Les Européens dans l’Océanie/01
- I. Victoria and the Australian gold mines in 1857, by W. Westgarth. — II. Land, labour and gold, or two years in Victoria with visits to Sydney, etc., by W. Howitt, 2 vol. London 1858. — III. Emigration Guide to Australia, etc., 1858. — IV. The Journal of the Royal Geographical Society of London and Proceedings, 1855-1858. — V. Journale of Expeditions of discovery into Australia, by E. Eyre, 2 vol., 1845. — VI. Discoveries in Australia, by J. Stokes, 2 vol., 1846, etc.
Il y a quelques années déjà, les Anglais ont donné le nom d’Australasie à ce beau groupe de possessions océaniennes qui embrasse l’Australie, la Tasmanie et la Nouvelle-Zélande, monde colonial grand comme l’Europe, dont la France peut étudier de près le développement et l’industrieuse activité depuis le jour où, bien inspirée elle-même, elle a planté son drapeau sur la Nouvelle-Calédonie. Dans toutes les régions où les Européens mettent le pied, ils transportent avec eux la vie et le mouvement : sur le sol défriché, des maisons de briques et de pierres ne tardent pas à remplacer les huttes de terre et de branchages ; l’indigène vagabond recule devant le colon curieux et entreprenant ; des champs couverts de moissons prennent la place des arbres enlacés de lianes et des buissons épineux. De cette lutte de l’homme contre la nature résulte une double physionomie, suivant que l’on considère les contrées livrées à la colonisation dans leur état naturel et sauvage, ou sous l’aspect que leur donnent les défricheurs et les marchands de l’infatigable Europe. Ce contraste n’est nulle part plus complet, plus sensible, que dans le lointain continent dont l’Angleterre a su faire le centre et le foyer de sa colonisation océanienne. Là se continue une lutte acharnée entre la civilisation et la barbarie, et si la première, servie par l’énergie et l’activité de la famille anglo-saxonne, favorisée par des circonstances particulières et inattendues, telles que la découverte des gisemens aurifères, fait chaque jour des progrès, cependant il suffit de mesurer d’un coup d’œil l’espace relatif qu’occupent dans l’Australie les colonies d’un côté, de l’autre la terre sauvage, pour voir combien encore il lui reste à conquérir.
Si jamais il y eut une terre réservée pour la barbarie, et où la nature semblât se complaire à subsister telle qu’au premier jour, vierge et libre des atteintes de l’homme civilisé, après le centre de l’Afrique, c’était certes l’Australie. Sur les côtes du nord-est au tropique, d’imperceptibles madrépores ont bâti, par un travail sans relâche, ces bancs à fleur d’eau, aux dessins capricieux et bizarres, que les navigateurs appellent les récifs de la Grande-Barrière. Ni golfes ni découpures ne pénètrent la masse compacte qu’enveloppent et défendent ces redoutables murailles, et l’explorateur terrestre, aussi peu favorisé que le marin, ne trouve pas même en Australie, comme en Afrique, la ressource des longues vallées et des grands fleuves. Devant tant d’obstacles, l’homme civilisé sembla d’abord ratifier le verdict de la nature : il abandonna pendant plus d’un siècle à sa solitude ce continent, le dernier découvert et peut-être le dernier-né de la création ; puis les hôtes qu’il lui envoya furent des malheureux chassés en expiation de leurs fautes, et mis au ban de la société en ce lieu solitaire et sauvage. Telle est cependant la puissance communicative du génie européen, que ces réprouvés mêmes devinrent un instrument de colonisation.
Nous n’avons pas à revenir ici sur les essais lents et pénibles qui datent de la fin du dernier siècle, et sur les explorations réitérées, impuissantes d’abord, ensuite plus heureuses, qui eurent pour résultat d’éveiller la curiosité et d’apporter sur l’intérieur de l’Australie des notions tout à fait nouvelles. Au milieu même de ces difficultés, l’asile ouvert aux convicts libérés grandit et se développa ; bientôt de nouvelles villes sortirent du sol ; toutes les extrémités du continent furent attaquées à la fois ; des flots d’émigrans abordèrent tous les rivages ; l’or donna pour auxiliaire à ce mouvement son immense attraction, si bien que l’Australie est devenue un des centres coloniaux les plus importans. Elle a donné la vie à ses voisines, la Tasmanie et la Nouvelle-Zélande, et la ville de l’or, Melbourne est une petite Londres ; bientôt peut-être elle sera une autre Calcutta. Cela n’empêche pas qu’aux portes des villes bâties à l’européenne, éclairées par le gaz et sillonnées par d’innombrables voitures, l’indigène fasse entendre son cri toujours sauvage, et que des plaines se déroulent sans fin, tristes et inexplorées, au sein desquelles le voyageur périt quelquefois de soif et de misère.
Ces deux Australies, l’Australie sauvage et l’Australie colonisée, apparaissent donc l’une à côté de l’autre : celle-ci comme un des exemples de ce qu’a pu accomplir le génie actif et entreprenant de la famille anglo-saxonne, toujours prompte à nouer des relations et à porter les produits de son industrie à tous les coins du globe ; celle-là comme un des derniers spécimens de la nature primitive, pleine encore de problèmes, et hostile aux intelligentes invasions de la race humaine.
Ce fut le 2 mai 1851, le lendemain du jour ou fut ouverte l’exposition universelle de Londres, que la nouvelle officielle et certaine de l’existence de gîtes aurifères en Australie fut rendue publique à Sydney. Les colonies anglaises réparties sur l’Australie étaient en ce moment au nombre de trois : la Nouvelle-Galles du Sud, capitale Sydney, embrassant Port-Philip, ou l’Australie-Heureuse, qui depuis en a été détachée sous le nom de Victoria ; l’Australie méridionale, capitale Adélaïde ; l’Australie occidentale, ou colonie de la Rivière-des-Cygnes (Swan-River), dont le chef-lieu est Perth. Celle-ci, séparée des deux autres colonies par un intervalle de six ou huit cents lieues, était pour le moment désintéressée dans la découverte ; mais on peut imaginer le trouble et la fièvre que l’annonce de l’or jeta dans le public de Sydney et des villes voisines à une époque où l’exploitation, récente encore, des mines de Californie emplissait le monde du bruit de ses fabuleux résultats. L’Australie allait donc avoir aussi ses poignantes émotions, ses fortunes inespérées et subites. Quels seraient les favoris du sort ? Chacun se tournait en pensée vers les nouveaux placers, et il y avait dans la foule nombre de personnes qui s’accusaient d’imprévoyance, et se reprochaient de ne pas avoir pris les devans. Cette nouvelle, qui semblait éclater tout d’un coup, avait été préparée cependant : Leichardt, l’intrépide explorateur des régions centrales, n’avait-il pas annoncé l’existence de l’or, et le Prussien Strzelecki, dans une description qu’il avait laissée de l’Australie, n’avait-il pas écrit qu’on y devait trouver des mines, comme dans l’Oural, comme en Californie, en vertu des mêmes lois physiques ? On racontait aussi qu’un vieux berger écossais était venu proposer l’achat d’immenses richesses, et n’avait été accueilli qu’avec dérision, qu’un convict avait subi le fouet pour avoir eu en sa possession des lingots qu’il prétendait avoir trouvés.
Quoi qu’il en fût des récriminations et des regrets, l’homme favorisé, l’heureux auteur de la découverte, celui auquel le gouvernement colonial adjugeait une récompense de 500 livres, était M. Hargraves. Ce gentleman avait habité la Californie, puis, de retour en Australie, il avait été frappé de certaines analogies géologiques entre les deux contrées, et c’était à la suite de recherches et d’études intelligentes qu’il avait signalé les gisemens aurifères. En récompensant cette découverte et en nommant une commission chargée de l’étendre, le gouverneur, M. Fitzroy, eut la bonne intention de l’exploiter au profit de l’administration coloniale et de prévenir un désordre pareil à celui dont la Californie était encore le théâtre : il revendiqua par une proclamation l’exploitation des mines comme propriété de la couronne, et menaça de poursuites légales quiconque ferait des fouilles. Vaines précautions ! Bathurst, bourgade voisine de la crique de Summer-Hill et de la rivière Macquarie, lieux d’abord signalés à l’exploitation, la ville même de Sydney se jetaient avec un fiévreux empressement sur les mines. Chaque jour, à chaque heure circulait parmi la foule avide le bulletin des prospérités : tel mineur avait trouvé un nugget (lingot) de plusieurs livres, tel autre revenait déjà enrichi. Le vertige gagnait tous les esprits : Sydney n’était plus déserté seulement par les manœuvres et les gens de la classe inférieure ; une foule de gentlemen abandonnaient des professions libérales pour revêtir la blouse, prendre en main la pioche et la bêche. Le gouverneur débordé se bornait à imposer une licence assez élevée, dont par la suite le chiffre était diminué, et qui cependant soulevait les plus vives récriminations, et n’était pas toujours scrupuleusement acquittée.
Bathurst et la province de Sydney ne demeurèrent pas longtemps la seule région favorisée ; les colons de Port-Philip, pleins d’envie et d’émulation, se mirent en quête de l’or, et leurs recherches obtinrent un plein succès. Le mont Alexandre et Ballarat ne tardèrent pas à rivaliser avec la Nouvelle-Galles et à la dépasser, bien que dans cette lutte de richesses Sydney produisît un jour une pépite de quarante kilos. En même temps les étrangers, attirés de tous les coins du monde par la grande nouvelle, abordaient en foule à Sydney et à Melbourne ; ils trouvaient les rues désertes, les magasins fermés faute d’acheteurs et de marchands. Tout le monde était aux mines, et eux-mêmes s’en allaient grossir les troupes de quarante ou cinquante mille travailleurs qui avaient planté leur tente dans les plaines marécageuses, y menant une vie pénible, hâves, sales, exposés à toutes les intempéries.
Ces temps sont déjà loin de nous, et trop de personnes ont entendu faire le récit de cette fièvre de l’or pour qu’il soit utile d’insister. Les villes australiennes, qui étaient dans une voie de prospérité paisible, subirent un choc violent, et firent en quelques mois, sous le rapport de la population et du mouvement commercial, sinon de la moralité, des progrès de plusieurs années. Le 1er juillet 1851, Port-Philip fut détaché de la Nouvelle-Galles et forma une colonie séparée sous le nom de Victoria. Dès ce moment, sa capitale, Melbourne, définitivement plus favorisée sous le rapport du voisinage aurifère, commença à prendre le pas sur Sydney. Melbourne cependant n’était alors qu’une grosse bourgade, assez mal située dans un lieu bas et peu favorable au commerce ; elle rappelait les villes naissantes de la Californie par le nombre et la diversité des demeures provisoires que s’y était bâties la foule des émigrans, en attendant que les rues à angles droits et les belles maisons dont la ville s’est couverte depuis fussent édifiées. Il en était de même de Geelong, qui, non loin de Melbourne, doit autant au voisinage de l’or qu’à une admirable situation sa rapide prospérité.
