Les Etats banquiers

Les Etats banquiers
Revue des Deux Mondes6e période, tome 14 (p. 172-204).
LES ÉTATS BANQUIERS
PHÉNOMÈNES DE LA FINANCE MODERNE

Les États modernes voient leurs attributions croître chaque jour. D’une part, les services qu’ils ont assures de tout temps, comme ceux de la défense nationale et de certains travaux publics, ont grandi démesurément ; d’autre part, des fonctions nouvelles ont été dévolues à beaucoup d’entre eux : l’instruction publique, les œuvres sociales et, avant tout, des exploitations industrielles, telles que celles des chemins de fer, exigent des armées de fonctionnaires et engloutissent chaque année des dizaines, des centaines de millions, des milliards de francs. Les budgets enflent régulièrement. Si l’on additionne ceux des principaux Etats européens, asiatiques, américains, africains, océaniens, on trouve que la somme qui entre au cours d’un seul exercice dans les caisses des Trésors publics n’est pas inférieure à 60 milliards de francs. Et encore ce chiffre ne comprend-il que les budgets des Etats centralisés, comme la France, ou des fédérations, comme celle des Etats-Unis de l’Amérique du Nord ; il y aurait lieu d’ajouter aux premiers les comptes locaux et aux seconds ceux des Etats qui composent la Confédération. On arriverait ainsi à un total très supérieur à celui que nous venons d’indiquer. De toute façon, le chiffre est formidable et donne matière à bien des réflexions. Il démontre qu’une partie notable des revenus des particuliers leur est enlevée par l’autorité chargée de la conduite des affaires, et appliquée à des dépenses dites d’intérêt général. C’est un grave problème que celui de la recherche des résultats ainsi obtenus : dans beaucoup de cas malheureusement, on découvre que les services publics sont plus coûteux et moins efficaces que ceux de l’industrie privée. Mais tel n’est pas le but de notre travail : nous voulons aujourd’hui nous borner à dégager l’une des conséquences qu’amène cette énormité des budgets, à étudier la trésorerie de ces mouvemens de fonds gigantesques, à mettre en lumière les effets surprenans et inattendus de cette concentration de milliards entre les mains des ministres des Finances.

En général, les comptes annuels de recettes et de dépenses ne laissent guère de surplus disponibles : c’est plutôt le déficit qui est la règle ; nombreux sont les gouvernemens qui ont recours à l’emprunt à court ou à long terme, à des émissions de rentes, de billets ou de bons du Trésor. Cependant cette règle comporte d’honorables, et même de brillantes exceptions. Pendant longtemps, les budgets des États-Unis se sont soldés par des excédens considérables, au point que les hommes d’État américains ne savaient qu’en faire : désireux de ne pas abaisser les barrières douanières, ils en venaient à maudire ces millions de dollars que beaucoup de leurs collègues européens leur eussent enviés, et dont l’emploi naturel eût consisté en dégrèvemens, et, avant tout, en abaissemens des droits à l’importation.

Depuis la fin du XIXe siècle, tous les budgets de l’Italie se sont soldés par des excédens, beaucoup moins considérables que ceux des Etats-Unis, appréciables néanmoins, et dont l’accumulation lui a permis de subvenir aux dépenses de la guerre turque, qu’elle espère liquider sans avoir recours à aucune émission de rentes. L’Angleterre, malgré un accroissement vertigineux de ses dépenses militaires, qui ont doublé en dix ans, et l’apparition dans ses budgets de lourdes charges du chef des pensions de vieillesse et des assurances, apprend presque régulièrement de la bouche du chancelier de l’Echiquier que les entrées ont dépassé les sorties. On comprend que, partout où ce phénomène se produit, des sommes importantes emplissent momentanément les caisses publiques ; dans certains cas, elles y demeurent d’une façon permanente. La question se pose alors de savoir quel emploi en sera fait. Si, comme en Angleterre, ce surplus de l’année est, de par la loi, employé à l’amortissement de la Dette publique, il disparait pour ainsi dire aussitôt qu’il a été constitué, et ne se reformera éventuellement qu’au cours de l’exercice suivant, pour s’évanouir de nouveau lorsque celui-ci sera liquidé. Ce n’est donc pas dans des exemples de cet ordre que nous aurons à rechercher, ce qui est proprement l’objet de notre analyse, si ces excédens exercent une influence sur les marchés financiers, et quelle est la nature de cette influence. Au fur et à mesure de leur formation, ils restent simplement dans les caisses du Trésor ou bien figurent à son crédit dans le compte qui lui est ouvert à la Banque centrale, jusqu’au jour prochain où ils en sont retirés pour servir à un but déterminé.

Mais chez d’autres nations, ces excédens se gardent ; parfois même, la politique financière du gouvernement provoque la création de réserves métalliques, destinées à faire face à des événemens imprévus, et qui constituent un des articles immuables de leur programme économique. Tel est le cas de la Russie, dont nous aurons à parler en détail, et qui a eu toujours pour principe de recourir à des emprunts « préventifs, » destinés, non pas à combler des déficits, mais à tenir bien garnis les coffres du Trésor. Il en est de même des États-Unis, où les autorités fédérales disposent toujours d’une encaisse formidable, nécessitée en partie, il est vrai, par la circulation de billets d’Etat remboursables à vue et au porteur. Quelle que soit d’ailleurs l’origine de cette situation, elle n’en est pas moins grosse de conséquences, qui se résument en ce que les ministres des Finances deviennent de véritables banquiers, maîtres de capitaux qui se chiffrent par milliards : ils sont dès lors amenés, par la force des choses, à intervenir directement ou indirectement sur le marché de l’escompte, des reports et des valeurs mobilières. Nous passerons en revue les pays où cette action est le plus marquée ; nous examinerons ensuite quelques-uns de ceux qui sont dans une situation inverse et qui, au lieu de fournir des fonds aux marchés, leur en demandent.


I. — RUSSIE ET JAPON

Il y a longtemps que l’empire des tsars suit la politique financière que nous indiquions tout à l’heure. Elle découlait dans une certaine mesure de la constitution autocratique qui concentrait tous les pouvoirs dans les mains du chef de l’Etat : il semblait naturel que celui qui disposait des forces du pays, qui décidait de la guerre et de la paix, eût constamment en mains les moyens d’exécuter ses volontés, et en particulier les ressources nécessaires à la mobilisation des armées. Cette règle de conduite invariable a été rappelée à diverses reprises par les ministres des Finances, dans l’exposé annuel du budget qu’ils soumettaient à la sanction impériale : ils ne paraissent pas s’en être écartés depuis que la constitution octroyée en 1905 a créé une Douma et organisé une intervention parlementaire sur le domaine économique.

