres patentes, qui, rappelant qu’institué pour rendre la justice aux particuliers, il n’a pas de titre pour se mêler des affaires de l’état, lui font défense de s’immiscer jamais dans les questions de finances et de surseoir plus de huit jours à l’enregistrement d’un édit : après ce délai, tout acte de l’autorité royale sera considéré comme enregistré. Le premier président fait un suprême effort pour obtenir un sursis : le garde des sceaux déclare solennellement : Le roi veut être obéi et obéi sur-le-champ, et l’enregistrement est prononcé. Le surlendemain, le président de Blamont et deux conseillers qui avaient montré plus d’ardeur que les autres, sont exilés aux îles Sainte-Marguerite. — Le régent a repris sur les cours souveraines l’autorité de Louis XIV, qu’il avait abandonnée le 2 septembre, et Law est d’autant plus puissant qu’il a été personnellement et inutilement attaqué. Depuis le mois de janvier, il n’a plus d’adversaires apparens dans le gouvernement : depuis le 26 août, l’accomplissement de ses projets ne peut plus rencontrer d’opposition efficace au sein du parlement. La banque générale devient la banque royale : la compagnie d’Occident devient la compagnie des Indes.


III

La première pensée de Law avait été de faire de la banque un établissement de l’état : devant l’opposition que ce projet avait soulevée, il l’avait ajourné sans l’abandonner, et il s’empressa de le reprendre dès qu’il se crut assez fort pour vaincre les résistances qu’il pourrait rencontrer. Mais ces résistances n’eurent même pas l’occasion de se produire : la déclaration qui transformait la banque générale en banque royale fut soumise par le régent à un conseil, réuni la nuit, et ne comprenant que le duc de Bourbon, le garde des sceaux, directeur des finances, et le duc d’Antin : elle fut envoyée au parlement, qui supplia le roi « de vouloir bien, pour le bien de ses affaires, faire chercher d’autres expédions plus proportionnés à la majesté royale et de plus facile exécution ; » mais, après le délai de huit jours, elle fut réputée enregistrée, conformément aux lettres patentes du 26 août 1718.

La banque générale est convertie en banque royale : à compter du 1er janvier 1719, elle sera régie et administrée au nom et sous l’autorité du roi, suivant les ordres du duc d’Orléans, qui en sera seul ordonnateur. — Les 6 millions provenant des 1,200 actions de la banque, qui appartiennent au roi au moyen du remboursement fait de ses deniers aux actionnaires, et qui sont dans la caisse de la banque en actions de la compagnie d’Occident, y demeureront pour servir de fonds à la banque et en assurer les opérations envers le public. — Il ne sera fait à l’avenir aucuns billets qu’en vertu des ordres que le roi donnera par des arrêts du conseil : ces billets pourront être faits en écus de banque ou en livres tournois.

Paris-Duverney suppose que le directeur de la banque, en en faisant un établissement de l’état, voulut surtout, « ne pas rester garant des billets qui devaient jouer un si grand jeu dans l’exécution de son système ; » mais Law ne doutait pas du succès de ses entreprises et ne craignait pas la responsabilité. Saint-Simon est plus exact quand il lui attribue l’intention « de donner à la banque plus de crédit et d’autorité, le dernier surtout ; pour le premier elle y en perdit. » — Le crédit cependant ne manqua pas à la banque royale, comme l’indique Saint-Simon : moins de trois mois après sa transformation, elle put emprunter 50 millions par l’émission de ses billets devenus des effets royaux, alors que le trésor aurait eu peine à trouver 1 million sur un édit enregistré au parlement. Quant à l’autorité, elle lui fut prodiguée : elle s’affirma promptement par un édit du 26 décembre, qui établit un bureau de la banque à Lyon, à La Rochelle, à Tours, à Orléans, à Amiens, — qui ordonne qu’au 1er mars dans ces villes, et le 1er janvier à Paris, la monnaie de billon ne sera plus reçue ni donnée dans les paiemens au-dessus de 6 livres, et que les espèces d’argent ne pourront entrer dans les paiemens excédant 600 livres, — et qui défend aux huissiers de faire aucun protêt contre les débiteurs qui offriront des billets en paiement dans les lieux où un bureau de la banque les rembourse à vue. C’était changer déjà le caractère du billet, qui, suivant l’expression juste de Forbonnais, « ne devait recevoir de préférence sur l’argent que par la préférence des contractans ; » c’était donner en partie à la monnaie fiduciaire le caractère de papier-monnaie. L’autorité ne s’affirma pas moins quand, le 7 mai 1719, pour empêcher de retirer l’or déposé à la banque, elle abaissa le cours des louis de 36 à 35 livres et réduisit ainsi brusquement et arbitrairement à 14.64 le rapport entre les deux métaux, qui, depuis 1686, était de 15 et quelques centièmes.

La banque générale était obligée de faire ses billets en écus de banque, d’un titre et d’un contrepoids invariable, et cette disposition, qui garantissait la monnaie fiduciaire contre les variations si fréquentes de la monnaie métallique, avait été accueillie avec faveur ; mais l’expérience venait de montrer qu’excellente en théorie, elle était, dans la pratique, d’une exécution difficile quand le cours du numéraire venait à varier. L’édit de mai sur les monnaies donnait, pendant un certain temps, cours pour 6 livres aux anciens écus de 8 au marc, tandis que les écus de banque supposés de même titre et de même poids valaient 5 livres. La même quantité d’argent était exprimée par 6 livres et par 5 livres, suivant que l’écu était de métal ou de papier, et il en résultait que l’échange des billets contre le numéraire, et réciproquement, et les paiemens en billets de sommes toujours exprimées en livres ne pouvaient se faire sans un calcul que ne comportait pas le mouvement nécessairement rapide des transactions et des marchés usuels de chaque jour. Il fallut donc ordonner que les écus de banque vaudraient 6 livres (arrêt du conseil du 1er juin 1718), ce qui n’altérait pas leur fixité, puisqu’ils exprimaient toujours la même quantité d’argent. Mais il en fut autrement quand les écus de 10 au marc, avec le même cours de 6 livres, remplacèrent dans la circulation les écus de 8 au marc. On fit des billets de la banque en écus de 10 au marc[21] ; mais alors, pour qu’ils représentassent le même poids d’argent que les écus de à au marc, la livre ayant changé de valeur, il aurait fallu qu’ils valussent 7 liv. 8 s. Pour assurer réellement la fixité de valeur des billets, il eût fallu que cette valeur fût exprimée, non en livres, ni en écus de banque, mais par le poids d’argent qu’ils représentaient, et cette combinaison n’eût pas été plus pratique que ne le serait aujourd’hui la substitution à la valeur de nos monnaies exprimée en francs de l’indication en grammes du poids d’or ou d’argent qu’elles contiennent. Ce fut à cause de ces difficultés qu’il fut permis à la banque royale de faire ses billets en livres tournois : elle usa de cette faculté dès le commencement du mois de janvier, et, dans la suite, ses billets furent toujours ainsi libellés. Il est vrai qu’un arrêt du conseil du 22 avril 1719 ordonna « que ces billets en livres tournois ne pourroient être sujets aux diminutions qui pourroient survenir sur les espèces et seroient payés en entier. » Si cette disposition avait eu pour but et pour effet de donner à la livre des billets une valeur fixe indépendante de celle de la livre ordinaire déduite du cours des espèces, elle aurait fait renaître les difficultés auxquelles avaient donné lieu les écus de banque et aurait gêné de même l’emploi et la circulation des billets ; elle signifiait seulement que les billets de 100 livres, par exemple, continueraient à valoir 100 livres, quand le louis, au lieu de courir pour 35 livres, en vaudrait 36 ou 34. C’était la condition de tous les effets de commerce ; elle ne pouvait empêcher que leur valeur réelle ne changeât quand la variation du cours des espèces faisait varier la valeur de la livre.