Les années 1852 et 1853 furent pour l’état nouveau une période de trouble et de démoralisation. Le désordre n’y était pas aussi absolu que sur les bords du Sacramento, et ce n’était pas la loi du juge Lynch qui suspendait les criminels à la potence ; là était la seule différence entre la jeune contrée aurifère et sa sœur aînée de Californie ; d’ailleurs même soif de l’or, même débordement de toutes les mauvaises passions. Avec leurs fils de convicts, Sydney et Melbourne n’avaient jamais brillé par la moralité ; ce fut bien pis quand de partout furent arrivés par milliers, avec les mineurs, les marchands et les industriels, des individus uniquement occupés à exploiter ceux-ci et à se créer par des moyens plus ou moins légaux une part dans leurs bénéfices. Le jeu mettait en ébullition de bas en haut la société tout entière, et c’était un curieux spectacle que celui des gens qui, sans préparation, sans changement dans leurs habitudes, s’étaient subitement enrichis ; les uns s’adonnaient avec fureur à l’intempérance, les autres devenaient des types accomplis d’avarice. Les relations d’amitié, de parenté même, étaient suspendues. L’agiotage sur les terrains atteignait un effrayant paroxysme : il y avait des momens où le prix du sol dépassait cinq et six fois celui des quartiers les plus favorisés de Londres ; aucune classe de la société n’était exempte de cette fureur de spéculation, et l’étranger qui croyait ne visiter Melbourne qu’en observateur (à vrai dire, cette classe de voyageurs n’était pas nombreuse) était bien vite entraîné par le tourbillon, lorsqu’il avait mis le pied sur cette terre de fièvre et de folie.
Peu à peu néanmoins, quelques bons élémens se dégagèrent de cette fermentation : le gouvernement colonial déploya de la vigueur, et le calme se rétablit, du moins à la surface. La crise financière qui suivit la première fureur de spéculation eut pour effet de délivrer la place d’une foule d’aventuriers qui, sans caractère sérieux et sans capitaux, faisaient subir aux fonds une oscillation continuelle. Melbourne grandissait d’ailleurs, et la prospérité matérielle de la colonie prenait un vaste développement. Dès la fin de 1853, les rues s’étaient alignées, des maisons en pierre à plusieurs étages avaient été bâties ; les quartiers excentriques n’étaient plus des fondrières, et nombre d’établissemens et de constructions d’utilité publique étaient commencés ou projetés. Un jardin botanique réunissait des échantillons de la flore curieuse et variée de l’Australie ; un terrain avait été assigné au nord de Melbourne à la construction d’une université. En juin 1854, le nombre des écoles était de cent soixante-sept, recevant douze mille enfans de toutes les communions. Cette extension du système d’instruction publique au milieu de l’agitation et des préoccupations de toute sorte est un des caractères remarquables des colonies australiennes. Une bibliothèque publique fut ouverte ; au mois d’octobre 1854, le Victoria eut une exposition préparatoire de la grande exposition de Paris. Ces pépites nues et enchâssées dans le quartz, ces grains d’or, ces armes, ces ustensiles indigènes, ces spécimens de l’industrie australienne que nous avons contemplés dans notre Palais de l’Industrie en 1855, Melbourne les avait réunis d’avance et disposés dans un édifice construit à cet effet, pour juger s’ils étaient dignes de ce grand concours. En trois ans, la population avait plus que triplé, le chiffre des importations s’était élevé de 800,000 livres à 18 millions, et la prospérité n’avait cessé de s’accroître même à travers les embarras financiers et la grande crise qui signalèrent la fin de l’année 1854.
Le mode de gouvernement qui fut introduit l’année suivante dans la colonie contribua encore à lui donner une physionomie particulière et y exerça une grande part d’influence. À la suite de sa séparation d’avec la Nouvelle-Galles, le Victoria, mécontent de sa situation subordonnée, ne cessa de réclamer une administration personnelle et la libre direction de ses propres affaires. Le parlement anglais fit droit à sa demande par un bill du 10 mai 1855, en vertu duquel la colonie obtint une chambre haute et une chambre basse. Les conditions d’admissibilité dans la première sont trente ans d’âge, la nationalité anglaise et la possession depuis un an au moins dans le Victoria de biens-fonds d’un capital de 5,000 livres ou d’un revenu de 500. Les électeurs doivent posséder un fonds de 1,000 livres ou un revenu de 100, Les membres du conseil ou chambre haute sont au nombre de trente. Les soixante membres de l’assemblée législative doivent être choisis parmi les sujets anglais résidant depuis deux ans ou les étrangers nationalisés depuis cinq ans. Les autres conditions sont vingt ans d’âge et la possession de 2,000 livres en biens-fonds. Un membre du conseil, pour chaque province se retire tous les deux ans, et la durée de l’assemblée législative est de cinq années. La colonie était divisée par le même bill en six provinces et en trente-sept districts, électoraux. Ainsi l’une et l’autre chambre était placée sous l’empire du principe électif ; les inégalités traditionnelles de la vieille Angleterre n’avaient pas trouvé place sur le sol neuf et démocratique de l’Australie. Néanmoins la cote de l’éligible à la chambre haute et de son électeur semblait encore bien élevée. Sydney, dont la chambre haute est nommée par le gouverneur et par le conseil exécutif, n’a pas à subir ces conditions d’âge et de fortune.
Aujourd’hui la nouvelle législation proclamée en novembre 1855 est en pleine vigueur, mais elle ne fonctionne point avec un assentiment unanime : plus d’une réclamation s’est déjà fait entendre, plus d’un amendement démocratique a été proposé. La jeune colonie se contentera-t-elle longtemps de cet état de choses ? Un mot redoutable circule déjà, celui de fédération, qui sonne à plus d’une oreille comme synonyme d’indépendance. Dans sa robuste croissance, le principal centre colonial de la grande île semble aspirer à une vie toute personnelle. Le 23 avril 1858, un comité de l’assemblée législative du Victoria a envoyé au secrétaire du colonial-office, M. Labouchère, une députation chargée de lui demander la présentation d’un bill qui autoriserait les colonies australiennes à former une assemblée fédérale. Il est à remarquer toutefois que les signataires de cette demande appartiennent en grande majorité aux colonies du Victoria et de la Tasmanie. C’est que le Victoria, avec sa position centrale et la préférence que lui donne l’émigration, a tout à gagner à un tel changement. Cette colonie peut devenir le cœur et la tête de l’Australie, et la Tasmanie, par son voisinage et ses relations, se trouve engagée dans une certaine communauté d’intérêts avec elle ; mais Sydney, mais Adélaïde, les capitales de la Nouvelle-Galles et de l’Australie méridionale, se résoudront-elles à devenir les subordonnées de Melbourne et des provinces du Victoria ? Cette rivalité est ce qui doit retarder la solution d’une question menaçante dans l’avenir pour l’Angleterre.
Dès leur installation, les chambres du Victoria ont eu à s’occuper de faits importans ; droits d’importation, chemins de fer, taxe des mineurs, immigration, aliénation des terrains. Une affaire qui a vivement agité les esprits, et qui peint bien les singularités de cette société, est celle qu’on appelle the prayer question ; il s’agissait de fixer la formule de la prière par laquelle s’ouvrent les séances du corps législatif, de façon à ne pas blesser les susceptibilités des Irlandais et des Juifs, car les Juifs ont été admis dans le parlement colonial. La presse ne contribua pas peu à stimuler l’animation des débats ; à peine détaché de la Nouvelle-Galles, le Victoria eut ses journaux et ses recueils particuliers. Le nombre s’en est multiplié à Melbourne, à Geelong, à Castlemaine, à Sandhurst, dans toutes les localités importantes de l’état. Les principaux sont l’Argus, le Herald, le Democrat. Le premier est honoré du titre de Times colonial, et il justifie ce rapprochement par son originalité comme par l’ardeur de sa polémique. Il faut voir quelle animation, quelle vivacité déploient toutes ces feuilles publiques. Les passions de ces cités nouvelles que tourmente le levain de la jeunesse y trouvent toutes à la fois leur écho ; les manifestations, réclamations, interpellations s’y croisent et s’y heurtent, et les autorités locales n’y sont pas ménagées lorsqu’il s’agit de quelque intérêt pressant, par exemple de la fameuse question chinoise ou de la menace pour la colonie de subir, sous forme de contrôle, la tyrannie, la dictature de l’officier préposé par sa gracieuse majesté à la direction des colonies australiennes. L’article s’annonce alors par quelque interpellation ironique ou provocante : « à nous, Denison ! Ho ! Denison, to the rescue ! » et prend la plus vive allure. Certes sir William Denison a fort affaire s’il entreprend d’écouter toutes les voix et de concilier tous les vœux.
Comme les journaux, les théâtres, les lieux publics, les édifices tels qu’églises, hôpitaux, asiles, prisons, se sont multipliés. Nombre d’omnibus, de cabs, de voitures de toute espèce sillonnent les rues ; les magasins sont éclairés au gaz ; quelques hôtels peuvent rivaliser avec ceux de Paris et, de Vienne. Un chemin de fer relie Melbourne avec la baie de Hobson et avec Geelong ; plusieurs autres sont en voie d’exécution. Le télégraphe électrique communique avec cette même ville, avec les mines, et même avec Adélaïde. L’eau du Jarra-Jarra, rivière sur laquelle Melbourne est bâtie, est infectée par les immondices qu’y déverse la population qui se presse sur ses bords ; des travaux ont été entrepris pour amener de quinze et vingt milles les eaux pures et fraîches de la rivière Plenty. Des parcs et des squares sont ouverts à la foule[1]. On peut aisément imaginer la variété et le mouvement qui animent les rues et le port. Toutes les nationalités et tous les costumes y sont représentés. La colonie ne le cède pas à sa métropole pour la fréquence des meetings et des dîners politiques, dont le Champagne est un indispensable élément. Les réunions particulières sont moins nombreuses, parce que le chiffre des ménages et des familles pouvant tenir maison est limité par le petit nombre des femmes. Par suite aussi de cette rareté, toute jeune fille devient vite un centre d’attraction : une femme, des enfans, un joli cottage, voilà le rêve de plus d’un enrichi. L’Australie est donc pour les jeunes filles une terre promise ; à vrai dire, elle est aussi parfois une terre de déceptions. Combien se sont mariés qui avaient laissé femme et enfans dans la métropole ! combien ont abandonné leur jeune épouse peu après le mariage ! On citait une pauvre femme délaissée le lendemain de ses noces ; son mari était monté, sans la prévenir, sur un bâtiment en partance, et on ne l’avait pas revu. L’excuse de ces aventuriers, c’est que, parmi les demoiselles à marier, se glisse plus d’une aventurière. L’introduction des femmes dans la colonie est favorisée autant que possible, et ce ne sont pas les jeunes ladies les plus distinguées par leur éducation et par leur caractère qui viennent en Australie tenter la fortune. On conçoit que, dans de telles conditions et avec l’énorme quantité de boissons spiritueuses qui est consommée à Melbourne et dans les environs, la moralité laisse à désirer.
