Les Etudes d'érudition en France et en Allemagne

Les Etudes d'érudition en France et en Allemagne
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 5 (p. 767-788).
LES
ETUDES D’ERUDITION
EN FRANCE ET EN ALLEMAGNE

L’examen comparé de l’activité érudite en France et en Allemagne est un sujet complexe et à beaucoup d’égards très délicat. Si on met en parallèle l’état des hautes études chez nous et chez nos voisins, il est difficile, alors que l’on s’arrête aux mérites de l’un des deux pays, de ne pas être accusé par instans de partialité. Dans un tableau de ce genre, tout est nuance ; la page qu’on vient de lire doit être commentée par celle qui la suit ; les considérations de détail sont si nombreuses que, pour les apprécier avec sûreté, il faut souvent se mettre à distance et les regarder d’ensemble. Dans l’analyse des tendances différentes qui distinguent les deux nations, il importe aussi de ne pas confondre l’essentiel et l’accessoire. Si on s’attache aux causes premières, le sujet s’élève ; les dangers de la polémique mesquine disparaissent, la critique dès lors a toute liberté ; elle sait bien du reste que les deux formes d’esprit dont elle étudie quelques-unes des manifestations particulières ont une égale valeur pour le progrès de la haute culture intellectuelle.


I.

Quand on est tenté de nous déprécier dans l’ordre de l’érudition, on oublie que trois des sciences modernes les plus importantes sont nées dans des chaires françaises. Le temps présent doit à Eugène Burnouf la connaissance du zend, et par là en grande partie l’étude comparée des langues indo-européennes. Abel Rémusat et Stanislas Julien ont été les premiers sinologues de ce siècle. Dans l’intelligence de l’égyptologie, personne n’a surpassé M. de Rougé, qui recueillait lui-même l’héritage de Champollion[1]. Ainsi, là où il fallait créer, où les qualités ordinaires ne suffisaient pas, comme si la noblesse du but eût stimulé le génie français, il a montré que ces belles recherches étaient faites pour le passionner. De même autrefois l’archéologie et la paléographie ont eu en Montfaucon et en Mabillon des maîtres qui ont instruit l’Europe. Dans l’histoire des études orientales, personne ne nous conteste une place d’honneur ; l’Institut s’est souvenu des devoirs que lui imposaient de glorieuses traditions quand il a décidé de publier le corpus des inscriptions sémitiques. La merveilleuse patience qui a été longtemps le privilège des bénédictins s’est retrouvée de nos jours chez quelques-uns de nos érudits ; nous avons vu commencer et s’achever sous nos yeux, par les efforts d’un seul homme, telle tâche si étendue qu’elle semblait demander plusieurs existences. La France a en si haute estime les recherches savantes que nulle nation ne les a plus constamment associées à ses entreprises extérieures. Il n’est guère besoin de rappeler longuement que dans les hautes études, à toutes les époques, aux grands maîtres étrangers nous avons presque toujours pu opposer les nôtres. Ce n’est pas là un fait qui soit mis en doute ; mais il nous vient parfois d’outre-Rhin une sorte d’éloge très particulier qui ne nous déplaît pas. M. Théodore Mommsen, en apprenant coup sur coup plusieurs découvertes dues à nos érudits, disait récemment : « Il faut avouer que ces Français ont un pacte avec la bonne chance. » L’activité, la passion de ce qui est important et neuf, un esprit juste et décidé, ne sont-ils pour rien dans ces fortunes dignes d’estime ? Il en est de la science comme de la vie : le hasard n’y fait pas seul les heureux.

Si on met en parallèle les hautes qualités, celles qui sont le privilège de quelques-uns et qui font faire à nos connaissances par des coups de génie des progrès éclatans, la France n’a rien à envier à l’Allemagne ; elle peut même dire avec quelque fierté que nous avons précédé dans cette carrière ceux qui sont aujourd’hui nos rivaux, que plus souvent qu’eux nous avons eu ces intuitions imprévues d’où naissent les grandes découvertes. L’opinion est faite, et depuis longtemps, sur tous ces points ; ce qu’il convient de comparer, ce sont moins les mérites de premier ordre que les méthodes suivies par la foule des esprits laborieux et le nombre même des ouvriers. La supériorité propre à chacune des deux nations est alors facile à définir. Il s’en faut qu’elles aient au même degré d’une part l’intelligence nette et sûre d’elle-même, le don de voir la vérité et de la faire comprendre, de l’autre cette organisation et cette continuité de travail qui, dans ces études, sont une si heureuse condition de progrès.

Il se publie en Allemagne beaucoup plus de livres d’érudition qu’en France. Ils ont presque toujours un mérite, l’abondance des informations. L’auteur sait tout ce qui a été dit avant lui et le rappelle ; il expose l’état de la question, ou plutôt nous permet de le connaître, si nous sommes attentifs et studieux. — On ne lit pas d’ordinaire un livre allemand, on l’étudié. — L’usage des documens originaux, la critique des textes anciens y est de règle. Ces ouvrages citent de première main, et soumettent le passage auquel ils renvoient à une sérieuse analyse. L’ordre, la clarté, sont des mérites qu’il faut rarement leur demander. Sous l’abondance des faits, l’écrivain est accablé ; il se reconnaît avec peine au milieu des matériaux qu’il a réunis : il entasse plus qu’il ne bâtit. L’important pour lui se distingue mal de l’accessoire ; il ne s’occupe guère de la juste proportion que doivent avoir les différentes parties de son œuvre. Il est tel livre allemand qu’il faut refaire pour le bien comprendre : nous lui cherchons un titre qui résume la pensée principale ; nous divisons l’ouvrage en chapitres ; nous mettons ces chapitres dans l’ordre où ils s’éclairent les uns les autres : alors seulement nous pouvons lire avec fruit les démonstrations et porter un .jugement. Combien ce travail n’a-t-il pas été imposé souvent à beaucoup d’entre nous ! Voici par exemple les Commentationes epigraphicœ de M. Neubauer. — L’ouvrage n’a pas d’introduction ; l’auteur n’indique nulle part le sujet qu’il traite. Nous lisons les premières pages : nous croyons qu’il se propose seulement de restituer quelques inscriptions ; les pages suivantes ne nous éclairent pas encore ; nous passons d’un problème de détail à d’autres questions en apparence aussi peu importantes. Ce volume est pourtant d’une grande valeur ; il est le meilleur travail que nous ayons sur la partie jusqu’ici la plus obscure de la chronologie athénienne. Il était si facile, semble-t-il, d’annoncer le sujet, la méthode, en quelques mots de préface, de suivre pour toutes ces observations l’ordre du temps. Il faut trois mois au savant le mieux préparé pour reconnaître que M. Neubauer a fait une œuvre vraiment utile.