La banque royale ne pouvait faire aucuns billets sans les ordres du roi : des arrêts du conseil des 5 janvier, 11 février, 1er, 22 avril et 10 juin l’autorisèrent successivement à en fabriquer et à en émettre pour 160 millions. Celui du 22 avril ne se Rome pas à autoriser une fabrication de billets : il renouvelle les dispositions de l’arrêt d’avril 1717, qui prescrivent de recevoir les billets en paiement des impositions et qui enjoignent aux comptables de rembourser en espèces ceux qui leur seront présentés jusqu’à concurrence de ce qu’ils auront dans leurs caisses ; et il y ajoute ces prescriptions nouvelles et significatives : — Dans les villes où la banque a des bureaux, les comptables tiendront leurs caisses en billets, et s’ils y conservent du numéraire, en cas de diminution des espèces, ils en supporteront la perte ; — tous transports d’espèces dans ces villes sont interdits, excepté pour le service de la banque et sur un certificat émané de ses bureaux ; — les créanciers pourront exiger de leurs débiteurs le paiement en billets de leurs créances, excepté pour les appoints. On ne peut s’y méprendre : la guerre est de plus en plus déclarée aux espèces métalliques, et c’est d’autorité qu’on entend leur substituer le papier dans la circulation,

La banque générale, institution privée, ne fondant sa circulation que sur la confiance qu’elle inspirait, aurait suffi et utilement répondu aux besoins ordinaires et réguliers du commerce : la banque royale, établissement de l’état, en demandant aux privilèges et à la contrainte les moyens d’accroître l’émission de ses billets, se prépare au rôle qu’elle aura à remplir pour développer et transformer la compagnie d’Occident.

La société concessionnaire de la Louisiane avait eu à ses débuts (août 1717) moins de succès que la banque. Pendant un an, elle forma son capital, organisa son administration, commença ses opérations de colonisation et de commerce sans que ses actions pussent atteindre le pair : il est vrai que le jour où elles purent être vendues 500 livres, les souscripteurs primitifs réalisèrent un profit de 150 pour 100, puisqu’ils n’avaient eu à payer que 200 livres pour se procurer 500 livres en billets de l’état, qui perdaient au moins 60 pour 100, et qu’ils avaient échangés contre une action d’Occident : ce premier bénéfice devint un puissant stimulant pour la spéculation.

Law reconnut que, pour exciter la confiance du public, il fallait que la compagnie s’assurât des profits moins éloignés que ceux de la Louisiane. Le tabac y était cultivé avec succès : l’exploitation de la ferme des tabacs se rattachait donc naturellement aux concessions de la société et elle se rendit adjudicataire de cette ferme (septembre 1718) en portant à 4 millions le prix du bail, qui n’était que de 2,200,000 : elle obtint, en outre, sans augmentation de ce prix, le privilège exclusif de la vente des tabacs, qui n’était pas compris dans la ferme. Ce fut le signal d’une hausse des actions, qui, à la fin de 1718, se négocièrent quelquefois à 15 et 20 pour 100 de prime, — mais sans pouvoir conserver ce cours.

Vers cette époque, Law imagina, pour soutenir le cours des actions, d’en acheter deux cents au pair et de payer comptant 40,000 livres avec stipulation que cette somme serait perdue pour lui s’il ne remplissait pas son engagement dans un délai prochain et déterminé[22]. Ce mode d’opération fit d’autant plus de bruit et produisit d’autant plus d’effet qu’il était nouveau et encore inconnu ; mais ici celui qu’on a souvent représenté comme un hardi novateur et un profond économiste n’est qu’un spéculateur, et la grande innovation dont il enrichit la France est le marché à prime.

Au commencement de 1719, la compagnie d’Occident tint sa première assemblée générale : le régent, le duc de Chartres, le duc de Bourbon, le prince de Conti, des maréchaux et des grands seigneurs vinrent témoigner, par leur présence, de l’intérêt qu’ils portaient à la société et de la protection qui lui était assurée. On annonça aux actionnaires que la compagnie venait d’acheter 1,600,000 livres le privilège du Sénégal avec tout son matériel, qui comprenait un fonds considérable de marchandises et onze vaisseaux à la mer : malgré cette dépense et celle qu’il avait fallu faire pour la régie des tabacs, il restait en caisse 3,577,697 livres et la compagnie avait en marchandises destinées à la colonie 548,000 livres et 220,000 liv. en peaux de castors : on avait déjà reçu 96 milliers de tabac de la Louisiane qui se trouvait supérieur à celui de la Virginie et on était informé que la production de la soie réussissait. Plusieurs résolutions furent prises en vue de développer encore les opérations et d’accroître les profits. Cette situation favorable, qu’on eut soin de publier, affermit et éleva le cours des actions.

Law préparait ainsi la transformation plus complète de la compagnie. d’Occident. Un édit de mai 1719 supprime les compagnies des Indes orientales et de la Chine et les réunit à celle d’Occident, qui s’appellera désormais la Compagnie des Indes. — Elle aura, pendant la durée de sa concession, le privilège de négocier seule depuis le cap de Bonne-Espérance jusque dans les mers des Indes orientales, aux îles de Madagascar, de Bourbon et de France, dans la Mer-Rouge, en Chine, au Mogol et au Japon, même depuis le détroit de Magellan dans toutes les mers du Sud. — Pour satisfaire les créanciers de la compagnie d’Orient, tant en France qu’aux Indes, elle pourra faire cinquante mille actions nouvelles (de 500 liv., au capital nominal de 25 millions) qui ne pourront être acquises qu’en argent comptant et en payant 550 livres par action : ces actions seront de même nature que celles qui ont formé le fonds social de 100 millions. Les Français et les étrangers pourront souscrire en payant comptant les 50 livres de prime, et le principal de 500 livres, en vingt mois, par portion égale chaque mois. Avant même la publication de l’édit, les anciennes actions se négocièrent avec 30 pour 100 de prime (650 livres l’action) et l’empressement à souscrire les nouvelles fut tel, qu’en peu de jours les demandes dépassèrent 50 millions ; mais un arrêt du conseil, du 20 juin, « voulant ôter tout prétexte et moyen de les acquérir par préférence et établir une règle générale qui ne fût susceptible d’aucune faveur, » décida qu’on ne serait reçu à souscrire qu’en présentant quatre fois autant d’actions anciennes qu’on voulait avoir d’actions nouvelles. Si les 100 millions du fonds social n’étaient pas représentés pour acquérir les nouvelles actions, ce qui ne serait pas demandé serait acquis, après un délai de vingt jours, des fonds de la compagnie, qui pourrait ensuite le vendre quand les directeurs le jugeraient convenable. L’obligation d’avoir quatre actions anciennes, qu’on appela les mères, pour souscrire à une des actions nouvelles, que, par suite, on appela les filles, fut considérée et a souvent été présentée depuis comme une combinaison habile et perfide imaginée par Law pour amener l’élévation des cours : elle n’était cependant que le moyen, aujourd’hui bien connu et souvent pratiqué, de réserver aux actionnaires d’une société dont le fonds social est augmenté, le privilège de souscrire aux actions nouvelles, ce qui parait de toute justice. Elle eût amené la baisse si le marché avait été disposé à la baisse : elle ne précipita la hausse que parce que la hausse était dans le sentiment public. En effet, un grand nombre d’anciens actionnaires, afin de souscrire aux actions nouvelles, conservèrent leurs titres, qui furent d’autant plus recherchés qu’ils étaient plus rares : après avoir souscrit, ils vendirent ensuite des actions à ceux qui, n’ayant pu souscrire, n’en étaient que plus désireux de devenir actionnaires. Les transactions furent si nombreuses que le numéraire n’aurait pu y suffire ; mais Law avait eu la précaution de faire autoriser la banque, le 10 juin, à émettre pour 50 millions de billets. Ainsi se forme et apparaît déjà le lien qui unira toujours le mouvement des billets et celui des actions. Dans cette situation des esprits et des affaires, les actions devaient monter : les mères et les filles furent à 1,000 livres à la fin du mois de juin, et au commencement du mois de juillet on en vendit 1,300 livres, 1,360, et 1,400 livres[23] sur la nouvelle qu’on venait de découvrir deux mines d’or considérables à la Louisiane et que la banque s’était engagée à faire à la compagnie une avance de 25 millions en billets qui seraient envoyés dans la colonie pour y activer le mouvement du commerce[24].