Melbourne, qui a eu la bonne fortune de devenir la capitale du Victoria parce qu’elle en était à peu près l’unique ville au moment de la séparation, est loin d’être aussi avantageusement située que plusieurs cités nées depuis ce temps. Geelong, à l’extrémité occidentale de la baie de Port-Philip, a des avantages que toute l’industrie humaine ne saurait donner à la capitale : tandis que celle-ci est bâtie dans un fond, sur une rivière étroite et sinueuse, accessible seulement aux bâtimens du plus faible tonnage, Geelong s’étend en amphithéâtre sur une colline peu élevée, au bord d’une large et profonde baie, où pourraient être établis des docks qui ne le céderaient pour les avantages de la position à aucun de ceux qu’offrent les trois royaumes. Cette ville est destinée, de l’avis commun, à devenir le Liverpool de l’Australie. Cependant elle n’est pas la seule qui, née d’hier sur ce sol fécondé par l’or, ait déjà su atteindre à de vastes proportions. Dans le Victoria, il y a des villes que jamais géographe n’a mentionnées, dont les noms frappent pour la première fois nos oreilles, et qui sont plus riches et plus populeuses que des chefs-lieux de comté ou de département. Avec Melbourne, qui compte quatre-vingt-dix mille habitans, et Geelong vingt mille, ce sont Portland, Williamstown, Port-Albert, villes maritimes ; Castlemaine, Sandhurst, Ballarat, Beechworth, centres des principaux districts aurifères. La population entière du Victoria s’élève, d’après le recensement de 1858, à quatre cent quatre-vingt mille habitans ; la population coloniale de toute l’Australie en compte de huit cent soixante à neuf cent mille, ainsi répartis : la Nouvelle-Galles, deux cent soixante-six mille ; l’Australie du sud, cent douze mille, et l’Australie de l’ouest, quinze mille seulement.
Ces autres colonies, bien que fort actives, n’ont ni la turbulence, ni la richesse de leur jeune sœur. Sydney est, par rapport à Melbourne, une ville calme et décente ; elle répudie les excès de sa voisine et la traite avec mépris ; peut-être n’est-elle pas sans lui jeter un regard d’envie. Cependant, pour être juste, il faut reconnaître qu’elle est dans une meilleure situation maritime. Que le bruit de l’or s’apaise, et Port-Jackson pourra de nouveau attirer plus de navires que la baie Hobson. Le port Jackson, sur le bord duquel s’étale la ville de Sydney, est en effet un des havres les plus sûrs et les plus beaux du monde. La ville est en général bien bâtie ; les rues principales, George-Street, Paramatta-Street, etc., pavées avec de larges quartiers de roc, sont sillonnées par des voitures publiques, par des équipages splendides, et abondent en somptueux magasins. On n’y voit pas la même diversité de visages et de costumes que dans Melbourne ; tout y rappelle l’Angleterre, et Sydney aurait une physionomie entièrement britannique, n’étaient les squares et les jardins ornés de palmiers, de bananiers, de minces bambous, et déployant toute la luxuriante verdure des tropiques. Des hauteurs de Hyde-Park, promenade principale de Sydney, l’œil embrasse une vue singulière : au premier plan, une ville anglaise avec tous ses édifices, églises, muséum, université ; plus loin, cette montagne couronnée de constructions de tout genre à laquelle est resté le nom bizarre de Wooloomooloo ; plus loin encore, des fermes, des troupeaux, une riche verdure ; puis, à l’extrême horizon, les lignes onduleuses et indécises des montagnes qui servent de barrière entre la civilisation et la barbarie. Toute la côte qui s’étend entre Port-Jackson et Botany-Bay, nom que cette région mérita, au temps de la découverte de Cook, par ses variétés nouvelles de plantes et ses richesses végétales, est couverte de maisons de campagne qui, durant les mois les plus chauds de l’année, c’est-à-dire en décembre et janvier, servent de retraite aux riches négocians de Sydney. La différence de latitude avec Melbourne s’y fait déjà fortement sentir ; aussi son jardin botanique est bien plus riche, et dans le musée zoologique de Botany-Bay, à côté des kangurous, des écureuils-volans, des casoars, des cygnes noirs et des autres animaux bizarres que produit ce continent, vivent et prospèrent le tigre et l’éléphant importés du Bengale.
C’est en 1840 que Sydney a cessé de recevoir des convicts ; les pénitentiaires ont été transportés dans la Tasmanie, et, à l’autre extrémité du continent, dans la colonie de Perth. Le système de déportation, qui a été le point de départ de la colonisation australienne, doit-il continuer d’être mis en vigueur, et faut-il l’appliquer à ces régions de l’Australie septentrionale qui viennent, comme nous le verrons bientôt, d’être le théâtre de grandes découvertes géographiques ? C’est là une des questions les plus controversées en Australie et dans la métropole. Personne ne met en doute cependant qu’on doive faire du point situé à l’ouest du golfe de Carpentarie et de Port-Essington, au fond de la baie de Cambridge, sur la rivière Victoria, récemment découverte, un nouveau foyer colonial. Ce point jouit d’une position géographique admirable : il commande le détroit de Torrès ; il est plus rapproché que tout autre de l’Inde et de la Chine, et se trouve en contact immédiat avec le grand archipel malaisien. Le sucre, le coton, toutes les productions de l’Inde et des Antilles y pourront croître en abondance. Cela est vrai ; malheureusement la rivière Victoria est à 12 degrés de l’équateur, et à cette latitude le travail est interdit aux blancs. Il a été question d’amener en ce lieu des coolies noirs, mais c’est à peine si l’on peut s’en procurer pour les anciennes colonies. On a parlé encore d’y diriger l’immigration chinoise : il n’y a déjà que trop de Chinois dans l’île, répondent Melbourne, Sydney et toute l’Australie. On a proposé aussi d’y transporter en masse les cipayes rebelles ; il faudrait d’abord s’en être rendu complètement maître. Un journal a été jusqu’à indiquer un expédient plus étrange, l’union de Chinois et d’Hindous avec des femmes blanches, mais il n’est pas sûr que les enfans qui en proviendraient pussent vivre sous ce climat ; le procédé, qui n’est pas facile à mettre en pratique, ne donnerait d’ailleurs que de très lointains résultats. En général, on est d’avis en Angleterre de faire des essais de colonisation blanche au moyen des convicts, et de tenter si un travail modéré et un régime spécial ne pourraient pas balancer les inconvéniens du climat. L’Australie se récrie vivement, Sydney surtout, qui depuis quelque temps affecte volontiers des allures un peu puritaines. On s’y demande si l’Australie est une terre de rebut, si le voisinage de ses grandes villes doit être souillé par la présence des criminels qui sont à charge à l’Angleterre. Cependant, comme entre l’embouchure de la rivière Victoria et Sydney il y a en ligne droite sept cent cinquante lieues que des explorateurs munis de bœufs, de chevaux et de provisions, n’ont pas encore pu franchir, des déserts où l’on meurt de soif et de faim, et qu’en ce lieu les convicts, de même qu’à Perth, seront séparés de Sydney autant que s’ils étaient sur un autre continent ; comme d’ailleurs il importe beaucoup à l’Angleterre de s’établir sur un point des rivages septentrionaux de l’Australie, nous apprendrons probablement quelque jour que le golfe de Cambridge a reçu un établissement de transportation.
À côté de la bruyante Melbourne et de l’aristocratique Sydney, c’est une ville bien pâle et bien calme qu’Adélaïde, capitale de l’Australie méridionale ; elle n’a pas de mines d’or, jusqu’ici du moins. La découverte des gisemens du Victoria lui fit subir un contre-coup dont elle faillit être ruinée : quinze mille de ses habitans la désertèrent à la fois, et le commerce y fut entièrement suspendu. Son gouverneur prit alors de sages mesures : au moyen de puits et de ponts, il ouvrit une route vers le mont Alexandre, le principal des nouveaux placers, et établit une escorte pour la protection des valeurs. L’Australie méridionale eut aussi ses mineurs, et comme la plupart de ces hommes avaient pris l’habitude du métier dans les mines de cuivre, qui sont une des richesses du pays, ils n’ont pas été les plus malheureux. À la fin de 1852, ils possédaient 1 million de livres sterling en lingots d’or. Beaucoup d’entre eux ont converti leur gain en fermes et en troupeaux, et peu à peu la fortune du Victoria a pu contribuer ainsi à la prospérité de la colonie voisine. Adélaïde est d’ailleurs très favorisée sous le rapport des richesses agricoles ; elle a d’immenses terrains en culture et des troupeaux considérables. Ces avantages constituent pour toute l’Australie une richesse véritable, qui doit survivre à la fièvre de l’or : peut-être n’apprendra-t-on pas sans intérêt que le chiffre des troupeaux, bêtes à cornes, bêtes à laine, chevaux, porcs, chèvres, se monte, pour les quatre colonies, à 19 millions de têtes. Adélaïde possède en outre l’embouchure et le cours inférieur du Murray, le seul grand fleuve que l’on connaisse encore à l’Australie. La ville est bien située, elle a un bon port au débouché d’une petite rivière qui la coupe en deux : la ville haute, anglaise et aristocratique, et la ville basse, où est concentré le mouvement des affaires.
Quant à la colonie de l’Australie occidentale, elle est médiocrement peuplée, bien qu’elle possède de vastes terres arables et de magnifiques pâturages, que son sol puisse produire du vin, des olives, et qu’on y ait découvert des mines de cuivre et de plomb. Le seul établissement de convicts que l’Australie possède encore s’y trouve relégué, et c’est ce qui lui nuit. Freemantle et Perth, principales villes de cette colonie, ont bien la triste et monotone physionomie que devait avoir Sydney il y a cinquante ans : à leurs portes, la solitude commence, et elles nous serviraient de transition facile pour passer à l’Australie sauvage, si nous n’avions d’abord à nous occuper des mines.