Au 1er janvier 1911 vieux style (14 janvier du calendrier grégorien), les disponibilités du Trésor russe s’élevaient à 340 millions de roubles, c’est-à-dire 907 millions de francs, la valeur de l’unité monétaire russe étant égale à 2 fr. 67 de notre monnaie. A ce montant s’ajoutaient, un an plus tard, 165 millions de roubles, qui constituaient l’excédent probable des recouvremens de 1911 sur les prévisions ; il y avait lieu d’en retrancher 80 millions de crédits supplémentaires, en sorte que les disponibilités, au 1er janvier 1912, atteignaient 425 millions, en augmentation de 363 millions sur le chiffre du 1er janvier 1907, On s’attend à ce que le chiffre soit encore supérieur en 1913. Dans ce même intervalle de cinq ans, le capital nominal de la Dette publique avait passé de 8 025 à 8 958 millions de roubles, c’est-a-dire qu’il s’était accru de 933 millions. Cette augmentation a été plus forte que celle des disponibilités ; mais les fonds empruntés avaient servi en partie à alimenter les budgets extraordinaires, dont les dépenses, sévèrement limitées par les règles de la comptabilité publique en Russie, représentent un véritable accroissement du patrimoine national : elles comprennent surtout des constructions de chemins de fer.

En Russie, la question des disponibilités du Trésor se complique de celle de la Banque d’émission : celle-ci en effet est un établissement de l’Etat, qui est responsable de ses engagemens ; ses billets forment une partie de la dette publique, exigible à tout instant, depuis qu’ils n’ont plus cours forcé et qu’ils sont payables à vue et en or. Il est donc indispensable de juxtaposer la situation de la Banque à celle du Trésor pour avoir une idée complète de l’actif et du passif de ce dernier. D’après la loi, la circulation ne peut en aucun cas dépasser l’encaisse métallique de plus de 300 millions de roubles ; au jour où cette limite serait atteinte, il faudrait considérer que le Trésor a une dette de cette importance et la placer en regard de ses ressources liquides. Hâtons-nous d’ajouter que ce calcul aurait une portée plus théorique que pratique. Chez la plupart des instituts d’émission, le chiffre de la circulation dépasse celui des espèces métalliques, et les demandes de remboursement de billets n’atteignent jamais la somme représentée par les espèces. D’ailleurs, à la fin de 1912, alors que la circulation de la Banque de Russie était de 1 500 millions de roubles, c’est-à-dire 4 milliards de francs, son encaisse or atteignait 1570 millions de roubles, et était supérieure par conséquent au montant des billets émis. Elle possédait en outre 65 millions de monnaies d’argent et de billon, si bien que l’excédent métallique était de 135 millions. De ce côté, le gouvernement avait donc non pas des engagemens, mais un excédent de ressources, qu’il serait légitime de faire entrer en ligne de compte dans l’évaluation des disponibilités. On pourrait inscrire dans le même chapitre les 300 millions de billets que la Banque a le droit d’émettre à découvert, mais cet excédent de circulation constituerait en même temps une dette du Trésor, en sorte que cet accroissement de ressources serait contre-balancé par un engagement d’égale importance.

Les principes qui président au calcul des disponibilités ont été rappelés par le comte Witte dans l’exposé du budget de 1896 : « La révision que fait le Contrôle de la comptabilité et des fonds des caisses ressortissant au ministère des Finances y établit l’existence, à tout moment, de sommes plus ou moins considérables appartenant au Trésor. Mais toutes ces sommes ne sont pas des disponibilités, une partie d’entre elles étant considérée par notre législation budgétaire comme engagée du chef des obligations que le gouvernement a assumées en donnant aux diverses administrations publiques la faculté d’imputer certaines dépenses sur les crédits, non épuisés, des budgets antérieurs. Par suite, au 1er janvier de chaque année, pour établir le chiffre des disponibilités du Trésor, on déduit du total général de ses ressources effectives les montans nécessaires pour pourvoir à toutes les dépenses autorisées, mais non encore effectuées. Le solde constitue des disponibilités réelles qui, à tout moment, peuvent être affectées, soit aux dépenses budgétaires de l’exercice suivant, soit à faire face à tous besoins extraordinaires non prévus au budget, et cela sans diminuer en rien la validité des crédits précédemment ouverts. Le décompte des disponibilités est fondé sur ce principe que l’intégralité des crédits non consommés ni annulés figure comme restes à payer et diminue d’autant le chiffre des disponibilités, quoiqu’une longue expérience de notre système budgétaire permette au ministère des Finances d’être pleinement assuré qu’une partie de ces dépenses ne sera pas effectuée et que, au moment de la clôture définitive des budgets, une partie correspondante des crédits n’aura pas été consommée. Néanmoins, le ministre des Finances ne se croit pas le droit de faire état de ces reliquats, et il ne les transfère du compte des sommes engagées à celui des disponibilités que lorsque les budgets sont définitivement clos et que, par conséquent, aucune dépense ne saurait être imputée par les ministères respectifs sur ces reliquats. »

On ne saurait exposer plus nettement les lois qui gouvernent une comptabilité. On doit en conclure que les chiffres indiqués comme constituant les disponibilités du Trésor russe sont des minima, inférieurs à la réalité. Pour mettre en lumière sa situation à la fin de l’année 1912, établissons son compte de caisse : il avait le 1er/14 décembre à son crédit, à la Banque de l’État, 453 millions de roubles. A la même date ; il avait une somme encore plus forte à son crédit sur les grandes places étrangères, Paris, Londres, Berlin, où les banquiers ses correspondans font fructifier les centaines de millions que le ministère des Finances a coutume de laisser entre leurs mains. C’est sur ces fonds qu’est prélevé le service des intérêts et de l’amortissement des emprunts russes placés à l’étranger, et dont le chiffre a diminué depuis quelque temps : il est en effet rentré dans le pays une quantité notable de rentes, rachetées par des particuliers, des sociétés et des caisses publiques. Les bonnes récoltes, le développement industriel, la hausse des prix du naphte, d’autres matières premières et des objets fabriqués, ont amené un accroissement de la richesse générale, grâce auquel les demandes de fonds publics se sont multipliées. La publication hebdomadaire du bilan de la Banque nous fait connaître, à toute époque de l’année, le montant du compte créditeur du Trésor chez cet établissement. Nous n’avons pas de renseignemens aussi fréquens sur son avoir à l’étranger. Toutefois, il figure dans le relevé qui est joint au budget annuel. C’est ainsi que nous savons qu’au 1er janvier 1911 cet avoir atteignait 468 millions de roubles, alors que le solde du Trésor à la Banque de Russie était de 375 millions : cela formait un total de 843 millions de roubles[1]. En regard de ce chiffre, il y a lieu de faire figurer les sommes qui sont dues par le Trésor, en vertu de crédits ouverts et non consommés : mais il convient de remarquer que ces dettes n’affectent pas matériellement sa situation, aussi longtemps qu’elles n’ont pas été payées : dès lors, au point de vue qui nous occupe, c’est la totalité de l’encaisse que nous avons à considérer. Toutefois, il faut distinguer la partie qui est en Russie de celle qui est à l’étranger. La première constitue un avoir du Trésor au même titre que la seconde : mais il ne saurait retirer des sommes considérables de la Banque à Saint-Pétersbourg sans affaiblir la situation de l’établissement ; et comme, en réalité, cette banque et lui ne sont qu’un, il n’a pas intérêt à faire de ce compte des emplois spéciaux, qui l’obligeraient à des prélèvemens effectifs. Il a une bien plus grande liberté d’action en ce qui concerne les sommes dont il dispose à l’étranger.