D’autres fois l’abondance des documens rapportés et des digressions nous fait perdre le sens même du sujet ; nous ne savons plus où nous conduit l’auteur, il l’ignore lui-même. Il arrive que de tout un gros volume nous ne retenons qu’un catalogue de faits ou de monumens ; nous n’avons pas aperçu l’idée importante, celle qui fait le mérite du livre ; elle était cachée dans une note, au bas d’une page, au milieu de vingt remarques indifférentes. Ces ouvrages représentent, pour nous, l’état du travail avant que nous commencions à le composer, alors qu’il est encore à l’état brut et informe. La villa Albani possède un bas-relief de petites proportions qui représente l’apothéose d’Hercule ; M. Stephani lui consacre un volume de deux cents pages in-4o imprimées en caractères très fins, pleines de faits, surchargées de notes ; il ne dit rien de ce monument qui ne soit connu. Cependant, quand on est familier avec cet ouvrage, qui a pris rang dans la science, on y trouve sur plusieurs sujets beaucoup à apprendre, on reconnaît que l’auteur a une vaste érudition. Quiconque s’occupe de ces études peut citer un grand nombre de faits de ce genre. Telle est même la foule des exemples qui se présentent, qu’il serait difficile de choisir entre eux. Ce qui est plus grave, c’est que les maîtres de la science se défendent mal de ces défauts ; nous les retrouvons jusque dans les œuvres de Gerhard, de Panofka, de Welcker. Ottfried Müller lui-même n’en est pas exempt. Les Allemands s’étonnent que nous puissions avec facilité exposer une question, montrer nettement le pour et le contre et conclure. Si nous faisions des manuels érudits, ils reconnaissent que nous les ferions mieux qu’eux. Pour les sciences physiques et naturelles, ils ont traduit et donné à leurs élèves beaucoup de nos livres élémentaires qui sont devenus classiques dans leurs écoles ; ils désespéraient de trouver une forme d’exposition qui se prêtât mieux à l’enseignement[2].

Nous croirions volontiers que les enquêtes minutieuses de nos voisins ne doivent avoir que des conclusions certaines. Ce sage pays est aussi celui du paradoxe. Dès qu’il faut s’élever à une idée générale, on se demande à quoi sert cette accumulation de faits. Il semble qu’au milieu de ces documens mal classés l’écrivain fatigué se forme une opinion en un instant, et plie ensuite la foule des preuves qu’il a réunies dans le sens d’une thèse trop vite choisie. S’il est sûr de lui-même, c’est sur le détail ; là, dans un sujet restreint, il excelle. Il a aussi un mérite hors ligne pour les rapprochemens matériels qui éclairent un fait par un fait. Aucune qualité n’a contribué davantage aux progrès des sciences philologiques, de l’épigraphie, de la chronologie. M. Théodore Mommsen a vécu dans l’étude des choses de Rome ; ses recherches sur des questions spéciales, ses grands recueils épigraphiques, l’ont mis au premier rang de l’érudition contemporaine. Quand il a voulu écrire une histoire suivie, l’Histoire romaine, il semble qu’il se soit accordé quelques de distraction pendant lesquels il avait le plaisir de ne plus s’imposer ni précision ni rigueur. Ses compatriotes l’ont jugé sévèrement. L’esprit de système, l’imagination, l’hypothèse, les passions personnelles à l’auteur, les choquent dans ce livre. Si l’ouvrage a les charmes d’un roman, il en a les incertitudes et les caprices. Chaque fois que l’auteur allemand aborde un sujet où les faits ne sont pas tout, nous ne pouvons plus avoir en lui qu’une confiance médiocre. Le tact et la mesure le garderaient du moins de trop grands périls, mais ces qualités ne sont pas de celles qu’il estime.

L’appareil érudit, qui est de rigueur en Allemagne, ne doit pas nous faire illusion. Le plus souvent l’écrivain n’est précis que dans un ordre de questions ; un historien par exemple cite presque toujours les monumens d’art avec une surprenante négligence ; l’archéologue donne des dessins inexacts qui faussent le caractère et le sens des œuvres qu’il étudie. En ouvrant ces livres compactes, d’autant plus respectés qu’ils sont plus mystérieux, nous sommes tout d’abord saisis d’une sorte d’humilité ; nous vénérons d’avance la vérité cachée dans les arcanes de ce lourd et sombre édifice. La question, pensons-nous, a été traitée définitivement. Regardez-y de près ; sur leur terrain même, dans les recherches de faits, ces auteurs impeccables ont souvent péché ; que de fautes n’ont-ils pas commises, si nous parlons du goût, qui, dans les choses de l’antiquité, est une partie de la science, de l’intuition, à laquelle il faut tant demander, du bon sens, qui résout les difficultés avec une vraisemblance voisine de la certitude ! Ne nous laissons pas intimider par le ton trop résolu des affirmations, par cette façon, passée de mode chez nous, de frapper à droite et à gauche sur ses devanciers. Cette critique, dépourvue de nuance et parfois brutale, ne s’attaque pas seulement aux ouvrages étrangers ; les Allemands s’en servent entre eux, ils y trouvent plaisir. Il faut y voir un reste des mœurs rudes d’autrefois, beaucoup plus que la mésestime réfléchie de leurs adversaires. Cette gravité acerbe est souvent aussi un artifice de guerre ; elle ne cache pas moins de défauts que la politesse et la modération françaises.

Le savant qui dédaigne la langue, l’ordre, la clarté, se prive d’auxiliaires précieux. Il commence par ne pas être compris des autres ; il arrive à ne plus se comprendre lui-même : il marche au milieu des ténèbres et à l’aventure. Ses recherches deviennent bientôt une habitude et une manie plutôt qu’une occupation intelligente ; il perd ce sentiment profond qui est l’âme de la bonne érudition, la passion de servir à la science générale. Par là s’expliquent les jugemens sévères portés sur les érudits, les reproches qu’on leur a faits de s’arrêter à de vaines curiosités ; que sera-ce si, au-dessus des applications toutes spéciales de l’esprit à des questions particulières, nous considérons le lien qui rattache chaque science à l’étude de la vie morale ! Là est la noblesse de ces connaissances ; pour y servir utilement, il faut être lettré et philosophe. Cette conviction, qui est générale en France, se trouve rarement en Allemagne. Il est étrange que le savant se croie autorisé à parler d’histoire et de poésie, de ce qui a été senti et pensé, s’il n’est pas persuadé que la rudesse et la banalité de la langue sont un voile épais qui cache à tous les yeux les contours et les formes, non-seulement des idées, mais des faits. L’exactitude, — cette qualité que l’érudition prise, et ajuste titre, plus que nulle autre, — est impossible, si le style ne se plie pas sous vos mains à toutes les nuances de la vérité. Les ouvrages bien écrits sont les seuls qui aient une complète valeur scientifique.

Les graves défauts de l’érudition allemande sont incontestables ; à chacun d’eux nous pourrions opposer les qualités qui nous sont propres. Nos voisins le reconnaissent ; ils savent les lenteurs, les imperfections, les périls qui doivent leur inspirer une perpétuelle défiance ; mais aux critiques de cet ordre ils répondent : « La France, si bien douée, néglige trop de former de bons ouvriers, qui dans ces études arriveraient au vrai talent ; contente des services que lui rendent des esprits de premier ordre, elle oublie parfois combien sont rares les soldats qui suivent ces chefs d’élite. » Ce reproche mérite toute notre attention. Beaucoup des élèves d’Eugène Burnouf étaient des étrangers ; la plupart d’entre eux ne sont venus s’instruire chez nous que pour retourner ensuite dans leur pays. Le plus illustre de tous, M. Max Müller, a maintes fois témoigné de sa reconnaissance pour celui qu’il a toujours appelé son maître. Il n’y a pas encore longtemps, à certains cours du Collège de France, on comptait plus d’Allemands que de Français. Des hommes de génie ont à peine laissé un ou deux disciples parmi leurs compatriotes. De la sorte il arrive qu’à la mort d’un professeur illustre on est tenté de supprim.er la chaire ou tout au moins de la transformer, faute d’un successeur désigné par son talent. La destinée du maître français est trop souvent de s’isoler dans sa gloire.