Vers la Noël de l’année 1852, un de ces Anglais que la curiosité et l’espérance entraînèrent en foule vers l’Australie, et qui en ont rapporté, à défaut de beaucoup d’or, de précieux renseignemens, M. W. Howitt, parti de Melbourne, atteignait les Ovens diggins, dans le district aurifère de Beechworth, à l’extrémité nord-est de la colonie. Le trajet, qui est de cent quatre-vingt milles environ, avait été long et pénible. Au débouché de la chaîne de hauteurs qui dessine le bassin de la rivière Oven et de ces menus affluens temporaires qui portent le nom de creeks, un spectacle des plus étranges frappa les yeux du voyageur : à droite, le long d’un petit cours d’eau qui descend de la montagne et qu’on appelle le Spring-creek, s’étalait une belle et verte pelouse où rien ne décelait qu’il dût y avoir de l’or plus qu’en aucun des endroits où l’on passe chaque jour ; à gauche se déroulaient à perte de vue, et pressées les unes contre les autres, des milliers de huttes et de tentes au milieu desquelles des perches, surmontées d’un mouchoir, signalaient çà et là des boutiques et des tavernes. Le sol était poudreux et battu, des arbres coupés gisaient à terre avec leur feuillage, des trous ronds et carrés s’ouvraient à distances inégales, les uns secs, les autres à moitié pleins d’une eau noirâtre et croupissante ; des membres d’animaux dépecés, des immondices et des entrailles exhalaient sous un soleil d’été une odeur infecte ; puis, courbé sur la petite rivière, dans l’eau et à moitié nu, tout un peuple lavait, pétrissait la terre, agitait les berceaux et autres engins des mineurs.
En ce temps-là, on racontait encore en Angleterre, entre autres folles exagérations, qu’un homme sorti le matin de Melbourne avec un sac vide pouvait, en marchant deux jours, aller aux mines et en revenir avec son sac plein d’or. Il semblait qu’il n’y eût qu’à se baisser pour ramasser nuggets, grains et poudre d’or. La réalité différait beaucoup de ce rêve fait à distance. Il y avait trois modes de procéder : fouiller le fond des rivières, en agiter le gravier et la vase soit dans une sébile, comme nos ravageurs, soit dans une machine fabriquée à cet effet ; creuser la terre sèche et en transporter des monceaux aux rivières, ou amener l’eau dans des trous ; briser le quartz et réduire en poudre des masses de rocher. On appelle ces divers procédés washing, dry-digging et quartz-crusking. Tout cela se pratiquait à ciel ouvert, à la chaleur du jour, à la fraîcheur des nuits, sous des pluies subites et torrentielles. Heureux celui qui, après sa rude journée, pouvait prendre un repas suffisant et envelopper, sous une tente humide, ses membres dans une toile goudronnée ! Durant la nuit, la crainte des voleurs, les coups de feu continuels, les hurlemens des hommes ivres interrompaient le sommeil. La fièvre, la dyssenterie, les douleurs produites par le travail dans l’eau, retenaient nombre de malheureux sous leur tente, et sur le flanc de la montagne il y avait un cimetière où l’on pouvait compter par milliers déjà les espérances déçues. Beaucoup, après avoir passé par toutes les alternatives de la joie et du désespoir, brisés par les émotions et la fatigue, se sentaient incapables de mener cette vie plus longtemps, et ils s’en allaient, par troupes, sales, la barbe longue, en guenilles ; pour faire le chemin, ils avaient vendu leur équipe, et s’en retournaient plus pauvres qu’ils n’étaient venus. Les heureux ne réussissaient pas du premier coup ; bien peu parmi les plus favorisés se retiraient sans laisser une part de leur vigueur et de leur santé en paiement de l’or qu’ils emportaient : la terre bouleversée, les trous creusés et délaissés attestaient le nombre des recherches infructueuses. Mal récompensés de leur peine, ceux qui ne se décourageaient pas devaient transporter plus loin leur tente, et c’est ainsi que le rayon du terrain exploré s’allongeait toujours. En quittant le centre d’exploitation, le groupe de travailleurs jouissait d’un air plus pur, mais il trouvait moins de ressources pour les nécessités quotidiennes de la vie, car l’Australie est pauvre en fruits et en productions naturelles. Les fourmis, les mouches, les serpens, des scorpions, des vers aux mille formes bizarres, toute cette hideuse population du continent le plus riche en insectes livrait au mineur vagabond une guerre de tous les instans. Celui-ci, son bagage sur le dos, la pioche et les outils dans une main, devait de l’autre tenir le revolver, car les voleurs et les assassins, conviés par le désordre, étaient venus de tous les bouts du monde à ces saturnales de l’or.
Dans les grands campemens de mineurs, ce n’étaient que disputes et rixes sanglantes entre des hommes de toutes les nationalités et de toutes les langues. Quelquefois ils se battaient faute de pouvoir s’entendre ; ce n’étaient que jalousies, usurpations, substitution de la force au droit. En outre, dans les premiers temps, une haine, qui s’est en partie apaisée depuis, divisait la population des mines en deux camps bien distincts, — les mineurs et les marchands. Les premiers, qui avaient de beaucoup le plus de peine, étaient souvent loin d’être les mieux récompensés. Le meilleur de leurs profits s’en allait, emporté par les nécessités de chaque jour ; les moindres denrées avaient acquis un prix énorme, qui s’augmentait continuellement avec le nombre des nouveaux arrivans. Les mineurs criaient donc à l’exploitation, et ne voulaient pas admettre que des hommes qui n’enduraient pas les mêmes fatigues qu’eux fissent de plus sûrs profits. Toutefois, en ce temps même, il y eut aux mines des bonnes fortunes remarquables. Sous ce rapport, 1852 fut une année notable ; la quantité d’or arrachée à la terre fut plus considérable cette année, où le chiffre des travailleurs n’était pas encore arrivé aux folles proportions qu’il a atteintes depuis, que dans aucune des années suivantes. En 1853 et 1854, la somme de l’or extrait diminua de beaucoup, bien que le nombre des mineurs fût doublé et triplé ; aussi est-ce durant cette période que le désordre parvint à son comble.
Le droit exigé des mineurs par le gouvernement colonial à titre de licence fut surtout pendant longtemps une continuelle occasion de griefs et de troubles. Les fameuses mines de Ballarat, situées à soixante-dix-huit milles seulement de Melbourne et à soixante de Geelong, avaient attiré par leur proximité et leur richesse un nombre considérable de mineurs. À plusieurs reprises, elles furent le théâtre de luttes sanglantes. En décembre 1854, les mineurs se réunirent, brûlèrent les licences, se mirent en insurrection ouverte, et proclamèrent la suppression de cet impôt. Le gouverneur marcha contre eux à la tête d’un corps d’armée ; il y eut à Bakery-Hill un engagement, dans lequel un grand nombre d’hommes périrent de part et d’autre, et Ballarat porta longtemps des traces de dévastation et de fureur.
Jamais en Australie les mines n’ont été abandonnées à elles-mêmes ; dès l’origine, le gouvernement colonial y délégua des agens en permanence dont les tentes, reconnaissants à leur toile bleue et aux factionnaires chargés de les garder, s’alignaient au milieu du campement général. Ces tentes sont aujourd’hui remplacées par de jolis cottages divisés en autant de compartimens et de pièces que l’exigent les besoins du service, et où l’on trouve tout ce qui est nécessaire à une vie comfortable. Les agens sont chargés d’inscrire les nouveau-venus, de percevoir les droits, de garder l’or en dépôt, et de régler les contestations. Peu à peu, grâce à ces officiers et plus encore à l’intérêt général, qui réclamait la paix, la situation des mineurs et l’état des mines se sont sensiblement améliorés. Un droit sur l’or a remplacé cette odieuse licence que tous, heureux et malheureux, devaient payer. Les grandes machines et les entreprises par compagnies se sont en partie substituées aux forces et aux ressources individuelles, non sans opposition toutefois, car les travailleurs de tous pays se sont longtemps révoltés et mis en lutte contre les capitalistes et les entrepreneurs qui prétendaient se servir de leurs bras pour s’enrichir à distance. À la longue il a fallu céder. Aujourd’hui le territoire aurifère est vendu ou affermé à des compagnies ou à des particuliers, et l’homme qui arrive aux mines avec ses bras pour seul capital n’a d’autre ressource que de les louer, à moins que, servi par le hasard, il ne trouve à exercer le jumping. C’est un droit ou plutôt une convention admise par les mineurs et consistant en ce que toute terre du centre d’exploitation à laquelle on n’a pas travaillé durant vingt-quatre heures, les grandes fêtes exceptées, tombe dans le domaine public, et peut être saisie par quiconque se présente. Nombre d’hommes aux aguets se tiennent toujours prêts à sauter, comme dit le mot anglais, sur le champ d’autrui ; aussi le jumping, que les autorités n’ont pu faire disparaître, continue-t-il d’être un prétexte de violences et de fréquens désordres.
Aux mines mêmes, des demeures comfortables et parfois élégantes ont été bâties ; des champs ont été mis en culture, et parmi les huttes et les tentes on voit se dresser des hôtels, des fermes et des villas. Tout cela, comme une fourmilière, est animé par une incessante activité. Les hommes manœuvrent les machines, agitent l’eau, frappent le rocher. Les femmes, qui aujourd’hui sont en grand nombre, lavent, font la cuisine, élèvent des animaux de basse-cour. Il y en a qui travaillent aux mines, et parmi celles-là quelques-unes se distinguent par un costume commode, et qui n’est pas dénué d’élégance ; il consiste en un chapeau où flotte un large ruban, et en un justaucorps assez semblable à celui que portent les amazones. Il ne faudrait pas croire en effet que les femmes qui se sont condamnées à cette rude existence aient banni toute coquetterie. Le dimanche, jour de repos général, on en voit revêtues de costumes qui, dit un des visiteurs de Bendigo, ne seraient pas déplacés dans les promenades de Londres ; les mantelets, les chapeaux, les ombrelles, ne font pas défaut. Ainsi parées, elles vont et viennent dans les longues rues que forme l’alignement des tentes, ou s’assoient à la porte de leurs demeures avec leurs enfans, car il y a là nombre de familles au grand complet. Les hommes, le dimanche, réparent leur cabane ou leur tente, s’exercent à divers jeux, fument ; d’autres vont aux offices religieux. Tout le long du chemin, sur les arbres à gomme, sont placardées des affiches indiquant que tel jour, à telle heure, les ministres de telle ou telle communion prêcheront un sermon ou célébreront un office. En effet, dans cette foule d’hommes de tous les pays, la plupart des cultes sont représentés. Des églises en toile, en bois, rarement en pierre, spécimens d’architecture simple et primitive, se dressent parmi les huttes et les tentes ; des ministres des mille sectes protestantes sont installés le moins mal possible avec leur famille ; ils se livrent à toute sorte de petits travaux en dehors de leurs fonctions sacerdotales, et de temps en temps prêchent un sermon dont le texte est presque toujours le mépris des richesses, les mauvais effets de la cupidité, et les désastreux résultats d’une poursuite trop ardente des biens de ce monde.