Le 1er juillet 1719, la banque générale, devenue la banque royale, a 160 millions de billets en circulation, et la compagnie d’Occident, devenue la compagnie des Indes, a émis 250,000 actions, qui, au cours de 1,000 livres, représenteront 250 millions, quand elles seront toutes libérées : les deux établissemens ont ainsi fait accepter par le public une valeur en papier de 410 millions, et c’est déjà beaucoup dans l’état du crédit et des fortunes privées. Six mois après, le 1er janvier 1720, les billets de la banque monteront à 1 milliard et la compagnie des Indes aura émis 624,000 actions, qui, évaluées 10,000 livres (et il s’en vendit à 15,000 et 18,000 livres), représenteront, quand elles seront toutes libérées, 6 milliards 240,000 livres ; avec les billets, 7 milliards 240,000 livres de valeurs entre les mains du public. La France se sera-t-elle donc enrichie, en six mois, de plus de 6 milliards et demi ? Quels seront et comment se seront formés ces trésors ?


IV

Pour parvenir à un résultat si extraordinaire, ce n’est pas trop que la banque et la compagnie combinent-leurs actes et unissent leurs efforts : trois jours consécutifs de la fin de juillet en offrent un frappant exemple. — Le 25 juillet, pour empêcher des retraits d’or qu’on commence à effectuer dans ses caisses, la banque obtient que le cours des louis soit réduit de 35 livres à 34 livres, ce qui abaisse à 14.22 le rapport entre l’or et l’argent, et en même temps elle est autorisée à émettre pour 240 millions de nouveaux billets : le même jour aussi, la compagnie obtient la concession de la fabrication des monnaies, avec ses profits, pendant neuf ans, moyennant 50 millions qu’elle paiera en quinze mois, à compter du 1er octobre prochain. — Le 26, la compagnie annonce à ses actionnaires, qu’à compter du 1er janvier le dividende sera de 60 livres par action : 12 pour 100 sur le pair de 500 livres. — Enfin, le 27, pour se procurer les 50 millions qu’elle doit au trésor, elle est autorisée à émettre 50,000 actions nouvelles, qui jouiront des mêmes avantages que les 250,000 anciennes, et qui seront acquises par les actionnaires au prix de 1,000 livres. Le dividende de 60 livres, annoncé la veille, assure encore un intérêt de 6 pour 100 aux actions qui seront payées 1,000 livres : si les espèces manquent pour le paiement des nouveaux titres, elles seront suppléées par les billets que, deux jours avant, la banque a été autorisée à émettre.

Ces 50,000 actions, qu’on appela les petites-filles, furent encore plus recherchées que ne l’avaient été les filles : on se disputait les actions anciennes, dès qu’il en paraissait sur le marché, afin de pouvoir souscrire aux actions nouvelles. — « Law faisoit merveille avec son Mississipi, écrit Saint-Simon[25] ; on avoit fait comme une langue pour entendre ce manège, et pour pouvoir s’y conduire. C’était à qui aurait du Mississipi. Il s’y faisait presque tout à coup des fortunes immenses. Law, assiégé chez lui de supplians et de soupirans, voyoit forcer sa porte, entrer du jardin par ses fenêtres, tomber dans son cabinet par la cheminée. On ne parloit que par millions. » Il ajoute que, pressé de prendre des actions, il répondit : « Depuis la fable du roi Midas, je n’ai lu nulle part et encore moins vu que personne eût la faculté de convertir en or tout ce qu’il touchoit ; je ne crois pas aussi que cette vertu soit donnée à Law ; mais je pense que tout son savoir est un savant jeu, un habile et nouveau tour de passe-passe, qui met le bien de Pierre dans la poche de Jean et qui n’enrichit les uns que des dépouilles des autres ; tôt ou tard cela tarira ; le jeu se verra à découvert ; une infinité de gens demeureront ruinés… J’abhorre le bien d’autrui et pour rien je ne m’en veux charger. »

Dans les premiers jours du mois d’août, les actions montèrent à 1,750 livres, 2,000 livres, 2,250 livres, 3,000 livres[26] ; cependant on ne promettait qu’un dividende de 60 livres, et la promesse était même peut-être téméraire[27]. Mais on commençait à parler d’une nouvelle et plus considérable extension de la compagnie ; on disait que, déjà concessionnaire de la ferme des tabacs et de la fabrication des monnaies, elle allait réunir dans ses caisses le recouvrement de presque tous les revenus publics[28].

En 1718, des hommes d’affaires, des banquiers et, parmi eux, les frères Pâris, qui, par leur habileté et leur fortune, avaient acquis une grande notoriété, s’étaient rendus adjudicataires, pour six ans, sous le nom d’Aymard Lambert, des fermes générales, et ils avaient créé pour l’exploitation de leur concession une compagnie[29] dont les formes étaient semblables à celles de la compagnie d’Occident qui venait d’être établie. Cette compagnie, que le public s’empressa d’appeler l’antisystème, avait des revenus moins lointains et plus assurés que la compagnie d’Occident. « Il est constant, dit Forbonnais, que ses actions avaient un avantage décidé par la nature des affaires et des bénéfices qu’elles embrassaient : elle devait gagner le dessus et cela arriva en effet. » C’était pour la compagnie d’Occident une concurrence redoutable que Law avait vue s’établir avec dépit : son désir de la faire disparaître s’accrut encore quand il put croire que la compagnie des fermes n’était pas restée étrangère aux manœuvres qui avaient cherché à causer des embarras à la banque par des retraits d’or considérables et précipités.

Pour obtenir de l’état qu’il annule, après un an de jouissance seulement, le bail passé pour six années à Aymard Lambert, il faut offrir des avantages considérables et il ne suffit pas de porter le prix de ce bail de 48,500,000 à 52 millions. Law propose de prêter au roi à 3 pour 100 1,200 millions, qui seront employés à rembourser les rentes et les autres charges assignées sur les aides et gabelles, sur les tailles, sur les recettes générales, sur le contrôle des actes, sur les postes ; — les 100,000 actions de la compagnie des fermes ; — les billets de l’état et ceux des receveurs généraux, les finances des offices supprimés ou à supprimer. C’est l’extinction de presque toute la dette publique, et le trésor aura à payer à la compagnie une redevance annuelle de 36 millions, au lieu des 48 millions qu’il paie à ses créanciers, pour un capital de 1,200 millions, depuis que les rentes et les autres dettes de l’état ont été réduites à un intérêt de 4 pour 100. L’offre est donc séduisante et elle est acceptée[30]. — La compagnie des Indes est autorisée à emprunter elle-même les 1,200 millions en actions rentières au porteur ou en contrats, à 3 pour 100 d’intérêt par an. — En conséquence, toutes les rentes sont éteintes et supprimées ; les titres seront rapportés au trésor et les rentiers seront remboursés en assignations sur le caissier de la compagnie des Indes : les ordonnances de liquidation des charges supprimées, les billets des receveurs généraux, ce qui reste de billets de l’état,.. etc.,.. seront également présentés au trésor, et transmis au caissier de la compagnie, qui les acquittera[31].