C’est ici que la question prend une ampleur imprévue et que les répercussions possibles de l’action du ministre des Finances méritent d’être étudiées de près. Qu’on réfléchisse en effet à l’organisation moderne du crédit, tant au point de vue de l’escompte que des reports, et l’on comprendra de quel poids pèse sur les marchés financiers celui qui dispose de centaines de millions de francs, au moyen desquels il peut, par exemple, acheter des lettres de change ou faire des avances sur titres. On sait qu’il existe chez les nations modernes un ensemble de capitaux flottans, qui consistent généralement en dépôt dans les banques, et que leurs propriétaires, pour un motif ou l’autre, ne désirent pas consacrer immédiatement à l’acquisition soit d’immeubles, soit de titres de rentes, d’actions ou d’obligations. En attendant leur placement définitif, ces capitaux recherchent des emplois temporaires, tels que l’achat d’effets de commerce ou les prêts à court terme. Plus il y aura de ces capitaux disposés à s’utiliser de la sorte, et plus les taux d’escompte et d’avance auront tendance à baisser. Moins il y en aura, et plus ces mêmes taux s’élèveront. Tout propriétaire d’espèces, tout titulaire d’un crédit de banque est en mesure d’influencer, par l’emploi qu’il en fera, le marché monétaire. Le ministre des Finances de Russie exerce donc une action sur toutes les places où il a de l’argent en dépôt. Plus il aura de fonds à Paris, chez ses correspondans, plus lointaine sera l’échéance jusqu’à laquelle il aura renoncé à les retirer, et plus il viendra en aide au marché français. S’il retire des fonds de Londres pour les transférer à Paris, il contribuera à un resserrement monétaire dans la première de ces deux villes, tandis qu’il aidera à rendre les transactions plus faciles dans la seconde. Lorsqu’il s’agit de faire mouvoir des sommes telles que celles que nous avons indiquées, on comprend la portée des décisions à prendre.

De nos jours, où les questions politiques et financières s’enchevêtrent parfois au point de se confondre, il est clair que le contre-coup d’opérations monétaires peut se faire sentir sur le terrain diplomatique. Bien que, de certains côtés, on ait une tendance à exagérer, au point de vue des relations internationales, l’importance du facteur économique, il n’en est pas moins vrai que la force financière d’un Etat est le complément indispensable de sa puissance militaire, et que, dès lors, les gouvernans ne peuvent rester indifférens à ce qui se passe sur ce marché de fonds publics et de capitaux qu’est la Bourse. Là s’échangent à toute heure la marchandise qui s’appelle vulgairement l’argent, scientifiquement le capital monnayé, et cette autre marchandise essentiellement moderne, la valeur mobilière, en laquelle s’incarnent les dettes des États et des sociétés, les actions et les parts d’intérêts des entreprises de toute nature. La hausse ou la baisse des titres, l’élévation ou la dépression du taux de l’intérêt exercent sur l’opinion publique une action considérable. Le ministre des Finances de Russie est à l’heure actuelle, grâce aux disponibilités qu’il n’a cessé de rassembler tant à la faveur d’excédens budgétaires que d’emprunts émis en temps opportun, un des arbitres du marché monétaire européen. Qu’on se figure l’effet que produirait le retrait soudain des centaines de millions de reichsmarks qu’il possède à son crédit à Berlin. Sur cette place, où l’élévation des taux indique l’intensité du besoin d’argent, une semblable mesure pourrait provoquer une panique. Ce serait une atteinte bien autrement grave portée aux intérêts allemands que le coup dirigé jadis par Bismarck contre les fonds moscovites, lorsqu’il ordonna à la Banque de l’Empire de les rayer de la liste des rentes étrangères sur lesquelles elle consent des avances. Dans l’arsenal financier moderne, l’arme que fournit une encaisse formidable répartie sur différentes places est une des plus efficaces qui se puisse concevoir. Il est intéressant de constater que l’empire des tsars est, sous ce rapport, le mieux outillé des États européens.

Pour retrouver une puissance comparable, il faut passer l’Atlantique et examiner la situation de la communauté qui possède une plus grande somme de richesse qu’aucune autre nation du globe. Auparavant, nous dirons un mot de la trésorerie d’une nation dont le nom vient naturellement à l’esprit lorsqu’on a parlé de la Russie, de celle qui fut il y a huit ans son adversaire heureux sur les champs de bataille de la Mandchourie. Le Trésor japonais a généralement un dépôt assez important à la Banque du Japon. Celle-ci, à son tour, remet une partie de cette somme à son agence de Londres, qui la fait valoir et la distribue à cet effet entre un certain nombre de banques anglaises. Parfois elle les emploie à acheter des lions de l’Échiquier, et ce n’est pas une des moindres curiosités de la finance moderne que de voir un Gouvernement asiatique, qui n’a pris sa place parmi les grandes puissances que depuis un demi-siècle à peine, venir en aide au Trésor du pays dont la suprématie économique a longtemps passé pour un dogme incontesté.


