Les Etudes récentes sur la propriété

Les Etudes récentes sur la propriété
Revue des Deux Mondes3e période, tome 63 (p. 759-790).



LES ÉTUDES RÉCENTES



SUR



LA PROPRIÉTÉ



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I. Paul Leroy-Beaulieu, Essai sur la répartition des richesses, 2e édition. — II. E. de Laveleye, de la Propriété et de ses Formes primitives, 3e édition. Le Socialisme contemporain. — III. Stuart Mill, Fragmens sur le socialisme. — IV. Herbert Spencer, Sociologie, t. III. — V. Paul Janet, les Origines du socialisme contemporain. — VI. Henry George, Progress and Poverty. — VII. Schœffle, la Quintessence du socialisme. — VIII. Charles Grad, les Associations ouvrières en Allemagne. — IX. Léon Say, le Socialisme d’état.


La solidarité qui relie toutes les parties du corps social est si étroite qu’on ne peut porter la main sur un point sans produire un contre-coup sur tous les autres. Les révolutionnaires qui veulent modifier du jour au lendemain l’organisme social ressemblent, selon le mot de M. Spencer, à ceux qui voudraient enlever aux poissons leurs branchies, sous prétexte que les poumons sont un organe supérieur, ou qui voudraient les faire vivre hors de l’eau sous prétexte que la vie terrestre est supérieure à la vie aquatique. Darwin nous l’a appris : c’est seulement par une lente sélection que se modifient les espèces vivantes. On peut à la rigueur, non sans de grands périls, transformer subitement les rouages d’un mécanisme politique ; mais comment métamorphoser avec la même rapidité les vivans organes d’une nation ? Le régime de la propriété, principalement, est bien moins superficiel et plus vital que la forme du gouvernement ou même de la législation. La propriété est une question de subsistance et de vie matérielle ; M. Schœffle, l’ancien ministre d’Autriche, va jusqu’à dire avec énergie : « C’est une question d’estomac[1]. » Or on ne modifie pas plus aisément la vie matérielle d’une nation que sa vie morale, et la statistique nous apprend avec quelle lenteur celle-ci s’améliore : tous les décrets de la volonté humaine et toutes les révolutions subites ne changeront pas d’une manière immédiate le nombre des crimes dans une nation, pas plus que celui des morts et des naissances : c’est seulement à la longue que les moyennes peuvent être altérées, et elles le sont moins par les lois que par le progrès des mœurs et des intelligences.

Est-ce à dire que la vraie solution des problèmes sociaux soit une sorte de quiétisme fataliste : Laissez tout faire, laissez tout passer ? — Non. Il y a deux devises : l’une est changer, l’autre est durer ; loin d’être incompatibles, elles se supposent. La science de la vie nous apprend elle-même que, si les bouleversemens trop brusques sont dangereux pour une espèce vivante, il y a un défaut non moins fatal : l’absence de flexibilité et d’adaptation aux nouveaux besoins, aux nouvelles conditions d’existence. Elle nous apprend aussi, comme l’histoire, que l’excès d’inégalité dans une nation est un manque d’équilibre qui introduit la division entre les diverses classes et compromet la vie de l’ensemble. Les possessions et les subsistances sont, pour le corps social, ce qu’est le sang pour l’organisme : il ne peut y avoir anémie sur un point, hyperémie sur l’autre, sans qu’il en résulte fièvre et crise. Le paupérisme est produit par une sorte de retard des classes inférieures sous le rapport matériel et intellectuel : de là, pour un peuple, la maladie et un danger de dissolution. Des réformes progressives sont donc nécessaires pour empêcher les parties inférieures du corps social, c’est-à-dire les classes laborieuses, qui sont aussi les plus nombreuses, de demeurer toujours en retard sur l’ensemble, par conséquent toujours en souffrance. Le césarisme, sous toutes ses formes, n’est qu’un expédient passager qui provoque à son tour les réactions socialistes. On peut dire de l’humanité ce que Bacon a dit de la nature : « Il faut savoir la suivre pour lui commander, » et la politique est comme la science : parendo imperat.

Stuart Mill, dans les fragmens qu’il nous a laissés, montre à la fois la folie du socialisme révolutionnaire et l’imprudence de ceux qui se refuseraient à toute amélioration progressive du régime de la propriété, si particulièrement inique en Angleterre et en Irlande, où la comtesse de Strafford put expulser d’un coup quinze mille fermiers de ses terres. Quoique Stuart Mill se soit laissé lui-même séduire à des idées chimériques, il a cependant reconnu combien il serait déraisonnable de recourir au socialisme quand le principe du système actuel, qui est la propriété individuelle, « n’a pas encore donné sincèrement ses légitimes résultats et n’a été nulle part essayé dans toute sa loyauté. » — « Ce dont nous avons plutôt besoin, ajoute Stuart Mill, c’est d’un développement progressif de ce système. Si le régime actuel méritait vraiment de s’appeler un individualisme au bon sens du mot, c’est-à-dire un régime réalisant une rémunération proportionnelle à l’effort de tous les individus comme à leur capacité, ce genre d’individualisme serait-il donc si méprisable ? » M. Spencer n’est pas moins éloigné que Stuart Mill et d’une étroite orthodoxie économique et des hérésies socialistes : l’avenir nous laisse entrevoir, selon lui, pour les questions sociales comme pour les questions religieuses, une sorte d’église universelle ayant pour foi commune des vérités scientifiques. Chez nous se produit un mouvement d’opinion analogue : on commence à examiner scientifiquement les théories au lieu de s’irriter contre les hommes. Les économistes libéraux et sincères comme M. Paul Leroy-Beaulieu, même en demeurant fidèles à l’optimisme traditionnel de l’école, cherchent à unir plutôt qu’à diviser. M. Leroy-Beaulieu a essayé de montrer que, par l’effet même des lois économiques, nous tendons « à une moins grande inégalité des conditions. » On peut voir un exemple de l’histoire appliquée à l’économie sociale dans les livres importans de M. de Laveleye sur la propriété et sur le socialisme. Comme M. Sumner Maine, M. de Laveleye a voulu montrer les élémens variables et progressifs d’une idée que l’on avait trop souvent érigée en principe immuable. En général, les théories exclusives sont de plus en plus abandonnées. On comprend que toute proposition absolue est nécessairement fausse : les sciences n’ont dû leurs progrès qu’à des vérités relatives, dont les limites mêmes font l’exactitude ; il en sera ainsi dans la science la plus complexe de toutes : la science sociale.

Nous nous proposons, dans cette étude, de rechercher à la fois les fondemens rationnels et les limites du droit de propriété. En premier lieu, peut-on établir sur une base philosophique un droit de propriété absolument individuel, comme le soutient l’individualisme exclusif ? En second lieu, peut-on admettre un droit absolument social, comme le prétend le socialisme ? En troisième lieu, d’après quelles règles générales peut-on essayer de faire à l’individu et à la société leur part légitime, d’abord dans la théorie, puis dans la pratique ? — Telles sont, si nous ne nous trompons, les questions de principes d’où dépendent toutes les réformes sociales en vue de la justice. Notre unique but, dans une étude nécessairement très générale et très incomplète, est de provoquer les réflexions et les recherches du lecteur. En ce moment de crise et de difficultés pratiques, il n’est peut-être pas inutile de remonter aux principes, ne fût-ce que pour répondre aux sophismes de certains théoriciens qui raisonnent dans l’abstrait. Plus que jamais les problèmes sociaux s’imposent à ceux qui croient que, dans nos états modernes, la parole du vieil Isaïe est toujours vraie : « De la justice seule naîtra la paix. » Le régime de la propriété, à toutes les époques de l’histoire, est l’expression matérielle de la justice plus ou moins mêlée d’injustice qui règne à l’intérieur des consciences : c’est le droit réalisé et devenu visible.


I.

Occupons-nous d’abord de l’école individualiste. Les philosophes de cette école ont cherché le fondement de la propriété dans la volonté humaine et dans son rapport avec les objets extérieurs. En cela ils ont eu raison. Mais ils ont cru généralement, avec Victor Cousin et ses successeurs, que cette volonté possédait un libre arbitre absolu, par conséquent tout individuel et comme détaché du reste : imperium in imperio ; c’est même sur ce libre arbitre qu’ils ont fondé leur droit absolu de propriété. Par le travail, disent-ils, le libre arbitre de l’homme introduit dans le monde extérieur quelque chose d’absolument nouveau, qui peut être considéré comme étant encore la liberté même en action, le « prolongement de la liberté ; » l’individu devient donc propriétaire des objets extérieurs par la même raison qu’il est propriétaire de soi-même. — Cette théorie pourrait donner lieu à bien des difficultés métaphysiques. Elle a cependant sa part de vérité. Il faut l’accorder à Victor Cousin, comme à Turgot, à Smith, à Say, à Bastiat, à Thiers, à M. Paul Janet : si une valeur nouvelle peut être entièrement créée par un individu, elle appartiendra de droit à cet individu, puisque, sans lui, elle n’existerait pas. Mais nous ferons observer que cette proposition est indépendante des systèmes métaphysiques sur le libre arbitre ; il importerait donc de ne point l’en faire dépendre et de l’établir sur une base purement scientifique. Les produits d’une activité soumise à des lois nécessaires sont le « prolongement » d’elle-même tout aussi bien que si elle était libre ; ils sont encore elle-même considérée dans ses effets ; en les conservant, c’est elle-même qu’elle conserve. Que la volonté soit libre ou non, le travail et l’effort sont toujours la volonté en action, produisant et emmagasinant le mouvement dans ses œuvres. Selon les physiologistes, quand je pense, je « transforme » en quelque sorte du mouvement en pensée, puis de la pensée en mouvement par le moyen du cerveau et des muscles. Si je travaille un objet extérieur, je lui transmets le mouvement que j’ai développé par mon effort ; j’y emmagasine la force de mes muscles et celle de mon cerveau : l’idée. En d’autres termes, le produit du travail est la transformation ou, si l’on préfère, l’équivalent extérieur de ma force intérieure, de mon activité et de ma pensée. Certains économistes allemands ont donc eu raison de dire que tout produit est du « travail cristallisé. » Tel est, si nous ne nous trompons, le principe vraiment scientifique, et supérieur à tout système, qu’on peut prendre pour point de départ, et dont les formules des métaphysiciens sont d’incomplètes expressions.

S’il en est ainsi, la propriété n’a pas seulement pour base l’utilité, comme semble l’admettre M. Leroy-Beaulieu, ni la loi, comme M. de Laveleye le soutient avec M. Laboulaye. Il est « utile » assurément que la jouissance du produit revienne au producteur, et la « loi » consacre cette utilité ; mais, en même temps, il y a là un de ces rapports rationnels que demandait Montesquieu : le produit, en une certaine mesure, est encore le producteur lui-même. Maintenant peut-on conclure de ce principe très général un individualisme exclusif ? Nullement. M. Jules Simon a beau dire : — « Je prends du blé sauvage dans ma main, je le sème… La récolte qui croîtra est-elle mon bien ? Où serait-elle sans moi ? Je l’ai créée. Qui le niera ? » — Nous oserons nier cette création. Si un homme, par son travail, pouvait en effet créer quelque chose de rien, produire une moisson comme le Dieu de la Bible produisit la lumière, on comprendrait cette sorte d’absolutisme métaphysique que l’école individualiste attribue au producteur sur la chose par lui créée. Mais il n’en va pas ainsi. En appliquant à ses œuvres les lois universelles de la mécanique, l’homme produit la forme et non le fond, l’accroissement de fertilité du sol, non le sol ni les plantes ni le « blé sauvage. » Dans toute propriété matérielle, il est clair qu’il y a une matière fournie par la nature. Les philosophes de l’école individualiste ne devraient donc pas se contenter, comme ils le font souvent, d’établir la propriété de la forme ; ils devraient établir encore celle du fond. La forme est un objet de production ; le fond est un objet d’occupation ; et c’est précisément le rapport de la forme au fond qui est ici le grand problème philosophique.