Avec leurs églises, les mines ont aussi leurs théâtres. En 1855, à celui du district de Creswick, vaste hangar recouvert de toile, le prix des premières places était de 5 shillings, et celui des secondes de moitié. Un commissaire des mines, qui assistait alors à une représentation, affirmait que, vu le lieu et les circonstances, il n’y avait pas trop à se plaindre de l’exécution. Quant aux débits de liqueurs, ils avaient été prohibés tout d’abord dans les districts aurifères, si bien que les mines étaient à peu près le seul endroit du Victoria où régnât la tempérance ; mais les débits clandestins s’étaient établis en si grand nombre, malgré la pénalité rigoureuse qui les condamnait aux flammes, qu’il a bien fallu en venir à tolérer l’introduction des spiritueux. Financièrement, la colonie n’y a pas perdu : les droits prélevés sur les vins et liqueurs dans tout le Victoria s’élèvent au chiffre énorme d’un demi-million de livres.
Toutes les mines ont leurs papiers périodiques qui les tiennent au courant des découvertes et des progrès de l’exploitation. La feuille publiée à Ballarat est reçue le jour même à Geelong et à Melbourne ; c’est une compagnie particulière établie par des Américains qui se charge du transport. Tous les jours partent de Melbourne pour les principaux placers diverses espèces de voitures et de Chariots ; le prix de la place d’un passager avec son bagage est de 26 shillings pour Ballarat, et de 79 pour Ovens ; ces deux points marquent les limites extrêmes de l’exploitation.
Tel est l’état actuel des mines. Si maintenant on est curieux de connaître la somme d’or déversée par l’Australie dans la circulation, la voici d’après les chiffres du compte-rendu officiel des colonies : en 1857, la Nouvelle-Galles a exporté de l’or pour une valeur de 223,212 livres sterling, et le Victoria pour 11,028,188 livres. Le Victoria seul, de 1851 au 15 juin 1858, a produit pour 63,107,478 livres, ce qui donne 1,577,686,950 francs d’or en sept ans. Le plus fort nugget ou lingot a été fourni par Ballarat ; il valait 9,000 livres ou 225,000 francs.
Après les sujets des trois royaumes, au milieu desquels les Irlandais et les Écossais tiennent une large place, la population qui de beaucoup est la plus considérable aux mines et dans la colonie est celle des Chinois. Nous avons déjà examiné cette question spéciale de l’immigration chinoise,[2], et nous nous bornerons à signaler un fait qui à Melbourne excitait l’intérêt par sa singularité : c’est le mariage d’un Chinois avec une Irlandaise. L’Asiatique et la jeune Européenne avaient un joli enfant, et paraissaient vivre en fort bonne intelligence. Après les Chinois viennent les Allemands. L’immigration allemande, favorisée par l’administration coloniale, qui cherchait à introduire en Australie des hommes sachant travailler la vigne, a précédé la découverte de l’or. De 1849 à 1850, un millier d’Allemands entra dans l’Australie. Aujourd’hui on évalue leur nombre à environ six mille. Ils publient à Melbourne un journal hebdomadaire. Ils ne sont pas seulement mineurs, mais jardiniers, fermiers, laboureurs. Quelques-uns d’entre eux ont des connaissances assez remarquables comme ingénieurs et naturalistes. La plupart ont conservé, au milieu de la démoralisation générale, leurs habitudes d’ordre et leurs qualités de famille ; costume et maisons, tout ce qui leur appartient a retenu le cachet de leur pays ; dans les champs, on reconnaît leurs femmes à leur air de santé et à leur coiffure nationale. Comme ils sont venus moins pour faire fortune que pour vivre, ils travaillent avec patience et régularité. Ce sont les honnêtes gens de la colonie. Le dimanche, on les voit aller aux offices, et leur grand plaisir est de se réunir pour chanter en chœur des airs de leur pays.
À côté d’eux se trouvent en assez grand nombre des Italiens, surtout des Piémontais. La plupart s’emploient aux mines du mont Alexandre, près de Castlemaine. Les Américains sont venus aussi apporter leur part d’activité et d’industrie. Ils occupent tout un quartier de Melbourne, au milieu duquel flotte, sur l’hôtel de leur consul, le drapeau aux bandes étoilées. Initiative, concurrence, entreprises hardies, tout ce qui fait reculer les autres est la part qu’ils s’adjugent. Ils se réunissent annuellement à l’occasion de leur fête nationale du 4 juillet, et passent trois jours en réjouissances. Le gouvernement ne voit pas rappeler ce souvenir d’indépendance avec plaisir ; frère Jonathan répète bien souvent d’ailleurs à son jeune parent d’Australie que les peuples nouveaux ont plus de sève et de valeur que les vieilles nations.
Quant aux Français, ils sont assez nombreux. Le commerce du vin de Bordeaux et de l’eau-de-vie est en grande partie dans leurs mains. Aux mines, ils sont actifs et turbulens, changent volontiers d’habitudes, retiennent peu de chose de leur nationalité, et ne font pas corps autant que les autres peuples. Un touriste anglais racontait, il y a deux ans, qu’il rencontra un jour, gardant philosophiquement des moutons, un jeune homme dont la physionomie distinguée contrastait avec de grossiers vêtemens. La conversation engagée, l’Anglais est surpris de trouver à son interlocuteur une variété de connaissances peu communes ; il s’informe des circonstances qui l’ont conduit au bord de Bet-Creek et de pike-Range, et apprend que ce jeune homme, Français de naissance, a été pris un jour d’une soif irrésistible de mouvement et de curiosité en lisant des descriptions de l’Australie dans les journaux anglais. Il est parti. Débarqué à Melbourne, il a vu son petit capital rapidement absorbé par de timides essais de commerce. Il a couru aux mines ; mais, mal exercé, mal outillé, presque toujours exploité dans cette foule où il n’a pas d’amis, le Français échoue là où peut-être eût réussi un jeune Chinois. Il est revenu à la ville ; malheureusement il n’est ni maçon, ni jardinier, ni charpentier, ni cordonnier, ni tailleur, et ne sait que faire. Si le public s’y prêtait, il pourrait essayer de lui faire goûter dans des lectures la poésie des Géorgiques, le charme d’Horace, ou se livrer à des études de littérature comparée ; mais au Victoria on a peu le goût des lettres. Alors il ne lui restait qu’à choisir entre les professions de domestique, de portefaix, et de gardeur de troupeaux. Il a préféré la dernière. Ce n’est d’ailleurs pas un mauvais métier : son maître lui donne 40 livres, et le défraie de tout, et on lui a expliqué qu’avec de l’économie il aura dans trois ans le moyen d’acquérir un troupeau et de l’exploiter à son compte. Si un parent auquel il s’est adressé dans l’espoir d’obtenir les fonds nécessaires pour rentrer en France ne lui répond pas, qui sait si un jour il ne sera pas un des squatters les plus hardis et des settlers les plus riches de l’Australie ?
Les settlers et les squatters sont deux classes d’hommes qui, suivant des modes d’existence divers, et au milieu de rivalités qui ne sont pas éteintes, ont beaucoup aidé l’une et l’autre au développement colonial. Les premiers sont des colons réguliers légalement établis sur des terrains qu’ils mettent en culture ; les autres sont des sortes de pasteurs menant avec eux de grands troupeaux, et marchant à la découverte des terres arables et des pâturages. Ils occupent ainsi de leur seule autorité, et sans titre légal, des terrains non encore colonisés. Le nom qui leur est appliqué comportait dans l’origine l’acception d’aventuriers et de vagabonds. Les conditions de leur existence ont été autant que possible régularisées : tout le Victoria est divisé en un millier de stations où se dressent les fermes et les habitations des squatters, et qui sont comme le centre de leurs pérégrinations. Ils paient à la colonie 10 livres par an pour le parcours nécessaire à quatre mille brebis, et obtiennent ainsi à titre de bail des territoires pour un temps qui varie d’une à quatorze années. Ils n’ont pas le droit de vendre les produits tels que bois et récoltes. Les settlers ne voient pas sans jalousie l’extension considérable que prend souvent la fortune de leurs aventureux rivaux ; ils prétendent que ces hommes mettent obstacle à l’exploitation et à l’acquisition régulière du sol. Cependant on ne peut pas nier les services que les squatters ont rendus à l’Australie ; ils reculent de plus en plus les limites de la colonisation, et si, comme on peut l’espérer après les belles découvertes de M. Gregory, le nord du continent parvient à être rattaché aux colonies de l’est, c’est à ces nomades que sera due sans doute cette nouvelle conquête sur la barbarie.
Bien des personnes peuvent se souvenir d’avoir vu à l’exposition de 1855, dans les galeries supérieures du Palais de l’Industrie, au milieu des productions envoyées par l’Australie, les portraits de grandeur naturelle de deux indigènes. Leurs traits étaient grossiers, moins cependant que ceux des nègres d’Afrique, leurs cheveux formaient des mèches épaisses non laineuses, leur peau était sombre et luisante sans être absolument noire. L’homme, avec ses yeux enfoncés dans leur orbite, avait un aspect farouche ; ses épaules et sa poitrine paraissaient ne pas manquer de vigueur. Le visage de la femme était humble et craintif, et la physionomie de tous les deux se montrait également dénuée du rayon d’intelligence sans lequel l’homme, mal armé contre la nature, tombe aux derniers rangs de la création.
Quand et par quels chemins cette pauvre race qui s’efface tous les jours, et qui semble destinée à disparaître de l’Australie, comme elle a disparu déjà de la Tasmanie, a-t-elle abordé cette terre déshéritée elle-même, qui ne lui a pas porté bonheur ? C’est ce que l’ethnologie n’a pas bien établi encore. Cependant on pense que les nègres de cette famille ont quitté, il y a de longues séries de siècles, la côte orientale d’Afrique, pour s’échelonner d’étape en étape le long des grandes presqu’îles de l’Asie jusqu’à l’extrémité de celle de Malacca. Dans l’Indo-Chine, une partie d’entre eux se serait unie à la race jaune, et de ce mélange seraient sorties les familles du Siam et de la Cochinchine, qui, sous le rapport physique et intellectuel, sont en effet inférieures aux Tartares et aux Chinois, tandis que les autres, poursuivant le cours de leur longue migration, auraient pénétré par l’archipel malaisien dans l’Australie. Le séjour des noirs australiens dans les péninsules asiatiques semble en partie constaté par les données philologiques. En effet, on saisit des relations entre les langues dravidiennes, qui ont été parlées jadis dans l’Hindostan, et la langue de l’Australie. Il n’y a qu’une seule langue dans ce vaste continent ; il est vrai qu’elle est divisée en d’innombrables dialectes, mais tous sont marqués des mêmes caractères, et attestent, par la communauté de leur origine, l’ancienne parenté de toutes les tribus. Cette langue est du nombre de celles dites d’agglutination, et si les hommes qui la parlent sont les plus misérables et les derniers de la création, on ne saurait dire qu’elle tienne le même rang, car, par l’adjonction des particules exprimant des catégories grammaticales et la liaison des syllabes entre elles, ce qui constitué le caractère d’agglutination, elle est supérieure aux langues monosyllabiques. D’ailleurs, elle est d’une simplicité toute primitive, ne comporte ni genres, ni mots abstraits, ni noms génériques, et n’a qu’un très mince vocabulaire.