Ce n’était point une entreprise sans difficulté, au point de vue économique et financier, que de rembourser presque immédiatement 1,200 millions aux rentiers et aux créanciers de l’état. Ils pouvaient bien recevoir, provisoirement, en paiement, des billets de la banque ; mais ces billets ne produisant pas d’intérêt, ils étaient obligés de chercher un emploi à des capitaux dont le revenu était pour la plupart leur seul moyen d’existence. Si ces 1,200 millions avaient dû être employés en acquisitions d’immeubles, ou de valeurs mobilières alors si peu répandues en France, les prix en auraient aussitôt considérablement monté. La compagnie offrait, il est vrai, au public, cette somme de 1,200 millions en actions rentières[32] ou en contrats, à 3 pour 100 ; mais comment espérer que les anciens rentiers consentiraient, s’ils n’y étaient contraints, à s’imposer une perte annuelle de 1 pour 100 en acquérant ces titres pour remplacer ceux qui leur rapportaient 4 pour 100 ? Une combinaison nouvelle mit à leur disposition et à celle du public des valeurs plus attrayantes.

La concession des fermes générales avait encore fait monter les actions ; « elle avait été, dit Forbonnais, l’espèce d’enchantement qui enivra en quelque sorte toute la nation. » Law en profite aussitôt pour faire autoriser successivement la compagnie à émettre 300,000 actions nouvelles, non plus à 550 livres ou à 1,000 livres comme les filles et les petites-filles, mais à 5,000 livres : dix fois le pair de l’action de 500 livres. Ces titres nouveaux ne seront plus réservés aux anciens actionnaires ; la souscription sera ouverte à tout le monde ; le prix de 5,000 livres sera acquitté en dix paiemens égaux, le premier en souscrivant, et les neuf autres de mois en mois. Ces 300,000 actions qui, à 5,000 livres, produiront 1,500 millions et qui ne recevront que le dividende qui pourra leur être distribué, remplaceront, au grand profit de la compagnie, les actions rentières et les contrats à 3 pour 100, qui n’auraient donné que 1,200 millions, et auxquels il aurait fallu servir un intérêt fixe de 3 pour 100 : soit 36 millions.

L’empressement à souscrire les nouvelles actions fut tel que bientôt il parut nécessaire de réserver un privilège, pour leurs souscriptions, aux rentiers et aux créanciers de l’état, obligés d’employer les fonds qui leur seraient remboursés : il fut décidé que, jusqu’à nouvel ordre, il ne serait délivré de souscriptions qu’à ceux qui paieraient en récépissés de caisse de la compagnie, en billets de l’état ou de la caisse des receveurs généraux, en actions de la compagnie des fermes[33]. Ces effets montèrent aussitôt tellement que les négociations devinrent difficiles ; il fallut admettre de nouveau les souscripteurs à payer en billets de banque, et ces billets ne furent reçus qu’avec une prime de 10 pour 100 ; on en était venu à vouloir que le papier fît prime sur les espèces métalliques. Pour, consolider et pour accroître encore, s’il était possible, cette faveur du billet sur l’or et l’argent, le cours des espèces fut réduit, celui des louis à 33 livres et celui des écus à 5 liv. 16 s. (arrêt du 23 septembre). Mais l’émission des actions, et les négociations auxquelles elle allait donner lieu, ne pouvaient s’opérer sans une quantité considérable de numéraire ou de billets : la banque fut autorisée le 12 septembre à en fabriquer pour 120 millions, et le 24 octobre pour une somme égale. Tandis que, jusque-là, les billets avaient été faits en coupures de 1,000 livres, de 100 livres et de 10 livres, ceux-ci furent tous émis en coupures de 10,000 livres, ce qui indique la nature, le chiffre, l’importance des transactions auxquelles ils devaient servir.

Depuis longtemps les effets royaux, dont le discrédit faisait sans cesse varier les cours, donnaient lieu à un trafic dont le siège s’était établi dans la rue Quincampoix, alors habitée par des banquiers, des gens d’affaires, et même des prêteurs à la petite semaine, qui tous prirent une part active au commerce des actions : des mères, des filles, des petites-filles et des 300,000 nouvelles. A partir du jour de l’ouverture de la souscription, la foule s’y porta : les actions achetées et vendues au comptant, à termes à prime, y atteignirent rapidement le prix de 10,000 livres et montèrent, à la fin de novembre, à 15,000 et 18,000 livres, sans conserver toujours ce cours[34]. A la fin d’octobre, l’affluence devint si prodigieuse rue Quincampoix, qu’afin de prévenir les rixes et les désordres il fallut y établir « une garde de douze hommes, commandés par trois officiers, pour y rester tout le jour, et au besoin la nuit, veiller à la liberté et à la sûreté des négocians, arrêter les filous, les vagabonds et rendre compte du tout. » (Arrêt du 26 octobre.) — Les deux extrémités de la rue furent garnies d’un corps de garde et d’une grille dont l’ouverture, à six heures du matin, et la fermeture, à sept heures du soir, étaient annoncées par le son d’une cloche. « Les personnes distinguées de l’un et l’autre sexe entraient par la rue aux Ours, et le vulgaire par la rue Aubry-le-Boucher[35]. » — Toutes les maisons, tous les appartemens furent convertis en bureaux, loués aux agioteurs à raison de 200, 300 ou 400 livres par mois, suivant leur étendue : une maison dont le loyer ordinaire était de 600 à 800 livres par an pouvait contenir trente ou quarante bureaux et rapporter de 10,000 à 12,000 livres par mois. On raconte[36] qu’un savetier dont l’échoppe, formée de quelques planches, était adossée au mur du jardin du banquier Tourton, la transforma en bureau et gagna 200 livres par jour en la mettant à la disposition des spéculateurs, en leur fournissant des plumes et du papier, en offrant des escabeaux aux dames qui venaient contempler ce spectacle inouï.

Mais la compagnie qui provoquait, par ses opérations, ces spéculations excessives, voulait aussi paraître inspirée par des sentimens de bien public et d’intérêt général. Elle recevait de l’état une annuité de 4 millions pour l’intérêt des 100 millions, en billets de l’état, qui avaient fait son fonds social. Elle représenta que, tous les sujets du roi ne devant plus recevoir que 3 pour 100, son annuité devait être réduite à 3 millions ; et, comme l’état y gagnait 1 million, elle demanda et elle obtint facilement (arrêt du 19 septembre) que les contribuables fussent soulagés par la suppression des droits sur les huiles, le suif et les cartes, consentant elle-même à la suppression des 24 deniers pour livre sur le poisson qui faisaient partie des fermes générales. Ce désintéressement fut généralement approuvé, et il contribua à la hausse des actions. Ge fut aussi dans un intérêt public, celui du trésor, que la compagnie, devant se procurer par l’émission des 300,000 actions un capital de 1,500 millions, crut devoir offrir de porter à cette somme son prêt de 1,200 millions. Ce supplément de 300 millions, qui fut accepté[37], devait permettre un remboursement plus complet de la dette publique. Il est vrai que, le même jour, la compagnie, poursuivant son projet de réunir dans ses caisses tous les revenus de l’état, obtenait la suppression des receveurs généraux, qu’elle remplacerait[38], « parce qu’il importe au bien de tous que le recouvrement des deniers publics se trouve dans les mêmes mains pour en faciliter la perception. »