En présence du fond naturel, il y a, selon nous, deux droits rivaux : l’un dont tous les philosophes et juristes ont parlé et qu’ils ont appelé le droit du premier occupant ; l’autre qu’ils ont presque tous négligé et que nous proposerions d’appeler le droit du dernier venu ou du dernier occupant. Le privilège conféré par la première occupation a un fondement rationnel, mais il a aussi une limite rationnelle. Son fondement n’est autre que le droit du travail. Quand un individu, quand une famille occupe un terrain ou des objets qui n’appartiennent encore à personne, l’effort de la volonté change partiellement l’occupation même en un travail ; ses résultats acquis doivent donc être respectés dans de certaines limites. Et ces limites, c’est encore à l’idée du travail qu’il faut les demander. Elles dépendent des divers degrés de puissance productive et de fécondité créatrice qui appartiennent au travail de l’homme : elles varient avec les diverses classes de produits. Dans certains objets, la forme est presque tout et la matière empruntée à la terre a une valeur négligeable, parce qu’elle existe en grande quantité et que le difficile est de la façonner, non de se la procurer. Le premier sauvage qui exerça son droit d’occupation sur une pierre pour la tailler et en faire un outil ne créa, il est vrai, que la forme nouvelle donnée au silex ; mais, comme la pierre, à cause de son abondance, était alors de valeur nulle et demeurait à la disposition des nouveaux occupans, comme, en outre, la forme était inséparable du fond, il était légitime que la propriété de la forme entraînât celle du fond « par accession. » De même pour un instrument de bois, pour un bâton, pour une bêche, pour un arc formé d’une simple branche coupée dans la forêt. De nos jours encore, si un communiste prétendait prendre un thermomètre que j’ai construit, sous prétexte que le sable qui entre dans la composition du verre n’est pas mon œuvre, il ne pourrait réclamer que le thermomètre brisé, et alors qu’en ferait-il ? Même en prenant les morceaux de verre, on prendrait encore un résultat du travail humain, car le verre ne se trouve pas tout fait dans le sol. De même, que ferait-on d’une montre brisée, d’un instrument d’optique, d’une pile électrique dont on aurait dispersé les élémens ? Une foule d’objets sont de ce genre, ils ne peuvent guère servir que par la forme qu’on leur a donnée. Aussi les socialistes eux-mêmes, allemands ou français, ne font guère de difficulté pour accorder aux individus la propriété entière des objets où, par hypothèse, la forme serait tout. Les nouveaux occupans n’ont ici rien à réclamer. Mais bien des économistes, comme Bastiat[2], Carey et M. Leroy-Beaulieu ont conclu précipitamment de cette propriété à toutes les autres sans songer aux derniers venus, qui, aujourd’hui, trouvent tout le sol occupé et enclos de barrières. C’est méconnaître des distinctions nécessaires. D’abord, même dans les objets où la matière est sans comparaison avec la forme, elle a cependant toujours une valeur chez les nations civilisées, puisqu’il n’y a pas une parcelle de terrain qui n’ait son propriétaire : le sable même et les pierres ont une valeur proportionnelle à la valeur du terrain d’où on les extrait. Sans doute, les objets du règne minéral sont encore en quantité à peu près suffisante et la seule difficulté est de les extraire ou de les façonner ; mais les végétaux ou les animaux nécessaires à notre subsistance ne sont plus dans le même cas. L’homme est ici obligé, pour soutenir sa propre vie, de faire appel à d’autres êtres vivans et, en dernière analyse, aux forces nutritives du sol, dont il n’est assurément pas créateur : la nature, quoi qu’en disent Bastiat, M. Jules Simon et M. Leroy-Beaulieu, fait en ce cas la partie la plus capitale de la besogne : elle réalise la vie, que nous ne sommes pas parvenus à réaliser dans nos laboratoires. L’individu ne pourrait donc s’approprier le sol d’une manière absolue pour cette seule raison qu’il y a recueilli ou fait naître des fruits ; le pêcheur ne pourrait s’approprier le lac entier parce qu’il y a pris du poisson, ni le chasseur la forêt entière parce qu’il y a tué du gibier. C’est là un point qu’il faut concéder à Stuart Mill et à M. de Laveleye. La terre nourricière est encore aujourd’hui le grand champ de bataille des prétentions opposées : il y a conflit entre les premiers occupans et les derniers venus, qui demandent leur part du fond naturel.

Ainsi nous ne saurions admettre les argumens par lesquels beaucoup d’économistes, pour démontrer le caractère exclusivement individuel de la propriété, s’efforcent de réduire presque à néant la part de la nature et de la terre au profit du travail humain. M. Leroy-Beaulieu, par exemple, nous répète avec Bastiat que la terre n’a point « une valeur naturelle indépendante du travail humain. » Entre Orenbourg et Orsk, on peut acheter quatre-vingts acres de terre pour 6 francs ; dans le Yarkand, un mouton gras vaut 40 ou 60 centimes ; pour 660 francs, une famille américaine peut acheter, aux États-Unis, quarante hectares de terre, etc. M. Leroy-Beaulieu ajoute, il est vrai, que « la valeur ultérieure de chaque terre n’est pas proportionnelle au travail dont elle a été l’objet, soit de la part des possesseurs, soit de la part de la société ; » il avoue que le célèbre épisode de Bastiat sur le Clos-Vougeot « n’est pas probant ; » la propriété des chutes d’eau, des mines, des terrains qui ont une exceptionnelle situation ou une rare fertilité, « rapporte en général bien au-delà du travail qu’elle a coûté. » Ces diverses propositions nous paraissent difficilement conciliables. Si la terre emprunte toute sa valeur « au travail humain, » comment cette valeur n’est-elle pas proportionnelle à ce travail ? Comment soutenir qu’une terre féconde n’a pas en elle-même plus de valeur qu’une terre stérile, un étang plein de poissons qu’un étang où le poisson ne peut vivre, et cela sous le prétexte que le poisson ne vient pas, sans travail de notre part, se mettre tout seul à notre disposition ? Dira-t-on aussi qu’une terre malsaine ou inaccessible pour nous à cause de son éloignement vaut en soi une autre terre ? M. Leroy-Beaulieu nous apprend que les colons qui cherchent à mettre en culture des terres vierges sont souvent décimés par la fièvre : il y a donc une inégalité entre les terres, selon les conditions plus ou moins favorables de culture, d’hygiène, de proximité, etc. Pour que la terre fût sans valeur propre, il faudrait qu’elle fût partout dans la même relation avec la santé, la situation, le travail des hommes, les débouchés, ce qui est insoutenable.

Négligeons cependant ces différences et accordons à M. Leroy-Beaulieu que la terre n’a absolument aucune valeur avant que le travail humain s’y applique, les économistes auront-ils pour cela établi le caractère individuel de la propriété ? Non, car il y a deux sortes de travail humain, celui de l’individu et celui de la société entière ; il reste toujours à savoir ce qui revient à l’un et ce qui revient à l’autre. Or, dans cette question, les argumens des économistes vont, sans qu’ils s’en aperçoivent, contre leur propre thèse. M. Leroy-Beaulieu dit que « ce qui communique au sol une valeur, c’est le travail de l’individu ou le travail social environnant. » Qu’en faudrait-il conclure ? Une seule chose, mais elle est capitale : c’est qu’on doit admettre, outre l’apport et le fonds de la nature, une sorte d’apport et de fonds social qui constitue la plus grande partie de la valeur du sol. Que devient alors l’individualisme exclusif, puisque le « travail social » vient partout s’ajouter au travail individuel ? « À Winnebayo, où le chemin de fer du Minnesota méridional a une de ses stations, la terre qui, déjà exploitée, ne valait, il y a quelques années, que 87 à 125 francs l’hectare, est montée, en 1879, à 500 ou 575 francs. C’est le travail social qui est la cause de cette plus-value. » À la bonne heure ! les terres de Winnebayo sont donc non-seulement un terrain naturel, mais un terrain social, et l’individu qui prend possession de ces terres, par un moyen ou par un autre, prend aussi possession d’un certain fonds social. Les capitaux, qui sont devenus dans les sociétés modernes un nouveau champ de bataille, doivent eux-mêmes leur principale importance : 1o à la quantité de subsistances ou d’utilités qu’ils représentent; 2o à la puissance sociale qu’ils confèrent. Ils symbolisent tout ensemble une partie du fonds naturel et une partie du fonds social dont l’individu se trouve possesseur. Est-ce encore de là qu’on pourra conclure le caractère exclusivement individuel de la propriété ? Si vous montrez que les prétendus « détenteurs du fonds naturel » sont en réalité détenteurs d’un fonds social, aurez-vous beaucoup servi la cause de l’individualisme ?

Plus les économistes font la part large à la société humaine en face de l’apport fourni par la seule nature, plus ils socialisent, pour ainsi dire, la propriété à laquelle ils veulent pourtant, avec raison, maintenir une légitime individualité. Les économistes ne sont-ils pas les premiers à nous apprendre que, depuis l’organisation de la société, chaque travailleur a des milliers de coopérateurs inconnus, les uns morts, les autres vivans ? Celui qui a inventé la charrue laboure encore, invisible, à côté du laboureur. Gutenberg imprime encore tous les livres que lit le monde entier. L’idée survit, dans le milieu social, à l’intelligence qui l’a créée, comme le son d’une voix assez puissante pour se propager encore à l’infini après que la voix s’est tue. Qu’avons-nous donc qui nous appartienne absolument en propre et en entier, au point de vue rigoureux de la science pure ? Bien peu de chose. Considérons, en premier lieu, notre existence matérielle. La biologie et la sociologie nous l’apprennent : nous n’existons que par d’autres, que par la famille, petite société qui elle-même s’est développée dans la grande, après avoir contribué à la former. La société est un véritable organisme dont nous sommes les cellules vivantes. En second lieu, la psychologie nous le montre, nous n’existons intellectuellement que par la société : la pensée est un langage, et le langage est la société même agissant sur nous, formant l’individu à son image, pour elle en même temps que pour lui. Chaque mot d’une langue, signe d’une idée, est la propriété collective de la race entière, transmise de génération en génération comme une pièce d’or dont les siècles n’ont pu effacer l’effigie. Les œuvres mêmes du génie individuel sont en même temps celles de la race ; la fleur ne pourrait éclore sans la sève de l’arbre, que les racines puisent humblement dans le sol. « Le plus grand génie, a dit Goethe, ne fait rien de bon s’il ne vit que sur son propre fonds. Chacun de mes écrits m’a été suggéré par des milliers de personnes, des milliers d’objets différens : le savant, l’ignorant, le sage et le fort, l’enfant et le vieillard ont collaboré à mon œuvre. Mon travail ne fait que combiner des élémens multiples qui tous sont tirés de la réalité : c’est cet ensemble qui porte le nom de Goethe. » Aussi a-t-on toujours refusé de regarder comme purement individuelle et absolue la propriété scientifique, artistique, littéraire, industrielle : on considère qu’elle renferme un apport social dont la société ne peut entièrement se désister. En troisième lieu, la science morale nous le démontre à son tour, nous n’existons moralement que par la société : les lois et les mœurs sont les conditions d’existence de la société même. Tout moraliste, en tant que tel, ne saurait être exclusivement individualiste : ne demande-t-il pas à l’individu l’abnégation, le désintéressement, au besoin le sacrifice en faveur de la société universelle; bref, ce que les plus récens moralistes anglais appellent la « piété sociale ? » Ne commande-t-il pas à l’individu d’agir en vue du tout et non en vue de soi-même ? L’oubli de soi est une sorte de communauté morale. En même temps, la science positive des mœurs condamne ces âpres revendications des individus contre la société, ce perpétuel oubli de la solidarité historique, cet atomisme social qui veut dissoudre l’état en un agrégat d’individus sans lien organique, en un mot, l’anarchie et le nihilisme de ceux qui méconnaissent les lois de l’organisation sociale. Les socialistes, dans leurs déclamations, invoquent la solidarité en leur faveur ; ils ne voient pas qu’on peut, à bon droit, l’invoquer contre leurs idées révolutionnaires et leur dire : — La société exige, avant tout, que vous respectiez ses lois et que vous ne prétendiez pas brusquer l’évolution générale au nom de votre intérêt particulier. La société n’est pas une juxtaposition d’égoïsmes séparés les uns des autres par un vide ; ce n’est pas comme un archipel composé d’une multitude d’îles ayant chacune un Robinson. Même dans l’île de la légende, Robinson et Vendredi furent plus à l’aise que Robinson tout seul, et leurs vingt ou trente successeurs beaucoup plus à l’aise que Robinson et Vendredi. Ainsi, à tous les points de vue, l’idée de solidarité vient compléter celle de liberté individuelle.

