Les Evénements d'Athènes des 1er et 2 décembre 1916

Les événemens d’Athènes des 1er et 2 décembre 1916
Léon Maccas

Revue des Deux Mondes tome 38, 1917


LES
ÉVÉNEMENS D’ATHÈNES
DES 1er ET 2 DÉCEMBRE 1916

Dans un souci d’impartialité, et afin que le point de vue vénizéliste puisse être exposé avec précision, la Revue croit devoir publier, sous la responsabilité de l’auteur, ce récit, rédigé d’après des documens autorisés, par M. L. Maccas, directeur du Bureau macédonien.


Le récit complet et authentique des déplorables événemens qui ont eu lieu à Athènes pendant les premiers jours du mois de décembre dernier n’a pu être fait jusqu’ici, pour plusieurs raisons qu’il ne nous appartient pas de relever ; au surplus, il n’avait pas encore été possible de réunir tous les témoignages, de les contrôler soigneusement, de les confronter avec les rapports officiels et d’en dégager un exposé historiquement exact et de tous points véridique. Cet exposé, nous pouvons le livrer aujourd’hui à l’histoire de la guerre, et nous sommes en mesure d’en certifier auprès du lecteur l’exactitude absolue. Son origine, — il nous a été officieusement communiqué par le Bureau de Presse du gouvernement de M. Venizelos, que nous avons l’honneur de représenter auprès de la presse française, — en est une garantie, pensons-nous, suffisante.


I

A la fin de mois d’octobre dernier, la situation politique en Grèce semblait devoir entrer dans une phase décisive. M. Guillemin et sir Francis Elliot, ministres de France et de Grande-Bretagne à Athènes, avaient, tous les deux, acquis la conviction que le roi Constantin, malgré ses protestations réitérées au sujet de son intention d’observer une attitude de neutralité très bienveillante à l’égard de l’Entente, collaborait presque ouvertement avec les Puissances centrales. On s’attendait donc à ce que les Alliés prissent des mesures promptes et sévères vis-à-vis du gouvernement royal, et l’on assurait que la première de ces mesures serait la reconnaissance officielle du gouvernement de Salonique.

Mais, après mûre réflexion, ce parti sembla à l’Entente dangereux à prendre. N’allait-on pas peut-être risquer ainsi de paraître se prononcer dans cette question de politique intérieure et de rompre sans nécessité absolue avec un gouvernement, suspect certes, mais qui, après tout, se sentait obligé de respecter l’Entente ? C’est à ce moment que se produisit le voyage en Grèce d’un député français, M. Bénazet, qui se rendait à Salonique envoyé par une commission parlementaire, mais sans aucune mission d’aucun ordre du gouvernement. A son passage à Athènes, à l’aller et au retour, M. Bénazet profita des relations qu’il possédait de longue date dans la société athénienne approchant le souverain pour lui rendre visite, sur le désir formel exprimé par le roi Constantin. L’honorable député eut avec le souverain un certain nombre d’entrevues, où le roi de Grèce s’appliqua à le rassurer sur ses dispositions et ses intentions, allant jusqu’à prendre vis-à-vis de lui des engagemens par écrit qui paraissaient donner des garanties aux Alliés.

A mesure que les Alliés se relâchaient de leur sévérité, l’audace des intrigues ourdies contre eux dans les coulisses politiques d’Athènes augmentait d’autant. On fit circuler le bruit ridicule, mais destiné à encourager les germanophiles, selon lequel la Russie aurait soi-disant exigé de ses alliés, sous la menace de signer une paix séparée avec l’Allemagne, le maintien sur le trône du roi Constantin. L’État-major préparait, d’un autre côté, sur l’ordre du souverain, l’extermination du venizélisme et, de concert avec quelques députés gounaristes, arrêtait le plan d’organisation de bandes armées, destinées à terroriser les habitans des régions de Grévéna, d’Anaselitsa et de Lapsitsa, en Macédoine occidentale, et à entraver le plus possible le mouvement national. Des réunions spéciales étaient même tenues, à cet effet, dans les bureaux de l’Etat-major, entre le lieutenant-colonel Exadactylos et le député de Grévéna, Boussios.

En même temps, des chefs de bandes et des émissaires de l’Etat-major, affiliés à la propagande allemande, étaient dépêchés dans différentes localités de la Grèce centrale, de la Thessalie et du Péloponèse, pour y organiser des bandes armées et pour y susciter des mouvemens réactionnaires. Parmi ces « condottieri, » on peut citer les fameux chefs de bandes, Vardas et Doukas, le sergent Coutras, du service spécial de la sûreté du Roi, un nommé Anagnostopoulos, et plusieurs autres. Enfin, les ligues de réservistes, organisées par l’attaché militaire allemand major Fallkenhausen, et dont l’Entente avait depuis longtemps demandé la dissolution, réapparaissaient à l’horizon politique.

La méfiance des Alliés se réveilla. Elle fut stimulée par les révélations auxquelles se livra la presse, vénizéliste d’Athènes, qui, documens en main, montra dans quelles conditions scandaleuses s’étaient effectuées la reddition du fort de Ruppel et de Cavalla, la capitulation du corps d’armée grec commandé par le colonel Hadjopoulos, et la livraison entre les mains des Germano-Bulgares de tout le matériel de guerre grec qui se trouvait en Macédoine orientale. Les journaux venizélistes donnèrent également la preuve que les royalistes grecs ravitaillaient les sous-marins allemands, fournissaient des vivres aux armées ennemies de l’Entente, espionnaient couramment au profit de ces dernières et faisaient transporter par des automobiles de l’armée grecque les officiers allemands et bulgares qui, aux fins d’espionnage, voulaient se rendre en Thessalie et en Epire.

Des mesures de précaution furent prises alors par l’amiral Dartige du Fournet, commandant en chef de la flotte française de la Méditerranée, qui, soucieux d’assurer le maintien de l’ordre dans la capitale, fit notamment débarquer et placer dans le bâtiment de Zappion (employé ordinairement pour des expositions et autres fêtes analogues) une section de fusiliers marins. D’après les instructions des gouvernemens de l’Entente, tous les pouvoirs à la fois diplomatiques et militaires se trouvaient concentrés entre ses mains, avec mission particulière de surveiller l’attitude du Roi. L’amiral partagea l’impression qu’avait recueillie M. Bénazet sur la sincérité de ce dernier, et estima que la surveillance devait se limiter aux milieux entourant le Roi.

Comment le Roi avait-il réussi à tromper si parfaitement le commandement français ? Le moyen dont il usa fut celui-ci : au cours d’une conversation qu’il eut avec M. Bénazet, il feignit de vouloir donner à la France un témoignage de son amitié, en récompense de quoi une concession concernant les rapports de l’Entente avec le gouvernement de Salonique lui serait consentie. À cet effet, il prit l’initiative de livrer à l’Entente un certain nombre de batteries et une certaine quantité de munitions grecques. Ce furent ces batteries et ces munitions que l’amiral du Fournet décida, vers la mi-novembre, de réclamer à la Grèce, réclamation destinée, semblait-il, à sauver les apparences et à couvrir le Roi, aussi bien vis-à-vis de l’Allemagne que vis-à-vis de son entourage et des élémens chauvins, qui seuls inspiraient des inquiétudes.

Il adressa donc, le 16 novembre, au gouvernement royal de Grèce, la note suivante :


À bord de la Provence, le 3-16 novembre 1916.

« Le vice-amiral Dartige du Fournet, commandant en chef de la 1re  escadre navale, à Son Excellence M. le président du Conseil et ministre de l’Instruction publique.

« Monsieur le Président,

« Au cours des dernières semaines, le gouvernement grec a pu, dans plus d’une circonstance, s’assurer que les Puissances de l’Entente reconnaissaient formellement à la Grèce le droit de conserver sa neutralité dans le conflit actuel. Du reste, l’établissement, au Nord de la Thessalie, d’une zone neutre[1] vous garantit actuellement contre toute incursion de groupes armés comme celle qui eut lieu à Katerini.

« Le gouvernement grec a, d’un autre côté, réitéré des assurances tout à fait catégoriques au sujet de sa neutralité bienveillante à l’égard des Puissances de l’Entente. Et parmi les témoignages de cette neutralité bienveillante qu’il a récemment donnés, il y en a eu de très précieux, tels que la remise de l’armée sur le pied de paix et le transport, qu’on est en train d’exécuter, du IIIe et du IVe corps d’armée, de même que de la XVIe division, dans les garnisons du Péloponèse. Il n’en est pas moins vrai que la livraison du fort de Ruppel et de Cavalla aux Bulgares et surtout l’abandon de l’important matériel de guerre qui s’y trouvait ont déterminé au profit des ennemis de l’Entente une rupture d’équilibre d’une importance considérable.

« Le gouvernement français, soucieux de faire rétablir cet équilibre et prenant soin de mettre à la disposition du commandant en chef de l’armée d’Orient un surplus équivalent de matériel, a décidé de demander au gouvernement grec la livraison de tout le matériel de guerre qui lui reste et que la remise de l’armée sur le pied de paix a rendu pour lui inutile.

« J’ai donc reçu de mon gouvernement l’ordre de réclamer au gouvernement grec 16 batteries de campagne avec 1 000 obus pour chaque canon, 16 batteries de montagne avec également 1 000 obus pour chaque canon, 40 000 fusils Mannlicher avec 220 cartouches pour chaque fusil, 140 mitrailleuses avec un nombre analogue de cartouches, enfin 50 automobiles de transport.

« Dans une note récente, relative à la flotte légère, j’ai porté à la connaissance du gouvernement grec que j’avais le mandat nécessaire pour lui offrir une juste indemnité, en compensation des livraisons effectuées ; mais aucune réponse ne me fut donnée à cette proposition.

« J’ai l’honneur de vous assurer par ma présente note que le gouvernement français serait encore disposé, pour ce qui est du matériel de guerre qui nous serait livré, à offrir un dédommagement équitable, ou bien assumer l’obligation de livrer en retour, après la fin des hostilités, un matériel semblable en parfait état.

« Comme les événemens actuels donnent à la présente demande un caractère d’urgente nécessité qui ne saurait vous échapper, le gouvernement français exige qu’en témoignage de la bonne volonté du gouvernement grec, dix batteries de montagne me soient immédiatement livrées, le reste du matériel devant m’être remis plus tard, dans le plus bref délai possible.

« Le matériel devra être déposé à la gare du chemin de fer de Thessalie à Athènes, d’où il sera transporté à Salonique par nos propres soins, et j’exige qu’un officier, désigné par le ministère, me soit envoyé pour régler les détails de l’exécution de ces mesures.

« Agréez, etc.

« DARTIGE DU FOURNET. »


À cette note de l’amiral français, M. Lambros, président du Conseil de Grèce, répondit par la note suivante :


Athènes, le 8-21 novembre 1916.

« Monsieur l’amiral,

« J’ai reçu votre lettre du 3-16 novembre, par laquelle vous me communiquiez qu’à la suite de la livraison du fort de Ruppel et de Cavalla aux Bulgares et surtout de l’abandon du matériel de guerre qui s’y trouvait, il y eut au profit des ennemis de l’Entente une rupture d’équilibre d’une importance considérable et que, pour rétablir cet équilibre, vous avez reçu de votre gouvernement l’ordre de demander au gouvernement grec 16 batteries de campagne avec 1 000 obus pour chaque canon, 16 batteries de montagne avec également 1 000 obus pour chaque canon, 40 000 fusils Mannlicher avec 220 cartouches pour chaque fusil, 140 mitrailleuses avec un nombre analogue de cartouches, enfin 50 automobiles de transport.

« Vous avez bien voulu ajouter que le gouvernement français serait disposé, pour ce qui est du matériel de guerre qui serait livré, à offrir un dédommagement équitable ou bien à assumer l’obligation de livrer en retour, après la fin des hostilités, un matériel semblable en parfait état.