Le versement du second dixième des actions allait être exigible, et un grand nombre de souscripteurs, ayant pris des engagemens fort au-dessus de leurs ressources, se voyaient à la veille d’être forcés de vendre une partie de leurs actions pour acquitter le terme échu des autres. Afin de prévenir la baisse qui aurait pu en résulter, les époques de versemens furent rendues trimestrielles, et elles furent prorogées : la première, au mois de décembre ; la deuxième, en mars ; et la troisième, en juin[39]. La banque s’engagea, d’ailleurs, à prêter à 2 pour 100 2,500 livres sur chaque action déposée, afin qu’aucun actionnaire ne fût embarrassé pour effectuer ses versemens. « Ces mesures successives soutenaient la confiance des actionnaires et secondaient à merveille l’enchantement du public[40]. »

En moins de trois mois, le nombre des actions a doublé, et le prix auquel elles se négocient a plus que décuplé : sur les 300,000 actions émises à 5,000 livres, un dixième seulement est versé, et 1,350 millions restent à payer en trois termes égaux de 450 millions chacun. Pour de telles opérations, de tels paiemens, de telles spéculations, les autorisations récemment données à la banque de créer pour 240 millions de billets, qui porteront sa circulation à 640, ne seront pas suffisantes ; il faut encore que la faveur avec laquelle seront reçus et circuleront de nouveaux billets réponde à la hausse des actions : dans cette vue, tous les moyens sont employés pour déprécier et discréditer les espèces métalliques. Les dispositions de l’arrêt du 25 juillet sont renouvelées et confirmées ; les créanciers pourront toujours exiger des billets de leurs débiteurs ; les rentiers et les créanciers de l’état pourront en exiger de la compagnie pour les remboursemens qu’elle a à leur faire ; la compagnie pourra en exiger des contribuables pour les impositions dont elle fait le recouvrement. Afin de dégoûter le public du numéraire, on imagine de frapper des pièces d’or et d’argent d’un titre très élevé, mais très faibles de poids : des quinzains d’or fin, de 65 5/11 au marc, courant pour 5 livres, et valant intrinsèquement 12 fr. 74 de notre monnaie, et des livres d’argent fin, de 65 5/11 au marc, comme les quinzains, courant pour 1 livre, et valant intrinsèquement 0 fr. 81 ; on pensait que des pièces d’un volume et d’un poids si minimes seraient peu agréables et peu commodes, et, en effet, leur fabrication fut si mal accueillie, que bientôt elle fut abandonnée[41]. Trois diminutions successives du cours des louis et des écus sont ordonnées en même temps : les louis seront réduits de 33 livres à 32, immédiatement ; à 31 livres, le 1er janvier ; à 30 livres, le 1er février ; et les écus, aux mêmes époques, de 5 liv. 16 s. à 5 liv. 12 s. ; à 5 liv. 8 s. ; à 5 liv. 4 s. Cette diminution des espèces, surélevées sans raison, a l’avantage de rapprocher leur valeur légale de la valeur commerciale du métal qu’elles contiennent : elle n’en trouble pas moins les intérêts, et elle est onéreuse à ceux qui possèdent du numéraire au moment où elle s’effectue ; ils ne pourront, par exemple, donner que pour 30 livres le louis qu’ils ont reçu pour 33 livres. Les billets sont déjà admis, avec une prime de 10 pour 100, en paiement des actions nouvelles ; un règlement consacre et généralise cette prime en la réduisant à 5 pour 100. Quinze jours après que les espèces ont été réduites, on ose déclarer dans un arrêt (du 21 décembre) « que le roi veut procurer à son peuple le moyen d’éviter les pertes que causent ordinairement les variations du cours des monnaies, » et, en conséquence, « l’argent de banque sera fixé à 5 pour 100 au-dessus de l’argent courant, auquel prix il sera délivré des billets de banque ; sauf, aux porteurs desdits billets, après que ceux de la banque auront été distribués, à les négocier à tel plus haut prix qu’ils jugeront à propos. » Pour compléter cette disposition, on ordonne que les espèces d’argent ne seront plus reçues que dans les paiemens de sommes inférieures à 10 livres, et les espèces d’or dans les paiemens de sommes inférieures à 300 livres ; tous les paiemens de sommes supérieures ne pourront être faits qu’en billets, sous peine de confiscation et de 300 livres d’amende. C’est le commencement de la proscription pour la monnaie métallique, et le commencement du cours forcé, ou tout au moins du cours légal, pour la monnaie fiduciaire.

Quand toutes ces mesures paraissent avoir suffisamment élargi et assuré les voies à la circulation et au développement des billets, la banque est autorisée (le 29 décembre) à en émettre de nouveau pour 360 millions, et sa circulation sera de un milliard. Jusque-là, pour éviter la contrefaçon frauduleuse des billets, il avait paru nécessaire de les graver ; mais la gravure exige un temps et des soins que les circonstances ne comportent plus : « la sûreté du billet sera suffisamment garantie par les caractères de l’impression, la marque du papier et le sceau de la compagnie. » Sur les 360 millions de billets autorisés le 29 décembre, 231 furent imprimés.


V

Aux édits, aux déclarations, aux arrêts du conseil, qui, dans les six derniers mois de 1719, portèrent à 1 milliard les billets en circulation, et à 624,000 les actions de la compagnie, qui, au prix de 10,000 livres (et il s’en négocia à 15,000 et à 18,000), devaient valoir quand elles seraient entièrement libérées, plus de 6 milliards, la spéculation établie rue Quincampoix répondit en faisant pénétrer dans tous les rangs de la société un esprit de vertige. Un manuscrit inédit de la bibliothèque du ministère des finances, détruit par l’incendie de 1871, et qui devait remonter à un temps peu éloigné de celui de Law, affirmait « qu’il y eut alors, en France, un délire général : de tous les points du royaume, on se consacra au commerce des actions. Les gens de province et les étrangers accoururent à Paris afin de s’enrichir dans un négoce qu’on ne pouvait croire imaginaire en voyant la fastueuse et subite opulence de beaucoup de gens qui, de l’état le plus misérable, étaient parvenus subitement à la fortune la plus éclatante. » Tous les contemporains attestent ce délire : on n’en citera que deux. C’est Saint-Simon qui écrit : « Le commerce des actions, appelées communément du Mississipi, établi rue Quincampoix, de laquelle chevaux et voitures furent bannis, augmenta tellement, qu’on s’y portoit toute la journée… Jamais on n’avoit ouï parler de folie, ni de fureur qui approchât de celle-là… La banque de Law et son Mississipi étoient lors au plus haut point. La confiance y étoit entière. On se précipitoit à changer terres et maisons en papier, et ce papier faisoit que les moindres choses étoient hors de prix. » C’est Duclos, plus froid, mais non moins pénétrant et plus moraliste, qui fait remarquer « que la révolution subite qui se fit dans les fortunes fut pareille dans les têtes. Le déluge des billets de banque dont Paris fut inondé, et qu’on se procuroit par toutes sortes de moyens, excita dans tous les esprits le désir de participer à ces richesses de fiction. C’étoit une frénésie. La contagion gagna les provinces. On accouroit de toutes parts à Paris, et on estime à 1,400,000 âmes ce qui s’y trouva à cette époque. »