La supériorité du nombre des travailleurs bien disciplinés constitue pour l’Allemagne un avantage dont les conséquences sont faciles à montrer. Nous comparons non pas les talens, mais les moyens de recherches ; ces moyens sont plus sûrs et plus faciles chez nos voisins que chez nous. Si aride que soit une tâche, — et il en est beaucoup de très arides, — on sait à qui la demander au-delà du Rhin. Quand, il y a plus de trente ans, un éditeur de Paris voulut publier à nouveau les auteurs grecs, en revoyant les textes d’après les meilleurs manuscrits, en les accompagnant de traductions latines et d’index, il s’adressa d’abord à ses compatriotes. L’œuvre entière a été faite sous les auspices de l’état ; mais, deux volumes exceptés, tous ces ouvrages ont paru par les soins des professeurs de Leipzig, de Bonn et de leurs collègues. Le même éditeur a réimprimé le Thésaurus d’Henri Estienne. Notre pays s’honore à juste titre de cette entreprise monumentale ; les hellénistes allemands y ont presque seuls contribué. Un livre très français, publié par un écrivain qui connaît bien l’Allemagne, mais qui sait dire ce que valent nos qualités nationales, nous donne des chiffres d’autant plus instructifs qu’ils ont été réunis longtemps avant les préoccupations du temps présent[3]. Dans une période de dix ans, de 1857 à 1867, M. Vinet remarque que l’Allemagne a publié cent quatre-vingt-dix-sept traités consacrés à la grammaire grecque ; la seule année 1867 a produit quatre-vingt-sept ouvrages critiques sur les écrivains grecs. En moins d’un siècle, Pindare a été commenté deux cent quatre fois. Quiconque s’occupe de ces études sait que sur toute question les livres allemands sont d’ordinaire dix fois plus nombreux que les livres français. Récemment, un jeune professeur fut curieux de faire la liste des ouvrages allemands qui traitent du sénat romain : il en trouva plus de deux cents. Combien en pourrions-nous citer en France ?

Nous n’avons guère que trois ou quatre recueils qui soient réservés à l’érudition classique ; toutes les villes d’université en Allemagne possèdent le leur. La raison en est simple : ni les rédacteurs ni le public ne font défaut. Ceux qui composent en France des travaux sur des sujets peu familiers au public comptent bien qu’ils trouveront surtout des acheteurs au-delà du Rhin. Un pays qui écrit beaucoup et lit davantage doit avoir des moyens parfaits d’information bibliographique ; l’Allemagne sait jour par jour tout ce qui s’imprime en Europe, elle publie chaque année, dans tous les ordres de science, des répertoires qui sont excellens. Presque rien ne lui échappe, peu s’en faut qu’elle ne connaisse la France mieux que nous-mêmes ; elle a le génie de l’enquête, des index, des tables analytiques, des résumés complets et précis. Ce goût si général de l’étude a des conséquences plus sérieuses. L’Allemagne a rendu familières chez elle des sciences qui chez nous sont le privilège de quelques-uns. Elle possède de bons philologues par centaines. L’archéologie, qui en France passe encore pour un luxe d’amateurs éclairés, est estimée-des Allemands comme il convient ; ils l’ont admise dans l’enseignement classique, ils savent que c’est là une science précise qui interroge les monumens et les œuvres d’art au même titre que la littérature étudie les prosateurs et les poètes, pour retrouver les formes de la pensée antique. L’Allemagne compte au moins vingt-deux chaires réservées à cet enseignement, nous en avons deux en France. Il n’y a pas de connaissance de la plastique grecque et romaine sans musée de moulages. Chaque université possède le sien, et tous ont des catalogues qui sont les histoires de l’art les plus simples et les plus sûres. Depuis longtemps, des hommes d’une haute autorité, — il suffit de rappeler M. Vitet, — demandent en vain cette création peu coûteuse et si utile ; M. Ravaisson y insistait dernièrement ici même[4]. La mythologie hellénique est restée une science allemande malgré les tentatives entreprises chez nous par quelques esprits d’élite qui n’ont pas eu de disciples. — Ce n’est un secret pour personne que, dans les grandes bibliothèques de l’Europe, les nationaux qui étudient les manuscrits, c’est-à-dire les sources, sont d’ordinaire moins nombreux que les Allemands. On peut voir ce qui en est dans les salles de la rue Richelieu, surtout pour les ouvrages grecs et latins. Cette année, au Vatican, on comptait tous les matins dix Allemands pour deux Français, et ce n’était pas nous qui avions toujours le privilège de copier les documens relatifs à notre propre histoire. Quant au sortir de l’école un jeune homme veut se consacrer à une des parties de l’érudition classique, c’est aux manuels allemands qu’il faut l’adresser ; que serait l’archéologie sans les livres d’Ottfried Müller et de vingt autres ? Où apprendre l’épigraphie latine, si ce n’est dans le recueil d’Orelli et d’Henzen ? Pour les mœurs, les usages des civilisations grecques et romaines, des résumés comme ceux de Bekker et d’Hermann sont des guides indispensables. Enfin les choses sont à ce point que presque toujours nous devons demander à nos voisins nos instrumens de travail, — et cela n’est pas vrai seulement de l’antiquité classique. Le monde roman, qui nous appartient à tant d’égards, a été envahi lui-même par ces ouvriers étrangers ; nous sommes forcés de traduire leurs travaux, par exemple la grammaire de Diez ; ils ont plus de chaires pour ces langues, sœurs ou mères de la nôtre, que nous n’en comptons en France.


II.

L’état des hautes études dans les deux pays s’explique surtout par les méthodes qu’ils suivent dans l’enseignement secondaire. En France et en Allemagne, les langues anciennes sont la base de l’instruction. Pour les élèves allemands, le principal est de s’en rendre maîtres, de savoir les lire et les écrire. Ils expliquent donc beaucoup et lisent le plus possible. Si le professeur s’arrête aux beautés, ce n’est que par exception ; il fait comprendre le sens, il donne les renseignemens historiques nécessaires ; il se permet peu de dissertations sur le goût. C’est le goût plus que toute chose qui préoccupe le maître français ; il insiste sur les délicatesses de la pensée, sur la noblesse du sentiment, sur le choix heureux des expressions. Les exercices écrits dans les deux méthodes ne sont pas les mêmes. Chez nous, la première place appartient à la composition ; le discours, la dissertation, le vers latin, prennent la plus grande partie de notre temps. Ces sortes de travaux n’ont qu’une importance secondaire en Allemagne ; ils sont le plus souvent facultatifs, ils n’auraient pas une utilité suffisante. On demande aux jeunes gens de longues traductions, des récits étendus écrits en latin ; il s’agit moins pour eux d’acquérir une certaine élégance que de s’exprimer correctement avec une grande facilité. Le latin de l’Allemagne est rarement littéraire ; il choque presque toujours nos humanistes, mais l’usage familier de cette langue est beaucoup plus répandu chez nos voisins que chez nous. Le temps que nous donnons aux exercices de la rhétorique d’un ordre plus ou moins élevé étant considérable, il en résulte que la seconde langue classique, la langue grecque, n’est pas enseignée dans les lycées. Elle figure aux programmes ; les élèves font quelques thèmes et quelques versions, traduisent péniblement tous les huit jours une page d’un prosateur ou d’un poète. Il est de règle que les meilleurs d’entre eux apprennent fort peu de chose. Dans les classes allemandes, le grec passe aussi après le latin, mais on s’attache à en donner l’usage aux jeunes gens par des moyens pratiques. Il n’est pas rare de voir un professeur lire en un semestre trois et quatre livres de Thucydide et autant de chants d’Homère. L’enseignement en Allemagne est philologique et positif, en France il est surtout littéraire.