« Sans vouloir vous exposer les détails des circonstances qui ont obligé le gouvernement grec à ne pas s’opposer par la force à l’occupation par les Puissances centrales des forts en question et à la prise du matériel de guerre qui s’y trouvait, je me bornerai à porter à votre connaissance que le gouvernement grec alors au pouvoir ne pouvait observer d’autre attitude sans sortir de la neutralité ; qu’il a formulé des protestations catégoriques et qu’il communiqua à temps aux gouvernemens de l’Entente le contenu de ces protestations et son propre point de vue sur la question.

« Et, en ce qui concerne l’équilibre des Puissances, je puis vous assurer que les renseignemens que vous avez à ce sujet ne sont pas exacts. Ainsi que vous pourrez vous en assurer par le tableau ci-joint, les autorités navales et militaires de l’Entente ont en leur possession un total de 191 canons grecs de divers calibres dont la plupart à tir rapide et de modèle récent, alors que les armées des Germano-Bulgares n’en détiennent que 124, et dont la plupart sont de vieux modèle et devenus inutilisables. Vous possédez également un nombre de mitrailleuses et de fusils grecs supérieur à celui que possèdent vos ennemis.

« Après l’attitude de conciliation dont a témoigné le gouvernement grec depuis son arrivée au pouvoir et après les preuves qu’il vous en a données, en s’efforçant de régler amicalement les questions qui faisaient l’objet des lettres qu’en plusieurs occasions vous lui avez adressées, il avait le droit d’espérer que dans l’avenir ne lui seraient pas soumises des exigences que leur nature même rend inacceptables.

« En cédant en effet son matériel de guerre avec ou sans compensation, le gouvernement grec se livrerait à une si flagrante violation de la neutralité de la Grèce que l’Entente a reconnue, que les Empires centraux, lesquels ont déjà protesté avec force contre la prise de la flotte légère grecque, considéreraient sans doute son acte comme un acte d’hostilité à leur égard. Et, d’autre part, l’opinion publique du pays, qui se manifeste sans cesse sur la présente question, ne tolérerait pas de voir la Grèce démunie de ses armes et dans l’impossibilité de défendre ses intérêts vitaux si dans l’avenir ils venaient à être mis en danger.

« Pour ces raisons, monsieur l’amiral, je me trouve obligé, au nom du gouvernement grec, d’opposer à votre demande datée du 3-16 novembre un refus tout à fait catégorique, bien que je garde l’espoir que vous en reconnaîtrez le bien fondé.

« Agréez, etc.

« SPYRIDON LAMBROS. »


L’amiral Dartige du Fournet répondit à cette note par un ultimatum. Mais, avant de donner le texte de ce document, il convient de remarquer que des 191 canons qui, suivant la note de M. Lambros, sont entre les mains des Alliés, un nombre insignifiant est utilisable, car ce sont pour la plupart des canons de la flotte grecque, que l’Entente ne saurait employer. Les Germano-Bulgares ont, en revanche, en leur possession, de l’aveu même du gouvernement royal, 124 canons grecs qui, contrairement à ce qu’affirme M. Lambros, ne sont point d’ancien système, la Grèce n’ayant eu en sa possession, depuis le début de la guerre européenne, aucun canon de vieux modèle. La preuve en fut donnée par les Bulgares eux-mêmes : leur armée utilisa ces canons contre les Serbes qui, en ayant pris un certain nombre au cours des combats de Kaimmaktchalan et de Tchouka, furent à même de constater qu’ils étaient de modèle tout récent.

Ajoutons une autre remarque : pour ceux qui sont au courant de la situation en Grèce, telle qu’elle était alors, il ne peut y avoir aucun doute que le refus de M. Lambros ne fut dicté ni par la crainte d’exciter l’opinion publique, ni par la moindre considération d’honneur ou de dignité, mais par la simple appréhension, — tout à fait injustifiée du reste, — que le matériel demandé ne fût livré au gouvernement de Salonique. Si le Roi n’eût été dominé par cette inquiétude et s’il n’avait eu la crainte que ce matériel fût utilisé contre ses amis, les Germano-Bulgares, il n’aurait eu aucune raison avouable pour refuser ce que l’amiral français lui réclamait, étant donné qu’il avait, à plus d’une reprise, publiquement et solennellement manifesté sa décision de ne pas se départir de la neutralité. Ces manifestations étaient-elles sincères ? C’est ce dont il est permis de douter. Le projet d’attaquer le flanc de l’armée du général Sarrail n’était-il pas depuis longtemps caressé par l’état-major royal ? Et n’est-il pas certain que la défaite de la Roumanie et l’espoir que l’Allemagne pourrait attaquer le front macédonien avaient encouragé les royalistes d’Athènes dans leur plan d’action militaire contre les Alliés, en vue de« libérer la Macédoine des vénizélistes ? »

La réponse de l’amiral français ne tarda pas du reste à être remise au gouvernement du roi Constantin. Les choses, dénaturées par le premier ministre grec, y sont mises au point. Nous nous abstenons donc de pousser plus loin la critique du document grec, et nous nous bornons à reproduire la seconde note de l’amiral. La voici :


À bord de la Provence. Le 11/24 zovembre 1916.

A Monsieur le Président du Conseil, Athènes.

« Monsieur le Président,

« Par votre lettre du 9/22 novembre, vous m’exposez, en réponse à ma lettre du 3/16 novembre, l’état comparatif du matériel de guerre qui appartient à la Grèce et qui est actuellement en la possession des forces de terre ou de mer soit des Puissances de l’Entente, soit des Puissances centrales. — Après m’avoir rappelé l’attitude de conciliation que le gouvernement dont vous êtes le président a montrée depuis qu’il est au pouvoir, vous me faites connaître que, néanmoins, ce gouvernement oppose le refus le plus catégorique à la demande du gouvernement français. Vous assurez que l’acceptation de cette demande constituerait une flagrante violation de la neutralité de la Grèce et que l’opinion publique du pays ne tolérerait pas de voir l’armée démunie de ses armes et mise dans l’impossibilité de défendre ses intérêts vitaux si jamais dans l’avenir ils venaient à être mis en danger. Vous exprimez enfin l’espoir que je reconnaîtrai le bien fondé du refus du gouvernement royal grec.

« Je suis d’accord avec vous quand vous dites que le gouvernement royal grec a récemment montré en plusieurs occasions son esprit de conciliation et vous savez que je suis, moi aussi, inspiré du plus vif désir de dissiper tout malentendu entre nous. Je suis cependant obligé de faire observer que le refus catégorique que vous opposez aux demandes du gouvernement français n’est pas inspiré de la neutralité bienveillante, dont le gouvernement royal grec a toujours donné l’assurance et dont il avait l’occasion de donner la preuve.

« Je peux difficilement admettre, d’un autre côté, que l’opinion publique d’un pays aussi éclairé que la Grèce regarde comme intolérable l’idée de céder aux Puissances, auxquelles il affirme sa neutralité bienveillante, une quantité d’armes et de munitions qui se trouve, non pas entre les mains de son armée, mais dans ses dépôts, complètement inutilisées. L’Entente n’a nullement l’intention de désarmer le pays et de l’empêcher de défendre ses intérêts vitaux. Il y a, sur ce point, une certaine confusion, qu’une partie de la presse et des gouvernans grecs veut créer, bien que la question soit extrêmement claire. Tout à fait différentes étaient les conditions dans lesquelles les Bulgares, envers lesquels la Grèce ne promettait de garder qu’une pure et simple neutralité, ont capturé à Cavalla le matériel en même temps que les troupes. Et la protestation que le gouvernement royal grec a formulée ne constitue nullement pour l’Entente une satisfaction suffisante.

« Si elle était mieux éclairée, l’opinion publique de la Grèce se serait sans doute rendu compte que cette cession de matériel aux Alliés n’a rien qui puisse porter atteinte au patriotisme le plus loyaliste, ni aux règles de droit international.

« Ces armes sont destinées à combattre pour la libération d’un territoire arrosé par le plus noble sang grec. Elles n’ont pas leur place au fond d’un dépôt, mais sur les fronts de Monastii et de Macédoine, où se joue en ce moment le sort de tous les États balkaniques sans exception, belligérans et neutres. Voilà ce que vous devez répéter à ceux qui aiment leur patrie, à ceux qui n’ont comme seul idéal que la grandeur de l’Hellénisme, — grandeur dont les Puissances protectrices se préoccupent plus que tout autre.

« Les ordres supérieurs, en vertu desquels j’agis, sont de ceux qui n’offrent pas de terrain à une longue discussion. Me référant donc à ma note précitée du 3-16 novembre, j’ai l’honneur d’assurer le gouvernement royal grec que, comme preuve de sa bonne volonté, j’exige dix batteries de montagne pour le 1er décembre (n. s.) au plus tard, — la date de la livraison du matériel restant ne pouvant pas dépasser le 16 décembre (n. s.).

« Si je ne reçois pas satisfaction, je me trouverai obligé de prendre, à partir du 1er décembre, toutes les mesures que la situation exigerait.

« Agréez, etc.

« DARTIGE DU FOURNET. »


Cette note ne fut remise qu’à quatre heures du soir, le 21 novembre. Néanmoins, depuis le matin, les milieux officiels grecs pressentaient aussi bien le contenu de la note que l’imminence de son envoi. Aussi une animation particulière régna-t-elle pendant tout l’après-midi et même la matinée de ce jour. A onze heures, entretien du Roi avec M. Lambros. A midi, longue audience accordée par le souverain au général Kallaris, commandant des troupes qui, une semaine plus tard, devaient attaquer les Alliés. A quinze heures, long conseil de guerre auquel prirent part le général Kallaris, le général Yannakitsas, le commandant de la division d’Athènes, le commandant de la place d’Athènes et le chef d’état-major colonel Stratigos. On se concerta sur les moyens propres à l’exécution des ordres donnés par le Roi au général Kallaris. A seize heures trente, après la remise de la note de l’amiral, nouveau conseil de guerre, cette fois réuni au palais sous la présidence du Roi. M. Lambros, les généraux Kallaris, Yannakitsas, Sotilis et le colonel Stratigos y prirent, de concert avec le souverain, des résolutions qui furent sanctionnées dans un conseil des ministres ultérieur. A l’issue de ce conseil, les ministres déclarèrent à la presse (voyez Athinai, journal indépendant et antivenizéliste du 12/25 novembre) que l’ « opinion qui prédomina fut que le gouvernement devrait maintenir son point de vue initial sur la livraison des armes… »

Dans la soirée du 24 et pendant toutes les journées suivantes, le général Dousmanis, le colonel Metaxas, MM. Roufos et Streit, bref, tous les conseillers intimes du Roi, dont la germanophilie acharnée est bien connue, se trouvent presque tout le temps au Palais. Un mouvement analogue est remarqué au ministère de la Guerre, où les agens militaires de Constantin tiennent conseils sur conseils, à la nouvelle annexe du Bureau de propagande du baron von Schenk, actuellement dirigé par MM. Esslin, Baltaggi et Pesmadjoglou. Enfin, des réunions secrètes ont lieu dans la maison de l’ancien maire Mercouris, d’où sont expédiées les instructions nécessaires destinées aux réservistes, dont les chefs tiennent leur quartier général dans les cafés de la place de la Concorde.

Dans tous ces lieux de réunion, officiels et officieux, et aussi dans les maisons mal famées, maisons de jeu et autres endroits de même genre où M. Gounaris était en train de recruter des cadres pour les bandes dont on avait décidé l’organisation, — on préparait l’attentat du 1er décembre et l’anéantissement du vénizélisme[2].