D’après ce qui précède, la propriété n’est pas un absolu ; elle renferme plusieurs parts que pourraient théoriquement réclamer des maîtres différens, s’il y avait un moyen de rendre à chacun avec exactitude ce qui lui est dû. Notre part personnelle consiste dans la forme nouvelle par nous conçue et réalisée. Puis vient la part de la nature, qui consiste dans la matière par nous occupée. La nature pourrait dire à l’homme : « C’est toi, sans doute, qui as préparé le terrain et semé le blé, mais c’est moi qui l’ai fait germer, grandir et fructifier ; tu as eu pour collaborateurs la terre, l’eau fécondante, les rayons du soleil qui ont échauffé le germe, enfin, le germe lui-même, travailleur silencieux, qui a accompli sa besogne d’abord dans le secret, puis au grand jour. Si tu as besoin de mes services, d’autres aussi en ont besoin. » Cette part de la nature vient se confondre avec une troisième part : celle que l’humanité entière pourrait réclamer. Si bien qu’en dernière analyse, toute propriété, au point de vue philosophique, a en quelque sorte deux pôles : elle est en partie individuelle et en partie sociale. Il faut donc se défier de toutes les prétentions absolues, familières au dogmatisme de la métaphysique traditionnelle comme à celui de la métaphysique révolutionnaire : — Cette terre, disent les uns, c’est ma propriété absolue. — Cette terre, disent les autres, c’est la propriété absolue de tous. — Sur ce sujet, Ésope eût pu faire une fable. Une abeille ambitieuse s’attribuait tout l’honneur et toute la propriété de sa cellule ; une autre, plus sage, lui répondit : « Aurais-tu pu la construire si tu n’avais eu pour point d’appui les autres cellules et pour guide l’instinctive géométrie de ta race ? Sans les cellules individuelles, point de ruche, et, sans la ruche commune, adieu les cellules individuelles ! tout s’écroule. » Le même principe qui peut fournir le fondement de la propriété en montre ainsi la borne nécessaire, de même qu’en géométrie le mouvement d’un cercle autour de son diamètre engendre et limite tout à la fois la sphère qui en dérive.


II.

Nous venons de voir que l’individualisme absolu a tort de ne pas reconnaître dans la propriété quelque chose de social en même temps que d’individuel ; maintenant, que faut-il penser des théories non moins absolues du socialisme ? Le socialisme, qu’on a pris pour une nouveauté, est au contraire une forme antique et encore barbare d’organisation. Les historiens récens, comme MM. Sumner Maine et de Laveleye, ont montré l’existence des institutions socialistes chez tous les peuples primitifs. Par là ils nous ont enlevé les idées trop étroites qui nous faisaient croire que le seul mode d’existence des sociétés est celui que nous voyons fonctionner autour de nous[3]. Mais il reste toujours à savoir si le socialisme est conforme à la tendance des sociétés futures ; problème qu’on ne peut résoudre par l’histoire. Si donc nous passons de la question de fait à celle de droit, seule importante, pouvons-nous accorder aux partisans de la propriété collective leur hypothèse fondamentale ? Selon cette hypothèse, qui remonte jusqu’aux pères de l’église, la terre et tout ce qu’elle renferme appartiendraient de droit à la société avant d’appartenir en propre à l’individu : « L’usurpation, dit saint Ambroise, a fait la propriété privée. » Il resterait donc à la société un « domaine éminent, » un droit de propriété sur la terre, antérieur à celui de l’individu sur ses fruits. Tel est le droit que s’attribue encore aujourd’hui la couronne d’Angleterre. C’est le communisme primitif érigé en théorie.

Dans cette vague métaphysique, on abuse de l’ambiguïté des termes. Autre chose est de prétendre que tous les hommes possèdent la terre « en commun, » autre chose de reconnaître que la possession particulière de l’un ne doit pas entraver injustement la possession particulière des autres. Pas plus que l’individu, la société comme telle ne crée de toutes pièces la terre et les instrumens de travail ; il ne suffit pas de personnifier la tribu, l’état, l’humanité, pour lui conférer un droit de « domaine éminent. » Le communisme absolu et initial est aussi faux et aussi abstrait que l’individualisme absolu. L’accepter, ce n’est pas seulement supprimer en principe la propriété individuelle ou familiale, c’est supprimer aussi la propriété nationale : c’est prétendre que la terre de France n’appartient pas aux Français plus qu’aux Allemands ou même aux Chinois, que le sol est le patrimoine de l’humanité entière, et non-seulement de l’humanité présente, mais de l’humanité à venir. Traduisez les expressions symboliques de l’humanitarisme dans les termes de la réalité, vous en reviendrez à dire simplement que la propriété a une portion individuelle et une portion collective, et que le problème social est de limiter le droit de chacun par le droit de tous. Enfin, comme le droit de tous a pour représentant l’état, la question positive que nous devons maintenant aborder consiste à déterminer, au point de vue du juste et de l’utile, les attributions économiques de l’état.

Il y a, comme chacun sait, trois grandes fonctions économiques : production, distribution et consommation. On peut classer les systèmes socialistes selon la part qu’ils veulent attribuer à l’état dans chacune de ces opérations essentielles. Il existe d’abord un communisme absolu qui voudrait les « socialiser » toutes les trois : non-seulement on produirait en commun les richesses, mais la consommation même serait collective et l’état ferait le partage. Un tel communisme serait, a dit Proudhon, « le dégoût du travail, l’ennui de la vie, la suppression de la pensée, la mort du moi. » Puis vient le communisme mitigé, comme celui de M. Schœffle, qui voudrait simplement socialiser la production, c’est-à-dire changer l’état en une vaste association coopérative, possédant en commun le sol et les capitaux. C’est là, selon M. Schœffle, la « quintessence du socialisme contemporain. » On nous représente ce système comme plus conforme à la justice et à l’utilité que le régime actuel. Mais d’abord, la justice veut que toute association soit libre et que les volontés, en s’unissant, gardent leur indépendance, au lieu de s’absorber entièrement dans une communauté despotique. Quant à l’utilité, elle est ici d’accord avec la justice. Dans une société coopérative d’une médiocre étendue et ayant un objet bien déterminé, les coopérateurs peuvent sans doute avoir plus de zèle et déployer plus d’intelligence qu’un salarié à la journée : c’est qu’alors l’augmentation de produit résultant d’un meilleur travail ne se perd pas sur une étendue sans limites. Mais, quand on ne coopère que pour un quarante-millionième, quand on n’est qu’un numéro dans un total énorme, l’effet se perd dans la masse et l’individu dans l’état[4]. Alors les forces productrices, au lieu de se décupler, se déciment. Tous les hommes deviennent des fonctionnaires accomplissant une tâche plus ou moins machinale. Ce serait là la fin de tout progrès industriel, car « qui aurait intérêt, demande avec raison M. de Laveleye, à améliorer les procédés de fabrication, si chacun recevait un traitement ? » La concurrence, à côté des maux qu’elle produit, a cet avantage d’être un procédé de sélection qui force au progrès. À cette concurrence des intérêts le socialisme serait obligé de substituer « l’émulation du travail, » une sorte de concurrence utopique des vertus. « Aussi longtemps, dit M. Schœffle lui-même, que le socialisme n’offrira rien de plus pratique, il n’aura pas d’avenir. » En d’autres termes, aussi longtemps que les hommes ne seront pas des sages ou des saints, le socialisme n’aura pas d’avenir.

Il y a d’ailleurs, contre l’ingérence de l’état dans la production, une objection préalable que méconnaissent les socialistes. L’état ne peut intervenir avec profit que là où se trouve à remplir quelque fonction qui soit : 1o générale et constante ; 2o « mécanisable » en quelque sorte. L’état convient mal pour tout ce qui est flexible, variable, pour tout ce qui exige une intelligence pratique, du tact, un esprit d’accommodation aux circonstances. Un corps administratif est le plus souvent sans initiative, sans intérêt, sans responsabilité ; il ne peut être vraiment producteur.

Enfin les socialistes et collectivistes, dans leur état imaginaire, oublient toujours l’existence réelle des autres états rivaux, ainsi que la nécessité de lutter avec eux dans l’industrie. En ce moment, la concurrence étrangère ne cause chez nous que des ruines partielles : si l’état, en France, se chargeait de diriger la production et ne réussissait pas dans la concurrence européenne, ce serait pour nous la ruine totale. Le socialisme ne pourrait exister que chez un peuple isolé, se suffisant pour produire tout ce dont il a besoin, et protégé contre ses voisins par une sorte de muraille chinoise.

Reste la troisième opération économique, qui est la distribution des richesses. C’est sur ce point qu’une certaine intervention de l’état est le plus admissible. En effet, si la production et la consommation sont individuelles dans leur essence, l’échange et la circulation des valeurs, ainsi que la répartition des instrumens de travail, sont par définition même des relations sociales, dans lesquelles il y a toujours des tiers intéressés : on comprend donc mieux ici l’intervention d’un pouvoir régulateur. Faut-il pour cela attribuer à l’état ce qu’Aristote appelait la justice distributive ? Faut-il faire de l’état une sorte de Dieu distribuant les produits proportionnellement au travail et fixant la valeur des objets ? Cet idéal socialiste est encore une utopie. D’abord, dans la distribution des produits, par quelle évaluation scientifique déterminer ce qui est dû à chacun ? Puis, comment trouver pour les échanges une mesure absolue de la valeur, indépendamment de l’offre et de la demande ou du libre contrat ? Le socialisme contemporain nous propose pour mesure absolue de la valeur le temps de travail, « la moyenne des journées de travail. » Peut-on imaginer une mesure moins homogène, plus grossière ? « Et cependant, dit M. Schœffle, cette idée est le véritable fondement théorique du socialisme. » M. Schœffle reconnaît que cette idée a besoin d’être entièrement modifiée, car « la valeur des richesses est réglée non pas seulement d’après les frais, mais aussi d’après la valeur d’usage, c’est-à-dire d’après l’urgence et l’importance du besoin. » Ajoutons que la mesure du temps ne donne pas la mesure encore plus nécessaire de la qualité, ni la mesure morale de l’effort ou celle du talent. Newton, en une minute, peut faire plus d’effort intellectuel ou moral et produire plus pour l’humanité qu’un terrassier en toute une journée ; nous n’avons pas de dynamomètre pour l’effort intellectuel, encore moins pour l’effort moral. La science, pour séparer les couleurs élémentaires qui concourent à former la lumière blanche, a inventé le prisme ; mais quel prisme permettrait à l’état-providence de discerner, dans les résultats du travail à la surface de la terre, la part exacte de chaque personne ? Comment évaluer, dans tout produit, l’apport de l’individu et l’apport social ?