II. — ÉTATS-UNIS D’AMÉRIQUE

Aux États-Unis comme en Russie, le Trésor public, c’est-à-dire celui de la Confédération, est régulièrement détenteur de sommes considérables, au moyen desquelles il exerce une action sur les conditions monétaires des marchés financiers. Mais, contrairement à ce que nous avons vu se passer dans l’empire des tsars, cette action, jusqu’ici, est exclusivement confinée à l’intérieur des frontières. A Washington comme à Saint-Pétersbourg, le secrétaire du Trésor dispose en général d’une encaisse énorme, constituée par l’accumulation d’excédens budgétaires ; il a, lui aussi, la responsabilité d’une circulation fiduciaire ; et cette responsabilité est plus directe encore, puisqu’il n’existe pas en Amérique d’organisme analogue à la Banque d’Etat de Russie : celle-ci, bien qu’étant une institution gouvernementale, forme une sorte de tampon entre le public détenteur et le Trésor débiteur des billets de crédit ; elle constitue une administration distincte, qui a son capital, ses réserves, sa comptabilité particulière. De l’autre côté de l’Atlantique, les billets émanent directement du Trésor, c’est dans la comptabilité générale de la Confédération qu’ils figurent ; les réserves qui en assurent le remboursement sont confondues dans son actif, bien que, depuis le commencement du XXe siècle, un montant déterminé ait été plus spécialement affecté à leur garantie. Nous nous trouvons donc en présence d’une intervention encore plus directe des fonctionnaires dans le mécanisme financier du pays.

La question de savoir comment doivent être gérés les fonds disponibles de la Confédération a été agitée depuis longtemps aux États-Unis. Des volumes ont été écrits sur ce qu’on a appelé la Trésorerie indépendante, c’est-à-dire la gestion des deniers publics en dehors de tout établissement particulier. Le problème se présente, dans la grande République, sous un aspect différent de celui qu’il revêt dans la plupart des pays européens : on ne retrouve pas chez elle cet institut central d’émission, doté de privilèges ou investi d’un monopole, qui est en général le banquier naturellement désigné pour servir de dépositaire aux fonds publics, et même de caissier au ministère des Finances. Là où existe une Banque de France, une Banque d’Angleterre, une Banque de Belgique, rien n’est plus simple que de lui confier la majeure partie, ou même la totalité, de l’encaisse gouvernementale. Aux États-Unis, il avait bien été fondé, à la fin du XVIIIe siècle, une Banque de l’Amérique du Nord, qui parut alors devoir prendre un rôle prépondérant, et ensuite, en 1816, sous les auspices du président Madison, une Banque des États-Unis, au capital de 35 millions de dollars (182 millions de francs), dont un cinquième fut souscrit par la Confédération. Mais, au bout de peu d’années, elle se vit en butte à l’hostilité du président Jackson et finit par liquider. Depuis lors, aucun établissement n’a reçu de monopole d’émission. Au contraire, la loi fédérale de 1862 a accordé le droit de lancer des billets dans la circulation à toute société qui s’organise conformément à ses prescriptions ; à la faveur de cette législation, plus de 7 000 de ces banques, dites nationales, fonctionnent et ont une circulation de près de 700 millions de dollars environ 3 600 millions de francs).

La Trésorerie fédérale, de son côté, répond d’une circulation tripartite qui a les origines suivantes : 347 millions de dollars dits greenbacks sont des billets émis au cours de la guerre de Sécession, qui eurent alors cours forcé, mais qui sont remboursables en or, aux caisses publiques, en fait depuis les années qui suivirent la fin de la guerre, et en droit depuis la loi de reprise des paiemens en espèces de 1875, confirmée par celle de 1900. A côté de ces greenbacks circulent les certificats d’argent, créés en représentation des dollars de métal blanc, qu’il est loisible à chacun de déposer à la Trésorerie de Washington, en demandant en échange les billets fédéraux. Enfin, le Trésor délivre des certificats d’or à tous ceux qui lui confient des dollars d’or : il a même été autorisé, par la loi du 2 mars 1911, à créer des certificats contre dépôt de lingots d’or et de monnaies d’or étrangères, à la condition que ces lingots et monnaies d’or étrangères ne représentent pas plus du tiers de l’encaisse qui garantit le total des certificats en circulation. Ces certificats d’or, émis contre lingots ou monnaies étrangères, ne diffèrent d’ailleurs en rien des autres et sont également remboursables en pièces d’or américaines.

Quelle est la situation du Trésor américain vis-à-vis de ces différens papiers qui portent sa signature ? Les certificats d’or sont mathématiquement représentés par un dépôt de dollars ou de lingots en quantité égale à celle des certificats : ils ne sont donc qu’une sorte de récépissé et ne constituent pas, à proprement parler, un engagement. L’article 6 de la loi de 1900 dit textuellement : « Les monnaies ainsi déposées doivent être conservées dans les caisses du Trésor et affectées exclusivement, sans qu’on puisse s’en servir pour d’autres usages, au remboursement à vue desdits certificats. » Elles y figurent à titre de fidéi-commis, en trust, selon l’expression officielle.

Les certificats d’argent devraient théoriquement n’être aussi que la représentation des pièces de métal blanc immobilisées à Washington : mais le problème se complique ici, parce que les Etats-Unis ont voulu que tous leurs instrumens de circulation fussent sur le même pied, et que ce résultat n’a pu être obtenu que par l’assimilation des certificats d’argent aux greenbacks, qui sont remboursables en or. Dès lors, les certificats d’argent le sont aussi : c’est ce que déclare implicitement la loi du 14 mars 1900, dont l’article 1er porte ce qui suit : « Le dollar, formé de 25 grains 8 dixièmes (1gr, 86) d’or à neuf dixièmes de fin, est reconnu comme étalon de valeur, et toutes les sortes de monnaies émises ou frappées par les États-Unis devront être maintenues à la parité de la valeur de cet étalon. »

La même loi de 1900 ordonne que le Trésor fédéral conserve toujours une encaisse de 150 millions de dollars, qui, dans la pensée du législateur, s’applique plus spécialement à la couverture des 346 millions de greenbacks, et représente une proportion de 43 pour 100 de métal par rapport à la circulation. Si ce chiffre de 150 millions venait à être entamé et à tomber au-dessous de 100 millions, il devrait être émis des rentes fédérales jusqu’à concurrence de la somme nécessaire pour reconstituer cette réserve. Celle-ci est aujourd’hui fort au-dessus de la limite minimum ; au 30 juin 1914, en dehors des 150 millions légaux, le Trésor détenait en effet pour 148 millions de monnaies d’or, de dollars et de certificats d’argent, de billets des États-Unis (greenbacks), de billets des banques nationales. Nous ne parlons que pour mémoire des 994 millions de dollars d’or, des 466 millions de dollars d’argent, qui, à la même date du 30 juin 1911, reposaient dans les caves fédérales de Washington. Ce formidable stock de plus de 7 milliards et demi de francs, dont deux tiers en métal jaune, était un simple dépôt aux mains de la Trésorerie. Mais l’encaisse de 148 millions de dollars (770 millions de francs) du fonds général constituait une véritable disponibilité : les montans confiés par le secrétaire du Trésor à ses correspondans s’ajoutaient à ce chiffre.