Les humaniores litterœ, telles que nous les comprenons, ont une valeur morale et même pour quelques années un charme très particulier qu’on chercherait en vain dans la méthode de l’Allemagne. U est certain cependant qu’elles tiennent trop peu de compte des connaissances précises. Dans ce culte obligé de la perfection antique, la part du convenu est pour nos professeurs toujours très grande. Le maître tire plus de lui-même, de sa propre nature, du temps et des préjugés au milieu desquels il vit que des chefs-d’œuvre qu’il explique. Nous lisons surtout des extraits ; séparés de l’ensemble, ils perdent leur vrai caractère : nous ne saurions donner aux jeunes gens l’idée de ce qu’est le génie d’un auteur, de ce qu’est un livre entier, à plus forte raison l’histoire générale des littératures est-elle tout à fait négligée. Expliquer les grands monumens de la prose ou de la poésie par la place qu’ils occupent dans le développement d’une civilisation est difficile avec une pareille méthode. Le professeur ne songe guère non plus à marquer le rapport des productions littéraires et des révolutions survenues dans la société et dans les mœurs. Ainsi les données réelles lui manquent de tous les côtés. Les élèves se lassent des finesses du goût, des lieux-communs sur les passions ; ils arrivent très vite à ne plus trouver aucun intérêt aux leçons qu’ils reçoivent. La plupart d’entre eux n’ont entr’ouvert au collège les maîtres du génie humain que pour en méconnaître la grandeur. Par cette méthode, on isole la littérature des autres sciences morales, auxquelles elle devrait toujours rester si étroitement unie ; par là surtout on persuade aux jeunes gens que l’éducation littéraire est finie avec le lycée, et combien d’esprits intelligens n’enlève-t-on pas ainsi aux hautes études ! Quand le ministère prescrivit aux étudians en droit de suivre les cours des facultés des lettres, aucune pénalité ne put les y contraindre. Ils ne voyaient dans cette mesure qu’une perte de temps sans aucun profit.

En Allemagne, la méthode est plus simple, moins brillante, mais elle est plus précise ; les élèves, en passant d’une classe dans une autre, ajoutent à des notions très nettes des connaissances presque toutes matérielles, mais dont l’intérêt est incontestable. Ils arrivent ainsi jusqu’à l’université, qui est la suite nécessaire du gymnase : les deux enseignemens ont un caractère commun ; ils se complètent l’un l’autre, ils sont également scientifiques. La différence est grande entre les habitudes des facultés en Allemagne et en France, et il est facile de voir de quel côté se trouvent les conditions les plus favorables aux progrès des études savantes. Chez nous, un professeur s’impose presque toujours des leçons personnelles qui lui donnent beaucoup de peine ; en Allemagne, il reprend chaque année un programme qui varie fort peu ; il expose l’ensemble d’une science en se conformant à un ordre toujours le même. Il peut paraître dans sa chaire cinq et six fois de suite, tandis que le meilleur de nos maîtres suffit à peine à une leçon oratoire tous les huit jours. Comme le docteur allemand s’adresse à des élèves qui se renouvellent sans cesse, il n’a d’autre obligation que de tenir ses cahiers au courant de ce qui s’écrit de nouveau sur le sujet. Son rôle est à beaucoup d’égards celui de nos professeurs de droit et de médecine, qui enseignent des sciences bien définies. Ainsi il intéresse les élèves par un corps de doctrine complet, et en même temps il se réserve des loisirs qui lui permettent de marquer par de nouvelles découvertes dans les études auxquelles il se consacre.

Il y a quelques années, un de nos humanistes les plus distingués ne faisait guère que quatre ou cinq leçons par trimestre ; il enseignait la littérature. « Je vous envie, disait-il à un de ses collègues ; quelle facilité, quelle heureuse disposition ne vous faut-il pas pour suffire régulièrement à votre cours, et cela sans effort ! Pour moi, quand j’ai à parler de Corneille, je m’enferme dans mon cabinet ; j’ouvre l’auteur à une belle page, je lis et relis cet admirable morceau ; je lui demande les élémens d’une leçon, et le plus souvent cette page ne me dit rien. » Il ajoutait que ce grand labeur lui rendait l’enseignement très pénible. « Que ne faites-vous plus simplement ? lui fut-il répondu ; prenez Corneille, étudiez ses prédécesseurs ; remarquez ce qu’il leur a dû, cherchez l’influence qu’il a exercée sur le théâtre français ; voyez dans ses œuvres la haute expression de quelques-unes des idées de son temps. — Mais c’est là de l’histoire, de la philosophie, ce n’est plus de la littérature. » Ce qu’est la littérature, dépouillée de tout ce qui peut lui donner quelque réalité, il est en effet assez malaisé de le dire. Par la force même des choses, on arrive à la réduire à des considérations fines et spécieuses relevées par le choix des mots. Il est facile de voir par les sujets de dissertations qu’on donne dans nos plus grandes écoles ce que devient cette étude ainsi comprise. Par exemple, on demandera à des jeunes gens qui demain seront professeurs « pourquoi les termes qui ont le plus de douceur en poésie sont empruntés à la prose, — pourquoi, dans le poème épique, la tradition autorise à ne pas suivre l’ordre des temps, — sous quelle forme de gouvernement la poésie pastorale trouve ses plus gracieuses inspirations. » Ces sujets sont vieux de dix ans, on ne les donnerait plus aujourd’hui ; sommes-nous aussi sûrs qu’ils n’auraient pas des partisans convaincus ?

Tout élève qui sort d’une université allemande pour aller enseigner dans un collège emporte cette conviction qu’il peut faire un grand nombre de travaux utiles. Il sait ce qu’est la science, comment on recueille les matériaux, comment les efforts de chacun, limités à un objet restreint, concourront au progrès général. Ce sont les recherches positives qui l’occupent, recherches de faits, et dont la valeur est le plus souvent facile à constater avec certitude. De la sorte, sous une forte discipline, une foule de laborieux ouvriers s’appliquent à une tâche commune. C’est une vaste landwehr ; le nombre des soldats, l’unité des vues et celle des doctrines en font la force. Dans ces conditions, on peut dire que, pour rendre service, il n’est nul besoin de talent ; le bon vouloir suffit. Tout esprit éclairé comprend la méthode, tout homme studieux peut l’appliquer. Si les erreurs se produisent, il est facile de les montrer à l’auteur ; dans les œuvres de goût, comment convaincre avec évidence un écrivain qui en appelle de votre manière de voir à la sienne ? Il n’y a pas de mesure commune qui permette de juger les productions de l’esprit ; la science a des règles, et quiconque y manque finit par le reconnaître. Cet endurcissement dans son opinion, qui perd tant de jeunes hommes bien doués, est impossible en philologie, en archéologie, dans toute étude où la méthode est incontestable. La sûreté du travail, récompensé par l’estime publique dès qu’il paraît, est un encouragement pour l’auteur ; à une tâche en succède une autre ; l’intelligence, appliquée à une discipline aussi saine, se fortifie non-seulement pour un ordre spécial de recherches, mais pour toutes les études voisines : après les débuts les plus simples, elle s’élève à des objets plus hauts, le cercle de son activité ne fait que s’étendre pour le plus grand progrès de la science.