Les pauvres indigènes qui parlent cette langue sont disséminés dans tout le continent par familles peu nombreuses sur le bord des rivières et des baies qui morcellent les côtes. Leurs tribus ne communiquent qu’exceptionnellement entre elles, et là sans doute est une des causes de leur infériorité. Dans leurs querelles fréquentes, les guerriers déploient un courage et une férocité sauvages. Leurs armes, comme tous les instrumens dont ils se servent, sont d’une simplicité rudimentaire ; ce sont des casse-tête, des javelines courtes et longues, souvent dentelées, des espèces de harpons ; il est à remarquer qu’ils ne connaissent pas l’arc ; c’est un fait très singulier, et qui donne à penser que si les Australiens viennent de l’Afrique, ils ont quitté cette partie du monde à une époque très ancienne, car toutes les tribus y font usage de cet instrument de guerre. Les sauvages de l’Australie portent aussi des boucliers ovales et ronds, à l’aide desquels ils parent avec une dextérité remarquable les traits et les coups. Des danses au bruit de bâtons frappés en cadence, des représentations mimiques dans lesquelles ils excellent à reproduire les mouvemens des animaux parmi lesquels ils vivent, sont leur récréation favorite, et ils ne s’y livrent guère que la nuit. La lueur des grands feux qu’ils allument, les plumes ou le feuillage dont leurs têtes sont ornées, les dessins blancs et rouges qui couvrent leurs corps, la solitude des plaines et des forêts qui forment le fond de la scène, tout cela donne à ces fêtes une apparence étrangement fantastique. L’indolence de leur caractère et de leurs habitudes rend assez rare, paraît-il, l’exercice de ce plaisir ; mais quand ils ont une fois commencé, ils s’y livrent avec fureur. C’est surtout quand deux ou plusieurs tribus se sont amicalement rencontrées que cette émulation se déploie : chaque tribu danse seule tour à tour ; les femmes, assises sur le devant en ligne droite ou circulaire, forment de leurs manteaux de cuir des espèces de tambours qu’elles frappent avec la paume de la main, comme accompagnement, et elles poussent en même temps des sons gutturaux. Les hommes s’agitent en cadence, sans irrégularité, sans confusion ni méprise, s’assoient, s’accroupissent, se traînent, s’élancent tous à la fois, imitant l’allure du kangurou ou de quelque autre animal avec une précision étonnante. Leurs mouvemens sont alternativement lents et précipités ; ils s’élancent les uns vers les autres avec de grands cris, comme dans leurs combats, et s’arrêtent subitement, les massues sur les têtes, les lances à la poitrine. Il y a des danses auxquelles les femmes prennent part : la tête ornée de feuillage, des bâtons dans les mains, elles s’alignent, s’enlacent, tandis que les hommes, se mêlant à elles et se retirant, vont et viennent en cadence. Il y a aussi des danses licencieuses et d’autres auxquelles les plus jeunes femmes seules doivent participer.
Les fêtes ne se prolongent pas longtemps, car ces hommes, qui sont condamnés pour vivre à toujours errer, ne peuvent ni s’agglomérer ni s’attarder sur un même point. Il faut se séparer pour aller, chacun dans sa direction, sur les territoires que les diverses tribus possèdent, demander quelques moyens de subsistance à ce continent vaste et souvent propre à la culture, mais peu riche en productions spontanées. Les ressources de la vie sont, pour ces hommes misérables, la pêche, la chasse, quelques racines, des plantes et des écorces. Les fourmis, les vers, les lézards, les serpens, tout ce qui dans la création révolte nos sens sert à leur nourriture. Sur les côtes, ils se servent de canots grossiers où peuvent tenir six ou huit personnes ; dans les rivières, la pêche est abandonnée aux femmes, et c’est à elles, en Australie comme sur toutes les terres sauvages, que sont dévolus les travaux pénibles. Tandis qu’elles portent des fardeaux, bâtissent leurs huttes grossières, ou se tiennent courbées dans l’eau et sous le soleil, les hommes, nonchalamment étendus à l’ombre, les regardent faire. Ils se réservent la chasse. Ce sont eux qui s’avancent en rampant à travers les bois jusqu’à proximité du kangurou pour le frapper du javelot. Parfois ils forcent à la chasse ce même animal, ou l’attendent tapis sous des roseaux près de la source où il vient se désaltérer. Ils se réunissent aussi pour faire de grandes battues, incendient des espaces considérables, forcent les animaux à la fuite, les enferment entre deux rangées circulaires de chasseurs, et les poussent vers une rivière ou dans des précipices. C’est de même à force de ruse et de patience que ces insulaires prennent l’ému, cette bizarre autruche de l’Australie, et l’opossum, celui des marsupiaux qui a le plus longtemps étonné les Européens, animal singulier entre ceux que produit l’Australie, moins étrange cependant que l’ornithorynque. Celui-ci tient du quadrupède, de l’oiseau, du reptile et du poisson. Il a la peau couverte de poils ; par son bec et ses pieds antérieurs, qui sont palmés, il ressemble au canard ; ses pattes de derrière sont armées de fortes griffes à cinq doigts ; on ne sait encore s’il faut le classer parmi les ovipares ou les mammifères, parce que les sujets dont on s’est emparé présentaient les caractères tantôt de l’un et tantôt de l’autre genre. Il se creuse des souterrains sur le bord des rivières, et, s’il est menacé, cherche dans les eaux un refuge. C’est vers les Montagnes-Bleues, dans l’ouest de l’Australie, que l’on trouve cet animal dans la création duquel la nature semble s’être jouée de ses propres règles.
Les indigènes de l’Australie sont anthropophages ; mais le cannibalisme n’est pas chez eux une habitude et un moyen régulier d’alimentation : leurs formes chétives témoigneraient contre une telle assertion. Pour se livrer à cette abominable pratique, ils se cachent, ils la nient, et il est évident qu’elle leur fait horreur ; mais on n’en peut pas récuser l’existence. Un des hommes qui ont montré le plus de sympathie et de compassion pour cette race malheureuse, le voyageur Ed. Eyre, a dû reconnaître lui-même que c’est en mangeant de la chair humaine que les sorciers établissent au milieu des tribus leur magique influence, et il n’y a pas vingt ans, le récit de quelque épouvantable boucherie humaine venait de loin en loin épouvanter l’Australie-Heureuse.
Il est fort difficile de se faire une idée exacte des croyances de ces indigènes ; ils sont peu communicatifs sur ce point, et leurs idées ne semblent pas nettes. Parmi leurs visiteurs, les uns ont affirmé qu’ils ont des divinités et des pratiques religieuses, tandis que les autres ont nié ce fait. Il semble certain toutefois qu’ils croient à un être supérieur, cause première de toutes choses, et à une sorte d’âme ou d’esprit distinct du corps, qui, à la mort, s’en va dans un grand trou situé à l’ouest, réceptacle commun des âmes. Selon quelques-uns, la mort n’est qu’apparente : l’esprit, retiré dans les arbres, cherche pour s’y loger un nouveau corps ; mais beaucoup d’autres pensent qu’il s’en va au milieu des nuages, et que là, réalisant l’idéal de la vie terrestre, il trouve, tant qu’il veut, à manger et à boire, sans jamais manquer de chair de kangurou, de fourmis blanches et de lézards. D’ailleurs les idées abstraites leur sont inconnues, puisqu’ils n’ont pas de mots pour les rendre. Quand on leur demande la raison de leurs cérémonies et de leurs pratiques, ils se bornent à répondre : « Nos pères faisaient ainsi. » Un être tout-puissant qui habitait avec ses trois fils au-dessus des nuages a, suivant certaines tribus, tout produit ; d’autres disent que c’est un grand serpent habitant sur le sommet des montagnes, qui d’un coup de sa queue a créé le monde. Il y a de méchans esprits qui, la nuit, rôdent dans l’air, brisent les arbres et maltraitent les hommes ; le feu les écarte. Les éclipses, les comètes, les phénomènes inusités du ciel frappent ces pauvres sauvages de terreur, et leurs sorciers leur expliquent quelles en doivent être les terribles conséquences. Ceux qui tiennent ce rôle de sorciers n’y arrivent qu’à la suite d’initiations et d’épreuves ; ils guérissent les maladies, produisent la pluie, dissipent les nuages ; les vents et la foudre leur obéissent, et ils ont des talismans qui garantissent leur puissance. Au reste, les usages varient suivant les tribus. À la côte septentrionale et sur une partie de celle du sud, la circoncision est pratiquée ; il en est de même du tatouage, dont les formes varient. Les femmes subissent vers l’âge de la puberté un tatouage particulier qui consiste à sillonner tout le dos de lignes horizontales que l’on enduit, quand le sang coule à flots, d’ocre rouge.
On ne peut pas dire que ces sauvages aient un gouvernement, et que leurs tribus reconnaissent des chefs ; ce sont généralement des vieillards qui portent la parole et qui dirigent les débats et les réunions. La polygamie est admise sans être très commune, à cause du peu d’abondance de la nourriture. Ce même motif a multiplié les infanticides. La femme est la propriété absolue de l’homme. Les pères et les frères respectent, à ce qu’il paraît, leurs filles et leurs sœurs : c’est tout ce que l’on peut dire à l’avantage de leur moralité. Ils les échangent vers l’âge de douze ans, contre des armes, des ustensiles, ou contre d’autres femmes. D’ailleurs pas de cérémonie pour le mariage : le plus proche parent de la fille lui ordonne simplement de prendre son rocko, sac en cuir dans lequel elle serre les peaux qui lui servent de vêtement, et de suivre son nouveau maître. Ces mariages n’empêchent pas une sorte de promiscuité et de prostitution commençant avec la première jeunesse : c’est en cela sans doute que se trouve la cause principale de l’abjection de ces malheureux et du mépris qu’ils ont pour leurs femmes. Ils n’ont pas la pudeur instinctive de la plupart des autres sauvages : le costume n’est destiné qu’à les protéger ; aussi, entre les tropiques, vont-ils absolument nus. Des plumes ou des branchages sur la tête, de la graisse dans les cheveux, un bâton dans le nez, voilà toute leur parure. Plus au midi, comme il fait plus froid, la dépouille du grand kangurou ou quelques peaux d’espèces plus petites attachées grossièrement ensemble servent à les garantir. Leur industrie consiste dans la fabrication de nattes, de corbeilles et de filets d’écorce. Souvent dans leurs pérégrinations ils couchent à terre ou dans des trous, et c’est seulement lorsqu’ils doivent séjourner quelque temps en un lieu, durant les mois humides et froids de juillet et d’août, qu’ils font bâtir par leurs femmes des huttes ou des tanières d’écorce et de branchages.