Nous avons vu que, depuis la liquidation des banques des Etats-Unis qui, à deux reprises différentes, avaient paru destinées à devenir des institutions d’Etat, la Trésorerie fédérale gère elle-même ses fonds. Elle le fait de deux façons : elle en garde une partie dans ses coffres, elle dépose l’autre à son crédit chez un certain nombre de banques nationales, préalablement désignées à cet effet. C’est par cette dernière opération que la Trésorerie américaine intervient sur le marché des capitaux : comme les dépôts de cette nature se sont fréquemment élevés à des sommes considérables, l’effet en a été très sensible, et il y a lieu de ranger le secrétaire de la Trésorerie à Washington parmi les personnages dont l’influence est prédominante sur la situation monétaire. La loi de 1864 sur les banques nationales l’autorise à déposer une partie de ses fonds dans les banques, lesquelles doivent lui remettre en garantie un cautionnement d’obligations fédérales ou d’autres titres, agréés en vertu de dispositions postérieures à la loi originaire. En 1879, les dépôts atteignirent jusqu’à 279 millions de dollars. L’énormité de cette somme provoqua des récriminations, à la suite desquelles, pendant plusieurs années, la moyenne annuelle des dépôts ne dépassa guère 20 millions. Ce ne fut qu’en 1887 que le secrétaire de la Trésorerie Fairchild se préoccupa de rendre à la circulation une partie des sommes accumulées dans les caisses fédérales : il éleva d’un demi à un million de dollars le maximum du dépôt par établissement et compta au pair, et non plus seulement à 90 pour 100, les rentes fédérales destinées à servir de cautionnement. Dès le mois de mars 1888, le Gouvernement avait remis plus de 60 millions aux banques. Mais le successeur de M. Fairchild revint aux erremens antérieurs et réduisit les dépôts à une vingtaine de millions, si bien qu’en 1898 l’encaisse propre du Trésor dépassait 300 millions. En 1901, un revirement se produisit : plus de 100 millions sont distribués aux banques. En 1902, elles obtiennent 150 millions, répartis entre 577 établissemens dépositaires.

Ce fut en 1907, lors de la dernière crise que traversèrent les États-Unis, que les chiffres des dépôts publics dans les banques atteignirent de nouveau un point culminant. Le secrétaire du Trésor Cortelyou n’hésita pas à prendre les mesures qui lui paraissaient commandées par les circonstances : il distribua à un moment la majeure partie de son encaisse aux banques. Il décréta l’émission de bons du Trésor, dans le seul dessein d’augmenter ses ressources en numéraire, d’accroitre encore ses disponibilités et d’en remettre de nouvelles quantités aux établissemens chargés à leur tour d’en faire profiter leur clientèle, c’est-à-dire le public. Jamais l’intervention d’un gouvernement sur le marché monétaire ne se manifesta avec plus d’intensité qu’au cours de ce mémorable automne de 1907, qui vit s’écrouler des sociétés importantes, les valeurs les plus sérieuses baisser dans une proportion rarement atteinte jusque-là, et le loyer de l’argent s’élever à des taux invraisemblables. Dans son rapport présenté au Sénat le 2 décembre 1907, M. Cortelyou déclarait que « les transactions les plus importantes du Trésor au cours de l’exercice écoulé avaient été celles qui étaient intervenues entre lui et les banques dépositaires, et que son plus grand souci avait été la façon dont il disposerait des excédens de revenu. » Au 1er juillet 1906, le Trésor avait à son crédit chez les banques 81 millions de dollars ; un an plus tard, ce chiffre avait plus que doublé et s’élevait à 167 millions. Au cours de l’été 1907, les taux d’intérêt sur les places américaines accusant une progression inquiétante, le secrétaire du Trésor décida « de faire chaque semaine à partir du 23 août des dépôts substantiels dans les différentes parties de la Confédération, avec l’intention spéciale de faciliter le mouvement d’automne des récoltes. » En dépit de ces nouvelles remises, qui atteignirent 26 millions de dollars, l’argent était de plus en plus rare et de plus en plus cher. La Trésorerie redoubla d’efforts pour conjurer la crise : en quatre jours, elle transféra aux banques 35 millions ; elle se contenta, pour garantie de ces dépôts, de titres d’Etats particuliers, de municipes et de chemins de fer, au lieu des obligations fédérales qu’exigeait la loi. Le Ji novembre 1907, les créances du Trésor atteignaient 226 millions, et, le 27 décembre, 260 millions, maximum de l’année. Un mois plus tard, le chiffre était ramené à 226 millions. L’orage était passé, et la Trésorerie voyait refluer dans ses caisses une partie des sommes qu’elle avait répandues dans le pays. Beaucoup de ses correspondans n’attendaient même pas qu’elle leur adressât une demande pour. restituer tout ou partie des fonds qui leur avaient été confiés. A la fin de juin 1908, l’ensemble des dépôts publics était de 149 millions, chiffre dépassant à peine la moitié de celui qui avait été atteint au plus fort de la crise.

Parmi les opérations mémorables accomplies à l’étranger par la Trésorerie des Etats-Unis, on peut citer le versement effectué au printemps de 1904 pour l’achat du canal de Panama : elle paya alors 10 millions de dollars à la République de Panama et 40 à l’ancienne Compagnie. Cette dernière somme (plus de 200 millions de francs) fut transférée en Europe sans qu’une seule pièce de monnaie fût exportée : des viremens de banque suffirent, et le marché monétaire ne ressentit pas la moindre secousse. Deux ans plus tard, en 1906, les réserves des banques se trouvant très entamées, la Trésorerie leur avait remis des fonds, sous la condition qu’elles feraient venir de l’or de l’étranger : grâce à cette combinaison, une importation de plus de 50 millions de dollars de métal jaune ramena l’aisance sur les grandes places financières de la Confédération.