Nous sommes donc obligés d’en revenir à l’idéal plus pratique de la justice « commutative » ou contractuelle, où l’autorité de l’état est mise au service de l’égale liberté pour tous. L’état, sans prétendre distribuer lui-même à chacun selon ses œuvres, assure l’équité générale de la distribution et la justice des contrats. Il est le grand modérateur qui doit tenir la balance égale entre les libertés, entre les droits, entre les pouvoirs ; il est l’arbitre en cas de conflits ; il est l’intermédiaire entre un citoyen et un autre, entre un citoyen isolé et une association, entre une association et une autre, entre les particuliers et la nation, entre les associations particulières et la société entière, enfin entre les générations présentes et les générations à venir. En un mot, il est le garant de tous les droits et le mandataire des intérêts véritablement généraux.

Ainsi réduit, le rôle juridique et économique de l’état est encore considérable. A-t-il été jusqu’ici compris et exercé dans toute son étendue, au profit des droits de tous et des intérêts de tous ? Nous ne le croyons pas. Selon M. Leroy-Beaulieu, « l’état et les villes n’ont point le devoir de faire des sacrifices pour rendre plus égales les conditions humaines; il n’en ont pas même le droit. » M. Leroy-Beaulieu ajoute, il est vrai, que « rien ne leur interdit, par des prêts ou par d’autres mesures qui ne coûtent rien au contribuable, de venir en aide à l’amélioration du sort des classes laborieuses. » C’est déjà une importante concession ; mais le rôle attribué à l’état par le savant économiste nous paraît encore trop restreint. Le tort commun des économistes, à nos yeux, est précisément de croire que l’état n’a ni le devoir ni le droit de faire des sacrifices pour rendre moins inégales les conditions humaines. Nous avons vu au contraire que l’état ne saurait être indifférent aux droits des derniers occupans ; la société entière a des devoirs d’assistance et de protection envers eux ; ce n’est pas de sa part charité pure, mais justice réparative. Comme représentant de la justice, l’état doit rendre parfaitement libre et même faciliter autant qu’il le peut l’accession de la propriété aux nouveaux occupans, car la propriété représente, dans nos sociétés modernes, l’indépendance personnelle : il y a un certain équilibre des possessions et des pouvoirs personnels nécessaire à l’égalité réelle des droits civils ou politiques. Point de vrai droit, a dit Guizot, sans le pouvoir de l’exercer, et point de vrai pouvoir sans garantie : la meilleure des garanties est l’indépendance attachée à la possession. L’état, sans doute, ne peut assurer à tous des possessions effectives, mais il doit favoriser la circulation et la répartition entre tous des premiers instrumens de travail, soit matériels, soit intellectuels. Tout en respectant le caractère individuel de la production et de la consommation, l’état a donc, selon nous, le devoir et le droit d’agir sur le phénomène social de la circulation, d’en supprimer toutes les entraves légales, d’en aider même l’essor et d’en assurer la régularité par des moyens positifs. Ce qui n’est pour les économistes qu’une fonction possible et licite de l’état est à nos yeux, en principe, une fonction nécessaire et obligatoire. C’est pour cette raison qu’il doit ouvrir des communications de toute sorte entre les citoyens, afin qu’ils puissent entrer en relation les uns avec les autres pour produire, échanger, consommer. C’est pour cette raison qu’il a le droit d’intervenir dans la question des routes, des postes, des télégraphes, des monnaies, des échanges internationaux, toutes choses qui sont vraiment des services publics. C’est pour cette raison surtout qu’il doit répandre largement l’instruction générale et professionnelle, car l’instruction est l’instrument de travail par excellence dans les sociétés modernes, c’est le premier capital, le premier fonds social mis à la disposition des nouveau-venus. Parmi les instrumens de travail intellectuels, on peut ranger les informations statistiques, tous les renseignemens propres à éclairer l’industrie et le commerce, à guider les ouvriers et les patrons : ce sont là, pour tous, des moyens de se diriger et de se rencontrer non moins indispensables dans les pays civilisés que l’éclairage des rues aux frais du public.

Voilà, en son ensemble, la tâche régulatrice de l’état ; les applications particulières sont une question de mesure, de sagesse, d’opportunité. Les économistes veulent que l’état s’abstienne presque partout, les socialistes qu’il se mêle de tout; nous croyons qu’il faut distinguer ce qui est vraiment du domaine de l’état et ce qui n’est pas de sa compétence. Il serait d’ailleurs utopique de vouloir déterminer avec la précision d’un géomètre la sphère de l’état : les droits à sauvegarder sont généraux et l’action de la société ne peut être elle-même que générale ; elle s’exerce sur des masses et des moyennes ; elle est un système de balance et de compensation nécessairement variable. Soyons donc en garde contre les systèmes simples et absolus, contre les solutions que certains politiciens prétendent improviser « en un quart d’heure. » Notre objet principal, dans cette étude, est de poser des principes, non d’entrer dans le détail des applications ; il est cependant nécessaire d’indiquer en quel sens il nous semble légitime de tenter des réformes pratiques, par quelle méthode générale on pourrait remédier aux abus qu’entraîne le régime de la propriété.


III.


Nous devons d’abord passer en revue les principales causes d’accumulation des richesses, qui, selon les critiques du régime actuel, compromettent la liberté du grand nombre au profit des privilégiés. La première cause d’accumulation, — celle dont Stuart Mill s’est préoccupé à l’excès et dont se prévaut souvent aussi M. de Laveleye, — c’est le phénomène de la rente foncière ou de la plus-value. Selon Ricardo, cette plus-value accroît sans cesse la valeur des terrains, à la ville ou aux champs, sans nouveau travail des propriétaires. Par l’effet de la rente, le propriétaire, outre ce qui lui est légitimement dû pour son travail ou pour le loyer de ses capitaux, reçoit encore, d’après Ricardo et Stuart Mill, un bénéfice dû à deux causes extérieures : premièrement, la valeur intrinsèque et croissante de la terre ; secondement, la valeur nouvelle que les relations sociales apportent aux produits, soit par un surplus de demande, soit par un accroissement de population sur un point, soit par de nouveaux débouchés. On a calculé que chaque immigrant qui débarque dans le territoire des États-Unis augmente de quatre cents dollars environ la valeur de la terre : « Chaque enfant qui vient au monde produit absolument le même effet que l’immigrant qui met le pied sur le rivage américain ; par le seul fait de sa présence, il ajoute une plus-value de quelques centimes ou de quelques millésimes à chaque hectare de terre de son pays natal[5]. »

Le phénomène de la rente ou de la plus-value croissante est beaucoup plus frappant aujourd’hui pour la propriété foncière urbaine que pour la propriété rurale. C’est ce que M. Leroy-Beaulieu et M. Henri George ont très bien montré. En trente ans, dans la Seine, la valeur des terrains non bâtis a plus que décuplé[6]. Au centre des villes, on arrive à payer les terrains de 1,000 à 3,000 francs le mètre, c’est-à-dire trente mille fois la valeur d’une terre arable : « Qu’a fait le propriétaire du terrain, demande M. Leroy-Beaulieu, pour s’attribuer la totalité de cette valeur sociale (car c’est bien là une valeur sociale dans toute la force du mot, une valeur due à l’activité collective, à la prospérité collective)? Qu’a-t-il fait, le propriétaire de terrains, si ce n’est attendre et s’abstenir de bâtir[7]? » Consultez, dit M. Henri George[8], un homme pratique qui sache comment l’argent se gagne et dites-lui : «Voici une petite ville qui débute; dans dix ans, ce sera une grande cité; les chemins de fer auront remplacé les diligences et les lampes d’Edison les réverbères. Je voudrais y faire fortune : pensez-vous que dans dix ans le taux de l’intérêt se soit élevé ? — Nullement, répondra le conseiller. — Pensez-vous que les salaires du travail journalier se soient élevés ? — Loin de là ; les bras ne seront pas plus recherchés ; selon toute apparence, ils le seront moins. — Alors, que dois-je faire pour faire fortune ? — Achetez promptement ce morceau de terrain et prenez-en possession. Vous pouvez ensuite vous coucher sur votre terrain ; vous pouvez planer au-dessus en ballon ou dormir dessous dans un trou, et, sans remuer le doigt, sans ajouter un iota à la richesse générale, dans dix ans vous serez devenu riche. Dans la cité nouvelle, il y aura un palais pour vous ; il est vrai qu’il y aura aussi probablement un hospice pour les pauvres. » — Le résultat de la spéculation sur les terrains est la cherté croissante des loyers, qui devient, pour les travailleurs, un fardeau de plus en plus lourd, M. Leroy-Beaulieu critique avec force le remède extrême proposé par le professeur Wagner, de Berlin, c’est-à-dire le rachat de la propriété urbaine par les municipalités et par l’état ; il remarque, d’ailleurs, que ce moyen n’est pas par lui-même u directement opposé aux principes de la science économique, l’état ayant le droit d’expropriation dans l’intérêt public. » Selon M. Leroy-Beaulieu, « on pourrait même admettre le rachat, par les municipalités ou par l’état, sous la forme de l’expropriation publique, des terrains non bâtis. Quand une ville naît ou qu’elle s’étend, il n’y aurait que de minces inconvéniens à ce que, en ouvrant de larges voies, elle acquît tous les terrains vagues qui les avoisinent et à ce qu’elle les revendît ensuite par parcelles aux enchères, avec l’obligation de bâtir dans un délai déterminé… Les municipalités profiteraient ainsi de la plus-value des terrains éloignés. » Nous approuvons fort ce procédé, mais avec une restriction importante. M. Leroy-Beaulieu a-t-il raison de vouloir que l’état et les villes, après avoir acquis les terrains vagues, les u revendent par parcelles aux enchères, » au lieu d’en conserver la propriété et de les affermer simplement pour soixante, cent et cent vingt ans ? Les idées de M. de Laveleye semblent ici bien plus plausibles. Nous verrons tout à l’heure M. Leroy-Beaulieu approuver lui-même ces idées sur un point qui n’est pas sans analogie avec le précédent ; pourquoi donc ne pas réserver à l’état et aux municipalités le profit de la « plus-value » dans l’avenir comme dans le présent ? Ce serait un des moyens les plus légitimes, d’abord pour empêcher en partie l’immobilisation de la propriété urbaine et la faire circuler en quelque sorte ; puis, chose capitale, pour ménager à l’état des bénéfices destinés à diminuer d’autant les impôts et à permettre des œuvres philanthropiques.