Les cérémonies des funérailles varient selon les tribus. En général, quand un de ces hommes a terminé sa misérable existence, ses proches suspendent son cadavre sur un lit de branches, où les oiseaux du ciel en font pendant quelques jours leur pâture, puis on le dépose dans une fosse, la tête tournée du côté de l’occident. D’ailleurs il n’y a pas beaucoup de respect, ni pour les vieillards, ni pour les morts.
Telle est dans sa triste réalité, et d’après les descriptions d’hommes qu’on ne peut soupçonner ni de partialité ni d’exagération, la condition des sauvages de l’Australie. On ne saurait voir sans une émotion douloureuse tant de misère et d’abjection ; on se demande s’il est possible que des races aient été créées pour vivre dans l’abrutissement et s’éteindre dans la misère. Tous les jours, celle-ci recule et diminue ; les Européens lui ont apporté l’eau-de-vie, qui la dévore, des maladies qui tarissent et corrompent la reproduction dans sa source, et les settlers, les squatters chassent ces malheureux avec plus d’acharnement que le kangurou et le chien sauvage. Cependant, au milieu des colons, il y a aussi des hommes généreux qui se sont demandé si telle devait être la conduite de l’homme blanc ; une société de protection s’est formée en faveur des indigènes ; des missions protestantes et une mission catholique se sont mises à l’œuvre. Tout cela n’a pas eu grand succès : le jeune sauvage n’est pas dénué d’intelligence, il s’adoucit et devient même affectueux, mais des bancs de son école il mesure les vastes espaces où sa famille erre en libère ; l’ordre, la régularité, la vie sédentaire lui pèsent ; la civilisation avec tous ses profits ne le touche pas. Espérons néanmoins que la philanthropie anglaise ne se lassera pas dans une lutte de laquelle dépend le salut de plusieurs milliers d’hommes.
À l’exception de sa ceinture de rivages, la terre qui porte ces hommes semble elle-même chétive et misérable, et c’est seulement aujourd’hui, comme l’Afrique, qu’elle se laisse entrevoir. L’intérieur en est-il un désert, un plateau, le lit desséché d’une ancienne mer, le bassin d’une mer encore existante ? y trouve-t-on des oasis et des moyens de communication ? Quand les voyageurs entreprenaient de résoudre ces problèmes, l’Australie opposait à leur curiosité, comme autant d’infranchissables barrières, à l’est ses Montagnes-Bleues, à l’ouest, au sud et au nord, ses lacs salés, ses plaines de sable, et là, comme en Afrique, plus d’un a péri pour avoir porté la main sur le voile dont s’enveloppait cette sauvage nature. Enfin l’homme l’emporte, il a envahi l’Australie par les quatre points de l’horizon : à l’est, au-delà des Montagnes-Bleues, et au sud-est, il a été récompensé de sa persévérance par la découverte de splendides pâturages. Moins heureux au midi, il s’est trouvé en présence des plages désolées du lac Torrens ; à l’ouest, il a été arrêté par des déserts de sable et par des lacs salés ; mais au nord il vient de découvrir avec une rivière un chemin nouveau. Il paraît définitivement établi que l’intérieur n’est qu’un vaste désert : le vent qui arrive aux colonies méridionales après l’avoir traversé dessèche les feuilles, comme celui du Sahara, et tue les plantes ; la lisière en est formée par des plages sablonneuses, couvertes d’une herbe maigre, et assez semblables, dit l’auteur des Discoveries in Australia, M. Stokes, aux pampas américaines. À mesure qu’on pénètre plus avant, les arbrisseaux épineux deviennent plus rares et plus chétifs, et le voyageur voit se dresser dans le plus lointain horizon des plateaux arides, des monticules sablonneux, des rochers nus. Toutefois on pense que des ramifications de cours d’eau doivent dessiner un chemin du nord au sud par lequel les indigènes auraient traversé l’île et s’y seraient disséminés sans suivre la longue route des côtes, et c’est principalement à la recherche de cette route espérée et des rivières qui doivent la parcourir que des voyageurs, partis les uns du sud et les autres du nord, se sont dévoués.
Le lac Torrens, qui a été découvert seulement en 1842 par M. Eyre, dessine, dans les parties de son lit qui sont connues, une sorte de fer à cheval dont les extrémités se rapprochent très sensiblement de la côte ; sa pointe occidentale n’est même séparée du golfe Spencer que par un isthme extrêmement étroit. Il ne peut pas servir à l’exploration intérieure, parce qu’il n’a aucune profondeur à une très grande distance de ses bords. Rien de plus désolé que ses rivages : après la saison sèche, ils sont sillonnés par des crevasses profondes, et après les pluies ils forment de longs marécages et des fondrières. L’eau, en se retirant par l’évaporation, dépose une couche de sel étincelante. D’ailleurs pas la moindre verdure, le paysage est aussi affreux que celui de la Mer-Morte. De plus, on ne saurait s’y faire une idée exacte de la perspective à cause des prodigieux effets de la réfraction et du mirage. Ce phénomène est tel que, concourant avec certaines autres circonstances, il a été, dans ces dernières années, la cause d’un débat très singulier entre des explorateurs également sérieux. En 1856 et 1857, deux voyageurs, MM. Babbage et Goyder, s’étaient avancés, après les grandes pluies d’automne, dans la direction du lac. Au lieu des plages nues qu’avaient signalées leurs prédécesseurs, ils avaient trouvé de la verdure, une large nappe d’eau à peine saumâtre, et dans le lointain ils avaient entrevu de riches prairies. C’était la terre promise qui devait mener les colons au cœur du continent. Par malheur, il a bien vite fallu renoncer à ces espérances ; plus tard vint la sécheresse, et on retrouva les plaines désolées qu’avaient signalées les premiers explorateurs ; la verdure née de l’inondation s’était flétrie et desséchée, l’eau de pluie s’était évaporée, et le lac avait repris toute son amertume ; quant aux richesses du sol, aux îles, aux prairies, elles n’étaient, selon toute apparence, que le résultat des décevantes illusions du mirage.
Reconnaissant qu’il n’y a décidément rien à espérer de ce côté, les voyageurs se sont tournés vers la pointe orientale du lac, et dans les premiers mois de 1858, trois corps d’exploration quittaient Adélaïde. Le premier est revenu sans résultat après avoir épuisé ses provisions ; le second, dirigé par M. Babbage, n’a trouvé, en errant dans les affreuses solitudes qu’il s’efforçait de franchir, que des traces du désastre qu’avait subi la troisième expédition, composée de trois voyageurs, MM. Coulthard, Scott et Brooks. Voici la partie de la triste dépêche, datée du 16 juin dernier, qui annonce à la colonie que l’amour de la science et des voyages a fait de nouvelles victimes : « … J’ai trouvé le corps de M. Coulthard étendu sous un buisson ; à quelques pas se trouvaient sa cantine et tout son équipement. Sur un des côtés de cette cantine en étain, offrant une surface convexe de douze pouces de long sur dix de large, le malheureux voyageur avait gravé avec un clou ou la pointe de quelque instrument les mots suivans : « Je n’ai nulle part rencontré d’eau douce ; je ne sais depuis combien de temps j’ai quitté Scott et Brooks, je crois que c’est lundi. Après avoir saigné Pompée pour vivre de son sang, j’ai pris le cheval noir pour chercher de l’eau, et la dernière chose dont je me souvienne est de lui avoir ôté la selle et de l’avoir laissé aller jusqu’à ce qu’il n’ait plus eu de force. Je ne sais combien de temps s’est écoulé depuis : deux ou trois jours ? Je l’ignore. Ma langue est collée à mon palais, et je ne vois plus ce que j’ai écrit. Je sens que c’est la dernière fois que je puis exprimer mes sentimens… Faute d’eau,… mes yeux se troublent, ma langue brûle,… je n’y vois plus… Dieu m’aide !… »
M. Babbage s’est mis à la recherche des deux compagnons de l’infortuné Coulthard. Sous le rapport scientifique, il n’y a guère lieu d’espérer qu’il soit plus heureux que ses prédécesseurs ; mais plus à l’est encore, il y a un autre chemin : c’est celui que la rivière Murray, avec ses affluens le Darling, le Lachlan et le Murrumbidge, ouvre dans l’intérieur. Il ne faut pas croire cependant que ce chemin soit sûr et facile ; l’embouchure du Murray a longtemps été jugée impraticable à cause de la violence du ressac et des bas-fonds sur lesquels la mer brise avec fureur. La rivière elle-même est obstruée par mille obstacles : ce sont des bancs de sable, des barrages séculaires formés de troncs d’arbres entrelacés. Puis, par un phénomène particulier à ce continent bizarre, telle est l’absorption du sol ou la force de l’évaporation que les rivières affluentes n’augmentent pas le volume d’eau du fleuve, souvent moins considérable au-dessous qu’au-dessus de sa jonction avec elles. Le Murray a été remonté pour la première fois en novembre 1853, après la fonte des neiges sur les Alpes australiennes, par un steamer placé sous les ordres du capitaine Th. Cadell. Ce n’est pas dans la mer même que ce fleuve débouche, mais dans un lac appelé Alexandrina, large nappe d’eau dont l’entrée est difficile et dangereuse, et qui ne peut en aucune saison porter des bâtimens tirant plus de cinq pieds. À son entrée dans le lac, et dans le voisinage de la bourgade de Wellington, qui est bâtie sur ses bords, le fleuve n’a pas moins de deux cents yards de large et de dix fathoms de profondeur[3]. Il ne tarde pas à se diviser et à remonter dans l’est et le nord-est en plusieurs ramifications parmi lesquelles ce n’est pas le Murray, mais celle qui porte le nom de Wakul qui paraît la plus considérable. Le volume d’eau est très inégal, et ni l’accession du Darling, ni celle du Murrumbidge ne semblent l’augmenter. Au-dessus de leur confluent, le Murray et le Wakul se contournent, deviennent tortueux et embarrassés. Les crues de ces rivières sont subites et très inégales. Sur les bords s’étendent des pâturages et des terres propres à l’agriculture ; des arbres assez grêles, d’essences diverses, poussent le long des rives et dans les îles. Sans produire encore de très amples résultats, cette exploration a servi à indiquer que les investigations devaient se diriger de ce côté de l’Australie plutôt que vers les régions désolées découvertes par MM. Eyre et Sturt au nord du lac Torrens. Les voyageurs, qui procèdent du nord à l’est, se proposent de reconnaître le cours supérieur de ces rivières et de découvrir les régions qu’elles doivent fertiliser.