Quelles ne sont pas au contraire les incertitudes du jeune lettré qui vient d’obtenir le droit d’entrer dans l’enseignement sans être ni philosophe, ni historien, ni philologue ! Il a plus d’esprit, plus de goût, des habitudes de clarté mieux assurées que l’étudiant allemand ; mais il s’en faut qu’il sache ce qu’il fera. On ne lui a pas appris qu’il est des recherches faciles pour les débutans ; il n’est pas d’œuvre commune à laquelle il soit convié. Les études littéraires développent la personnalité ; regardez-y de près, cette confiance sûre d’elle-même n’est qu’apparente, elle fait très vite place à une sorte de dédain de dilettante, et ce sourire même n’est que l’arme très faible d’un homme mécontent de lui, qui veut vous cacher le véritable état de sa pensée. Un esprit exercé à la critique ne peut se défendre d’une sorte de scepticisme ; cette finesse qu’il a aiguisée en jugeant les autres, il l’applique à sa propre valeur ; il se prend à douter du sérieux de travaux où tout se réduit au goût. N’étant ni poète ni romancier, ni même écrivain, il trouvera une véritable distinction à ne rien produire. C’est le cas d’un grand nombre d’universitaires, qui en tirent vanité et qui n’ont pas complètement tort : ils sont du moins supérieurs à la foule de leurs collègues qui impriment sans merci des œuvres trop imparfaites ; mais cette pauvreté pourrait-elle devenir générale sans grand péril ?

Plus heureux est l’humaniste qui se garde également de la production facile et de cette absolue pénurie : il devient érudit à sa manière ; il se limite à une langue, à un sujet ; à force d’attention, il arrive par la finesse de l’analyse, par une longue méditation, à d’heureuses nouveautés. Il marque dans son temps par quelques œuvres très rares ; on dit de lui qu’il donne peu, mais qu’il ne donne rien qui ne soit distingué. Nous avons quelques-uns de ces lettrés érudits, qui ont autant de science que de goût, moralistes délicats, critiques ingénieux et vrais. Le chemin qu’ils ont pris les a menés loin du vulgaire, à de belles et charmantes contrées : nous les suivons de nos sympathies et de nos vœux ; qu’ils nous permettent cependant de regarder la grande route, et de souhaiter qu’elle soit sûre et commode pour tant d’ouvriers intelligens et instruits qui voudraient y entrer de si bon cœur, si on leur donnait le léger viatique sans lequel ils ne peuvent commencer leur voyage.

Certes l’instruction, telle qu’elle est donnée en France, développe des qualités précieuses pour l’érudit. Quand elles se rencontrent chez un esprit appliqué aux hautes études, elles lui assurent une supériorité très particulière. Les sciences les plus spéciales seraient gravement compromises le jour où elles perdraient le genre de mérites que la France y porte d’instinct. Il n’en est pas moins vrai, quelle que soit la valeur d’une foule de beaux ouvrages, que le nombre des travailleurs est trop faible parmi nous, que l’initiative personnelle y tient une place trop grande. Il y a nécessité, il y a devoir de considérer surtout les côtés par lesquels l’Allemagne l’emporte sur nous. Le but n’est pas d’emprunter à l’étranger toutes ses méthodes au risque de perdre nos qualités ; il est seulement de fortifier nos propres aptitudes en nous inspirant parfois des exemples que nous donnent nos émules.

La France n’aura jamais exactement les procédés de travail de l’Allemagne. Si elle voulait y prétendre, elle méconnaîtrait le génie qui lui est propre, et n’arriverait qu’à une médiocre imitation. Sachons donc bien que nous n’atteindrons pas à la patience de nos voisins, qu’il sera toujours impossible à la plupart d’entre nous de réduire la vie à un ordre particulier de questions, et d’y rester enfermés sans nous plaindre qu’elles soient trop arides. Quoi que nous fassions, la généralité des choses, les vues pratiques, les applications immédiates, viendront nous solliciter dans notre cabinet d’étude. Nous ne perdrons pas cette facilité, qui est une des conditions de la souplesse et de la force de notre caractère, ce vif esprit qui, dans ses plus libres caprices, résume une philosophie profonde. Nous lutterons en vain ; ce qui est humain dans la science, les hautes idées qui l’animent et parfois précipitent sa marche trop rapidement, les charmes du goût et de la grâce, les enthousiasmes pour les beautés morales et pour les systèmes, nous trouveront toujours sensibles. Ces passions ont été de tout temps une des grandes raisons de notre activité scientifique ; on ne saurait y toucher sans craindre de compromettre le principe même de notre énergie intellectuelle.


III.

S’il est à souhaiter que, dans la mesure où notre génie national le permet, le nombre des travailleurs devienne en France plus nombreux, et le goût des méthodes scientifiques plus général, comment ce double but peut-il être atteint ? Il nous est facile de voir ce que valent les raisons secondaires ou tout au moins incomplètes qu’on donne souvent de l’état des hautes études dans notre pays.

Un des derniers ministres de l’instruction publique remarquait dans un récent discours que, pour toutes les facultés des lettres, des sciences, de droit et de médecine, l’état dépensait une somme de 86,311 francs. Le trésor en effet avance à l’instruction supérieure 4,400,000 francs ; les droits d’examen lui rapportent plus de 4,300,000 francs. Comme on le voit, l’enseignement des facultés coûte au budget beaucoup moins que le traitement d’un ambassadeur. La part de l’état dans l’entretien des lycées n’est que de 3,233,000 francs. Ce sont là des sommes trop faibles et qui doivent donner à penser. Quelle part n’ont pas eue dans nos épreuves l’ignorance et le dédain des notions positives ! Bien qu’on en puisse dire, de pareils faits prouvent que l’opinion publique n’a pas une idée juste de ce qu’est l’enseignement. Le jour où cette conviction sera dans l’esprit de la majorité et non de quelques-uns, les chambres, interprètes de la volonté générale, feront une réforme, qui, loin de grever le budget, lui épargnera peut-être quelques-unes des terribles surprises auxquelles nous l’avons vu exposé.