Ces diverses opérations donnent une idée de l’ampleur des moyens d’action du Trésor américain. C’est une puissance monétaire, dont les moyens d’action s’accroissent lorsque les budgets se soldent en excédent et diminuent dans le cas contraire. Les dépenses considérables qui se poursuivent pour le canal de Panama ont affaibli sa situation relativement à ce qu’elle était il y a quelques années. Les ministres des Finances qui se sont succédé à Washington ont suivi des lignes de conduite variables, les uns inclinant à ne pas se dessaisir de leur encaisse, les autres mettant libéralement à la disposition du marché la majeure partie de leurs ressources. Cette diversité de tactique n’était pas seulement due à des conceptions différentes du devoir à remplir, mais aussi aux circonstances. Lorsqu’en 1907 le gouvernement du président Roosevelt se trouva en présence d’un marché désemparé, il dut, quelles que fussent ses idées théoriques sur le rôle du Trésor, courir au plus pressé et essayer d’enrayer la panique en multipliant les secours aux banques nationales. Quelle que soit d’ailleurs la politique suivie à Washington, le trait distinctif en est qu’elle demeure strictement américaine : jamais encore le secrétaire du Trésor n’a songé à laisser d’une façon permanente au dehors une fraction quelconque de ses fonds disponibles. Si la diplomatie du secrétaire d’État a des visées qui dépassent de beaucoup les frontières, cependant bien vastes, de la République, elle n’a pas jusqu’ici paru songer à se servir des armes financières qu’elle pourrait brandir et qui seraient d’un calibre supérieur à la moyenne. L’énorme réservoir d’or qu’est la Trésorerie fédérale reste jusqu’ici exclusivement affecté aux besoins de la circulation intérieure.


III. — DÉPÔTS EFFECTUÉS A l’ÉTRANGER DANS UN DESSEIN MONÉTAIRE

A côté de ces Trésors qui accumulent et conservent des ressources importantes en vue d’éventualités politiques ou financières, il en est d’autres qui, par les mêmes moyens, poursuivent un but différent et pour qui la disposition d’une encaisse importante et de crédits de banque à l’étranger constitue le moyen d’assurer la fixité de leur étalon et de régulariser les changes. Tel est le cas de l’Inde, du Mexique, du Brésil, des Philippines ; tel sera demain sans doute celui de la Chine, si elle écoute les avis de certains de ses conseillers financiers qui voudraient la voir adopter une unité monétaire représentée matériellement par des pièces d’argent, mais toujours échangeable contre un certain poids détermine de métal jaune. Ce système moderne, qui n’a d’abord été qu’une sorte d’expédient empirique, a peu à peu été érigé en théorie scientifique : il a reçu le nom de l’étalon du change en or (gold exchange standard) et il a trouvé sa place à côté de l’étalon d’or, de l’étalon d’argent, du double étalon et de l’étalon boiteux. Il a été appliqué non seulement par les gouvernemens, mais par des banques particulières. C’est ainsi que, grâce à la prospérité de l’Océanie Néerlandaise, la Banque de Java a pu accumuler dans la mère patrie des réserves métalliques, dont une partie, par le jeu naturel des changes, a déjà reflué vers les colonies. Par cette infusion d’or dans leur circulation, celles-ci se trouvent amenées peu à peu au régime de l’étalon boiteux, qui se substitue à celui du change en or, en attendant qu’il soit un jour remplacé par celui de l’étalon d’or pur et simple. Les réserves métalliques étrangères d !une banque d’émission privilégiée jouent, sous ce rapport, le même rôle que celles d’un trésor public. C’est pourquoi le cas de la Hollande est comparable à celui de pays où la régularisation de l’unité monétaire est directement assurée par les soins du Gouvernement. L’histoire de ce qui s’est passé dans l’Inde anglaise depuis vingt ans fera comprendre la portée et le mécanisme d’un système qui tend à se généraliser.

Jusqu’en 1893, la monnaie indienne libératoire était la roupie d’argent, dont la frappe était libre et dont la valeur, comparée à celle de l’or, variait selon les fluctuations du cours du métal blanc. Comme celui-ci avait baissé à peu près de moitié depuis l’époque où la teneur et le poids de la roupie avaient été fixés, le rapport de l’unité indienne à la livre sterling anglaise s’était modifié dans la même proportion : de 2 shillings elle était tombée aux environs d’un shilling, c’est-à-dire 1 fr. 25 centimes. Les hommes d’État britanniques voulurent mettre un terme à ces variations aussi brusques qu’étendues, qui causaient de grands préjudices au commerce anglais, à l’agriculture indigène, au Trésor indien surtout. Ils commencèrent par suspendre la libre frappe de l’argent, ce qui eut pour effet de relever la valeur de la roupie, puisqu’une monnaie, comme toute autre marchandise, est d’autant plus chère qu’elle est offerte en moindre quantité ; afin de l’empêcher de dépasser le niveau auquel ils entendaient la fixer désormais et qui était la valeur de 16 pence de monnaie anglaise (1 fr.65 environ), ils accordèrent au Gouvernement le droit, qui était retiré aux particuliers, de frapper le nombre de pièces qu’il jugerait nécessaire pour répondre aux demandes qui lui seraient adressées. Peu de temps après la mise en vigueur de cette législation, le change entre Londres et Calcutta s’établit aux environs de 16 pence : il ne s’en est plus écarté. Dès ce moment on pouvait dire que la monnaie indienne, matériellement représentée par des roupies d’argent, avait une valeur invariable en or. Pour mieux assurer cette équivalence, le Gouvernement indien a constitué à Londres deux réserves, celle dite de la circulation et celle de l’étalon d’or. Celle-ci est constituée au moyen des bénéfices que le Gouvernement réalise sur les frappes d’argent, puisque la valeur monétaire des roupies n’a pas cessé d’être supérieure à celle du métal dont elles sont faites. Elle atteignait récemment un demi-milliard de francs, et sert aux autorités indiennes à fournir, à ceux qui lui en font la demande, soit de l’or, soit des traites sur Londres, contre les roupies d’argent ou les billets payables en argent qu’on leur remet. C’est un moyen efficace d’empêcher toute dépréciation de l’étalon monétaire. D’autre part, le Gouvernement a également placé à Londres une partie du fonds destiné à servir de couverture à la circulation des billets indiens. Il se trouve ainsi avoir à sa disposition des sommes considérables : il ne les conserve pas exclusivement sous forme d’or monnayé ou en lingots ; il en consacre une partie à l’achat de consolidés anglais, dont les intérêts viennent s’ajouter au capital déjà réuni. Ces titres jouissant d’un large marché peuvent en cas de besoin être aisément réalisés, transformés en espèces et sont dès lors considérés comme équivalant à ces dernières.