Pour que ce double but fût atteint, il fallait cependant endormir et induire en erreur sur les intentions gouvernementales aussi bien la diplomatie alliée et l’amiral français, que la population athénienne, qui dans sa grande majorité est francophile et vénizéliste.

Une tactique faite de duplicité et d’hypocrisie fut donc adoptée. Pour stimuler le zèle de leurs agens, les germanophiles d’Athènes faisaient courir le bruit que l’Entente n’avait d’autre but, en demandant le désarmement de la Grèce, que de détrôner le Roi, après lui avoir enlevé tout moyen de défense, et de lui substituer M. Venizelos. On convoquait en même temps les réservistes et l’on communiquait officiellement, que le but de cette convocation était de les militariser et de les enfermer dans les casernes pour les mettre hors d’état de troubler l’ordre. La presse aux gages de l’Allemagne annonçait d’autre part que quatre membres du Parquet seraient placés nuit et jour, à tour de rôle, à l’intérieur de deux brasseries très fréquentées de la capitale, où tout citoyen pourrait soi-disant se présenter et dénoncer l’agression ou la menace dont il aurait été l’objet de la part d’un réserviste. Alors que cet avis ne constituait qu’un piège de plus tendu aux venizélistes, qui, libérés de toute crainte, seraient dissuadés de prendre des mesures de précaution, M. Gounaris et ses amis tenaient conseil à l’hôtel des Touristes, où habite ce politicien, et rédigeaient les listes de proscriptions[3].

Quant à la ligne de conduite des milieux officiels vis-à-vis des diplomates de l’Entente et notamment de l’amiral Dartige du Fournet, entre les mains duquel avait été remise toute la négociation touchant la livraison des armes et des munitions, elle fut la suivante. L’initiative de la proposition relative à la livraison de ce matériel à l’Entente étant, — comme nous l’avons déjà dit plus haut en parlant des mobiles qui l’inspirèrent, — due au roi Constantin, c’est à lui qu’appartenait, selon l’accord intervenu, le soin de choisir les conditions dans lesquelles l’affaire serait réglée. Il demanda en conséquence à l’amiral que celui-ci fit semblant d’exercer une pression militaire sur son gouvernement, ce qui permettrait à la Grèce, — toujours selon les dires du Roi, — de répondre aux protestations que l’Allemagne ne manquerait pas de soulever en lui montrant qu’elle avait eu la main forcée et que sa soumission ne devait être attribuée qu’à la force.

Le corps de débarquement, fort de 3 000 hommes environ, par lequel l’amiral ferait appuyer son ultimatum, n’aurait donc, à jouer qu’un rôle de pure figuration. M. Guillemin, ministre de France à Athènes, confirmait lui-même, tout dernièrement, ce point en déclarant au correspondant du Chicago Daily News à Athènes que ce corps « n’était nullement organisé en vue de faire face à une opposition active et armée, » que « de plus, l’amiral avait averti le Roi de l’itinéraire de ses troupes et de l’effectif de ce détachement, » bref, que, « dans l’esprit du commandant en chef de la flotte, ce corps de débarquement constituait une simple démonstration[4]. »

La journée du 30 novembre apporta cependant une sensible modification à la situation. On apprenait en effet qu’au cours du conseil de la Couronne tenu au palais la veille et auquel MM. Scouloudis et Gounaris, les pires ennemis de l’Entente en Grèce, n’avaient pas manqué d’assister, on avait, parmi les autres conséquences possibles du refus grec d’accéder aux demandes de l’amiral, envisagé l’hypothèse de la déposition éventuelle du Roi. Cette considération n’avait nullement modifié la résolution prise de repousser catégoriquement les demandes de l’amiral. On recevait également des nouvelles alarmantes de la province. Pour apprécier l’importance de ces nouvelles, il faut d’abord rappeler qu’entre autres mesures de précaution, les Alliés avaient demandé, une vingtaine de jours auparavant, le transfert au Péloponèse et dans d’autres localités de la Vieille-Grèce d’une partie des troupes et du matériel de guerre se trouvant en Thessalie. Le gouvernement royal avait acquiescé sans difficulté à cette demande. Or, on apprenait, le 30 novembre, que cet acquiescement n’était qu’apparent. Des soulèvemens avaient éclaté à Larissa, à Pharsala, à Trikkala et à Lamia ; cela, bien entendu, à l’instigation des germanophiles. Les trains transportant les troupes et le matériel avaient été attaqués et le déplacement demandé par l’Entente empêché[5]. Des correspondances postales reçues d’Athènes et datées du 28 de ce mois annonçaient, il est vrai, déjà, ce que tout le monde se répétait à Athènes, à savoir que les troupes avaient reçu l’ordre de s’opposer par la violence à tout débarquement des Alliés et de tirer impitoyablement contre les contingens qui auraient débarqué. Mais personne, — sauf les royalistes initiés, naturellement, — ne croyait dans son for intérieur que le Roi et le gouvernement auraient l’audace de mettre à exécution ce projet insensé. Ce ne fut que le 30, la veille du débarquement, qu’un vent violent de pessimisme se mit à souffler. Plusieurs indices commençaient en effet à faire craindre que « quand même quelque chose se passerait. »


II

Quels étaient ces indices et quelle était, à cette date décisive, la vraie situation ?

Dès la nuit du 29 au 30 de nombreux réservistes affluèrent dans la capitale, venus de plusieurs points de la Grèce, notamment de Fatras, de Corinthe, de Chalcis et des villages de l’Attique. Aussitôt arrivés à Athènes, ils recevaient des cartes rouges les invitant à se rendre à la maison de Mercouris où leur seraient délivrées les cartes d’identité en vertu desquelles des fusils leur seraient donnés. Ils se promenaient ensuite, insolens et farouches, à travers les rues de la ville, habillés en civils, portant la casquette militaire, ceints de cartouchières, le fusil à l’épaule et tenant sous le bras un paquet où était enveloppé leur uniforme militaire. Ce dernier fait indique bien que ce n’était pas en tant que bandes irrégulières, mais en tant que soldats individuellement mobilisés que tous ces hommes devaient participer aux événemens qu’ils avaient recula mission de provoquer.

Leur qualité officielle ne les empêcha cependant pas de se livrer, dès le premier jour de leur incorporation, à des démonstrations provocantes. Ils affichaient avec insolence leurs opinions politiques, déchiraient les journaux venizélistes collés sur les murs des maisons, pénétraient par groupes dans les milieux publics fréquentés par les libéraux qu’ils repéraient, ou bien se tenaient aux carrefours des rues, pour mieux suivre des yeux tout citoyen suspect de venizélisme. Enfin, une fois réunis dans les casernes, ils recevaient la visite de personnages officiels, venus pour stimuler leur enthousiasme et pour leur donner la consigne que pas un seul soldat étranger ne devait rester vivant le lendemain.

Ces indices significatifs inquiétèrent au plus haut point les ministres alliés et l’amiral français. Inquiétude d’autant plus légitime que ce même jour, — le 30 novembre, — paraissait dans le Journal officiel un décret royal autorisant les enrôlemens volontaires dans l’armée active et sanctionnant ainsi les appels individuels dont les réservistes avaient été l’objet.

L’émotion de l’amiral Dartige du Fournet fut cependant un peu diminuée par une déclaration écrite faite par le maréchal de la cour du Roi, M. Mercati, au nom du souverain lui-même, affirmant qu’en tout cas l’ordre ne serait pas troublé. Cette promesse détermina l’amiral à publier un communiqué, à l’adresse du peuple, affirmant que l’ordre serait maintenu et qu’on n’avait rien à redouter. Le calme fut ainsi rétabli parmi la population paisible, péniblement impressionnée par tout ce qu’elle voyait dans les rues et aussi par les menaces mystérieuses que les policiers et agens divers faisaient planer sur elle en traçant des croix, des cercles et autres signes rouges sur les portes de tous les magasins ou maisons appartenant à des venizélistes. Ces inscriptions étaient destinées à guider l’armée au moment de l’agression contre les citoyens fidèles au programme ententophile et patriotique de M. Venizelos.

Les diplomates alliés n’étaient pas moins inquiets que la foule, en voyant la tournure que prenaient les événemens. M. Guillemin en témoigne dans l’interview que nous avons déjà citée. « La veille du jour fatal, déclare-t-il, nous étions moins optimistes. Nous avions été témoins de faits inattendus qui montraient qu’un sentiment hostile se développait parmi les réservistes. » Les trois ministres adressèrent donc au roi Constantin une question au sujet du caractère du décret royal du 30 novembre, dont il a été précédemment question. Le gouvernement leur donna l’explication couramment offerte par les journaux, à savoir que cette mesure ne visait qu’au maintien de l’ordre, et que le calme serait d’autant mieux assuré que les réservistes ne pourraient plus agir en tant qu’individus groupés en associations, mais seraient à la disposition du gouvernement et deviendraient des soldats réguliers.

Ces explications furent loin de tranquilliser tous les milieux officiels. Quoi qu’il en soit, le 30 novembre au soir, il restait convenu entre le roi Constantin et l’amiral français :

1° Que le gouvernement royal repoussait officiellement les demandes de l’Entente, relatives à la livraison des armes et du matériel[6] ;

2° Que, néanmoins, les troupes grecques ne tireraient, en aucun cas, les premières contre les Alliés ;

3° Que l’ordre serait maintenu dans la ville ;

4° Que, dans ces conditions, les Alliés ne chercheraient pas à imposer leurs exigences par la violence, mais se borneraient à exercer une pression par des moyens d’ordre exclusivement politique et économique ;

5° Que l’envoi de détachemens de marins alliés à Athènes n’aurait d’autre objectif que de renforcer les contingens déjà précédemment débarqués depuis des mois et d’assurer ainsi le maintien de l’ordre d’une manière plus certaine.

Aux premières heures de la nuit du 30 novembre au 1er décembre, des contingens alliés, uniquement composés de fusiliers marins, débarquèrent au Pirée. Leur force numérique totale ne dépassait pas 2 500 hommes. Les trois quarts étaient français ; le reste anglais et italien. Cette force était accompagnée d’une section de mitrailleuses et de quelques détachemens de cyclistes. Pendant qu’elle se dirigeait vers Athènes, la musique du vaisseau-amiral français débarquée, elle aussi, sur l’ordre de l’amiral, au Pirée, jouait dans un des squares du port. Elle continua même à jouer après que les combats furent engagés entre les détachemens marchant vers Athènes et les troupes du Roi.

Ces détachemens furent répartis en trois colonnes. La première s’engagea dans la route Athènes-le Pirée. La seconde suivit la voie menant du Nouveau-Phalère à Athènes, parallèlement à la ligne du chemin de fer électrique. La troisième prit l’avenue Syngros qui commence entre le Vieux et le Nouveau-Phalère et se termine juste devant le temple de Jupiter en face du parc de Zappion. Ces trois colonnes avançaient en ordre de marche. Leur avance n’était pas protégée par les navires de guerre. Une petite escadre, composée de trois contre-torpilleurs français, ne vint appareiller dans les eaux du Vieux et du Nouveau-Phalère que tard dans la matinée du 1er décembre, vers dix heures.

En attendant, s’opérait la concentration des troupes royales grecques. De nombreux détachemens appartenant aux régimens d’infanterie de la 2e division d’Athènes (1er, 7e et 34e régiment) se déployèrent tout au long des collines qui s’étendent à l’Est de la poudrerie Maltsiniotis, vers l’ancien cimetière et vers les hauteurs de Philopappos et de Pnyx, — là où se tenaient dans l’antiquité les assemblées politiques des Athéniens. L’armée grecque occupant la crête de ces collines dominait les routes menant de Phalère à Athènes et dans lesquelles la seconde et la troisième colonnes alliées s’étaient engagées. Quant à la première colonne, qui devait prendre la route le Pirée-Athènes, elle allait trouver devant elle un détachement de fusiliers marins grecs avec, à sa tête, le capitaine de vaisseau Mavromichalis, — descendant de celui qui assassina en 1831 Capodistria, le premier homme d’Etat, Hellène d’ailleurs, que les Puissances protectrices envoyèrent en Grèce pour organiser le pays. La troisième colonne allait aussi se heurter à des détachemens d’infanterie et de génie, qui occupaient les environs de la caserne Rouf, alors que le contingent Mavromichalis occupait, à travers la route le Pirée-Athènes, le temple de Thésée.