Une autre mesure encore qui pourrait être prise par les municipalités ou par l’état, ce serait d’imposer les terrains des villes d’après leur valeur réelle, ou du moins d’après une estimation approchant de leur valeur réelle. On empêcherait ainsi, dit M. Leroy-Beaulieu, la concentration aux mains des spéculateurs « et la soustraction des terrains à la construction. Un terrain valant 1,000 francs le mètre devrait payer l’impôt sur un revenu de 30 ou 40 francs. » Les autres réformes que M. Leroy-Beaulieu propose sont, assurément, un minimum, d’autant plus précieux à noter que ce sont là les propositions d’un des plus modérés parmi nos économistes, d’un de ceux que M. d’Haussonville appelait ici même « les économistes tant mieux ! » Le développement des voies de communications urbaines et suburbaines, la suppression de tous les impôts sur les transports, sur les fourrages, sur les matériaux, la prolongation des chemins de fer dans la capitale, permettraient à la population ouvrière d’habiter des maisons confortables dans un rayon de deux ou trois lieues du centre de Paris ; « le terrain n’y valant guère plus de 1 ou 2 francs le mètre, ou bien encore au maximum 4 ou 5 francs le mètre, l’établissement de maisons ouvrières, sur le type de celles de Mulhouse ou des habitations d’artisans dans les principales villes d’Amérique, serait aisé. La baisse de l’intérêt du capital, la suppression ou la réduction à un taux insignifiant des droits de mutation, les prêts d’institutions de crédit foncier populaires, auxquelles serait réservé l’avantage de pouvoir émettre des emprunts à lots, faciliteraient à l’ouvrier l’acquisition et le paiement de ces demeures confortables, salubres et gaies[9]. » Les réformes dont nous parlons rentrent dans la catégorie des moyens de circulation, catégorie où, selon nous, peut le mieux s’exercer l’action de l’état.

La question des devoirs et droits de l’état est beaucoup plus difficile et plus sujette à contestation pour ce qui concerne la rente foncière rurale que pour la rente urbaine. Depuis Carey, beaucoup d’économistes vont même jusqu’à nier entièrement le phénomène de la rente agricole. C’est là, semble-t-il, une exagération. Il y a, d’ailleurs, dans cette question plus d’un malentendu à dissiper. Le phénomène de la rente ne dépend pas, comme on le croit d’ordinaire, de la question de savoir si ce sont les terres les plus fertiles ou les moins fertiles qui ont été les premières appropriées. Ricardo a mal présenté lui-même sa théorie, et ni Carey ni M.   Leroy-Beaulieu n’en ont réfuté l’essentiel en montrant que l’appropriation commence souvent par les terres les moins fertiles et les plus montagneuses ; ces terres sont les plus saines et les plus aisées à conquérir sur la nature. Que les terres les plus fertiles aient été cultivées les premières ou les dernières, il y a toujours actuellement : 1o une différence de fertilité entre les terres ; 2o une différence de situation et d’éloignement par rapport aux marchés ; 3o une demande croissante des terrains en tout pays prospère. Les prix de tous les articles indispensables à l’existence humaine (terrains et subsistances) tendent donc à monter avec le progrès de la richesse publique et de la population, tandis que le prix des objets manufacturés tend à diminuer par la concurrence que se font entre eux les ouvriers en nombre croissant. De là provient, indépendamment des spéculations historiques sur l’ordre des cultures, ce que les économistes appellent proprement la rente, c’est-à-dire une augmentation de revenu qui ne correspond pas à un travail du propriétaire ou à un emploi du capital par ce propriétaire, mais simplement à une augmentation de la valeur des terres par des raisons physiques et surtout sociales.

Mais, après avoir constaté une loi qui a sa vérité théorique et abstraite, qui s’est même appliquée dans la réalité jusqu’au moment de la concurrence américaine, qui s’appliquera de nouveau quand presque toute la terre sera peuplée et exploitée, Ricardo et Stuart Mill ont généralisé outre mesure et représenté la rente foncière comme dépassant toujours et partout les limites de la justice. D’après la théorie de Ricardo, les terrains les plus propres à la culture ou à tout autre emploi deviennent de plus en plus chers : le propriétaire de ces terrains est comme un homme qui, dans un pays où l’eau est rare, verrait sans travail abonder chez lui, par des pentes naturelles ou artificielles, non-seulement l’eau tombée chez ses voisins, mais encore l’eau que ses voisins auraient eux-mêmes puisée à force de travail ; vendant ensuite cette eau de plus en plus précieuse et recherchée, ses profits s’accroîtraient à mesure que diminuerait sa peine. Il y aurait ainsi une part de la plus-value des terrains qui reviendrait réellement en droit pur à la terre. Et comme la terre même appartient à la société, il en résulterait, selon Stuart Mill, que la société est réellement propriétaire de ce surplus de bénéfice : elle pourrait donc, selon lui, en faire l’objet d’un impôt au profit des travailleurs.

Cette théorie de Stuart Mill sur la rente soulève une foule de difficultés théoriques et pratiques. D’abord, on a excellemment répondu à Stuart Mill et à M. Henry George : — Si vous admettez que la société a le droit de s’approprier toute plus-value par cela seul qu’elle n’est pas le fait du propriétaire, en bonne justice vous déciderez que la société doit aussi compensation au propriétaire pour toute moins-value qui n’est pas son fait, mais celui des relations sociales; sans quoi la société réclamerait tout l’argent que la bonne fortune ferait tomber dans la main du propriétaire, et quand au contraire l’argent en sortirait, la société se contenterait de lui dire : « Tant pis pour vous ! » Il faudra donc établir un compte courant par doit et avoir entre chaque propriétaire et la société, et, à la fin de l’année, on fera la balance entre ce que la société doit à chacun et ce que chacun lui doit. Ce n’est pas tout. Puisqu’il y a dans la plus-value une part due au travail individuel et une autre au travail social, il faudra trouver la ligne de démarcation entre les deux; mais le propriétaire même, fût-il un génie dans l’art de la comptabilité, ne saurait, dans le revenu de la terre, faire le compte de ce qui est dû à son travail ou à ses dépenses, et de ce qui est dû aux rapports sociaux, à la demande, au hasard, etc. « Les difficultés que peut offrir à cette heure la péréquation de l’impôt foncier, dit avec raison M. Gide, ne sont que jeux d’enfans à côté d’une semblable entreprise. »

On ne peut nier cependant que la théorie de Stuart Mill, en sa généralité, fût soutenable pour l’Angleterre, où la propriété foncière est immobilisée aux mains de quelques oisifs et où elle leur confère une inique domination. C’est la possession prolongée depuis la conquête normande qui a fait les plus grandes fortunes territoriales d’Angleterre. La réforme des lois anglaises, protectrices des majorats et des substitutions, est urgente ; les troubles actuels de l’Irlande et la présente loi agraire en sont une nouvelle preuve. Mais, d’un état de choses particulier, où les lois positives entravent et vicient les lois naturelles, peut-on tirer une conclusion générale sur la rente foncière? Ne semble-t-il pas que l’excès de la rente en Angleterre soit aujourd’hui le résultat artificiel des entraves légales à la circulation démocratique des propriétés? La théorie de Mill perd presque toute sa valeur pour les pays comme la France, où la terre ne procure ni les mêmes profits, ni les mêmes privilèges[10]. Par l’effet de nos lois, le seul jeu des libertés amène une réduction du revenu territorial. Les causes en sont manifestes, d’abord dans la concurrence des terres nouvelles et fertiles d’Amérique, d’Asie, d’Australie, qui diminue les privilèges de fertilité pour les terres; puis dans la facilité et le bon marché croissans des transports, qui diminuent par une circulation meilleure les privilèges de situation. Ajoutons que, si l’on grevait la propriété territoriale, comme le demande Stuart Mill, on gênerait l’expansion de la propriété sous un mode sans y mettre obstacle sous un autre beaucoup plus fécond en abus, celui des valeurs mobilières; conséquemment, on n’assurerait pas mieux l’accès de la propriété à ceux qui en sont dépourvus. En France, la propriété foncière ne saurait être grevée au moment même où notre agriculture traverse une crise fâcheuse due à la concurrence écrasante des blés d’Amérique. Le péril est tel que nos agriculteurs réclament des droits protecteurs. Si on ne leur concède pas ces droits, au moins est-il juste de ne pas faire retomber sur eux les accusations socialistes contre la propriété. Cette invasion des blés et des viandes d’Amérique, que ne pouvaient prévoir ni Ricardo ni Stuart Mill, prouve que la rente de la terre n’augmente pas toujours et partout, qu’il y a là un phénomène variable et susceptible d’interruption.

Outre l’impôt impraticable sur la rente foncière, destiné à absorber la plus-value au profit de l’état, on a encore proposé le rachat du sol par l’état, qui en ferait ensuite aux particuliers des concessions temporaires moyennant un prix de fermage déterminé par la mise aux enchères. Ce serait une opération analogue au rachat des chemins de fer. Mais on a fort bien montré, selon nous, que l’opération « est faite pour mener un pays à la banqueroute par le plus court chemin. » L’état, pendant de très longues années, ne retrouverait pas dans le prix des fermages la contre-partie de l’intérêt qu’il devrait servir aux propriétaires : le revenu des terres, même en propriété perpétuelle, est actuellement inférieur à 3 pour 100. En outre, le résultat final pour la répartition des richesses serait peu de chose[11].

Il y a cependant dans les idées de Stuart Mill et de M. de Laveleye une partie qui nous semble beaucoup plus acceptable. Sans grever la propriété foncière, et sans la racheter en totalité, l’état et les communes peuvent eux-mêmes, dans une certaine mesure, s’ils y voient un avantage, se faire propriétaires fonciers. Ils le sont déjà : ils possèdent des forêts, des biens communaux, des monumens publics, des routes, etc.[12]. Pourquoi ne tourneraient-ils pas à leur profit, en acquérant des propriétés pour les concéder ensuite, le phénomène de la rente foncière rurale, là où il existe, comme nous avons vu qu’ils peuvent tourner à leur profit, par le même moyen, le phénomène de la rente urbaine ? M. de Laveleye se plaint avec raison que les gouvernemens des pays neufs, les États-Unis, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, aliènent d’une manière définitive les terres vacantes, et cela pour des sommes dérisoires. Ne pourrait-on, dit M. de Laveleye, au lieu de vendre à perpétuité ces terres moyennant quelques shillings ou quelques dollars l’hectare, les donner pour le même prix en concession pendant cent ans, cent cinquante ans, comme le font les lords anglais ? « De cette façon, au bout de trois ou quatre générations, la société rentrerait en possession des biens dont la valeur se serait accrue ; elle pourrait supprimer tous les impôts. » — Ne louons-nous pas en France, dit aussi M. Gide, la prévoyance des législateurs du second empire, qui, en concédant le réseau de nos chemins de fer pour un temps limité, ont assuré leur retour entre les mains de l’état et ont préparé à nos heureux descendans une magnifique succession? Pourquoi ne ferait-on pas de même pour le sol là où il est encore disponible, comme en Algérie ? M. Leroy-Beaulieu reconnaît lui-même (et l’aveu est précieux) que « cet arrangement serait possible, peut-être profitable. Le colon actuel se contenterait vraisemblablement de la perspective d’une jouissance d’un siècle ou d’un siècle et demi. » Au reste, dans beaucoup de pays, l’état fait des concessions de terres ou autres avec clause de retour au bout d’un certain temps. En définitive, pourquoi la société renoncerait-elle à bénéficier pour sa part d’un phénomène qui est éminemment social, la plus-value progressive, et pourquoi abandonnerait-elle aux seuls individus tous les bénéfices légitimes ? Aux économistes de chercher ici les meilleures voies à suivre ; mais supprimer les impôts au moyen de profits faits par l’état, substituer la rente spontanée, qui est un bénéfice social, aux charges pesant sur les contribuables, conséquemment éteindre peu à peu la dette publique, voilà un assez beau résultat pour qu’on cherche sérieusement les moyens de l’atteindre.