Du chef de ces achats et aussi d’emplois temporaires effectués sur la place de Londres, une action notable est exercée sur le marché monétaire anglais, qui ne verrait pas sans déplaisir ce supplément de ressources lui être retiré. C’est peut-être là une des raisons pour lesquelles l’adoption définitive et complète de l’étalon d’or aux Indes est retardée : le jour en effet où la frappe de l’or et l’échange des billets contre de l’or y seront officiellement décrétés, il faudra expédier en Asie des quantités importantes de métal jaune, ce qui affaiblirait d’autant la situation de la mère patrie. Actuellement, le fait que les autorités financières de Calcutta, de Bombay et des autres métropoles de l’Hindoustan ont à leur disposition des livres sterling ou des créances susceptibles d’être transformées en espèces suffit pour écarter le danger d’une dépréciation de l’étalon, bien que le chiffre de la circulation des roupies monnayées et des billets indiens soit très supérieur à celui des réserves londoniennes.

Le Brésil, dont la monnaie avait été fortement dépréciée, voulut, il y a quelques années, donner une valeur fixe à son milreis, sans lui rendre toutefois celle qu’il avait à l’origine ni même celle qu’il avait conservée pendant une longue période, après qu’il eut été réduit de moitié par rapport au milreis portugais, auquel il était primitivement identique. Après diverses tergiversations, il s’est décidé pour un cours de 16 pence de monnaie anglaise, soit environ 1 fr. 65 de notre monnaie. Par une coïncidence tout à fait fortuite, cette valeur est identique à celle qui a été assignée à la roupie. Pour arriver à donner au milréis cette valeur et la lui conserver, le gouvernement brésilien a eu recours à un procédé qui a été employé également ailleurs et qui paraît devoir devenir classique pour ménager la transition du régime du papier-monnaie à celui d’un étalon métallique, nous voulons parler de la Caisse de conversion. C’est un établissement gouvernemental qui reçoit de l’or et délivre en échange des billets au taux fixé par la loi monétaire. Dans le cas qui nous occupe, la Caisse de conversion de Rio de Janeiro, en échange de chaque poids d’or fin équivalant à celui que contiennent 16 pence de monnaie anglaise, délivre un billet de 1 milreis, et elle est toujours prête à rembourser ses billets en donnant au porteur le même poids d’or. Elle habitue ainsi le pays à se servir d’un instrument d’échange dont la valeur est immuable, et elle y réussit d’autant mieux que cette valeur se rapproche davantage de celle que le cours des changes avec l’étranger assignait depuis quelque temps à l’unité monétaire, représentée par une masse de billets émis antérieurement. La valeur de cette unité est mesurée par les oscillations du change qui l’expriment en or, ou, ce qui revient au même, en monnaie de pays où règne l’étalon d’or.

Pour assurer la parité de ces billets à cours forcé, de ce papier inconvertible avec celui qui émane de la Caisse de conversion, le gouvernement fédéral a constitué en Europe une réserve métallique, un fonds d’échange, grâce auquel il peut servir les demandes de livres sterling, de francs, de reichsmarks, qui se produisent sur le marché brésilien, et empêcher par conséquent le cours des monnaies étrangères de s’élever au-dessus d’un prix qui dépasserait 1 milreis pour 16 pence. Inversement, si les offres de ces dernières abondent, le Gouvernement les achète au moyen de billets que la Caisse de conversion est autorisée à créer, jusqu’à concurrence de 900 millions de milreis. De cette façon, il arrête les oscillations dans les deux sens. Il ne serait gêné dans son action que le jour où la limite d’émission de 60 millions de livres sterling (équivalent, à 16 pence, de 900 millions de milreis) serait atteinte. Il est probable qu’elle serait alors élevée pour la seconde fois, comme elle l’a déjà été, en 1911, de 20 à 60 millions sterling.

Les sommes accumulées en Europe et destinées à ces opérations ne constituent pas, aux mains du ministre des Finances brésilien, une arme de même nature que celles dont dispose son collègue russe. Le remboursement des billets de crédit étant assuré par la Banque de Russie, ce dernier n’a pas à se préoccuper de maintenir par des procédés, dans une certaine mesure artificiels, la valeur du papier qui circule dans l’empire, et peut donc employer à son gré ses dépôts à l’étranger. Le ministre brésilien, au contraire, doit les tenir toujours prêts à servir de régulateurs au change, puisque la grande masse du papier-monnaie n’est pas encore remboursable aux guichets d’un institut d’émission et que, si les porteurs de billets libellés en milreis (autres que ceux de la Caisse de conversion) voulaient les échanger contre de la monnaie étrangère, sans y réussir, une dépréciation de ces billets en résulterait infailliblement. Mais le fait n’en est pas moins que le Trésor brésilien est régulièrement créditeur sur des places européennes de sommes qui sont sa propriété. Un ministre, poussé par le désir d’élever la valeur de la monnaie brésilienne et de la rapprocher de son point d’origine, c’est-à-dire 27 pence, a voulu en 1910 aliéner brusquement la majeure partie de ces réserves, comptant bien que l’offre soudaine d’une quantité considérable de monnaie étrangère la ferait baisser par rapport au billet brésilien. Cela s’est produit en effet et le milreis s’est élevé un moment à 18 pence. Mais le danger de cette politique n’a pas tardé à se manifester, et le successeur de M. Bulhoes est sagement revenu au programme de stabilisation à 16 pence.

Le Mexique a résolu un problème quelque peu différent par un procédé qui n’est pas sans analogie avec celui que nous venons de décrire. Ici, il ne s’agissait pas de relever et de maintenir la valeur d’un papier-monnaie déprécié ; l’unité monétaire était la piastre d’argent, dont la frappe était libre et à laquelle le président Porfirio Diaz et son éminent ministre des Finances Limantour entendaient donner dorénavant une valeur fixe. La première mesure prise consista à suspendre la libre frappe des pièces d’argent, la seconde à déterminer l’équivalence en or qui leur serait attribuée, et qui fut fixée à 75 centigrammes d’or, c’est-à-dire 2 fr. 58 de monnaie française, ce qui correspond à un prix de 29 pence environ pour l’once d’argent fin. Cette valeur conventionnelle de la piastre d’argent peut être maintenue d’autant plus facilement que le cours du métal blanc sur le marché libre est plus voisin de ce prix. Pour effectuer les opérations nécessaires, le Gouvernement mexicain a constitué un fonds régulateur de la circulation monétaire, alimenté par les bénéfices réalisés sur la frappe de monnaies, et un fonds à l’étranger, composé de reliquats d’excédens budgétaires antérieurs, de crédits ouverts par diverses banques en Europe et aux Etats-Unis, et de lingots d’or provenant des mines indigènes et acquis par le Gouvernement. D’après l’article 30 de la loi du 25 mars 1905, qui a organisé le nouveau régime, la partie du fonds régulateur qui est conservée dans la République consiste en monnaie métallique et « exceptionnellement en barres d’or ou d’argent destinées à la frappe, a l’exclusion des billets de banque ou autres espèces. » La Commission du change et de la monnaie, instituée par décret du 3 avril 1905, en exécution de la loi susmentionnée, s’est occupée « d’influencer le marché des changes, afin de maintenir le taux des traites sur l’étranger en rapport avec la monnaie des pays qui sont au régime de l’étalon d’or. » Elle le fit en se préoccupant constamment d’avoir des ressources disponibles au dehors.