La force totale de ces troupes par lesquelles le Roi comptait repousser les Alliés s’élevait à 4 000 hommes environ. Tous ces détachemens étaient munis de mitrailleuses et de fusils Mannlicher. Une batterie d’artillerie de montagne avait été, d’autre part, installée et dissimulée dans le petit bois de la colline Ardittos, dominant ainsi toute la région qui s’étend entre Athènes et les deux Phalères.

Cette répartition des troupes royales fut effectuée dans la nuit du 30 novembre au 1er décembre. L’opération avait commencé à minuit et s’était terminée avant le lever du jour, de façon que personne ne pût s’en apercevoir. En même temps, une triple ligne de soldats avait été disposée autour du palais du Roi, et un bataillon d’infanterie aux effectifs complets avait pris position autour du Zappion où se trouvait un contingent de fusiliers marins français débarqué depuis quelque temps à Athènes. Les points derrière lesquels ce bataillon grec se dissimulait avaient été choisis de manière qu’au premier signal, le bâtiment du Zappion fût cerné et toutes les issues tenues.

Dans l’intérieur de la capitale de fortes patrouilles de fusiliers marins, de fantassins et de cavaliers grecs circulaient, dès les premières heures de la matinée du 1er décembre.

En somme, sans compter la gendarmerie qui était tout entière en branle sous le commandement du major Caragounis, 8 à 9000 hommes se trouvaient mis sur pied de guerre et concentrés sur des positions stratégiques, rien qu’à Athènes et au Sud de cette ville. C’était la 2e division dans son entier. Mais cette division n’était pas la seule force que le Roi se proposât de lancer contre les Alliés. Au Nord d’Athènes, sur la ligne Tourcovounia-Maroussi-Menidi-Hassia, une division de réserve, — la 11e, — avait été installée, avec une certaine quantité d’artillerie. Et derrière cette ligne, dans la région de Thèbes et de Livadie, une seconde force de réserve avait été concentrée : elle se composait de la 13e division de Chalcis, transportée de l’île d’Eubée entre le 25 et le 29 novembre et comprenait trois régimens complets d’infanterie et un régiment d’artillerie.

Les troupes de la région militaire d’Athènes étaient placées sous le commandement du général Kallaris, commandant du 2e corps d’armée. Le rôle de ce général, pendant les deux guerres balkaniques, avait été brillant. Il serait absurde de le taire. Au contraire, si nous le rappelons, c’est pour montrer combien habile et combien dangereuse fut la propagande allemande, qui parvint à intoxiquer même certains élémens jusque-là parfaitement sains de la Grèce, en exploitant leur loyalisme et en leur enlevant, — par une campagne systématique de mensonges et de dénigrement à laquelle l’Entente ne voulut pas répondre avec force et méthode, bien qu’elle eût pour elle le droit et la vérité, — la possibilité de discerner clairement les intérêts supérieurs de leur pays et de sacrifier leur fidélité à la personne du Roi sur l’autel de la patrie, perfidement menacée par ses pires ennemis.

Les troupes de la défense active, — c’est l’appellation qui leur fut donnée par les royalistes, — étaient, d’autre part, commandées par le général Papoulas. L’activité de ce dernier avait été des plus malfaisantes pendant toute l’année 1916. Avant d’être rappelé à Athènes et mis à la tête de la 2e division, il exerçait le commandement d’une division en Epire. Il s’y était distingué par sa fureur antivénizéliste, qui l’avait poussé à organiser des bandes destinées à terroriser la population et à empêcher coûte que coûte leur adhésion, ainsi que l’adhésion des officiers et des troupes, au mouvement national de Salonique. Quand il fut rappelé à Athènes, il se plaça à la tête d’une Ligue d’officiers unis dans la résolution de lutter avec la dernière vigueur pour défendre le souverain, dont, l’Allemagne les en avait convaincus, la vie et la couronne étaient mises en danger par l’Entente, d’accord avec M. Venizelos. Quant au commandant des fusiliers marins grecs, c’était le capitaine de vaisseau Typaldos. Il comptait jadis parmi les rares officiers antiroyalistes de la marine hellénique. Ce fut toujours un exalté, qui, lors du pronunciamiento militaire de 1909, faillit provoquer un véritable conflit armé à l’intérieur même de la marine grecque. Son royalisme actuel, contrastant si singulièrement avec ses sentimens d’il y a de cela sept ou huit ans, suffit pour faire apprécier son caractère.

Il était dix heures du matin, lorsque, le 1er décembre, les colonnes des détachemens alliés en route vers Athènes se heurtèrent aux troupes du Roi. En même temps, l’amiral du Fournet, comptant sur l’issue pacifique de l’affaire, arrivait en personne au Zappion.

Il est incontestable que ce fut par surprise que l’armée royale attaqua en ce moment les contingens alliés. Ceux-ci avançaient sans aucun soupçon de ce qui les attendait. Les premiers coups de feu furent tirés, contre la colonne qui venait par la route du Pirée, par les troupes grecques postées près de la caserne de Rouf. Cette colonne était uniquement composée de Français, et ceux-ci marchaient en rangs tellement serrés que leurs pertes furent lourdes dès le premier contact. Le premier instant de surprise passé, les assaillis se déployèrent en tirailleurs et se dissimulèrent derrière les moindres accidens de terrain, de manière que, ainsi abrités, ils pussent répondre au feu à volonté qui les prenait pour cible par un feu non moins nourri. Les mitrailleuses furent mises aussitôt en action, et un combat d’infanterie, en bonne et due règle, fut engagé.

La seconde colonne se trouvait à proximité du temple de Thésée et du monument de Philopappos, lorsqu’elle essuya, elle aussi, le feu des troupes royales. M. Guillemin rapporte que les soldats français qui en faisaient partie étaient en train de prendre leur déjeuner, quand on fit feu sur eux. Toujours est-il que le combat ne tarda pas à s’engager, dans des conditions analogues, dans ces glorieux parages. (La hauteur de Philopappos se trouve, en effet, à quelques centaines de mètres à peine de la colline de l’Acropole.) Il en fut de même, presque simultanément, pour la troisième colonne, qui dut accepter le combat avec un autre groupe de l’armée de Constantin. Vers onze heures et demie, la bataille faisait rage sur toute la ligne. Elle prit une intensité toute particulière près de la hauteur de Philopappos.

Jusqu’à quatre heures de l’après-midi, cependant, l’artillerie avait gardé le silence. Mais à cette heure la batterie placée sur la hauteur d’Ardittos ouvrit le feu sur le contingent français du Zappion et sur l’amiral français lui-même qui s’y trouvait depuis le matin. C’était le signal de l’attaque en règle du Zappion. Les mitrailleuses furent braquées contre le bâtiment et les fantassins du Roi qui, comme nous l’avons dit plus haut, avaient depuis la nuit choisi leurs abris à proximité des issues du parc, pour mieux cerner et mettre hors de combat les Français, se mirent à exécuter leur plan, secondés aussi par les troupes postées derrière la grille du jardin royal. (Ce jardin n’est séparé en effet que par cette grille du parc de Zappion, auquel il confine sur une longueur d’environ 600 mètres.)

En entendant les coups de canon tirés contre le Zappion, le ministre de France, M. Guillemin, et ses collègues de Grande-Bretagne et de Russie, sir Francis Elliot et M. Demidoff, se rendent en hâte au Palais royal. Il était exactement quatre heures trois quarts lorsqu’ils furent reçus par le Roi. En ce moment même, les trois contre-torpilleurs français, avertis de l’attaque dirigée à coups de canon contre le Zappion, ouvraient eux aussi le feu avec leurs canons de 50,5. Leur action ne se poursuivit pas au-delà de six heures du soir. Pendant ces soixante-quinze minutes ils tirèrent du reste à peine 30 à 40 coups dirigés pour la plupart sur les hauteurs d’Ardittos et de Philopappos. M. Guillemin donne à ce sujet les détails complémentaires suivants : « Comme nous entrions dans l’enceinte du palais, des obus arrivaient dans le jardin du palais, lequel est assez voisin de la colline du stadium (l’Ardittos). La plupart de ces obus arrivant dans une terre molle, n’ont pas fait explosion, et il semble que des obus de rupture aient été à dessein employés au lieu de shrapnells, de façon à épargner la population et à rappeler aux Grecs qui tiraient sur nos troupes la présence de la flotte. »

La conversation qu’eurent les ministres alliés avec le roi Constantin au moment où ce bombardement purement démonstratif était effectué, est trop intéressante pour que nous n’en empruntions pas le récit à l’interview, maintes fois déjà citée, du ministre de France :

« Nous trouvâmes le Roi tout à fait calme, raconte M. Guillemin. Il nous par la tantôt en français, tantôt en anglais. Nous lui rappelâmes qu’à midi déjà, il s’était déclaré prêt à livrer six batteries sur les dix que réclamait l’amiral. Nous lui demandâmes pourquoi l’amiral n’avait pas été informé officiellement de cela et pourquoi les Grecs avaient délibérément ouvert le feu sur le Zappion, alors que l’amiral et les soldats français se trouvaient à l’intérieur de l’édifice.

« — Mais, dit le Roi, il faut vous souvenir que je ne suis pas l’Empereur de Chine mais un monarque constitutionnel, et qu’il me faut communiquer avec mon gouvernement.

« A quoi nous répondîmes :

« — Sire, combien de fois ne nous avez-vous pas dit à nous-mêmes et à tout le monde que vous « commandiez » la partie et que toutes vos décisions seraient exécutées ?

« — Oh ! repartit le Roi, c’était en d’autres temps. Il n’en est plus ainsi pour le moment.

« Pendant notre entretien, un gros obus fit explosion près de la fenêtre, au dehors, et notre conférence se trouva tout à coup presque arrêtée. A la fin cependant le Roi nous promit de nous faire donner, le soir même, une réponse définitive par le premier ministre, touchant les six batteries, et de donner aux troupes grecques l’ordre de cesser le feu tout de suite, si l’amiral voulait bien en faire autant. »

Il faut cependant ajouter que le Roi n’exécuta pas plus ce nouvel engagement qu’il n’avait exécuté ses engagemens antérieurs. Il ne donna pas tout de suite l’ordre de cesser le feu, prétextant qu’il devait au préalable avoir la promesse de l’amiral du Fournet que la flotte française ferait de même. Aussi, pendant que le ministre de France accompagné d’un aide de camp du Roi se dirigeait vers le Zappion et pénétrait dans l’enceinte du bâtiment, les troupes grecques faisaient-elles de plus en plus étroitement le siège de ce bâtiment où l’amiral et trois cents hommes étaient virtuellement cernés. M. Guillemin affronta le danger évident auquel il exposait sa vie, avec un courage auquel nous sommes heureux de pouvoir rendre un hommage tout aussi chaleureux que celui que nous lui adressons, en tant que Grec, pour la haute clairvoyance avec laquelle il traita depuis l’été 1915 l’affaire hellénique. Il pénétra au Zappion vers sept heures, c’est-à-dire au moment où, constatant la poursuite des hostilités par les Grecs, la flotte française reprenait le bombardement. Cette fois, un seul contre-torpilleur fit feu et, de Keratsini où stationnait le gros de la flotte, le cuirassé Mirabeau lança, lui aussi, de son côté, dans la direction du Musée et du Stadium, quatre coups de canon (de 305 mm.). Il est certain que ce sont encore des obus de rupture qui furent lancés. Ils n’explosèrent toujours pas.