Au milieu de l’affolement général, quelques hommes, cependant, conservant leur sang-froid et leur raison, ne cessèrent pas de juger sainement les folies dont ils étaient les témoins, et parmi eux il faut citer le maréchal de Villars. Le vainqueur de Denain était membre du conseil de régence, et, sans être chargé de fonctions actives, il prenait une part importante aux affaires publiques, qu’il suivait d’un œil attentif. Rencontrant un jour Law chez la duchesse d’Estrées, il lui dit : « Il y a présentement deux grandes opérations qui roulent sur vous : l’une que l’on appelle le Mississipi, l’on y fait, dit-on, des fortunes immenses. Il est bien difficile que certaines gens gagnent si prodigieusement sans que d’autres perdent ; j’avoue que je n’y comprends rien et je ne sais pas, d’ailleurs, admirer ce qui est au-dessus de mes connaissances ; mais enfin, sur cette opération, de laquelle je ne veux tirer aucune fortune, je ne puis que me taire. L’autre est la banque royale : elle peut être d’un grand avantage pour le roi, parce que ce moyen lui donne tout l’argent de ses sujets sans en payer le moindre intérêt ; d’un autre côté, les sujets peuvent y trouver aussi quelque utilité… Mais comme cet avantage roule uniquement sur la confiance, il faut que l’ordre soit si régulièrement ; observé que celui qui vous donne son argent sans intérêt puisse le retrouver toutes les fois qu’il le demande. »

L’historien du système, du Hautchamp, a consacré tout un volume au récit des événemens dont la rue Quincampoix a été le théâtre pendant les derniers mois de 1719, des fortunes et des mines qui s’y firent en quelques jours, des aventures extraordinaires qu’y provoqua l’agiotage, et il raconte une foule d’anecdotes, les unes gaies et bouffonnes, les autres tristes et tragiques. On ne saurait entreprendre de présenter ici le résumé, même abrégé, de ce récit ; mais il faut citer quelques lignes de la notice que M. Thiers a consacrée à Law et qui fut l’un de ses premiers écrits[42] : elles marquent ce temps étrange et le font comprendre par des traits vifs et saisissans. « Les variations de la fortune étaient si rapides que des agioteurs, recevant des actions pour aller les vendre, en les gardant ira jour seulement, avaient le temps de faire des profits énormes. On en cite un qui, chargé d’aller vendre des actions, resta deux jours sans paraître. On crut les actions volées, point du tout : il en rendit fidèlement la valeur ; mais il s’était donné le temps de gagner 1 million pour lui. Cette faculté qu’avaient les capitaux de produire si rapidement avait amené un trafic : on prêtait les fonds à l’heure, et on exigeait un intérêt dont il n’y a pas d’exemple. Les agioteurs trouvaient encore à payer l’intérêt exigé et à recueillir un profit pour eux-mêmes. On pouvait gagner jusqu’à 1 million par jour. Il n’était donc pas étonnant que les valets devinssent tout à coup aussi riches que des seigneurs. On en cite un qui, rencontrant son maître par un mauvais temps, fit arrêter son carrosse et lui offrit d’y monter. »

Cependant cette folie de quelques semaines eut de& conséquences plus durables et plus graves sur l’état social et sur l’état moral du pays. On ne voyait pas seulement rue Quincampoix des spéculateurs de profession, d’anciens traitans qui cherchaient, les uns à retrouver quelques-uns des bénéfices que leur avaient procurés, autrefois les affaires extraordinaires, et les autres à réparer les pertes que la chambre de justice leur avait fait éprouver, ou les rentiers et les créanciers de l’état, qui poursuivaient l’emploi des capitaux dont le remboursement venait de leur être imposé : on y trouvait, confondus et s’enivrant des mêmes chimères, toutes les classes de la société, des princes, des grands seigneurs, des gens d’église, des militaires, des magistrats, des bourgeois, des commerçans, des artisans, des cultivateurs, des domestiques. Leurs illusions étaient d’autant plus vives et leur cupidité d’autant plus excitée que, depuis trente ans, le désordre financier, la variation des monnaies, les banqueroutes partielles, mais successives, de l’état, les avaient ruinés ou appauvris, et qu’ils avaient le spectacle des fortunes immenses et rapides que pouvaient produire les affaires, l’agiotage, le trafic du papier. Beaucoup d’honnêtes propriétaires, séduits par l’espérance du gain, vendirent leurs seigneuries, leurs domaines, leurs maisons, leurs terres et leurs bois pour acheter à des prix excessifs, à 10,000 livres, à 15,000 livres, à 18,000 livres des actions qui devaient prochainement ne pas valoir leur pair de 500 livres. Des actionnaires avisés et prévoyans ne tardèrent pas, au contraire, à réaliser leurs bénéfices en vendant leurs actions ; ces réaliseurs recherchèrent des immeubles et, à défaut, des diamans, des pierreries et même des marchandises, qui, bien que payés le prix excessif auquel la concurrence les avait fait monter, conservèrent toujours la plus grande partie de leur valeur. Quand le système se fut écroulé, les premiers restèrent ruinés et les seconds restèrent enrichis. Il y eut un déplacement des fortunes privées et des situations sociales qu’on ne vit jamais se produire sous un gouvernement régulier et dans un pays que ne bouleverse pas une révolution. Au point de vue moral, sans parler des plaisirs et des désordres qui accompagnent les fortunes rapidement acquises, c’est encore Duclos qui affirme « que le bouleversement des fortunes n’a pas été le plus malheureux effet du système de la régence. Une administration sage aurait pu rétablir les affaires ; mais les mœurs, une fois dépravées, ne se rétablissent que par la révolution d’un état, et je les ai vues s’altérer sensiblement. — Dans le siècle précédent, la noblesse, et le militaire n’étaient animés que par l’honneur ; le magistrat cherchait la considération ; l’homme de lettres, l’homme à talent, ambitionnaient la réputation ; le commerçant se glorifiait de sa fortune parce qu’elle était une preuve d’intelligence, de vigilance, de travail et d’ordre. Les ecclésiastiques qui n’étaient pas vertueux étaient du moins forcés de le paraître. Toutes les classes de l’état n’ont aujourd’hui qu’un objet, c’est d’être riches, sans que qui que ce soit fixe les bornes de la fortune où il prétend… — Nos lois sont toujours les mêmes ; nos mœurs seules sont altérées, se corrompent de jour en jour : et les mœurs, plus que les lois, font et caractérisent une nation. » — Duclos appliquait cette réflexion à la France du XVIIIe siècle ; mais elles ne perdront pas leur à-propos, comme l’a si justement écrit M. Baudrillart[43], « tant que la séduction de la richesse facile n’aura pas cessé d’agir sur l’imagination hallucinée de la foule. »

Le développement prodigieux qu’avait pris, depuis six mois, la compagnie des Indes, le cours élevé de ses actions, l’agiotage de la rue Quincampoix, tout se réunissait pour donner un intérêt particulier à l’assemblée générale de la fin de l’année. Elle fut convoquée pour le 30 décembre ; le régent vint la présider, accompagné du duc de Bourbon, du prince de Conti, etc., et Law n’eut pas de peine à obtenir des actionnaires la ratification de tous les actes qui avaient porté les actions du cours de 1,000 livres, qu’elles atteignaient à peine à la fin de juin, à ceux de 10,000 livres, 15,000 livres, 18,000 livres. Mais, à cette époque, les directeurs de la compagnie avaient annoncé que le dividende des actions, en 1720, serait de 60 livres pour 300,000 actions, et ce chiffre ne répondait plus à la situation nouvelle ; l’assemblée s’empressa, sur la proposition nouvelle des directeurs, de fixer la répartition qui serait faite en 1720 à 200 livres par action (40 pour 100 du pair de 500 livres), ce qui, pour 600,000 actions, exigeait une somme annuelle de 120 millions. C’était là une promesse qui ne pouvait être tenue. Quelques efforts qu’il eût faits pour évaluer à un chiffre élevé les revenus et les bénéfices de la compagnie, Law ne pouvait les porter, dans ses prévisions, qu’à 91 millions, et cette évaluation était encore exagérée ; Du Tôt, l’un de ses disciples les plus sincères et les plus convaincus, la réduit à 80 millions. Quelques ventes faites par ceux qui commençaient à réaliser, avaient rapproché les cours de 10,000 livres, et 80 millions répartis entre 600,000 actions, c’est-à-dire 133 livres par action, ne donnaient, à ce prix, qu’un intérêt de 1.33 pour 100 ; en supposant même que le dividende promis de 200 livres eût pu être distribué, ce n’était encore que 2 pour 100 du prix de 10,000 livres. Cependant lorsque les délibérations de l’assemblée furent connues rue Quincampoix, elle ne provoquèrent pas la baisse ; le soir même de la réunion, les actions montèrent à 15,000 livres : à ce prix, le dividende peu probable, quoique annoncé, de 200 livres n’assurait qu’un intérêt de 1.33 pour 100.