Cette parcimonie cependant n’est pas une des causes principales de la situation des hautes études. En réalité, le budget de l’enseignement supérieur ne se borne pas tout à fait à ces 86,311 francs. Tandis que les universités allemandes réunissent presque toutes les chaires, il s’en faut qu’en France les facultés résument l’enseignement supérieur. Il suffit de rappeler le Collège de France, l’École normale, l’École des chartes, celles des hautes études et des langues orientales vivantes. On remarquera aussi que pour l’instruction publique il est souvent possible de faire beaucoup avec peu d’argent. L’École des chartes, qui va dépenser cette année 56,000 francs, s’est contentée longtemps de 40,000. La section d’histoire et de philologie de l’École des hautes études ne coûte guère plus de 30,000 fr. ; l’Institut de correspondance archéologique de Rome, qui, depuis quarante années, exerce sur les recherches savantes une influence de premier ordre, a un budget moindre encore. Si l’état s’impose peu de sacrifices pour les facultés, plus de 500,000 francs sont consacrés chaque année, par le seul département de l’instruction publique, à provoquer des travaux ou à en faciliter la publication. Avec cette somme bien employée on peut faire beaucoup. La direction des beaux-arts concourt au même but dans une large mesure. Sans compter les bulletins et les mémoires répandus dans les provinces, l’administration a un recueil, celui des sociétés savantes, où elle admet, après examen, les recherches inédites qui méritent d’être publiées. Elle a créé ou elle soutient d’autres collections réservées surtout à l’histoire nationale. Combien trouverait-on en France d’ouvrages d’une réelle valeur scientifique qui soient restés inconnus du public, faute des secours qui auraient permis de les imprimer ? Le budget de l’enseignement supérieur est insuffisant à deux points de vue : il ne permet pas à nos grandes écoles de se donner les conditions matérielles d’études, parfois même les locaux qui leur sont indispensables, et sur ce point il faudra répéter, jusqu’à ce que justice nous soit accordée, les faits si tristes que rapportait en 1873, devant les délégués des sociétés savantes, le ministre de l’instruction publique. Cette pénurie s’oppose à la création de cours nouveaux, et c’est là encore un inconvénient grave. Toutefois les chaires qu’il serait opportun d’instituer dans l’ordre des lettres sont celles pour lesquelles nous avons des maîtres bien préparés ; le nombre en est peu élevé, tandis que dans beaucoup de celles qui existent les réformes de méthode sont indispensables et ne demanderaient au budget aucun sacrifice. Solliciter des crédits pour multiplier les professeurs sans modifier l’enseignement serait une déplorable illusion ; le remède aggraverait le mal. Ce qui importe, malgré l’insuffisance évidente des ressources financières, c’est bien moins l’argent que la tendance des études.

Il n’est pas rare d’entendre dire, dans les discours moraux sur l’état du siècle, que le goût du confort détourne des recherches difficiles. L’Université de France travaille beaucoup. Il ne faut pas avoir vu les jeunes gens de nos écoles pour croire qu’ils épargnent leur peine. Tout le monde sait les lourdes tâches que s’imposent ceux de l’École polytechnique et de l’École centrale. À l’École normale, il est telle section, celle d’histoire par exemple, où à la fin de l’année les santés sont épuisées de fatigue. Un maître qui parle à des esprits sérieux et leur montre l’intérêt des travaux qu’il leur demande peut tout en exiger. Il y a quelques années, un ministre engagea son personnel à faire des conférences publiques ; en quelques mois, il se prononça en France de 3,000 à 4,000 discours, qui n’étaient pas des improvisations, qui avaient demandé beaucoup d’efforts et pour le fond et pour la préparation de la forme. Le goût était à l’éloquence ; s’il se mettait aux recherches précises, nous ne trouverions ni moins d’ouvriers, ni moins de bon vouloir.

Les hauts traitemens que l’Allemagne donne à la science ont le privilège d’être souvent rappelés dans les considérations sur l’état des études. Ils contribuent fort peu aux progrès des recherches érudites. C’est le propre de ces sortes d’occupations qu’on ne s’y applique pas pour le bénéfice qu’elles donnent ; par là surtout elles sont par excellence libérales, c’est-à-dire affranchies de tout servage qui en diminue la dignité. Les beaux travaux mènent en Allemagne aux honneurs ; il en est de même en France : ceux qui les font les commencent dans la jeunesse, qui est la période d’énergie, de lutte et souvent de privations. À y regarder de près, les honoraires élevés dans les universités d’outre-Rhin sont assez rares. Du reste ce ne sont pas les maîtres seuls qui travaillent, c’est tout le monde. Un régent de seconde ou de troisième publie souvent un livre qu’un professeur émérite, haut dignitaire et conseiller privé, n’hésiterait pas à signer. Si on prenait un à un les grands érudits de l’Allemagne et de tous les pays, on verrait dans quelle médiocrité presque tous ont vécu. Il est tel d’entre eux, connu de toute l’Europe, qui s’est contenté toute sa vie d’un revenu de 1,000 écus. C’est à ce prix que sont payés d’ordinaire ces belles éditions savantes qui demandent dix années d’application. Peut-être serait-il plus vrai de dire que les habitudes de la vie quotidienne chez les Allemands leur rendent plus faciles certains travaux qui exigent une longue patience. Dans une petite ville de province, le maître s’enferme avec ses livres ; il travaille de cinq heures du matin à midi, dîne à une heure, se promène et reprend sa tâche jusqu’au souper. Quelques réunions de professeurs où chacun cause de ses études, ou même ne parle pas du tout, quelques fêtes de famille plus calmes encore, ne sont pas des distractions dangereuses. Les séances du soir à la brasserie et à la société close ou offrent un repos complet, ou, si la tête y est un peu prise, procurent une réaction physique, qui, dans l’opinion d’Allemands très distingués, est d’une bonne hygiène. Si utile aux études que soit pour nos voisins cette manière de vivre, on ne peut guère espérer que les Français en comprennent jamais tous les charmes.

Il est vrai, comme on le répète souvent, et non sans quelque désir de rendre ce reproche très dur, que l’Université de France a reçu en grande partie ses programmes de la compagnie de Jésus, et ne les a même modifiés que lentement ; mais c’est après la révolution que le consulat est revenu à ces méthodes ; nous n’avions alors aucune raison de sympathie particulière pour cet ordre religieux ; si nous lui avons emprunté ses habitudes d’enseignement, c’est qu’à bien des égards elles répondaient aux formes de notre esprit. Nous pouvons de même regretter la disparition des universités de province ; elles ont subi une loi générale qui a été celle de notre histoire, où nous voyons durant des siècles tout se réunir au centre, dans la capitale, pendant que la vie abandonne les extrémités. Il est aussi difficile aujourd’hui de créer loin de Paris des facultés animées d’une énergie réelle que des assemblées départementales assez fortes pour faire respecter leur autonomie. Nous sommes prêts à déplorer que, sur un ordre parti de la rue de Grenelle-Saint-Germain, à la même heure, dans tous les collèges de France, les élèves expliquent le même passage de Virgile, et les maîtres fassent les mêmes remarques ; mais là encore il s’en faut que le mal soit propre à l’Université. Signaler trop vivement des causes de cette nature ne prouve pas une entière intelligence de la question. Beaucoup d’entre elles sont liées étroitement aux révolutions successives qu’a subies l’esprit général de la nation. Que nous le voulions ou non, force nous est de les accepter en grande partie ; prétendre les faire disparaître entièrement serait ignorer notre histoire. Les réformes pratiques sont celles qui ne font pas violence à notre caractère et tiennent compte du passé.