« Un accord, rapporte encore M. Guillemin, intervint promptement entre l’amiral et l’aide de camp du Roi. Les détache-mens alliés placés autour de la ville se replieraient sur le Pirée pendant la nuit. Celui qui se trouvait dans le Zappion y resterait jusqu’à la solution définitive de la question des six batteries. » Mais les atermoiemens de la Grèce royale continuaient. Il fallait à présent obtenir la ratification de cet accord par le premier ministre, M. Lambros. Celui-ci se déroba jusque tard dans la nuit à l’entretien que les ministres de France, d’Angleterre et de Russie devaient nécessairement avoir avec lui. Cet entretien eut enfin lieu à la légation britannique et, contre la promesse de la livraison des six batteries, qui ne fut du reste jamais exécutée, l’amiral Dartige du Fournet put quitter le Zappion le 2 décembre dans la matinée. Quant au détachement qui avait partagé sa captivité passagère, il rejoignit la flotte, le 2 décembre à midi, escorté par des troupes du Roi.

Quel fut le bilan de cette affaire ?

De part et d’autre, il y eut des prisonniers qui furent restitués le lendemain. Au cours des engagemens, les contingens français ont eu 6 officiers tués et 4 blessés, 47 hommes tués et 134 hommes blessés. Les Anglais ont compté un officier et 8 hommes tués et 3 officiers et de 30 à 40 hommes blessés. Enfin, du côté des Italiens, il n’y eut qu’un petit nombre de blessés.

Du côté grec, où, — ceci mérite d’être soigneusement relevé, aucun particulier-réserviste ne prit part aux opérations militaires qui furent menées exclusivement par l’armée royale régulière, — les pertes furent les suivantes : 4 officiers et de 40 à 50 soldats tués, et 100 à 150 officiers et soldats blessés.

Quant aux obus lancés par les navires de guerre français, ils tombèrent sur les collines du Stadium et de Philopappos, dans le quartier de Pangrali, aux alentours du nouveau palais qu’habitent le roi Constantin, et sa famille, dans l’avenue de Kifissia près des casernes d’infanterie et en face de l’hôpital Areteion, enfin derrière les musées. Ils ne produisirent nulle part de dommages sérieux.

Cette absence de dégâts et de victimes parmi la population civile n’était pas faite pour plaire aux royalistes grecs. Ces derniers souhaitaient en effet que la possibilité leur fût donnée de faire oublier aux yeux du monde civilisé leur propre crime en se lamentant sur les conséquences, selon eux inhumaines, que ce crime aurait amenées, si quelque civil avait été tué par le bombardement ou si quelque antiquité avait été détériorée. Ceci peut paraître monstrueux, mais n’est, hélas ! que trop vrai. Il est indiscutable que tout a été essayé pour provoquer cette inhumanité qu’on était prêt à reprocher ensuite aux Alliés d’avoir commise. C’est l’Acropole qui devait servir à cette manœuvre. Mais laissons là-dessus la parole à M. Repoulis qui rapporta le fait dans sa conférence déjà mentionnée de Salonique. « L’éphore des antiquités, déclara l’ancien ministre de M. Venizelos, s’était empressé de fermer ce jour-là (le 1er décembre) l’entrée de l’Acropole aux réservistes qui voulurent organiser là aussi un guet-apens contre les contingens français. Mais l’illustre premier ministre désirait probablement compléter la gloire dont l’étude de l’archéologie a entouré son nom. Il ordonna l’installation d’un détachement de troupes sous le fronton du Parthénon. Il nourrissait l’espoir que les soldats attaqués auraient ainsi été obligés de bombarder par mesure de défense l’Acropole, ce qui permettrait aux assassins de verser des larmes hypocrites et de provoquer l’indignation de la conscience universelle. N’ont-ils pas dit et proclamé à maintes reprises et en se vantant que, s’ils risquaient d’être écrasés, ils livreraient la capitale en ruines ? Livrer l’Acropole en ruines n’était que le complément de leur ambition. Quelques débris de marbre seraient toujours restés, bons pour enrichir leurs descendans. »

Pour terminer le récit des événemens du 1er décembre, nous citerons deux témoignages, également accablans tous les deux, versés dans le dossier de la responsabilité que le Roi et la famille royale ont assumée dans la préparation de ces événemens.

Le premier de ces témoignages est celui du correspondant à Athènes du journal russe Birjéwya Védomosti, qui dénonce que, « le 30 novembre, le Roi, la Reine et le diadoque parcouraient les rues de la capitale pour enthousiasmer les réservistes et pour mieux préparer la boucherie qui devait avoir lieu le lendemain. A la tête des réservistes était placé pour la forme le général Papoulas. Mais effectivement toute l’affaire était personnellement menée par le Roi[7]. » Quant à l’autre témoignage, il émane d’un soldat du 1er régiment d’infanterie d’Athènes, Achille Yannopoulos, réfugié à bord d’un navire allié à Keratsini avec plusieurs de ses camarades après avoir refusé de tirer sur les soldats des Puissances protectrices. Ce soldat rapporte un mot prononcé par le diadoque au cours d’une revue passée par lui, à la veille également du guet-apens : « Je ne veux pas, dit le prince héritier, qu’un seul Français reste vivant en Grèce[8]. » Voilà le cri du cœur, le vrai sentiment qui animait la cour et l’entourage du Roi, à la veille du 1er décembre. On comprend donc facilement que le guet-apens dont les marins français, anglais et italiens tombèrent victimes ce jour à Athènes ait été considéré par le Roi et son gouvernement comme une brillante victoire, et célébré par le souverain dans un ordre du jour aux troupes qui fit une trop grande sensation pour qu’il soit besoin de le rappeler, enfin que le gouvernement de M. Lambros ait voulu en immortaliser le souvenir en substituant sa date sanglante au nom de M. Venizelos sur les plaques indicatrices des rues de toutes les villes de la Vieille-Grèce.


III

Jusque-là, seule la première partie du programme, que le roi Constantin et son gouvernement s’étaient tracé, avait été réalisée : aucun officier ou soldat étranger ne foulait plus le sol d’Athènes. Les officiers français eux-mêmes, qui exerçaient le contrôle de la police, des postes et des télégraphes avaient été chassés brutalement de la capitale par des soldats portant baïonnette au canon. Restait à anéantir aussi le vénizélisme. C’était là une « petite opération intime » que le gouvernement royal devait, selon l’expression même que M. Lambros employa dans un entretien avec un diplomate, exécuter au plus vite, sans que les étrangers eussent à s’en mêler.

On commença à accomplir cette tâche dès le 1er décembre. En effet, vers quatre heures de l’après-midi de cette odieuse journée, les fusiliers marins grecs casernes dans la Chambre des députés provoquèrent un violent engagement avec les quatre ou cinq employés qui se trouvaient dans la maison d’en face où sont installés les bureaux du journal vénizéliste la Nea Hellas. Les assaillans employèrent jusqu’à des mitrailleuses. Et plusieurs soldats réussirent enfin à pénétrer dans l’immeuble, ayant à leur tête le substitut du procureur du roi Liviératos.

Vers huit heures du soir, les journaux vénizélistes Patris, Nea Hellas (dont on s’était borné dans l’après-midi à arrêter les quatre ou cinq employés), Presse Libre, Astir et Défense Nationale, qui tous paraissent le matin, recevaient un coup de téléphone du commandant de la place, leur ordonnant de suspendre leur publication. Une heure plus tard, des groupes de soldats, de marins et d’individus portant des armes de l’Etat, mais habillés en civils, se mirent à parcourir les rues d’Athènes en automobiles ou à pied et à terroriser la population en tirant des coups de feu. La ville donna pendant toute la nuit le spectacle de la plus complète anarchie. Le lendemain, 2 décembre, à la première heure, arrivait à Athènes le 35e régiment d’infanterie, qui tenait garnison à Corinthe ; on le transférait dans la capitale pour renforcer les forces militaires et pour contribuer au prompt et facile étouffement de la résistance éventuelle que les vénizélistes pourraient opposer au plan d’anéantissement prémédité par le gouvernement.

Avec le jour, l’exécution de ce plan commença, implacable et méthodique. Des détachemens de l’armée régulière, commandés par des officiers des diverses armes, et des contingens de fusiliers marins ayant à leur tête des officiers de la marine royale, parcouraient la ville pour arrêter tous les notables vénizélistes, — hommes politiques, journalistes, commerçans, avocats, médecins, etc., et même ceux des hommes du peuple qui sont connus pour avoir pris toujours une part active aux manifestations en faveur des Puissances protectrices et de la lutte nationale. Les membres du parquet, les juges d’instruction et en général toutes les autorités de tous les degrés de la hiérarchie commirent tous les actes illégaux et tous les crimes possibles, depuis les emprisonnemens arbitraires jusqu’aux pillages et aux massacres. Et il faut de nouveau insister sur ce fait que la responsabilité de toutes ces persécutions aussi injustes qu’inhumaines n’incombe pas à des particuliers, à ceux qu’on appelle vaguement des « réservistes. » Le Roi et le gouvernement n’employèrent contre les élémens libéraux de la population que les divers agens de l’autorité, agens militaires (officiers, soldats, marins et gendarmes) et agens civils (juges, fonctionnaires, employés de la police, etc.). Des civils-réservistes ne participèrent pas à l’œuvre antivénizéliste pour la simple raison que des civils de ce genre n’existaient même pas. Tous, au nombre de 6 000, avaient été militarisés et enrégimentés dans la 2e et la 11e division. Ils étaient des soldats réguliers, dans la pleine acception du terme. Et comme tels, ils étaient couverts, au point de vue de la responsabilité, par l’Etat officiel.

Le prétexte formulé par ce dernier pour légitimer, si possible, les crimes que ses agens commirent est bien connu. Il prétendit que les élémens libéraux de la population étaient sur le point de tenter une révolte contre le régime, d’accord avec les Puissances protectrices de la Grèce. Les preuves ? Imitant l’exemple des Allemands qui ont essayé de justifier la violation de la neutralité belge après qu’ils l’eurent perpétrée, — cela à l’aide de documens que cette violation leur avait permis de dérober, et que du reste ils falsifièrent, — leurs dignes disciples d’Athènes voulurent légitimer leur acte après coup en inventant de toutes pièces un document qui n’a jamais existé et que « l’opération intime » du 2 décembre leur permit soi-disant de saisir. Ce faux document était une prétendue lettre de M. Venizelos au général Korakas, qui s’occupait à Athènes du recrutement des volontaires grecs désireux de s’enrôler dans l’armée de la Défense nationale et d’aller combattre les Bulgares. Cette lettre aurait été saisie chez le général Korakas, lors de la perquisition qui fut exécutée à son domicile le 2 décembre. Le démenti suivant, indigné et catégorique, que M. Venizelos opposa à cette calomnie montre ce que contenait cette lettre apocryphe, que tous les journaux royalistes d’Athènes publièrent avec fracas. Ce démenti du président du gouvernement provisoire est adressé aux gouvernemens des Puissances de l’Entente, parce que, comme on le verra, ces gouvernemens sont, eux aussi, mis en cause dans la prétendue lettre de M. Venizelos que les royalistes fabriquèrent.

« Les gouvernans d’Athènes, déclara M. Venizelos, viennent de commettre à mon égard une nouvelle infamie en faisant publier dans leurs journaux, les seuls qui paraissent actuellement à Athènes après le sac des bureaux des journaux libéraux, le fac-similé d’une soi-disant lettre que j’aurais adressée le 25 octobre-7 novembre dernier au général Korakas, lui exposant mes projets politiques et mes préparatifs, d’accord avec les représentans de l’Entente, en vue de mon installation à Athènes avec la reconnaissance officielle des Puissances. Je n’ai jamais écrit pareille lettre et je dénonce le faux auquel les gouvernans d’Athènes ont osé recourir dans l’espoir d’achever d’égarer l’opinion publique. » (12 décembre 1916.)