Les golfes de Carpentarie et de Cambridge versent dans la mer qui sépare l’Australie de la Nouvelle-Guinée un nombre assez considérable de rivières. La plupart, malgré les apparences favorables que présentent parfois leurs embouchures, ont peu d’étendue, et ce n’était pas une petite difficulté que de discerner, au milieu de l’irrégularité des faits géographiques et physiques qui se produisent dans ce continent, ceux des cours d’eau au moyen desquels il sera possible de pénétrer dans l’intérieur. Enfin, dans une exploration qui dura de 1837 à 1843, M. J.-L. Stokes eut le bonheur de reconnaître qu’une rivière qui débouche dans le golfe de Cambridge, et à laquelle il donna un nom dont le patriotisme anglais devrait un peu moins abuser dans l’intérêt de la clarté géographique, celui de Victoria, est susceptible d’être remontée par un steamer, et peut, sur un espace assez étendu, servir de guide pour une exploration intérieure. Peu après, de 1845 à 1846, un homme dont le nom se rattache aussi tristement à l’histoire des découvertes australiennes que celui de Franklin au pôle arctique, Leichardt, dans un parcours d’environ deux cents lieues, reconnaissait par terre les côtes de l’Australie, de Port-Essington au nord à la baie Moreton à l’est. En 1848, le même voyageur se lança de nouveau à la découverte, et plus ambitieux cette fois, il résolut de traverser le continent dans toute sa largeur. Dix années se sont écoulées depuis son départ sans qu’aucun renseignement ait éclairci les mystères de sa destinée, soit qu’il ait péri sous les coups d’un sauvage, ou que la soif et la faim l’aient lentement tué dans les déserts de sables.
Autant pour reconnaître la rivière Victoria que pour tâcher d’obtenir quelques nouvelles de cet infortuné voyageur, M. Gregory, déjà connu par deux voyages accomplis dans l’intérieur en 1846 et 1852, reçut la mission de remonter la rivière aussi loin que possible et de chercher un chemin qui conduisît du point le plus méridional du golfe de Carpentarie à la baie de Moreton, d’où Leichardt était parti en 1848. L’expédition placée sous la direction de cet explorateur se composait de vingt et une personnes, parmi lesquelles figuraient des géologues, des botanistes et des dessinateurs ; elle emmenait cinquante chevaux, deux cents moutons, des chariots, des munitions et des vivres en abondance ; en outre, une goélette et un schooner devaient seconder ses mouvemens, la ravitailler, et, s’il était possible, remonter le Victoria. Cette expédition, divisée en deux corps, partit le 25 septembre 1855 du cap qui dessine à son extrémité septentrionale l’embouchure de la rivière. L’extrême chaleur, les fatigues de la marche et souvent le défaut de pâturages firent tout d’abord périr un grand nombre d’animaux ; quelques-uns furent aussi la proie des alligators qui pullulent dans les moindres cours d’eau de cette côte. Des avaries subies par le schooner au milieu des récifs et des bas-fonds qui obstruent la rivière retardèrent l’expédition, si bien que ce fut seulement vers la fin d’octobre qu’elle atteignit la chaîne de montagnes à laquelle M. Stokes a donné son nom, Stokes-Ranges, et qui marque le point extrême atteint par ce voyageur. Une succession de plaines boisées, de riches pâturages et de plateaux sablonneux coupés de blocs de grès quelquefois énormes, et de chaînes de montagnes d’une médiocre hauteur, tel était l’aspect général du paysage, suivant que la région était arrosée ou privée d’eau. Les deux derniers mois de l’année furent employés à une excursion le long de la vallée de Victoria.
Rien d’inégal et de bizarre comme les rares fleuves de l’Australie : le Victoria coulait, entre des berges énormes, à neuf cents pieds au-dessous des hauteurs qui dessinent sa vallée, et les déchirures que ses eaux avaient tracées sur leurs flancs durant ses inondations périodiques accusaient un changement de niveau de cent pieds. En se retirant, elles avaient fécondé le sol, qui s’était couvert de riches pâturages. À l’époque de l’année où l’observait M. Gregory, le fleuve commençait à grossir ; chaque jour amenait une crue énorme, et les voyageurs se retirèrent devant son débordement. Le point extrême auquel M. Gregory parvint sur les bords du. Victoria approche du dix-septième parallèle. Quant au schooner, ses avaries ne lui permirent pas de remonter au-delà de trente milles. L’expédition ne borna pas toutefois ses travaux à cette incomplète reconnaissance : en continuant à se diriger droit dans le sud, à travers des plaines immenses où pousse par places inégales, au milieu d’un sable rougeâtre, une herbe rare et maigre, et après avoir contourné des chaînes de collines de grès et de granit, les voyageurs parvinrent à une plaine couverte d’herbes et de roseaux qui annonçait l’approche d’un nouveau cours d’eau. En effet, ils ne tardèrent pas à atteindre, vers le 18e degré de latitude sud, une rivière assez considérable qui, après quelques détours vers le nord, les conduisit brusquement au sud-ouest. La rive droite en était fertile et animée par une végétation abondante, tandis que la rive gauche, sillonnée de longues collines de grès, ne montrait au milieu de buissons et de broussailles que de maigres arbustes. Cette rivière, à laquelle les voyageurs ont donné le nom de Sturt-Creek, et qu’ils ont suivie sur un espace de trois cents milles, se perd dans une suite de lacs salés à demi desséchés, qui s’en vont peut-être rejoindre par une série d’autres lacs le lit du Torrens, à cent ou deux cents lieues de là.
Vainement M. Gregory et ses compagnons tentèrent de pénétrer au-delà des lacs ; à partir de ce point, le désert commençait dans toute sa sauvage horreur : plus d’herbages, des collines de grès, des plaines où les coquilles mêlées au sable attestaient le long séjour des eaux. L’expédition dut songer au retour ; elle avait dépassé de vingt minutes le vingtième parallèle au sud de l’équateur. Elle revint à travers des régions voisines de celles qu’elle avait traversées, et présentant la même physionomie alternative de sables et de prairies. Elle se retrouvait à son point de départ en mai 1856. La fin de l’année fut consacrée, à une exploration dans le sud-est ; M. Gregory suivit en partie l’itinéraire tracé par Leichardt dans son voyage de 1845, le long de la côte nord et nord-est ; il reconnut la rivière Albert, plusieurs autres de celles qui, coulant du sud au nord, se déversent dans le golfe de Carpentarie, et atteignit à la fin de novembre les établissemens les plus septentrionaux de la Nouvelle-Galles du Sud, d’où il gagna la baie Moreton, puis Sydney.
Le résultat le plus net de cette longue exploration était de démontrer une fois de plus qu’il ne faut guère espérer franchir en ligne droite l’Australie ; on est arrêté à une certaine distance des côtes par d’immenses déserts ; les rivières ne peuvent pas être d’un grand secours à cause de l’inégalité du volume de leurs eaux, des obstacles qui entravent leur cours, et aussi parce qu’elles se perdent dans des lagunes ou même dans les sables. Toutefois les rivages sont fertiles au nord comme au sud, et une partie de la vallée du fleuve Victoria, avec ses terres cultivables et ses abondans pâturages, peut devenir le foyer d’un établissement qui aura pour se développer une immense lisière de terres fertiles le long de la mer. D’une autre part, à mesure qu’on s’avance dans le nord-ouest, les cours d’eau se multiplient, et avec eux la végétation. Il semble qu’il y ait là, entre l’extrémité orientale du golfe de Carpentarie, la rivière Murray et ses affluens, au nord et à l’ouest de la Nouvelle-Galles et de la colonie de Victoria, une vaste portion du sol de l’Australie qui puisse entrer, en partie du moins, dans le domaine de la colonisation, et c’est sur ce point que doivent se concentrer désormais les efforts des voyageurs anglais.
C’est en effet cette région que l’infatigable Gregory a choisie pour le nouveau théâtre de ses efforts, et il paraît que ses recherches ont été couronnées cette fois d’un plein succès. Des renseignemens parvenus à la société géographique de Londres donnent à espérer qu’en suivant la rivière Victoria du major Mitchell, qu’il faut bien distinguer de celle qui se jette dans le golfe de Cambridge, il aurait pu reconnaître tout ce réseau de rivières dont nous ne tenons jusqu’ici que des fragmens incomplets, trouver des communications les reliant entre elles, et ouvrir à l’exploitation des squatters et des settlers de nouveaux et vastes domaines.
Pour compléter la série des récentes explorations dont l’Australie vient d’être le théâtre, il nous reste encore à dire quelques mots d’une tentative faite pour la percer par l’ouest. En 1854, M. R. Austin est parti de Northam, sur la rivière des Cygnes, avec le projet de gagner Shark-Bay et la rivière de Gascogne, sur le vingt-cinquième parallèle. Il n’a pas pu réaliser complètement ce programme ; après une exploration qui a duré de juin à novembre, il a dû s’arrêter cinquante lieues plus au sud et revenir par la rivière Murchison. Partout dans son trajet il avait rencontré des plaines sablonneuses, des lacs salés, des montagnes de médiocre hauteur, puis çà et là, avec quelques maigres filets d’eau douce, un peu de végétation et des prairies.
Telle est donc dans son ensemble la condition présente de l’Australie : des régions centrales arides et désolées, presque inaccessibles, et créées, à ce qu’il semble, pour une éternelle solitude ; dans l’est, des contrées plus heureuses qui commencent à se laisser pénétrer ; enfin partout des rivages fertiles, industrieux, bruyans comme les deux bords de l’Atlantique, et sur lesquels une jeune Amérique paraît grandir.
L’Angleterre aura eu pour destinée de créer des empires. Trop étroite et trop peu féconde pour son peuple industrieux, comme la vieille Phénicie, elle lui a montré la mer ; elle a semé l’Amérique et l’Australie aux deux bouts de l’Océan. À l’époque où les colonies d’Amérique, assez fortes pour vivre seules, se détachaient, l’Inde commençait à devenir pour l’Angleterre un champ nouveau d’industrieuse exploitation. Aujourd’hui c’est l’Australie qui est le but préféré de l’activité anglaise. Si cette nouvelle fille doit, comme son aînée, renier la métropole, il y a dans le Soudan, de Kuka à Sokoto, des régions riches et fertiles qui semblent destinées à devenir à leur tour un des chaînons de cette colonisation sans cesse renaissante. C’est un beau spectacle que celui d’un peuple renouant toujours sa trame et laissant partout sur son passage de grandes nations. La foule, à laquelle il faut des intérêts et des profits pour mobile de son activité, cherche autour d’elle, et s’en va là où elle espère acquérir ; mais avec elle marchent les législateurs et les savans. À côté des intérêts humains, ils font valoir ceux de la science ; à la foule désordonnée ils imposent le frein de la loi ; ils la dirigent vers un but plus élevé que celui qu’elle se proposait, et c’est par cette combinaison des passions intéressées avec les idées généreuses que se développe le bien-être physique, que s’agrandit l’horizon, que s’élève la conscience humaine, et que la race blanche, ainsi armée de tout ce qui constitue la civilisation, fait marcher le monde.
ALFRED JACOBS.