Le phénomène de la rente ne se produit pas exclusivement pour la propriété foncière soit rurale, soit urbaine. Il y a d’autres valeurs qui s’accroissent aussi non par l’effet d’un travail personnel chez leurs propriétaires, mais par l’effet des relations sociales, des débouchés nouveaux, des nouveaux besoins de l’industrie, même des simples modes et des caprices de l’opinion. Ce n’est donc pas seulement la rente foncière qui renferme théoriquement une portion attribuable à la société ; c’est tout revenu net prélevé au-delà 1o du recouvrement des frais ; 2o du salaire, c’est-à-dire de la rémunération due au capital et au travail. On en voit un exemple dans les prêts de toute sorte avec intérêt. La partie de l’intérêt qui ne se résout pas en remboursement de frais et en salaire du travail ou du capital est une sorte de rente et de plus-value. Mais cette observation même prouve ce qu’il y a de chimérique dans le socialisme qui s’attaque à la rente. Ici encore nous demanderons aux socialistes comment ils espèrent, en tout profit et, pour être logique, en toute perte, faire la part de l’individu et la part qu’on pourrait appeler sociale ? Quelle utopie que de vouloir supprimer dans les choses humaines la part de l’alea, de la chance et du hasard ! Les ouvriers eux-mêmes profitent souvent des circonstances : que la demande de tel ou tel produit augmente, les ouvriers qui le fabriquent seront payés plus cher, tandis que d’autres ouvriers verront diminuer leur salaire. Ces derniers crieront-ils que leurs compagnons sont des rentiers ? Demanderont-ils une indemnité à leurs rivaux plus heureux ? Les jardiniers qui ont reçu la pluie dans leur jardin et fait bonne récolte devront-ils réparation à ceux que la sécheresse a ruinés ? Nous ne méconnaissons pas qu’il s’agit dans ce cas de phénomènes et non d’une sorte de privilège comme la rente mobilière ou immobilière. Mais, d’autre part, la rente mobilière tend elle-même à diminuer : le taux de l’intérêt va s’abaissant par un mouvement naturel, comme l’a montré M. Leroy-Beaulieu. Le mal, ici, s’amende donc de lui-même. L’état pourrait le diminuer encore en favorisant les institutions de crédit, les banques de prêts populaires qui ont réussi dans d’autres pays. Enfin, une meilleure assiette et une plus équitable répartition de l’impôt, qui ne devrait pas, en pesant sur les subsistances, devenir un impôt progressif à rebours, serait le plus sûr moyen de faire retourner en quelque sorte la partie sociale des revenus à la société entière.

L’héritage peut être, en certains cas, une troisième cause d’accumulation de richesses ; aussi les socialistes, dans leurs déclamations, ont-ils attaqué la légitimité de l’héritage. Cette légitimité est pourtant incontestable, au double point de vue du droit et de l’intérêt social : le droit de posséder et de consommer implique celui d’épargner et de donner; quant à l’intérêt commun, il est évidemment utile que l’individu capitalise le plus possible, par cela même fournisse le plus d’élémens possibles au progrès social. Mais, d’autre part, l’état a ici un droit d’intervention et de restriction vainement nié par certains économistes. En effet, le contrat par lequel le testateur donne ses biens à un autre homme porte non-seulement sur le présent, mais encore sur l’avenir et sur un avenir indéfini; c’est donc un pouvoir positif, et un pouvoir d’oisiveté indéfinie, une rente perpétuelle et une domination perpétuelle qu’on confère pour une époque lointaine où la société aura subi des changemens et des accroissemens, où des besoins nouveaux se seront développés, où, grâce à ces besoins mêmes, les terres rurales ou urbaines auront acquis un prix plus considérable, où, en un mot, la situation des tiers aura été modifiée. Là encore, la société aura contribué elle-même à produire la plus-value dont jouiront les héritiers. Dans tout contrat dont l’effet lointain doit se développer au sein de la société future il y a évidemment un tiers intéressé, quoique absent encore, à savoir la société future elle-même, qui a son représentant actuel dans la société présente. Le testament est un contrat trilatéral : l’homme y dispose pour un temps où lui-même ne sera plus et où d’autres hommes seront, avec une autre situation économique, politique, sociale. Prétendre que c’est là un acte analogue à tous les autres et où la société n’a rien à voir serait un paradoxe. Aussi le législateur de la révolution n’a-t-il fait qu’user d’un droit strict en réglant le mode et la distribution des héritages. Le principe de la réserve légale au profit des enfans, des parens, et même de l’époux survivant, est juste et n’est d’ailleurs que l’acquittement d’une dette, que la reconnaissance d’un contrat. L’état est lui-même intéressé à maintenir par là et à favoriser le maintien de ce que M. Le Play appelle la famille-souche avec son patrimoine familial. Mais peut-être l’état se montre-t-il trop généreux lorsqu’il étend l’hérédité naturelle, en l’absence de testament, à des parens très éloignés souvent inconnus du mort. Le lien familial est ici tout artificiel et prend indûment la place du lien social, de la grande parenté civique. Dans les cas de ce genre, il y aurait justice à considérer la société comme l’héritier naturel de celui qui n’a conservé que ses liens sociaux. Dans tout héritage, d’ailleurs, on peut dire qu’il y a une part sociale encore plus évidente que dans la propriété. La réserve en faveur de la société se fait actuellement par l’impôt sur les successions, dont l’organisation présente est, par malheur, funeste aux petits héritages, qu’elle absorbe, et trop favorable aux grands.

Outre la rente foncière, la rente mobilière, et les accumulations excessives d’héritages, une quatrième cause qui peut immobiliser la propriété dans les mêmes mains, ce sont les associations à patrimoine inaliénable, non moins contraires au droit public que les « substitutions » de l’ancien régime. Sur ce point, les communautés religieuses sont encore trop habiles à éluder la loi. Les associations de capitaux industriels appellent aussi la surveillance de l’état. Elles peuvent, en effet, produire à leur tour les conséquences du monopole, car il y a telle société de capitaux assez considérable pour défier en fait la concurrence. De là le droit reconnu à l’état, même aux États-Unis, d’imposer un tarif aux services et aux produits des grandes compagnies, surtout anonymes, et de les soumettre à des conditions d’autorisation préalable, de publicité, de surveillance administrative. Notre législation contient, à ce sujet, des lacunes reconnues de tous les économistes[13].

Malgré les maux qu’elle engendre de nos jours, la guerre du capital et du travail est provisoire : elle est la caractéristique de notre époque, mais elle contient en elle-même le germe de la paix à venir. Le capital, en effet, souverain de notre siècle, a rendu la propriété infiniment plus mobile, plus divisible et plus circulante qu’elle ne l’était sous la forme immobilière. Le résultat du capital sera donc de répartir de plus en plus la propriété entre tous, d’en permettre à la fois, pour ainsi dire, la division entre les personnes et la réunion en associations : c’est un instrument d’analyse et de synthèse tout ensemble. Sans doute il a produit d’abord des accumulations d’argent analogues aux grandes propriétés territoriales; mais ces accumulations ne sont elles-mêmes que des associations de capitalistes, auxquelles pourront de plus en plus répondre les associations des travailleurs. De là deux camps en apparence irréconciliables, mais cependant composés d’hommes qui ne peuvent rien les uns sans les autres. Aussi arrivera-t-il un jour où les travailleurs eux-mêmes participeront de plus en plus au capital proportionnellement à leur travail. La solution idéale de l’antinomie économique serait la répartition la plus grande possible de la propriété et du capital parmi les travailleurs eux-mêmes. La propriété universalisée est le corollaire du suffrage universel, car l’être qui possède assez pour se suffire se possède seul lui-même et, en moyenne, est seul vraiment maître de son vote. Le pouvoir social que la propriété confère est semblable au faisceau du licteur : il est redoutable tant qu’il reste en une seule main, et, divisé entre tous, il donnerait une arme à tous. C’est là sans doute un idéal dont la complète réalisation est impossible, mais on peut s’en rapprocher progressivement. Pour nous, nous croyons que l’avenir est à la circulation rapide de tous les capitaux et à la facilité de tous les échanges, comme il est aux chemins de fer et aux télégraphes. Un privilège mobilisé et circulant sans cesse n’est plus vraiment un privilège, et le capital finira par communiquer sa mobilité à la terre même, qui cessera ainsi d’être un monopole[14]. En outre, nous avons vu que l’état, sans enlever à personne de son droit, peut user lui-même du sien pour accroître, en face de la propriété individuelle, ce que nous avons appelé la propriété sociale, et pour favoriser ainsi une répartition moins inégale des richesses. Les ressources nouvelles que l’état pourrait se créer auraient, entre autres avantages, celui de rendre possibles les systèmes d’assurance universelle. M. de Laveleye a montré que, si les ouvriers épargnaient seulement les sommes énormes qu’ils consacrent, — eux qui n’ont pas le nécessaire, — à ce superflu funeste et abrutissant de l’alcool et du tabac, ils pourraient en vingt ans acheter toutes les manufactures où ils travaillent. D’autre part, ajouterons-nous, si ceux qui sont dans l’aisance épargnaient un peu de leur superflu et retranchaient quelque chose de leurs dépenses, souvent nuisibles, pour venir en aide aux travailleurs, ils pourraient avant vingt ans leur donner toutes les manufactures où ils travaillent. A plus forte raison, les assurances pourraient-elles mettre à l’abri d’une foule de misères, et cela au moyen de sommes relativement modiques, d’autant plus modiques que les assurances seraient plus généralisées. Ce qui fait la force des capitaux dans les sociétés modernes, c’est leur union et leur combinaison; pour le chimiste, l’acide nitrique isolé et le coton isolé n’ont guère de puissance, mais leur combinaison fera sauter des quartiers de roche et aplanira des montagnes. En face des capitaux associés, il faut que les travailleurs associent leur prévoyance et leurs épargnes, dont la force est centuplée par le régime des assurances.

La vraie assurance populaire pourrait s’appeler l’assurance du capital humain : elle a pour objet principal de l’assurer contre la destruction prématurée par la mort et contre le chômage. M. Brentano a montré que l’ouvrier, pour être garanti, devait contracter quatre assurances différentes : 1° une assurance ayant pour objet une rente destinée à nourrir et à élever ses enfans dans le cas où il mourrait prématurément : «c’est, dit M. Léon Say, la garantie du renouvellement de la classe ouvrière; » 2° une assurance de rente pour ses vieux jours; 3° une assurance pour le cas d’infirmités, d’accidens et de maladie; 4° une assurance pour le cas de chômage par suite du manque de travail. M. Engel, dans ses statistiques, évalue à 0 fr. 60 par jour le prélèvement nécessaire pour réaliser cette quadruple assurance, et beaucoup d’économistes pensent que, dans un avenir peu éloigné, ce prélèvement de 0 fr. 60 sur le salaire journalier ne rencontrera d’autre obstacle que des habitudes d’ivrognerie et de dissipation. Or, grâce à la solidarité croissante qui se manifeste dans nos sociétés modernes entre un citoyen et les autres, l’imprévoyance de l’un retombe la plupart du temps sur les autres. C’est en vertu de ce principe qu’on oblige à éclairer la nuit les voitures, à faire ramoner les cheminées pour éviter les incendies, etc. Si on venait à reconnaître un jour qu’il y a un intérêt majeur à rendre obligatoire l’assurance contre l’incendie, on pourrait tout aussi bien l’imposer que l’on impose les précautions contre l’incendie. Dans l’ordre intellectuel et moral, l’état a le droit d’exiger le minimum d’instruction nécessaire à l’exercice des droits de citoyen, surtout du droit de suffrage, car nous sommes tous intéressés à ce que ceux qui partagent avec nous le pouvoir de contribuer au gouvernement ne soient pas dans un état de servitude et d’incapacité réelles. En vertu du même principe, l’état peut, sans violer la justice et au nom de la justice même, exiger des travailleurs un minimum de prévoyance et de garanties pour l’avenir ; car ces garanties du capital humain, qui sont comme un minimum de propriété essentiel à tout citoyen vraiment libre et égal aux autres, sont de plus en plus nécessaires pour éviter la formation d’une classe de prolétaires fatalement vouée soit à la servitude, soit à la rébellion. Outre que le travailleur imprévoyant n’a du citoyen libre que le nom, il finit toujours par retomber, lui ou les siens, à la charge de la charité publique. L’état et les communes ont parfaitement le droit de prendre d’avance, au nom de tous, leurs précautions contre une charge qui finira par incomber à tous. Enfin le père de famille n’a pas plus le droit de pratiquer l’imprévoyance absolue au point de vue matériel qu’il n’a le droit de la pratiquer au point de vue intellectuel et moral, car sa famille entière sera un jour victime de cette imprévoyance, puis, après sa famille, la commune et l’état. C’est donc au nom même de la justice, de la liberté et de l’égalité, qu’on peut établir pour l’individu l’obligation d’assurer en sa personne le capital humain par un minimum de garanties. Il n’y a là aucun « socialisme d’état, » quoi qu’en dise M. Léon Say ; c’est une simple précaution de tous envers chacun, et cela au bénéfice de chacun : les intérêts, sur ce point, sont aussi harmoniques que les droits. Ne nous laissons pas, encore ici, distancer par l’Allemagne, comme pour le service obligatoire et pour l’instruction obligatoire[15].