La déclaration suivante de M. Guillemin, ministre de France, mérite d’être rapprochée de celle de M. Venizelos :

« On avait fait circuler dans Athènes, déclara l’éminent diplomate, une histoire qui y trouve encore crédit : la démonstration de l’amiral du Fournet aurait été destinée à détrôner le Roi et à établir une république dont M. Venizelos aurait été le chef. On croit à Athènes que M. Venizelos se trouvait à bord d’un de nos vaisseaux, dans la baie, et que nous étions prêts à tous momens à le débarquer pour qu’il prît la direction du nouveau gouvernement que nous allions établir. Tout ceci est absurde et prêterait en réalité à rire, si ces histoires n’avaient servi de prétexte aux plus horribles atrocités et aux événemens les plus tragiques. »

En fait, le but que se proposaient les royalistes grecs en forgeant ce document n’était pas seulement d’y puiser une justification de leur attitude et une excuse de leurs crimes. La haine antivénizéliste d’une partie de la population, faite des éternels mécontens et de ceux que la propagande allemande avait littéralement empoisonnés, devait être stimulée par la révélation sensationnelle qui leur était officiellement communiquée, avec toutes les garanties apparentes d’authenticité. Aux yeux des naïfs, aux yeux du simple peuple qui ne connaît pas la défiance, Venizelos deviendrait un nom synonyme de traître, et l’anéantissement des amis de ce traître une mesure de légitime défense à laquelle l’Etat devait nécessairement recourir. Enfin, aux agens du gouvernement auxquels était confiée l’exécution de cette mesure de défense et d’assainissement était ainsi procurée une immunité complète pour tous les crimes commis ou à commettre.

Est-il besoin de réfuter la calomnie dont M. Venizelos était ainsi l’objet ? Même en faisant abstraction des sentimens de M. Venizelos à l’égard du régime grec[9], il est impossible d’admettre que ses amis d’Athènes aient voulu renverser le régime en vigueur, le lendemain du jour où les contingens alliés, sur l’aide desquels on pouvait craindre qu’ils ne voulussent s’appuyer pour faire triompher leur projet hypothétique, étaient chassés d’Athènes sans espoir d’un prompt retour. L’accusation formulée contre les vénizélistes eût pu, à la rigueur, paraître vraisemblable et de nature à justifier des mesures prises contre eux si elle avait entraîné, le 1er décembre, l’exécution simultanée de l’opération militaire contre les Alliés et de l’opération politique contre leurs prétendus complices. Or, non seulement ces deux opérations n’eurent pas lieu simultanément, mais encore la seconde ne fut commencée qu’après que la première eut été complètement terminée. Quel danger ceux contre lesquels cette seconde opération était dirigée pouvaient-ils présenter au gouvernement, au moment où leur persécution commença ? Même s’ils nourrissaient la moindre intention hostile contre le régime et contre le gouvernement, comment croire sérieusement qu’ils fussent en état de la mettre à exécution, alors que pas un seul marin ou soldat allié ne pouvait leur donner la main et que le gouvernement grec avait à sa disposition de 20 à 25 000 baïonnettes, toute une armée exaltée déjà par son « succès » de la veille ?

Quant à l’accusation qui fut formulée contre l’Entente, elle ne peut, elle non plus, être envisagée autrement que comme une évidente calomnie. Comme l’a expliqué M. Guillemin dans son interview, « nous n’avions jamais eu l’idée d’amener M. Venizelos à Athènes, car nous avions besoin de ses troupes contre les Bulgares et non contre les Grecs. Une guerre civile sur les derrières de l’armée du général Sarrail eût constitué un grand danger pour les Alliés. »

Aucune circonstance atténuante ne peut, par conséquent, être invoquée par ceux qui commirent à Athènes et dans toute la Vieille-Grèce les crimes que l’on sait. Au contraire les circonstances aggravantes dans lesquelles furent perpétrés la plupart de ces forfaits, — dont l’opinion européenne n’est pas encore entièrement informée, — rendent vraiment écrasante la responsabilité de ceux qui en sont moralement les auteurs.

Les délits commis rien qu’à Athènes à partir du 1er décembre peuvent être répartis en six grandes catégories :

Meurtres de citoyens sans défense accomplis sans la moindre procédure légale même apparente. — On a pu, en effet, contrôler scrupuleusement les faits suivans.

a) Dans les journées du 1er, du 2 et du 3 décembre, les colonels Courevelis, Pappakyriazis et Rossetis, commandans des 1er, 7e et 34e régimens d’infanterie, ont ordonné l’exécution de trente à quarante soldats qu’ils soupçonnaient de vénizélisme.

b) De nombreux citoyens, dont le nombre exact aussi bien que les noms demeurent inconnus, mais dont la plupart étaient des réfugiés de l’Asie Mineure, ont été arrêtés et fusillés dans les journées des 2, 3, 4, 5 et 6 décembre dans une vallée des environs d’Athènes, exactement près de l’Hôpital des tuberculeux.

c) Une dizaine au moins de citoyens libéraux furent fusillés dans les rues mêmes de la ville par des détachemens de fantassins ou de fusiliers marins. Le prétexte sous lequel ces exécutions sommaires eurent lieu n’était pas difficile à trouver. Un individu quelconque dénonçait à une patrouille qu’il avait entendu tel ou tel citoyen insulter Sa Majesté le Roi. Quelques instans plus tard, le citoyen dénoncé était fusillé sur le lieu même où il était arrêté. M. Ractivan, ancien ministre de la Justice, a pu prendre note des circonstances précises dans lesquelles un de ces crimes fut commis et des nom et prénom de la victime.

d) Le parti germanophile de M. Gounaris, en collaboration avec l’ancien maire d’Athènes, Mercouris, avait mobilisé et organisé des groupes spéciaux de malfaiteurs, dont plusieurs avaient même été convoqués ad hoc de Patras (la ville natale de M. Gounaris), pour appliquer un programme bien déterminé. Chacun de ces groupes avait une sphère d’action spéciale : il parcourait les rues qu’englobait sa sphère d’action et des coups de feu étaient tirés contre les maisons appartenant à des vénizélistes. (Les listes des vénizélistes avaient été dressées d’avance ; et quant aux maisons, elles avaient été, elles aussi, comme nous l’avons déjà dit, marquées au rouge depuis les derniers jours du mois de novembre). Les agens de la bande Gounaris-Mercouris accouraient ensuite à la recherche d’une patrouille à laquelle ils dénonçaient qu’ils avaient été, eux, paisibles citoyens ( ! ! ), attaqués à coups de feu par les vénizélistes habitant dans les maisons contre lesquelles ils avaient tiré. Sur-le-champ, les patrouilles, uniquement composées de militaires, pénétraient de force dans les maisons indiquées et déchargeaient leurs fusils et leurs revolvers contre les malheureux habitans. De vrais combats furent ainsi engagés dans Athènes, dans les journées des 2, 3 et 4 décembre. Au cours de ces combats, plus de 200 citoyens, hommes, femmes et enfans furent tués ou blessés par les soldats du Roi.

Délits commis contre la liberté personnelle des citoyens. — Le nombre des personnes arrêtées rien qu’à Athènes pendant le mois de décembre, notamment pendant la première semaine, peut être évalué à 1 550. Toute personne arrêtée était conduite, sans qu’aucun mandat d’arrêt lui fût présenté, sans qu’aucune accusation fût officiellement formulée contre elle et sans qu’aucune instruction préalable fût ouverte, dans les prisons militaires où elle était internée, bien que la loi martiale n’eût pas été promulguée. Le sous-sol de la « Kommandantur, » de même que ceux de l’École des Ponts et chaussées, de la Chambre des députés et des casernes de l’infanterie et de l’artillerie furent remplis de victimes de toute classe, de tout âge et de toute profession. Parmi les personnes inquiétées de la sorte se trouvaient de nombreux citoyens libéraux connus pour leur activité politique. Mais à côté d’eux il y avait beaucoup d’autres citoyens dont le seul tort était de professer des opinions politiques libérales ou d’avoir protesté contre les cruautés dont ils avaient été les témoins, mais qui n’avaient jamais pris part à aucune manifestation politique.

La condition sociale et la notoriété personnelle des vénizélistes dont l’arrestation avait été décidée ne déterminaient, en leur faveur, aucun ménagement et aucun égard. Tout ce que le monde des fonctionnaires, des hommes de science, de la presse, du commerce, etc., d’Athènes, compte de plus distingué et de plus honorable, subit le sort affreux que les royalistes lui avaient réservé. Sans parler du maire d’Athènes, M. Benakis, dont l’arrestation fut doublement arbitraire, puisqu’elle entraînait sa destitution illégale des hautes fonctions qu’il exerçait en vertu du mandat du peuple athénien, sans parler aussi de l’arrestation du général Korakas, de l’ancien ministre Ractivan et de plusieurs autres personnalités politiques, membres, pour la plupart, du parti libéral, — on peut relever l’arrestation de neuf hauts fonctionnaires : MM. Cofinas et Volonakis, secrétaires généraux aux ministères des Finances et de l’Instruction publique, Locais, chef de section au ministère de l’Intérieur, Mazarakis, directeur au ministère de l’Intérieur, Zymbrakakis, préfet de police, Papaéconomou et Maroudas, chefs de section à la préfecture de police, Proccas, vice-président de la Cour des comptes, et Homatianos, chef de section au ministère de l’Intérieur.

Le monde universitaire ne fut pas plus épargné. Six professeurs à l’Université, jouissant chacun dans sa branche d’une réputation universelle, furent arrêtés. Ce furent MM. Bensis, de la Faculté de médecine, Petmezas et Angelopoulos de l’Ecole de droit, Menardos, Sotiriadis et Politis de la Faculté des lettres. Le corps professoral fut également atteint dans la personne de MM. Glynos, directeur de l’Ecole normale supérieure, et Condylis, professeur au lycée Arsakion.

Enfin tous les directeurs de journaux vénizélistes qui se trouvaient à Athènes et aussi tous les rédacteurs principaux de ces journaux furent arrêtés parmi les premiers. Nous pouvons notamment citer les noms de MM. Kyrou, directeur de l’Hestia, Stamatiou, directeur de la Nea Hellas et Boulahanis, directeur de l’Astir. Le simple fait de porter le même nom qu’un vénizéliste connu et recherché entraînait souvent l’arrestation d’un citoyen. On peut citer le cas de M. Vendiris, frère du directeur de la Patris, lui-même commerçant de Calamata, arrêté à la place de son frère qui avait réussi à s’enfuir à Keratsini. De nombreux vieillards et enfans furent également mis en état d’arrestation.

Ces arrestations en masse fournissaient aux royalistes une occasion unique de se venger et d’assouvir des haines ou des rancunes personnelles, souvent aussi de se débarrasser de leurs débiteurs en les dénonçant et en les livrant à la fureur de la soldatesque. Les calomnies les plus absurdes produisaient l’effet voulu, et les personnes calomniées étaient tout de suite incriminées de meurtre, de tentative de meurtre ou de haute trahison. Comme le rapporta M. Répoulis dans sa conférence déjà citée, « les membres du parquet et les juges d’instruction étaient toujours là, prêts à prononcer l’accusation calomniatrice et à affirmer eux aussi que ceux qui ont servi de cible avaient tiré et que les victimes étaient les meurtriers… » Le témoignage de n’importe qui leur suffisait amplement. D’ailleurs, les bureaux de ces juges étaient constamment remplis de mercenaires à la solde de la bande Gounaris-Mercouris, qui se faisaient un devoir patriotique de prêter faussement serment pour que la culpabilité d’un vénizéliste fût établie.