Mais quand les titres d’une société financière, industrielle ou commerciale, sont l’objet d’une hausse semblable, ce n’est pas à raison du dividende qu’elle pourra donner, c’est à raison du bénéfice qu’on espère trouver dans une hausse nouvelle. On a vu des actions de 500 livres monter à 1,000, à 2,000, à 5,000, à 10,000, à 18,000, sans que cette progression s’explique par l’accroissement des profits ; on se laisse entraîner à croire qu’il n’y a pas de raison pour que cette progression s’arrête et qu’elle sera sans limite ; on achète à 18,000 livres sans considérer le revenu qu’on peut espérer, mais dans l’espérance de revendre à 20,000, à 25,000, etc. Cependant la hausse a nécessairement un terme, que le moindre événement peut déterminer ; dès que ce terme est arrivé et que seulement les prix restent stationnaires, quelques porteurs, ne comptant plus sur une hausse nouvelle, commencent à vouloir réaliser et à vendre ; leur exemple est suivi ; bientôt il se trouve plus de vendeurs que d’acheteurs et les prix baissent ; les premières baisses ne font que précipiter le mouvement des ventes, tandis que les acheteurs font absolument défaut. La baisse est plus rapide que ne l’avait été la hausse ; il arrive même souvent que, par un effet d’imagination, elle descend fort au-dessous de la valeur raisonnable du titre, comme, par un effet d’imagination aussi, la hausse l’avait beaucoup dépassée. Ce phénomène économique et commercial n’était sans doute ni analysé ni aperçu au commencement du XVIIIe siècle ; mais au XIXe, où la spéculation a eu aussi ses exagérations et ses aveuglemens, on l’a vu si souvent se produire qu’il est facile à comprendre, sans cependant, si on s’en rapporte aux faits, qu’il paraisse toujours facile à prévoir.

La situation de la banque ne peut être séparée de celle de la compagnie des Indes. Le 30 décembre, ses billets étaient émis ou autorisés pour 1 milliard, et, en quatre mois, le 1er mai, ils allaient monter à 2 milliards 600 millions (et même à 3 milliards, suivant le préambule d’un édit du 5 juin 1725) ; or ces billets ne trouvaient un gage suffisant ni dans le numéraire déposé dans les caisses ni dans les effets de commerce, à échéance déterminée, escomptés et placés dans le portefeuille. La réserve métallique n’était pas très considérable et pouvait être épuisée rapidement ; l’escompte des effets de commerce, bien que ce fût l’un des objets principaux de l’institution, n’était jamais entré que pour une faible part dans ses opérations. Les billets furent presque tous employés soit à fournir au trésor les 1,500 millions destinés au remboursement de la dette publique, et représentés par une rente de 45 millions constituée au profit de la compagnie, soit à mettre la compagnie à même de racheter ses actions. Le 3 décembre, en effet, le jour même de l’assemblée des actionnaires, Law, informé que les réaliseurs commençaient à vendre leurs valeurs, fit décider que la compagnie achèterait, à bureau ouvert, ses actions au prix de 9,600 livres alors qu’elle venait de les émettre à 5,000, et avant même qu’elles fussent libérées. Cette résolution, dès qu’elle fut connue, aurait dû rendre le cours des actions à peu près fixe, et cependant, on verra qu’il s’éleva le 5 janvier à 18,000 livres ; pendant quelques jours, elle ne reçut donc aucune exécution ; mais les circonstances ne tardèrent pas à lui faire donner une application si large qu’elle entraîna la chute du système.

La théorie, confirmée par la pratique, enseigne que des billets au porteur ne peuvent être émis avec sécurité par une banque que sur dépôt d’espèces métalliques ou en échange de valeurs commerciales, à courte échéance, dont le remboursement fait rentrer des billets ou fait verser du numéraire dans sa caisse ; c’est alors seulement, et à la faveur du mouvement continu qui s’établit entre les espèces, et les billets, qu’une banque peut aussi faire des avances sur dépôt de titres, à la condition que ces avances ne soient jamais qu’une partie prudemment restreinte de ses opérations. La banque royale n’observa aucune de ces règles et ne s’astreignit à aucune de ces garanties.

Il n’est pas moins nécessaire que la monnaie fiduciaire reste dans un certain rapport avec la monnaie métallique, contre laquelle elle doit toujours être échangée, à moins d’aboutir au cours forcé. Or la France n’avait, au milieu du règne de Louis XIV, que 500 millions de numéraire ; si, en 1719, elle paraissait en avoir 1 milliard ou 1,200 millions, c’est que, par suite de l’élévation du cours des espèces, la valeur de la livre était tombée de 1 fr. 95 à 0 fr. 82 ; mais ces 1,200 millions de livres ne représentaient pas plus d’or et d’argent que les 500 millions du temps de Colbert. Les 2 milliards 600 millions de billets s’élevèrent à plus de cinq fois cette quantité d’or et d’argent ; comme si, aujourd’hui que nous avons 4 ou 5 milliards de numéraire, la banque avait 20 ou 25 milliards de billets. La monnaie métallique, par la hausse excessive du cours des espèces, était presque devenue une valeur fictive comme les actions et les billets. Ces deux dernières fictions s’étaient pour ainsi dire engendrées et se soutenaient l’une l’autre. Sans le milliard de billets, qui fut bientôt plus que doublé, les 600,000 actions n’auraient pas été émises, n’auraient pas atteint le prix de 18,000 livres, n’auraient pas conservé celui de 9,600 livres ; sans les actions de la compagnie des Indes, les billets de la banque n’auraient pas trouvé de contre-valeurs en échange desquelles ils pussent être délivrés. Si l’une de ces fictions tombait, elle devait entraîner l’autre dans sa chute. Au moment où pour la foule aveugle et cupide qui se pressait rue Quincampoix, et même pour la France presque entière, il faut le reconnaître, les deux établissemens fondés par Law paraissaient avoir atteint le plus haut degré de crédit, de puissance, de stabilité, ils touchaient à leur déclin et à leur ruine.


AD. VUITRY.