Les économistes, — en particulier M. Leroy-Beaulieu, — n’ont pas épargné leurs objections aux projets d’assurance universelle et obligatoire avec concours de l’état. Ces objections sont tirées : 1° de l’accroissement d’impôts nécessaire pour constituer l’apport de l’état à la caisse d’assurances ; 2° du renchérissement de la vie causé par l’augmentation de prix où les industriels chercheraient un dédommagement à leur cotisation personnelle. — A la seconde objection on peut répondre : Les travailleurs gagneraient plus en tant qu’assurés qu’ils ne perdraient en tant que consommateurs. Les patrons, d’ailleurs, ont eux-mêmes intérêt à ce que les ouvriers soient dans une situation meilleure ; de plus, ils ont généralement assez d’intentions charitables pour ne pas refuser de contribuer à une organisation intelligente et en somme économique de la fraternité. Quant à l’objection tirée des impôts, elle est plus grave. Elle perd cependant de sa valeur si on songe qu’ici encore l’ouvrier profite plus de l’impôt destiné aux assurances qu’il n’en est grevé. L’objection tombe même tout à fait si on admet la possibilité de ressources nouvelles pour l’état.


En résumé, la conclusion qui nous semble ressortir de cette étude, c’est que l’individualisme absolu et le socialisme sont également faux; qu’il y a dans toute propriété, théoriquement considérée, une part individuelle et une part sociale; que, dans la pratique, l’exacte distribution de ces parts supposerait une mesure absolue de ce qui est dû à chacun selon ses œuvres; qu’une telle justice « distributive » est une chimère, et qu’il faut s’en tenir à des conventions conventions ayant pour base des moyennes générales. Mais, sans s’arroger la tâche impossible de l’absolue justice distributive, qui aboutirait à l’injustice, l’état a cependant, croyons-nous, un rôle à jouer dans la circulation des richesses. Selon les purs individualistes, nous l’avons vu, ce rôle serait tout négatif : « Laissez faire, laissez passer ; » selon les socialistes, il consisterait à tout faire. Ni les uns ni les autres ne nous semblent avoir compris les vraies attributions de l’état. Ce dernier, outre la justice négative et répressive, a encore une œuvre de justice positive et réparatrice qui lui permet de se réserver des moyens d’action, des ressources, des capitaux, pour les employer soit à la diffusion de l’instrument de travail par excellence, l’instruction générale et professionnelle, soit à l’encouragement ou à l’initiative des institutions philanthropiques. Au lieu de tendre à se dessaisir de tout ce qu’il possède ou peut posséder, les principes de la science économique autorisent l’état, en face de la propriété privée et toujours sacrée, à former une propriété collective, à l’accroître, à l’employer au profit du plus grand nombre. L’état pourra ainsi substituer de plus en plus aux impôts, qui pèsent surtout sur les masses, des ressources qui lui soient volontairement prêtées ou plutôt qui soient le revenu naturel de la propriété publique. C’est, nous l’avons vu, le phénomène de la plus-value progressive des propriétés qui fournit au socialisme contemporain son principal argument ; or il y a deux moyens de faire tourner à l’avantage de la société entière une plus-value qui tient à l’accroissement des relations sociales. Le premier, c’est de faire circuler le plus possible le bénéfice entre les individus : pour cela, il faut mobiliser de plus en plus la propriété, ce qui permettra sa diffusion entre tous les individus et en même temps le groupement des propriétés par l’association. Le second moyen, c’est de maintenir à côté de la propriété individuelle la propriété collective et sociale, comme source de revenu collectif. Par là, les économistes le reconnaissent eux-mêmes, on obtiendrait ce merveilleux résultat de remplacer peu à peu les charges de tous par des profits pour tous, de substituer à la dette publique une richesse publique, enfin de dégrever entièrement ces énormes budgets qui sont une cause d’inquiétude croissante. Ainsi c’est le libéralisme bien entendu qui fournit la solution la plus philosophique du problème, car il laisse leur juste part et leur libre essor à ces trois formes de propriété également légitimes : les propriétés individuelles isolées, les propriétés individuelles associées, enfin la propriété publique et nationale. On pourrait résumer le libéralisme économique dans cette formule : — Les individus libres propriétaires dans l’état libre propriétaire.

Alfred Fouillée.