Mauvais traitemens et délits contre l’honneur et la dignité des personnes arrêtées. — Les citoyens arrêtés ainsi sans enquête et au mépris de la loi subissaient, avant d’être écroués dans les prisons, les pires humiliations. Ils entendaient les plus lâches injures et subissaient les plus honteux traitemens, souvent même des coups et des blessures. Dans cet ordre d’idées, quatre ou cinq exemples sont caractéristiques et suffisent pour faire deviner le reste. Le général Korakas fut, pendant tout le parcours entre sa maison et la « Kommandantur, » battu, injurié et humilié de la manière la plus sauvage par les officiers et les soldats qui l’escortaient et qui allaient même jusqu’à cracher sur lui. Le maire, Benakis, qu’une compagnie entière de soldats emmena de sa maison, reçut en pleine figure, sur sa barbe toute blanche, — il a soixante-dix ans, — les crachats de tous ces hommes, excités par l’officier qui les commandait. Au milieu du chemin, il perdit connaissance et fut littéralement traîné par les rues, tel le pire des bandits-Il en fut de même pour le photographe Stylianidis, qui, battu sans pitié par ses bourreaux, leur criait : « Battez-moi tant que vous voudrez. Je fus, je suis et je mourrai vénizéliste… » jusqu’au moment où, succombant aux coups, il perdit connaissance…

Le haut fonctionnaire de la police, Maroudas, fut, au milieu de la rue, battu par un certain nombre de jeunes apaches, en présence des officiers qui l’escortaient et qui ne se bornaient pas à tolérer ce spectacle, mais encourageaient aussi et acclamaient les bandits. Quant à M. Mazarakis, le distingué directeur du ministère de l’Intérieur, " il fut si rudement frappé qu’il dut être transporté à l’hôpital.

Toutes ces scènes faisaient les délices des membres royalistes de la haute société et de l’entourage le plus immédiat du Roi. C’est ainsi que M. Ypsilanti, grand-écuyer du Roi, dont la maison est située en face de celle de M. Benakis, se trouvait sur son balcon, flanqué de sa femme, — une Hongroise, — et de plusieurs autres dames de la société, amies intimes de la Heine, invitées exprès, à l’heure où il savait que le maire d’Athènes serait arrêté. Le spectacle de l’arrestation et des tourmens, coups et humiliations qui furent infligés à l’honorable vieillard, amusa au plus haut degré tout ce beau monde. On remarqua même que Mme Ypsilanti applaudissait à tout rompre quand les soldats*se mirent à traîner leur victime à travers la rue.

Ecoutons encore le témoignage de M. Répoulis :

« Les personnes arrêtées sont écrouées dans la « Koramandantur, » les unes sur les autres, dans des chambres obscures et asphyxiantes, tandis que, du sous-sol du bâtiment, montent les gémissemens et les plaintes des victimes plus malheureuses encore qui sont en train d’être encore plus cruellement torturées.

« — Donnez-moi un peu d’eau, si vous êtes chrétien, — murmure un malheureux vieillard, exténué à force d’avoir été frappé et qui me fit lui-même, à bord du Marienbad, tout tremblant encore, le récit de ce qu’il a subi et qui ne prit fin que parce que, heureusement, l’ayant cru moribond, ses bourreaux l’élargirent après deux jours de détention, — un peu d’eau…

« Ce à quoi il reçoit la cruelle réponse que voici :

« — C’est défendu !

« Des vieilles femmes furent frappées, des jeunes filles violentées. Des petites filles furent l’objet des pires menaces pour leur arracher l’aveu de l’asile choisi par leurs parens ou pour apprendre si des armes se trouvaient cachées chez elles. Contre le ventre d’une pauvre femme du peuple trois pointes de baïonnettes se dressent menaçantes : on veut savoir d’elle où se trouve son mari, un ouvrier. C’est encore de la bouche de la victime elle-même que je l’ai appris à bord du Marienhad. »

Cependant, après avoir été humiliés et insultés, outragés et frappés, les vénizélistes détenus ne furent pas laissés tranquilles dans leurs cachots. Une suprême atteinte à leur dignité et à leur honneur leur était réservée. « Le dimanche matin, 3 décembre, rapporte M. Fougères, le distingué directeur de l’Ecole d’Athènes, eut lieu le transfert de ces prisonniers à la prison Avéroff. Pour les y conduire, on eut ce raffinement vraiment atroce de leur faire prendre le chemin le plus long, afin que les étrangers qui, comme moi, demeuraient encore dans la ville pussent jouir de cet affreux spectacle d’hommes, presque tous des notables, journalistes, médecins, anciens députés, attachés quatre par quatre, par les bras, suivant l’usage grec, surveillés par des matelots ivres, les yeux hagards, et qui les tenaient en joue, tandis que toute une populace, ivre encore de sang, suivait en proférant d’ignobles insultes, des menaces d’égorgement et des cris de mort[10]. »

Violations des lois organiques de l’Etat. — Les plus importantes de ces violations sont les suivantes :

a) La liberté de la presse fut supprimée au mépris de la loi, puisque l’autorité militaire interdit la circulation, et même la publication des journaux libéraux, sans qu’au préalable, aucune formalité fût accomplie et aucune mesure prise, de celles que stipule la constitution grecque, — sans qu’enfin aucun délit de droit commun pût être établi d’une manière certaine à la charge de ces journaux.

b) Les clauses de la charte constitutionnelle relatives à la liberté individuelle, à l’asile des citoyens, etc., furent également violées. Presque toutes les arrestations et perquisitions à domicile eurent lieu en effet sans que les formalités légales nécessaires fussent au préalable accomplies.

c) Les articles de la Constiution garantissant l’inamovibilité des fonctionnaires ne furent pas, eux non plus, respectés. Un grand nombre en effet de fonctionnaires de l’Etat et de la municipalité furent révoqués en masse, sans qu’aucune des clauses de la procédure prévue à ce sujet par la loi fût appliquée.

Délits contre la propriété privée des citoyens. — a) En premier lieu, de nombreuses maisons particulières furent attaquées violemment et détruites par la soldatesque, aussi bien à Athènes que dans les provinces. Il importe à ce propos de signaler le témoignage de M. Répoulis qui rapporte que, dans de nombreux cas, les premiers coups de feu tirés contre les maisons appartenant à des vénizélistes partirent de maisons appartenant à des personnages marquans de l’entourage du Roi. Il est, par exemple, incontestable que des coups de feu furent tirés de la maison de M. Streit, ancien ministre des Affaires étrangères et conseiller intime du Roi. Il est également certain qu’il en fut de même de la maison située en face de celle de M. Benakis et appartenant à M. Ypsilanti, grand-écuyer du Roi et de la maison du député antivénizéliste Pesmadjoglou. Ceci est prouvé par la direction des balles tirées contre la maison du maire d’Athènes.

b) Les presses et autres machines typographiques de tous les journaux libéraux d’Athènes, — Patris, Hestia, Nea Hellas, Ethnos, Presse Libre, Astir, Défense nationale, — furent démolies par des groupes de soldats, conduits par des officiers et accompagnés dans plusieurs cas par des ingénieurs de la marine royale, chargés de montrer aux troupes comment devait se faire la destruction des machines pour être définitive.

c) Au cours des perquisitions auxquelles les détachemens militaires procédaient dans des maisons des libéraux pour soi-disant y découvrir les armes cachées et destinées, selon la version calomnieuse des royalistes, à l’insurrection, tous les objets de valeur furent démolis ou emportés. Des centaines de maisons furent ainsi littéralement mises à sac. Ce fut notamment le cas des maisons de MM. Venizolos, Benakis et Philaretos, ce dernier secrétaire général du gouvernement provisoire.

« Le domicile du président du gouvernement provisoire, rapporte M. Répoulis, fut cerné et subit un violent feu de mitrailleuses. Il fut bientôt envahi et tout ce qui s’y trouvait fut démoli. La rage dans le cœur et armés de haches, les vandales s’attaquèrent à un buste en bronze du président, œuvre d’un artiste grec, commandée par une personnalité de Paris. La seule richesse contenue dans la maison, la bibliothèque, fut saccagée. Trois jours durant, ils assouvirent leur rage, qui était telle que même le sous-sol de la maison fut mis à sac. »

L’invasion de la maison de M. Benakis fut plus lucrative, le maire d’Athènes comptant parmi les Grecs les plus riches. Les soldats sortaient de la maison avec leurs poches remplies d’objets en or ou en argent, dont la quantité emportée était si grande que plusieurs ont été semés en route par les voleurs pressés d’aller les garer en lieu sûr. Quant à la villa que M. Philaretos possède à Kallithéa (entre Athènes et Phalère), elle fut, elle aussi, mise à sac. Elle contenait une des plus riches bibliothèques de Grèce qui fut entièrement pillée. Pas un seul livre ne fut laissé en place.

d) Délits de droit international. — A la longue liste des délits commis par les agens de l’Etat d’Athènes, on doit enfin ajouter ceux qui furent commis contre des sujets étrangers et aussi les violations d’asile accomplies en dépit des lois internationales. C’est ainsi que les annexes des légations britannique et française à Athènes furent investies et envahies par l’armée régulière. Dans l’annexe de la légation de la République, un officier et cinquante soldats français furent capturés. Quant à l’Ecole d’Athènes, voici le récit de l’assaut qui lui fut livré, récit fait par le directeur lui-même de l’école, M. Fougères :

« En ce qui nous concerne, nous eûmes dès le début de la journée de décembre (1er décembre) à subir l’assaut de la police grecque qui se présenta aux portes de l’Ecole, aux fins de perquisitions. Je m’opposai à son entrée en demandant qu’on me montrât un ordre de M. Lambros et en invoquant le principe de notre exterritorialité. Cet ordre, je dois le reconnaître, n’existait pas, et la police qui, proprio motu, venait de tenter ce coup de main, finit par se retirer. Mais bientôt le jeu changea et les actes succédèrent aux paroles. Les balles commencèrent à pleuvoir sur la façade de l’Ecole, en même temps qu’un feu nourri était dirigé sur le pavillon des attachés navals et militaires, qui se trouve à très peu de distance de notre bâtiment.

v A cinq heures, la situation était devenue des plus critiques. De l’éminence ou se trouve située l’Ecole, nous apercevions deux canons braqués sur nous, et le capitaine qui avait assumé de ce côté la protection de nos nationaux envisageait déjà pour la nuit la descente dans les caves, quand à six heures[11]un armistice fut conclu. Avant de quitter Athènes, j’ai placé l’École sous la protection du pavillon américain[12]. »

Mais en dehors de ces scènes inqualifiables, il faut relever que de nombreuses arrestations de sujets étrangers eurent lieu. Les étrangers arrêtés étaient des Français, des Anglais, des Italiens et des Serbes. D’après le témoignage du commandant Bryet de la marine royale britannique, qui fut chargé de rapatrier les réfugiés anglais durant une bonne partie de leur voyage, — 75 p. 100 d’entre eux étaient des femmes et des enfans, — « une dame anglaise était partie en voyage laissant chez elle (à Athènes) deux domestiques. Elle rentra juste à temps pour voir le peu de biens qui lui restaient vendu aux enchères[13]. »

Quant aux étrangers habitant la province, ils furent encore plus malmenés. Il y en eut même de massacrés, comme cela eut lieu a Méline, localité située à 20 kilomètres de Volo, où se trouvait une équipe française appartenant au contrôle des P. T. T., et composée du sergent Chaudrier, du sapeur Martin et de l’interprète grec. Les deux Français et l’interprète furent massacrés par des soldats grecs. La commission de police de Méline dressa pour le consulat de France de Volo l’acte de massacre en présence du consul, M. Jullien, et de quatre témoins.