  1. Voyez la Revue du 15 décembre 1883 et du 15 janvier 1884.
  2. Rapport du duc de Noailles du 2 juin 1717.
  3. Rapport du duc de Noailles du 2 juin 1717. Il présente un curieux tableau des créations d’offices : « Le royaume a été inondé d’officiers de toute espèce ; le titre de conseiller du roi a été attribué à des personnes de tout état et souvent uni aux fonctions les plus viles ; tous les officiers des juridictions ordinaires ont vu démembrer leurs chargea pour composer d’autres corps d’offices qu’on divisoit et qu’on multiplioit chaque jour à mesure que les traitans faisoient de nouvelles propositions ; les anciennes et bonnes familles de provinces ont été ainsi ruinées et détruites ; ces nouvelles créations accompagnées de gages, d’exemptions et de privilèges, ont déterminé tous ceux ayant quelque fortune à se faire pourvoir de charges pour jouir d’un plus grand revenu et ne plus contribuer aux impositions, d’où il résulte que l’état a contracté de grands engagemens pour le paiement des gages et intérêts ; que ces particuliers ont abandonné le commerce et toutes les professions utiles ; que le poids entier des contributions est tombé sur un petit nombre de commerçans, d’artisans et de laboureurs perpétuellement surchargés de ce que ne supportoient pas les privilégiés, en sorte qu’une partie des terres sont devenues incultes et abandonnées ; que telle paroisse où il y avoit vingt bons laboureurs, s’est vue réduite à cinq ou six, qui ont été obligés enfin de déserter pour aller mendier leur pain, eux qui étoient nés pour procurer l’abondance au royaume. »
  4. Lacretelle, Histoire de France pendant le XVIIIe siècle.
  5. Sismondi, Histoire des Français, t. XXVII.
  6. Le curieux procès-verbal de cette séance a été textuellement rapporté par M. Levasseur dans ses savantes et intéressantes Recherches sur le système de Law.
  7. Lettres patentes des 2 et 20 mai 1716.
  8. Les banques de Stockholm, de Gênes, de Venise et d’Amsterdam étaient des banques de dépôt. Celle de Londres, établie en 1694, était seule banque de dépôt, d’escompte et même de prêt à l’état.
  9. Examen du livre intitulé : Réflexions sur les finances, t. II, p. 206.
  10. Recherches sur les finances, t. II, p. 427.
  11. Édit de juin et déclaration du 10 juin 1717. — Forbonnais, t. II, p. 429 et suiv. — Bailly, Histoire financière, t. II, p. 61 et suiv.
  12. Édits de mai, juin et septembre 1716.
  13. Déclaration et édits d’août 1717.
  14. La compagnie sera un souverain ou tout au moins un seigneur ; elle aura pour blason : « un écusson de sinople à la pointe ondée d’argent, sur laquelle sera couché un fleuve, au naturel, appuyé sur une corne d’abondance d’or, au chef d’azur semé de fleurs de lis d’or, soutenu d’une fasce en devise aussi d’or, ayant deux sauvages pour support et une couronne trélée. » (Art. 54 des let. pat.)
  15. La Banque devint aussitôt l’un des forts actionnaires de la compagnie. Profitant de la disposition qui permettait aux sociétés déjà formées « de prendre intérêt, » dans celle d’Occident, elle s’empressa de convertir les billets de l’état qui formaient les trois quarts de son fonds social (4,500,000 francs) en neuf mille actions de la compagnie d’Occident.
  16. De Luçay, les Secrétaires d’état, p. 209.
  17. Manuscrit du ministère des finances.
  18. « Le marc des espèces démonétisées n’était reçu aux Monnaies que pour 600 liv. et 40 livres l’argent. Il était permis de porter deux cinquièmes en billets de l’état, de sorte qu’un marc d’or d’anciennes espèces n’étant reçu que pour 600 livres avec deux cinquièmes en billets, 240 livres, en tout 840 livres, on perdait, non-seulement la valeur des billets, mais encore 60 livres par marc d’or et l’argent à proportion. (Manuscrit du ministère.)
  19. Louis Blanc, Histoire de la Révolution, t. I, p. 201.
  20. La cour des monnaies, qui avait enregistré l’édit, garda le silence ; mais la chambre des comptes et la cour des aides furent reçues, le 30 juin, par le régent, qui, entendit et n’accueillit pas leurs remontrances. (De Boislisle, Histoire des premiers président de la chambre des comptes, p. 583. — Mémoire sur la régence, t. II, p. 96.)
  21. On ne possède pas l’arrêt ou l’édit qui les ordonna, mais ils sont mentionnés dans un arrêt du 8 juillet 1719 qui les supprima.
  22. Manuscrit du ministère des finances. — Forbonnais, t. II, p. 594.
  23. Mémoire de la régence, t. II, p. 310.
  24. Arrêt du 16 juillet 1719.
  25. Mémoires, t. XVI, p. 253.
  26. Mémoire de la régence, t. II, p. 321.
  27. Un dividende de 60 livres à trois cent mille actions exigeait un produit annuel de 18 millions. La compagnie recevait de l’état une annuité de 4 millions ; on peut évaluer le bénéfice des tabacs à 2 millions, celui de la fabrication des monnaies à 4 millions. Il aurait fallu que les bénéfices du commerce s’élevassent à 8 millions !
  28. « La hausse ne se borna pas aux actions ; une partie du projet de Law ayant transpiré, on vit tout à coup nombre de personnes s’empresser à se procurer des billets de l’état, des billets des receveurs-généraux et autres effets du roi, qui perdoient encore plus de 33 pour 100. Cette grande recherche les fit monter au pair de l’argent et la révolution qu’elle amena de nouveau dans les fortunes amena de nouveaux concurrens dans le commerce des actions. » (Forbonnais, t. II, p. 598.)
  29. Arrêt du 16 septembre 1718.
  30. Arrêt du conseil du 27 août 1719.
  31. Arrêt du conseil du 31 août.
  32. C’est ce qu’on appelle aujourd’hui des obligations.
  33. Arrêt du conseil du 26 septembre 1719.
  34. On lit dans Forbonnais, t. II, p. 599 et 601 : « La rue Quincampoix, où demeuraient les principaux banquiers, se remplit d’une foule extraordinaire, et la seule variation du cours des actions dans l’espace d’une journée, qu’occasionnoit la diversité des spéculations, étoit capable de procurer des gains considérables à ceux qui connaissoient les manèges de la place… Le mouvement fut extraordinaire pour se procurer les effets propres à être convertis en récépissés de remboursement. On donnoit 11,000 livres en or pour 10,000 livres en papier de l’état, et on payoit des courtages assez considérables pour procurer de petites fortunes à ceux qui avoient le secret de faire expédier promptement cette conversion. Les esprits étoient dans une telle fermentation qu’on ne raisonnoit plus. On alla jusqu’à imaginer que les nouvelles actions valoient mieux que les anciennes, sans doute parce qu’elles employoient le remboursement de dettes privilégiées. Un assez grand nombre de gens s’empressèrent de les vendre afin d’en acheter de nouvelles, pour que la valeur des anciennes baissât de 8,000 à 4,000, ce qui procura aux personnes un peu plus au fait des négociations le moyen de faire de grandes fortunes en peu de temps, car il falloit que toutes les actions tombassent ou que celles-là revinssent au niveau des autres, toutes étant de même espèce, et le remboursement changeant la nature du privilège des dettes du roi. »
  35. Lemontey, Histoire de la régence, p. 311.
  36. Du Hautchamp, Histoire du système, t. IV, p. 193.
  37. Arrêt du 12 octobre 1719.
  38. Ibid.
  39. Arrêt du 20 octobre.
  40. Forbonnais, t. II, p. 603.
  41. Arrêt du 2 décembre 1719.
  42. Cette notice a paru, en 1828, dans la première livraison de l’Encyclopédie progressive. On y trouve quelques inexactitudes et on peut ne pas adopter tous les jugemens qu’elle porte sur Law et sur quelques-unes de ses opérations, mais elle révèle chez M. Thiers, qui avait alors vingt-huit ans, et qui s’occupait, pour la première fois peut-être, de finances et d’économie publique, la puissance et la pénétration d’esprit que toute sa vie devait mettre en lumière.
  43. Histoire du luxe, t. IV, p. 250.