  1. M. Schœffle est l’auteur d’un savant ouvrage sur la Structure et la Vie du corps social, d’où est extrait la Quintessence du socialisme. Avec M. de Lilienfeld et M. Spencer, M. Schœffle est un des philosophes qui ont contribué à établir que la société est un « organisme vivant, » soumis aux lois de la biologie.
  2. Voir les Harmonies économiques de Bastiat, que M. Leroy-Beaulieu appelle avec exagération « une des plus grandes œuvres philosophiques de ce siècle. » (P. 90.) Selon M. de Laveleye, au contraire, Bastiat n’aurait trouvé aucune idée nouvelle et il aurait obscurci plusieurs idées avant lui élucidées.
  3. M. Sumner Maine, M. de Laveleye, M. Spencer, ont parfaitement montré l’évolution historique de la propriété. À l’origine, le désir de s’approprier une chose et de la garder pour soi est un instinct que l’homme partage avec les animaux eux-mêmes : un chien se bat pour défendre l’os qu’il a enterré ou les habits dont son maître lui a confié la garde Dans la lutte pour la vie, cet instinct fut une condition de supériorité et de « survivance, » comme dit Darwin. Il était conforme à l’intérêt des hommes, au lieu de se battre et de s’exterminer entre eux, de laisser à chacun la possession de ce que chacun aurait produit ou acquis par son travail. Aussi cette possession, pour les objets mobiliers, par exemple pour les produits de la chasse, fut-elle de tout temps reconnue. Il est bien probable aussi que la possession des cavernes et des gîtes fut à l’origine individuelle ou familiale. Mais le sol ne tarda pas à devenir une possession de tribu. Le territoire parcouru par les peuples chasseurs ou par les troupeaux des peuples pasteurs fut toujours considéré comme le domaine collectif de la tribu, qui, d’ailleurs, avait seule la force de le défendre. Même après que le régime agricole s’est établi, le territoire que la tribu occupe demeure encore souvent sa propriété indivise : on cultive en commun la terre arable comme on exploite en commun le pâturage ou la forêt. Plus tard, la terre cultivée est divisée en lots, qu’on répartit par la voie du sort entre les familles. On attribue aux individus l’usage temporaire, mais le fonds continue de rester le domaine collectif de la tribu ou de la commune, à qui il fait retour après un temps afin qu’on puisse procédera un nouveau partage. C’est, comme on sait, le système aujourd’hui en vigueur sous le nom de mir dans les communes russes, sous le nom d’almend dans les cantons forestiers de la Suisse. (Voir, outre le livre de M. de Laveleye, celui de M. Mackensie Wallace sur la Russie. Sur les organisations analogues de l’Inde, voir Sumner Maine, Villages Communities East and West.) D’après Meyer, l’hébreu n’a pas de mot pour exprimer la propriété fondera privée. (Die Rechte der Israeliten, Athener und Rœmer, I, 362.) Quoique M. de Laveleye ait exagéré sa thèse pour ce qui concerne la Grèce, comme l’a montré M. Fustel de Coulanges, il faut cependant reconnaître que, dans ce pays, une grande partie du territoire appartenait encore à l’état et le reste demeurait soumis à son pouvoir suprême. C’est à Rome que finit par apparaître dans toute son extension le domaine absolu sur le sol, le dominium quiritaire. Et encore, selon Mommsen, « l’idée de propriété, chez les Romains, n’était pas primitivement associée aux possessions immobilières, mais seulement aux possessions en esclaves et en bétail. » Deux causes principales ont établi la propriété foncière individuelle : d’abord le régime militaire, puis le régime industriel. Le régime militaire a produit nécessairement l’inégalité des classes, surtout celle des conquérans et des conquis. La terre, comme toute autre dépouille, devient un butin, et, selon le caractère de la nation conquérante, elle est tout entière la propriété du despote vainqueur ou en partie celle de ses guerriers à titre de bénéfices. La conquête crée donc un droit de propriété absolu sur le sol, et commence à « individualiser » la propriété. Mais celle-ci ne devient complètement individuelle qu’à une nouvelle période de l’évolution humaine : la période industrielle. Le travail, en effet, tend alors à devenir la vraie mesure de la valeur et de la propriété ; l’échange, en établissant la liberté des transactions entre les individus, exige des droits de plus en plus individuels sur tous les objets échangeables, même sur la terre. Enfin, comme les mesures et la monnaie servent à l’achat et à la vente de la terre, la terre s’assimile sous ce rapport à la propriété personnelle produite par le travail et finit par se confondre avec cette dernière pour tout le monde. Tel est le moment de l’évolution auquel se trouvent arrivées les sociétés civilisées, et qui est une période d’individualisme. Dans tous les pays musulmans, la terre est cependant encore considérée comme appartenant à l’état qui l’a conquise. C’est un axiome du droit britannique que tout le sol de l’Angleterre est la propriété de la couronne, c’est-à-dire des conquérans, et que les propriétaires n’en sont que les concessionnaires à titre gracieux. (Comment. of Blakstone, liv. II, chap. V.)
  4. Un socialiste catalan, M. Ruban Donaden, de Figueras, disait : « Je voudrais être appelé non plus Ruban Donaden, mais le numéro 2,300 de Figueras, ma ville natale. »
  5. Voir une excellente étude de M. Charles Gide, sur la Propriété foncière, extraite du Journal des économistes. M. de Lavergne, dans son Économie rurale de l’Angleterre, estime la plus-value annuelle pour l’Angleterre à 1 pour 100 ; la valeur du sol doublerait par période de soixante-dix ans environ. En France, l’accroissement plus lent de la population ralentit celui de la plus-value.
  6. Voir le Bulletin de statistique et de législation comparée, mai 1883.
  7. M. Leroy-Beaulieu ajoute, avec raison, que cette attente et cette abstention, bien loin de constituer un mérite comme l’épargne, sont uniquement des entraves au bien-être social. Pendant des dizaines d’années, le spéculateur de terrains, bien ou mal guidé par ses calculs ou son instinct, « a accaparé de vastes espaces et les a soustraits à la construction. » Il a empêché de pauvres gens d’y élever des huttes ou de modestes maisons. Il a forcé l’ouvrier, le petit bourgeois, à chercher un gîte dans des quartiers plus éloignés encore. Il les a privés des douceurs de la possession d’un jardin. Il a apporté des obstacles au peuplement continu de la ville. Voilà ce qu’a fait le propriétaire de terrains, car quel autre travail à signaler de sa part? Et c’est pour cette œuvre singulière qu’il obtient une rémunération énorme? Des fortunes colossales se sont faites de cette façon, en dormant, après un acte d’accaparement du sol dans la périphérie d’une grande ville, par la simple force d’inertie qui a soustrait pendant longtemps des terrains aux constructions et qui a maintenu des îlots nus au milieu d’une ville grandissante. A New-York, on a vu une famille, la famille Astor, gagner ainsi une fortune que l’on évalue à quelques centaines de millions de francs, uniquement parce que, New-York étant située dans une île, un ingénieux et prévoyant ancêtre des Astor actuels avait pris la précaution d’acheter presque tout le territoire mm bâti de l’Ile. « A Paris, de considérables fortunes ont été faites dans les mêmes conditions : l’accaparement suivi de l’abstention prolongée. » En Angleterre, la propriété du sol des districts nouveaux des grandes villes appartient souvent à quelque lord, et les constructions doivent lui faire retour en même temps que le sol dans un certain nombre d’années. On a vu chez nos voisins, dans le mois de janvier 1880, le singulier spectacle d’une ville de plus de dix mille âme, aux environs de Rochdale, vendue à l’encan et adjugée à un simple particulier. (Voir M. Leroy-Beaulieu, p. 185, 190.) Le marquis de Westminster doit la meilleure partie de son immense fortune à des terrains donnés à bail par ses ancêtres à l’état de terrains vagues, et qui lui sont revenus avec un quartier de Londres bâti dessus.
  8. M. George, de San Francisco, où il a vécu trente ans, est venu donner à Londres des conférences pour soutenir sa théorie. On a publié en Angleterre une édition populaire de son livre, qui se distribue par milliers d’exemplaires. Ce livre a produit une impression si grande que l’auteur a été appelé à exposer ses idées devant un conclave de ministres de l’église établie : des pasteurs et des professeurs d’université ont donné des conférences et organisé des meetings pour répandre ses idées. On a remarqué avec raison que la plus vive attaque contre le régime actuel de la propriété nous est venue précisément de ce Far-West américain où les économistes invitaient ironiquement les communistes à prendre possession des terres non appropriées.
  9. « L’état et les grandes villes ont un crédit particulièrement élevé : ils empruntent à 3 fr. 60 pour 100. Ils pourraient mettre ce crédit à la disposition des sociétés qui veulent construire des maisons ouvrières. Ce serait diminuer d’autant le coût du loyer sans que les contribuables en souffrissent le moins du monde… Les lots sont une faveur que l’état a octroyée sans discernement ou par complaisance à des sociétés de spéculation ; il serait moral de réserver ce privilège aux sociétés qui s’interdisent absolument toute distribution de dividende au-delà d’un très mince intérêt, et qui se consacrent à une œuvre d’utilité sociale. » (Page 229, 235.)
  10. Il y a, sur la condition des paysans français, beaucoup d’erreurs trop répandues, et que vient de signaler une étude intitulée : le Prolétariat en France depuis 1789, d’après les documens officiels, par M. Toubeau. On croit généralement, dit l’auteur, qu’en France c’est la petite propriété qui domine. On entend partout répéter que, depuis 1789, les paysans n’ont cessé d’acheter de la terre et qu’aujourd’hui ils possèdent la plus grande partie du territoire. Les statistiques officielles démontrent, contrairement à l’opinion générale, que le paysan qui cultive son propre fonds possède moins d’un dixième du sol français; les neuf dixièmes du territoire appartiennent à des personnes étrangères à l’agriculture. « Sur 50 millions d’hectares, le paysan qui cultive son propre fonds ne possède que 4 millions d’hectares. Ces chiffres sont significatifs. » De plus, les propriétaires de ces 4 millions d’hectares sont eux-mêmes au nombre de deux millions : c’est dire que le lot de chacun est en moyenne assez exigu ; mais le rendement est plus considérable que pour les autres formes d’exploitation. Ce qui contribue à entretenir l’illusion relativement à la situation économique du paysan français, c’est le grand nombre des cotes foncières : quatorze millions de côtes. Mais il y en a la moitié qui sont inférieures à 5 francs. « Or, qu’est-ce qu’une propriété payant moins de 5 francs d’impôts, sinon un haillon de propriété? Le statisticien du gouvernement reconnaît donc lui-même que la moitié des propriétaires fonciers n’ont en réalité du propriétaire que le nom. » De là « le chômage du sol, » « l’absentéisme, » le « prolétariat agricole. » Beaucoup de terres sont en friche, beaucoup sont délaissées. Dans un seul arrondissement de l’Aisne, cent soixante-sept propriétés ne sont pas cultivées par le fermier et ne sont pas reprises par le propriétaire. Dans un autre arrondissement de l’Aisne, cent vingt-trois fermes se trouvent dans le même cas. Dans dix départemens du Nord et du Nord-Est, les fermiers découragés abandonnent la culture. Depuis quelque temps, la crise a gagné les environs de Paris : aucun fermier ne s’est offert pour les fermes de Mégrimont, de Sailly, de Linville, de Romainville, de Montanié, etc., etc. — Si l’attention ne se porte pas de ce côté, le « dernier rempart de l’ordre, » le paysan, finira par se laisser lui-même séduire, comme l’ouvrier, aux utopies socialistes.
  11. « Neuf fois sur dix, dit M. Gide, il arriverait que chacun reprendrait à titre de concessionnaire ce qu’il possédait naguère à titre de propriétaire, et personne ne s’apercevrait du changement. »
  12. La propriété sociale est déjà considérable et constitue déjà pour tous un beau dédommagement aux droits primitifs « de cueillette, de chasse et de pâturage, » que nos socialistes regrettent platoniquement. Les propriétés de l’état affectées à des services publics (rivages, canaux, routes nationales, chemins de fer), valent environ 2 milliards et demi ; les propriétés de l’état non affectées à des services publics (telles que les forêts) valent 1 milliard et demi. Le domaine de l’état, des départemens et des communes en France, selon M. Leroy-Beaulieu, représente une dépense de 15 à 20 milliards de francs. Quand les chemins de fer auront fait retour à l’état dans soixante-dix ans, quand, dans vingt, trente ou quarante ans, toutes les concessions d’éclairage ou d’eaux auront expiré et que la canalisation établie par les sociétés privées aura fait retour aux villes, cette valeur du domaine public aura doublé. Malgré cela, les propriétés à revenus ne nous semblent pas assez considérables pour l’état et les villes ; si chaque individu a le droit de s’enrichir, la collectivité a aussi ce droit, et plus elle est riche, plus elle peut entreprendre sans grever les contribuables.
  13. On voit, dit M. Leroy-Beaulieu, l’état créer sans motif des sociétés financières privilégiées dont il nomme les directeurs ou les gouverneurs, attribuant ainsi à des incapables de riches sinécures qui n’ont été gagnées d’ordinaire que par la courtisanerie et l’intrigue. On le voit encore tolérer un brigandage, une piraterie effrontée, sous le couvert des sociétés anonymes d’émissions d’actions ou d’obligations. L’état laisse de prétendus financiers, avec le secours d’une presse vénale, dérober audacieusement, publiquement, les épargnes des petites gens; il ne fait aucun effort pour arrêter les spoliations dont il est le témoin, dont beaucoup de membres des assemblées législatives, en leur qualité d’hommes privés, il est vrai, sont les complices et les bénéficiers. L’état, qui punit sévèrement l’escroc de bas étage et le voleur vulgaire, respecte, honore, charge de décorations et de cordons les grands détrousseurs du public. La corruption des sociétés anonymes est aujourd’hui la cause principale, presque la seule, des énormes fortunes. » (Page 566.)
  14. L’act Torrens, promulgué en 1858, dans l’Australie méridionale, est un grand progrès en ce sens : l’administration de l’enregistrement délivre aux propriétaires qui en font la demande un titre de propriété qui peut se transmettre d’un individu à l’autre par simple endossement : l’enregistrement remplace ainsi le notaire et se fait au prix du service rendu, non à titre d’impôt. Chez nous, au contraire, les droits de mutation sont énormes et l’état entrave la circulation de la propriété, qu’il devrait au contraire assurer. La transmission d’un immeuble entre vifs coûte 6 fr. 88 pour 100 de droits d’enregistrement, et 3 pour 100 d’acte chez le notaire; soit 10 pour 100. La propriété rurale, déduction faite des prix de la culture, ne rapporte en moyenne, d’après les statistiques du ministère des finances, que 2 fr. 89 pour 100. Conséquence: chaque mutation grève la propriété, en moyenne, d’une charge supérieure au revenu de trois années. La terre qui changerait de mains tous les trois ans et demi rapporterait zéro et deviendrait, pour ses possesseurs successifs, l’équivalent d’un jardin fruitier planté d’arbres morts. Il en résulte encore que les capitaux de circulation facile accaparent les gros bénéfices et la puissance aux dépens de cette terre qui n’est aujourd’hui ni assez immobile entre les mêmes mains, comme elle le fut dans le système primitif, ni assez mobile de main en main, comme elle le sera dans le régime à venir. Pour faciliter cette mobilisation, plusieurs économistes ont proposé, outre l’adoption de l’act Torrens comme procédé facultatif, la constitution de grands domaines qu’exploiteraient des sociétés par actions avec émission des titres dans le public: quiconque voudrait participer aux avantages de la propriété et de sa plus-value lente, mais certaine, n’aurait qu’à acheter une action de 500 francs.
  15. La seule question qui nous semble pouvoir admettre des solutions diverses, c’est de savoir si l’état doit lui-même se changer en une société d’assurances, ou simplement donner sa garantie à des sociétés particulières. Ce qui est certain, c’est que l’assurance a ce caractère de ne pouvoir être entreprise par un individu ; elle ne peut l’être que par des sociétés, et la seule raison de choisir est dans le bon marché ainsi que dans l’excellence de l’administration. Les partisans de l’état soutiennent que, plus la société d’assurances est vaste, nombreuse et centralisée, plus la prime se réduit. Ils ajoutent que les opérations de l’assurance ont leur analogue dans beaucoup d’opérations administratives, telles que les caisses de retraites pour les fonctionnaires, les veuves, les orphelins ; la police des constructions ressemble à l’assurance immobilière, la perception des contributions directes ressemble à l’encaissement des primes ; les affaires de banque confiées à l’état ressemblent à l’administration et au placement des capitaux d’assurance. Les adversaires de l’état préfèrent lui confier simplement un droit de contrôle et réclament la réforme de nos législations dans le sens des lois adoptées par les États-Unis pour la « surintendance des assurances. » Enfin une opinion intermédiaire admet que l’état contribue pour sa part à payer la prime, comme en Allemagne, tout en laissant aux individus le choix entre les diverses sociétés reconnues par l’état. On verra dans le livre de M. Charles Grad et dans celui de M. Say l’exposé et la critique de la loi allemande sur les sociétés de secours mutuels, qui oblige tout travailleur dont le salaire ne dépasse point 7 francs à faire partie d’une société d’assurance mutuelle contre la maladie. Les patrons sont tenus de faire inscrire leurs ouvriers et de prendre à leur charge le tiers de la cotisation. Quant à la loi sur l’assurance contre les accidens, elle est encore pendante. En Italie, une loi sur le même objet a été votée et organise une Caisse nationale d’assurances contre les accidens du travail, mais sans obliger les ouvriers à s’assurer.