A Tricala, l’officier de réserve Lapierre, le gérant du consulat, un officier mécanicien du Suffren, M. Brumel, chargé du contrôle des chemins de fer et M. Charley, directeur des P.T.T. furent arrêtés, emprisonnés à la Préfecture et conduits sous escorte à Volo, sur un ordre du ministère. Le chauffeur français, Blanc, fut retenu également. A Larissa, les soldats de l’armée royale saccagèrent et pillèrent le consulat de France et enlevèrent quinze effets militaires confiés à la garde du gérant, capitaine Rolland, qui parvint à atteindre Salonique[14]. Le Français M. Proust, entrepreneur à Larissa, a manqué à l’appel. A Volo, le local du contrôle anglais fut saccagé et les meubles jetés à la mer. Le personnel français du contrôle des chemins de fer fut chassé et tout le matériel de guerre expédié à l’intérieur par les soldats qui se distribuèrent les fusils. Les énergumènes, aux cris de : « A bas la France ! Vive l’Allemagne ! » étaient conduits par M. Pandos, député gounariste, et par le directeur du journal royaliste Kiryx.


IV

Tel est le récit authentique de ce qui s’est passé à Athènes pendant les premiers jours du mois de décembre. Nous n’avons signalé les agissemens des royalistes dans les provinces qu’au tant qu’ils étaient dirigés, comme en Thessalie, contre des sujets étrangers. L’énumération des persécutions dont la population libérale tomba victime en Vieille-Grèce, en dehors d’Athènes, serait trop longue. Les crimes commis dans la capitale furent également commis partout où, en Grèce, s’affirme encore l’autorité du roi Constantin.

Avant de conclure, nous nous permettrons de rendre un hommage ému aux efforts vraiment admirables que firent les autorités françaises pour soulager la misère et les malheurs des Grecs libéraux qui, affolés et terrorisés, accouraient vers elles pour se mettre sous leur protection, notamment au Pirée et à Keratsini. Comme l’a si éloquemment dit M. Répoulis dans sa conférence de Salonique, « notre drapeau ne symbolise plus la liberté dans ces parages. Ceux qui échappent à la tyrannie cherchent protection sous le drapeau français. Ce drapeau offre aux Grecs persécutés les bienfaits qu’il porte inscrits dans ses plis : la liberté, l’égalité et la fraternité. Et encore l’égalité n’était-elle pas tout à fait complète, car elle était méconnue en faveur des réfugiés grées qui étaient préférés aux Français eux-mêmes. » — La France s’est ainsi montrée, une fois de plus, fidèle à ses traditions humanitaires, qui ajoutent encore à l’auréole de sa vaillance et de ses victoires.

Son devoir de puissance protectrice l’obligeait à faire plus. Elle devait, tout en exigeant et en obtenant les réparations morales nécessaires pour l’odieux attentat du 1er décembre, pacifier aussi l’antique foyer de la liberté et de la civilisation. Cette double et délicate obligation, elle l’a remplie scrupuleusement et dans la mesure où les circonstances le lui permettaient. Elle a bien mérité de la Grèce libérale qui a toujours ses regards, remplis de gratitude, tournés vers elle, sa grande et noble sœur.

C’est précisément au nom de ce profond et inaltérable sentiment de gratitude qu’un enfant de cette Grèce libérale, atteint lui aussi à Athènes dans la personne de ses parens, se permettra aujourd’hui, sous forme de conclusion au douloureux récit qu’il vient de donner, de faire part à l’opinion de la France de certaines réflexions que les sanglans événement d’Athènes provoquent chez tous les Grecs, amis de l’Entente.

Les réparations morales que, sous l’empire de la nécessité, le roi Constantin a accordées aux grandes nations dont il fit massacrer les soldats le 1er décembre, ne doivent faire perdre de vue à personne que ses sentimens et ceux des germanophiles qui l’entourent n’ont pas changé ; la rancune de ces derniers n’a fait qu’augmenter après que leur soumission imposée leur eut interdit de donner libre cours à leurs vrais sentimens. On ne sera jamais trop sur ses gardes à Athènes.

Il reste, d’ailleurs, beaucoup à faire encore pour y rétablir une situation normale. Les libéraux ont été élargis, mais il reste aussi à punir les coupables. Abstraction faite de la responsabilité royale et gouvernementale qui est engagée à fond dans les événemens de décembre, la responsabilité de plusieurs autres personnalités politiques et militaires, dont nos lecteurs connaissent maintenant les noms, y est également impliquée.

La question de la libération des vénizélistes ne doit pas, d’autre part, être considérée comme tout à fait résolue. La procédure qui a été suivie par les autorités royales, obligées à contre-cœur d’élargir leurs victimes, fut illégale et n’offre aucune garantie quant à la liberté et sécurité définitives des citoyens libérés. Les procureurs du Roi ont en effet refusé de signer l’ordre de libération qui ne porte que les signatures du préfet et du commandant de la place. Par cette manœuvre, la justice royale s’est réservé, le droit d’écrouer de nouveau dans les prisons les vénizélistes libérés, à la première occasion.

Une autre mesure s’impose également : nous voulons parler de la restitution des biens des vénizélistes qui furent confisqués par l’Etat sous le prétexte que leurs propriétaires étaient coupables de « haute trahison » et de « complot contre la vie du souverain. » Les journaux vénizélistes d’Athènes et de la Vieille-Grèce en général devront enfin être autorisés à recommencer leur publication, après avoir reçu les indemnités qui leur sont dues par suite de la destruction de leurs machines typographiques.

Ces mesures une fois prises et loyalement exécutées, on pourra dire que les événemens de décembre dernier n’appartiendront désormais qu’au domaine de l’histoire. Et celle-ci n’aura, — alors, — qu’à ratifier par son verdict le réquisitoire accablant que la conscience contemporaine a, d’ores et déjà, prononcé contre les criminels d’Athènes.


LEON MACCAS.


  1. Il s’agit de la zone neutre établie pour séparer la partie de la Grèce restée soumise à l’autorité du roi Constantin de celle qui adhéra au mouvement national présidé par M. Venizelos.
  2. Tous ces détails furent aussi enregistrés par le correspondant de la Birjéwya Védomosti dans son récit paru dans la Makedonia de Salonique et reproduit dans le Figaro (15 janvier) et l’Homme Enchaîné (16 janvier).
  3. Ces détails furent aussi donnés par le collaborateur et ancien ministre de M. Venizelos, M. Repoulis, dans la conférence qu’il fit à Salonique, le 15/28 décembre, pour rendre compte de la mission d’enquête qui lui avait été confiée, et pour laquelle il s’était rendu au Pirée.
  4. Cette interview a paru dans le Figaro du 26 janvier dernier.
  5. Ce prétendu soulèvement avait été décidé à Athènes au cours de deux réunions secrètes qui furent tenues le 23 et le 25 novembre entre des officiers de l’état-major et des politiciens germanophiles. Au cours de la première réunion. M. Gounaris, qui naturellement y assistait, avait désapprouvé l’idée d’un tel mouvement, craignant les conséquences que cela entraînerait. Cette attitude du chef des germanophiles permit que le transport de trois batteries se fît sans difficulté. Mais, au cours de la séance du surlendemain, M. Gounaris craignant que le mécontentement que son attitude de l’avant-veille avait provoqué dans les milieux germanophiles n’augmentât, se rangea à l’opinion de ses collègues. L’arrêt du transfert des troupes et du matériel de guerre fut ainsi décidé à l’unanimité et devint, dès les jours suivans, effectif et complet.
  6. L’amiral n’en fut officiellement et définitivement averti que le 30 novembre à sept heures du soir, par l’entremise de M. Mercati, maréchal de la cour du Roi. Mais depuis l’avant-veille il ne pouvait douter que la réponse du Roi à son ultimatum du 24 novembre ne dût constituer un refus.
  7. Son récit fut reproduit par le Figaro du 15 janvier et par l’Homme Enchaîné du 16 janvier dernier.
  8. Ce témoignage se trouve consigné dans une longue correspondance de Salonique parue dans le Journal des Débats du 10 janvier dernier.
  9. Il est intéressant, croyons-nous, de signaler à ce propos l’opinion que professe M. Venizelos sur l’établissement possible de la république en Grèce. L’homme d’État crétois est un démocrate, mais non un républicain. Depuis qu’il est entré dans l’arène politique, il estime qu’il serait fatal pour le peuple grec, dont l’éducation politique est insuffisante, de le soumettre à un régime républicain, — ce régime n’étant susceptible ni de développer chez les Grecs le sentiment de la discipline, ni de pourvoir à leur organisation étatique. M. Venizelos a souvent déclaré à ses amis et même à des journalistes qu’il ne pensait pas qu’avant deux ou trois cents ans l’établissement d’une république grecque fût possible. Il adapta du reste toujours sa conduite politique à son programme théorique. La cordiale collaboration qui a uni ses efforts à ceux du roi Georges de 1910 à 1913 en est la preuve évidente. Et il ne faut pas oublier qu’un des premiers soucis de l’homme d’État crétois fut de consolider la dynastie en Grèce et de l’entourer du plus de prestige et du plus de popularité possible. Ce fut à cet effet qu’il soutint et obtint en 1910 la réintégration de Constantin, alors diadoque, et de ses frères dans l’armée grecque, bien que l’opinion publique et une grande partie de la Chambre voulussent s’y opposer d’une manière catégorique. Mais le loyalisme de M. Venizelos ne consista jamais en une simple fidélité à la couronne. Il était de tout temps doublé d’une fidélité absolue à la Constitution. Et tant que le roi Georges était en vie, ces deux devoirs se conciliaient très bien. Mais le roi Constantin, en violant à plusieurs reprises la Constitution et en enlevant à M. Venizelos l’espoir que les droits conférés par cette Constitution à la majorité que celui-ci représente ne seraient plus méconnus par la Couronne, obligea M. Venizelos à sacrifier le loyalisme envers le souverain au devoir qu’il avait « de faire respecter » la Constitution. S’il ne consentait pas à ce sacrifice, outre qu’une immense responsabilité aurait pesé sur lui, les intérêts internationaux de la Grèce auraient en plus pâti d’une façon irrémédiable. Mais ce sacrifice n’entraîne chez tous les Grecs qui adhèrent au mouvement national aucun abandon de leurs principes monarchiques constitutionnels. Leur anti-royalisme actuel n’est qu’occasionnel. Les Puissances alliées le savent et l’opinion européenne aussi. Et les habitans de la Vieille-Grèce qui ont pu, à la suite des mensonges qui leur ont été servis à dessein, croire que les récens événemens ont changé en quoi que ce soit les idées monarchiques de M. Venizelos, se détromperont le jour où ils apprendront que, le 28 décembre dernier, au cours d’une conférence politique donnée par M. Repoulis à Salonique, et lorsque des cris de « Vive la République ! » se firent entendre, M. Venizelos se leva, plein de colère, pour déclarer qu’il considérait cette manifestation comme « impolitique et déplacée. »
  10. Voyez l’interview que M. Fougères donna au Matin (n° du 19 décembre 1916), aussitôt rentré d’Athènes.
  11. M. Fougères commet ici une légère erreur : ce ne fut que vers huit heures du soir que l’armistice intervint.
  12. Voyez le Matin du 16 décembre 1916.
  13. Voyez le Daily Express du 15 janvier dernier.
  14. La courageuse attitude du capitaine Rolland dans ces circonstances tragiques fut reconnue par cette belle citation à l’ordre du jour de l’année : « Capitaine Rolland, de l’artillerie : a rempli avec succès des missions importantes et périlleuses. A apporté à leur accomplissement un entrain et une clairvoyance remarquables. Retenu en pays hostile, n’a dû son salut qu’à un grand sang-froid et est parvenu, malgré les plus grands risques, à sauver ses archives et à rapporter des renseignemens importans. »