Notre infériorité dans certaines parties de l’érudition tient à ce que les deux instrumens principaux, la méthode et les langues, sont trop peu connus. La faiblesse des études philologiques prime même toute autre cause ; elle explique tous les défauts que nous signalons en France dans les hautes études. Prenons par exemple le grec : ne le sachant que médiocrement, nous ne pouvons aborder que par exception la paléographie et l’épigraphie. Lire les manuscrits n’est qu’une affaire d’usage dès qu’on est maître de l’idiome dans lequel ils sont écrits ; en quelques mois, on y devient très habile. Déchiffrer les inscriptions ne présente non plus que peu d’obstacles. En deux leçons, le professeur vous apprend les formes des alphabets helléniques ; ce qu’il ne vous apprend pas, c’est le grec. Supposez que la langue soit connue, et que vous ayez consacré quelques heures aux variétés du style lapidaire, tous ces marbres mystérieux ne sont plus que des pièces historiques en général fort simples ; vous les soumettez aux règles habituelles de la critique, vous êtes un bon épigraphiste. Dès que vous ne possédez pas la langue, l’examen des documens originaux vous est interdit : vous ne recourez pas aux manuscrits, vous ne vérifiez pas les textes que vous citez, vous négligez les règles d’exactitude et de précision qui s’imposent à tout érudit. Par suite, vous devez vous en tenir à des idées vagues qui sont pour l’esprit un exercice dangereux. Les périls sont les mêmes dans l’archéologie figurée, qui repose tout entière sur l’étude de la Grèce, et qui le plus souvent doit consulter des auteurs qui ne sont pas classiques, dont le texte est obscur et mal fixé. À plus forte raison, la philologie comparée nous offre-t-elle de grandes difficultés. À ces inconvéniens s’ajoutent tous ceux qui proviennent non plus d’une connaissance imparfaite du grec, mais de l’ignorance des langues modernes. Aujourd’hui où l’Angleterre et l’Allemagne surtout produisent un si grand nombre d’ouvrages, maintenant que le latin n’a plus seul le privilège d’exprimer les idées scientifiques, se borner à étudier le latin ou les idiomes qui en dérivent constitue la plus sérieuse infériorité. Nous laissons travailler autour de nous une foule d’ouvriers dont nous ne pouvons suivre ni les progrès ni les erreurs, tandis qu’ils profitent toujours des nôtres.

Il y a cinquante ans, quand cette supériorité de l’Allemagne se manifesta pour la première fois, le danger n’était pas grand encore ; la marche du temps l’a rendu plus grave. Engagés dans une voie sûre, nos rivaux ont ajouté chaque jour non-seulement à leurs connaissances, mais à la précision de la méthode ; elle leur est devenue si familière par le fait seul de l’usage qu’ils ne sauraient s’en départir. Chez nous au contraire, il faut que chaque nouveau-venu l’apprenne et fasse de nombreuses écoles. Le plus souvent, quand nous la voyons clairement telle qu’elle est, nous constatons que les instrumens qui permettent de l’appliquer nous manquent : que d’études alors ne faut-il pas recommencer !.. Ainsi, dans l’état où est en France l’érudition, la réforme capitale est de donner à la grammaire, aux langues, à tout ce qui en facilite l’intelligence et l’usage, une place importante dans l’enseignement. La méthode ne vient qu’en second lieu ; la netteté de notre esprit la comprend très vite, et nous l’appliquons avec une sûreté que tous nos rivaux nous envient. Les mesures pratiques qu’ont à leur disposition ceux qui dirigent l’enseignement doivent donc se borner à faire étudier le latin au point de vue philologique, à rendre un plus grand nombre d’élèves maîtres du grec, à les familiariser avec l’allemand et l’anglais. Pour le reste, notre instruction, croyons-nous, est supérieure à celle de l’Allemagne. L’administration s’est montrée plusieurs fois résolue à modifier les programmes sans les changer trop complètement. L’opinion l’y engageait ; d’excellens ouvrages ont plaidé cette thèse et fait des conversions. Déjà l’enseignement à l’École normale subit des changemens sensibles. La philologie n’est pas encore à la place d’honneur, aucun maître n’y professe l’histoire de la langue française ; mais on commence à y voir que la section de grammaire, au lieu d’être réservée à quelques-uns, doit être commune à tous.

À côté de ces réformes, faites avec lenteur, une règle de conduite excellente serait de mettre dans l’enseignement des facultés les maîtres qui témoignent de la connaissance des méthodes, de les préférer le plus possible aux purs humanistes, et, quand l’occasion le permettrait, de créer pour de vrais savans, mais pour eux seulement, des chaires nouvelles. Ces innovations, on peut en être sûr, ne demanderaient pas de longtemps à l’état de grands sacrifices. Pour quelques milliers de francs par année, le ministère ferait tout ce qui est utile. C’est par les facultés que l’enseignement public sera sérieusement modifié. Si on pouvait espérer en dix ans y faire entrer une vingtaine de professeurs persuadés des règles de la critique érudite, chacun d’eux formerait des élèves, qui eux-mêmes feraient connaître les méthodes ; ce serait un changement profond dans l’université tout entière, d’autant plus heureux qu’il n’aurait d’autre origine que la conviction des nouveaux convertis. Cette manière de procéder serait même plus sûre que toutes les innovations des programmes qu’il faut faire appliquer le plus souvent par des maîtres qui ne peuvent en comprendre l’importance. C’est parce que la persuasion l’emporte de beaucoup sur toutes les mesures prises par décret que les signes excellens, faciles à constater dans l’opinion de l’Université, doivent inspirer toute confiance ; c’est aussi pour cette raison qu’importent si fort au progrès de la culture intellectuelle les rares écoles qui ont pour mission de former des savans. Jusqu’ici leurs élèves ont représenté, beaucoup plus que les professeurs de facultés, l’enseignement supérieur ; ils doivent garder ce privilège ; mais à mesure qu’ils deviennent plus nombreux, il est utile qu’ils arrivent eux-mêmes, et le plus tôt possible, aux chaires de ces facultés. Le jour où ils y constitueront une minorité respectable, aucune des qualités de l’esprit universitaire ne pourra en souffrir, et cependant la victoire des études positives sera certaine.

Quelques exemples récens montrent combien il nous est facile de créer, quand nous le voulons, une armée de travailleurs. Nous ne l’avons tenté que rarement ; mais le succès dit assez que dans cet ordre, avec un peu de fermeté et de sens droit, on peut tout espérer de nos jeunes gens. L’École des chartes, mal dotée, médiocrement encouragée, a été fondée pour une étude spéciale, celle du moyen âge. Elle a eu des élèves réguliers, elle leur a enseigné la méthode ; peu d’institutions ont rendu de plus grands services. Par l’activité, par le nombre et la valeur des travaux, elle peut soutenir avec l’étranger toutes les comparaisons. Elle a publié une riche bibliothèque, pris l’initiative d’une foule d’œuvres utiles ; elle a fait plus, elle a répandu dans toute la France par ses disciples les vraies méthodes. De tous les livres d’histoire nationale qui s’impriment dans nos départemens, ceux qui portent la marque de son influence ont presque seuls une valeur. Pour la connaissance de l’art et des documens du moyen âge, la France montre une sûreté et un zèle qui témoignent de ce que savent faire dans l’érudition nos plus modestes étudians quand ils peuvent s’y appliquer. L’École des hautes études n’ouvre l’entrée d’aucune carrière ; elle n’a été créée que sous le ministère de M. Duruy, grâce à l’initiative de quelques hommes que l’enseignement purement littéraire alarmait à juste titre. Tel est l’intérêt de la science, tel est le charme de connaissances positives exposées avec suite, que dès les premiers jours elle a réuni un grand nombre d’élèves. Ses conférences de philologie, de paléographie, d’histoire critique, ont provoqué les vocations ; les jeunes gens y sont venus sans songer à aucun brevet qui fût leur récompense. C’est le propre des méthodes scientifiques que le maître y prenne un grand empire sur le disciple, que tout y stimule au travail, que le dévoûment des professeurs y égale celui des élèves. Les institutions établies sur une pareille base sont sûres de l’avenir. Que faut-il pour qu’elles se multiplient, si ce n’est que l’importance des recherches précises, de la vérité critique opposée au vague et à l’incomplet, de la réalité substituée aux agrémens de la fiction, frappe de plus en plus les esprits et les force à de fermes résolutions ?

Quiconque s’occupe des choses de l’intelligence a tout au moins le sentiment vague des services que rend l’érudition. Pour comprendre la complète valeur de ces études, la part qui leur revient dans le progrès de la pensée, à quel point la vigueur de l’esprit est atteinte chez un peuple quand elles y faiblissent, le plus sûr est de considérer les nécessités qui s’imposent de nos jours aux sciences morales, maintenant que par suite d’un progrès nécessaire elles se constituent avec rigueur et s’adressent de plus en plus à l’observation et à l’histoire. On ne peut s’arrêter au travail qui leur permet de s’organiser, aux méthodes qu’elles suivent, sans mieux voir quelle sera l’influence des recherches érudites dans les entreprises intellectuelles qui seront l’honneur de ce temps. Si nous laissons de côté cette forme inférieure de la critique littéraire qui charme un instant sans rien enseigner de suivi, les études morales, par opposition à celles qui ont pour sujet la matière, sont la science des manifestations auxquelles chaque peuple a été conduit par le développement naturel de ses facultés. Toute nation en effet, par cela seul qu’elle existe, possède des instincts, des tendances, des forces créatrices dont elle dirige, mais dont elle ne peut arrêter les évolutions nécessaires. Telle est tout d’abord la faculté du langage, qui donne naissance à la poésie, à la prose, aux variétés du style et de la composition ; tel est le sentiment du beau, qui se traduit par le goût des arts ; tel est ce désir de l’idéal, qui ne s’impose pas moins à la conscience qu’à l’esprit. La faculté politique, en se développant, amène la variété des constitutions ; du rapport qui s’établit entre les états voisins, de la rencontre des intérêts et des caractères, naissent les lois qui régissent l’activité extérieure des nations. Un peuple est donc un ensemble de facultés qui se développent par leur force propre, sous l’influence des causes étrangères, sous l’action de l’intelligence s’appliquant à connaître les lois de la nature pour les soumettre à la volonté.

Toutes les études de l’ordre moral rentrent dans cette définition de la science. Les idées sur ce point ne sont pas encore arrivées pour le grand public à un état suffisant de précision ; mais chaque jour y aide davantage. En dehors de cette manière de comprendre l’étude des productions de l’esprit, il n’y a que hasard et demi-vérités. Expliquer les grandes œuvres littéraires, c’est montrer le rapport qu’elles ont avec le caractère des peuples et des temps qui nous les ont transmises, dans quelle mesure elles sont conformes à la perfection telle que nous pouvons l’imaginer. Chercher à une époque les formes et les nuances d’un sentiment suppose qu’on se préoccupe de la vie de l’âme, des variétés qu’elle présente. Chacune de ces recherches est double ; elle veut préciser un trait particulier du caractère d’un peuple ; elle doit contribuer aux progrès de cette science plus générale qui établit les lois de l’activité morale chez tous les peuples et dans tous les temps. Il en est de même de l’histoire, et plus encore s’il est possible. L’explication des événemens, la raison d’être des constitutions qui se succèdent, la cause déterminante des révolutions, ne peuvent être comprises si nous perdons de vue le génie particulier de la nation qui nous occupe ; mais en même temps nous devons tenir le plus grand compte des nécessités qui toujours et partout dominent le développement de l’activité sociale ; ne savons-nous pas, avec Montesquieu, que les lois sont les rapports qui résultent de la nature des choses ?

Quelle que soit dans ces recherches la part des qualités d’intuition, les faits restent toujours la base principale de tout progrès. Plus nous acquérons de faits nouveaux, plus ces faits sont précis, plus la marche de ces études est assurée. Or les faits constituent presque tous le privilège de l’érudition, et ici on voit sans peine combien est importante cette partie de la science. D’ordinaire les faits sont anciens, il faut les soumettre à la critique, connaître la langue des auteurs qui nous les conservent, déchiffrer les documens, étudier les questions d’authenticité, de chronologie, nous entourer de toutes les lumières qui permettent non-seulement de découvrir des nouveautés, mais de les voir telles qu’elles sont. L’érudition est dans l’ordre des recherches historiques et morales ce qu’est l’analyse dans l’étude du monde physique, la condition indispensable de toute synthèse. Elle désigne la connaissance précise par opposition au vague ou à l’à-peu-près. C’est parce que le temps présent a su acquérir avec certitude un grand nombre de faits nouveaux et qu’il a porté dans l’examen de ces faits une critique rigoureuse que les sciences morales ont pris de nos jours une importance qu’elles n’avaient pas dans le passé. Nous avons reconquis quatre mille ans de l’ancienne Égypte, nous sommes remontés beaucoup plus haut, jusqu’aux origines des races aryennes ; par là nos horizons se sont étendus, nous avons eu un sentiment plus profond de l’immensité de la vie dans le passé. La philologie, en établissant les lois de la filiation des langues, a montré par un exemple incontestable combien sont certaines les règles qui président au développement des facultés sociales ; elle a contribué pour une grande part aux progrès de la philosophie de l’histoire. L’étude des formes variées de l’art antique, étude où on ne peut rien sans être érudit, a commencé à nous révéler le vrai génie de la Grèce, que nous avons cherché ensuite plus sûrement dans les œuvres de ses prosateurs et de ses poètes. De la variété des faits soumis à notre examen, de la précision des analyses matérielles est né en grande partie ce sentiment des nuances qui est aujourd’hui l’honneur de la critique.

Le grand mouvement qui au début de ce siècle a permis de constituer la science de la nature physique est un juste objet d’admiration. La science des lois historiques et morales, reprise aujourd’hui sur les bases qu’avait établies le génie d’Aristote, ne sera ni moins sûre ni moins féconde. La place qu’elle tient dans la préoccupation du temps présent, en France en particulier, est faite pour permettre tous les enthousiasmes ; elle assure un champ infini d’activité à la pensée philosophique, qui a pu croire parfois qu’elle avait épuisé toutes les variétés de la recherche et de la méditation. Elle repose sur les faits, et pour cette cause elle ne saurait se passer des méthodes érudites ; elle les soumet à l’entreprise qu’elle poursuit, et, en se les associant, elle leur donne une dignité qui nous est chère ; mais par-delà l’érudition, par-delà les faits, au-dessus même des lois les plus hautes, elle voit ce que la science n’explique pas, ce qui lui est mille fois supérieur. En reculant les bornes de l’idéal, elle ne fait que le rendre plus grand ; la plus rigoureuse et la plus positive des études ne marche de progrès en progrès que pour découvrir sans cesse une poésie plus profonde et plus originale. Il n’est pas d’érudit qui, penché sur sa tâche, n’ait le sentiment du travail qui s’accomplit autour de lui ; il sait qu’il y contribue, et que, sans les recherches auxquelles il se consacre, cet édifice, si beau qu’il fût, ne serait qu’une vaine illusion.


ALBERT DUMONT.

  1. les lecteurs de la Revue n’ont pas oublié une récente étude consacrée à Auguste Mariette par M. Desjardins.
  2. Tels sont les ouvrages de Cauchy, Lacroix, Navier, Duhamel, Pouillet, Ganot, Regnault.
  3. L’Art et l’Archéologie, livre d’un érudit qui est un excellent humaniste, d’un antiquaire qui a le sens de l’art, de la mythologie et des poètes.
  4. Voyez la Revue du 1er  mars 1874.