Cette intervention gouvernementale n’est pas nécessaire dans les pays où l’or circule librement et est obtenable en échange des billets, parce que, aussitôt que les changes s’élèvent, le métal jaune est exporté par les particuliers. Là où ceux-ci ne peuvent pas le puiser dans la circulation, il faut que l’autorité publique opère des remises qui ont le même effet ; et, pour les effectuer sans difficulté, le Trésor doit au préalable avoir préparé les moyens de le faire, c’est-à-dire être créditeur de sommes importantes sur les places étrangères.

Certaines nations ont, de convention expresse, imposé cette charge à l’institut d’émission. C’est ainsi que la Banque austro-hongroise est, de par un article de ses statuts, tenue de maintenir les changes de la monarchie à la parité de leur valeur en or, bien qu’elle ne soit pas obligée de rembourser ses propres billets en métal. C’est par cette voie indirecte que la valeur de l’unité austro-hongroise, la couronne (1 fr. 05 de notre monnaie), est sauvegardée. La Banque nationale réussit à le faire en ayant recours à des procédés analogues à ceux qu’emploient les Trésors publics de l’Inde ou du Mexique.

Parmi les pays qui sont entrés dans la même voie, nous citerons encore la colonie anglaise des Détroits (Straits Settlement). Le gouvernement s’y est déclaré prêt à échanger les monnaies divisionnaires contre de l’or. Dès 1906, il a limité les variations de la piastre locale en annonçant qu’il achèterait des transferts sur Londres à 2 shillings 4 pence 5/16 et qu’il en vendrait à 2 shillings 3 pence 11/16, c’est-à-dire qu’il donnerait ou prendrait de la monnaie locale avec un écart de moins de deux pour 100 entre les prix extrêmes. Les bénéfices réalisés de ce chef, aussi bien que ceux qui résultent de la frappe des pièces d’argent, sont versés au fonds spécial de la réserve d’or, qui est gardé à Londres.

Le gouvernement des Philippines a fixé la valeur du dollar des iles en se déclarant prêt à acheter et à vendre des remises sur New-York en échange de la monnaie locale, avec un écart représentant les frais d’expédition des espèces et la perte d’intérêts. La tâche n’a pas été aisée, à cause de l’excédent des importations dans l’archipel, où il y a constamment des demandes de traites sur les États-Unis, tandis que, le mouvement en sens contraire étant beaucoup moins important, les mandats sur les Philippines ne se vendent guère. Il n’en est que plus nécessaire pour le Trésor philippin d’avoir des disponibilités considérables en Amérique.

D’une façon générale, ces organisations tendent vers un but monétaire, tandis que l’objectif des nations qui, ayant l’étalon d’or, se constituent des réserves à l’étranger, est un but financier. Les pays qui ont une monnaie d’argent ou de papier doivent veiller constamment au maintien de la valeur de leur unité monétaire et ne peuvent y réussir que grâce à deux procédés : limiter la circulation des pièces blanches ou des billets aux besoins de la population ; être toujours prêts à fournir de l’or à ceux qui le demandent en échange de la monnaie indigène. C’est pour remplir cette seconde partie de leur tâche que les gouvernemens accumulent des ressources en dehors de leurs frontières. Le comte Witte l’expliquait dans son rapport au tsar sur le budget de 1893, c’est-à-dire à une époque où le billet russe avait encore cours forcé, lorsqu’il disait : « La concentration dans les mains du Gouvernement d’une masse d’or considérable est d’une importance toute particulière, en présence des efforts tentés plus d’une fois, aux bourses de l’étranger, pour faire baisser le rouble. » Mais il est clair que ce régime est transitoire : le but final auquel tendent les pays qui, sans avoir encore l’étalon d’or, s’efforcent de donner à leur monnaie une valeur fixe, est d’arriver à instituer chez eux légalement l’étalon qu’ils y mettent pratiquement en vigueur. Ce jour-là, ils n’auront plus besoin de réserves métalliques à l’étranger : c’est sur leur propre territoire, aux guichets de l’établissement d’émission, que les billets de banque seront échangeables contre du métal jaune.

Non seulement les pays qui ont établi un régime grâce auquel ils maintiennent une monnaie de papier ou d’argent à la parité de l’or, mais quelques-uns de ceux qui se proposent ce but sans l’avoir encore atteint, sont amenés à constituer hors de leurs frontières des réserves en numéraire. C’est ainsi que le Chili, qui s’efforce depuis longtemps de stabiliser sa piastre, mais n’y est pas encore arrivé, possède en Europe des crédits de banque qui s’élèvent à près de 150 millions de francs, somme sensiblement égale à celle de sa circulation fiduciaire, calculée au change du jour. Celle-ci ne dépasse pas en effet 150 millions de piastres ; et, comme le change actuel n’assigne à la piastre qu’une valeur d’à peu près un franc, il serait aisé d’opérer le retrait de ce papier-monnaie, de ces billets fiscaux, comme on les appelle, et de les remplacer par du métal. L’intervention d’intérêts particuliers et, chez quelques hommes d’État, une fausse conception monétaire, ont ‘empêché jusqu’ici la réalisation d’un programme qui parait simple. En attendant, le Trésor chilien se trouve au nombre de ceux qui possèdent un avoir appréciable à l’étranger. Il l’a presque entièrement confié à des banques allemandes, vis-à-vis desquelles il s’est engagé à ne pas opérer de retraits avant des échéances lointaines. Il contribue ainsi à fournir des ressources au marché de Berlin, qui ne dédaigne pas cet appoint, à une époque où le taux d’escompte y dépasse 6 pour 100 et où celui des avances sur titres atteint par momens 8 et 9 pour 100.

La Chine, ou plutôt certains de ses conseillers financiers, envisagent une solution analogue à celle qui a été adoptée de tant de côtés divers. Le problème y est plus difficile et plus compliqué qu’ailleurs à cause de l’immensité du territoire, du nombre des habitans, et de la variété des monnaies en usage. Bien que le Gouvernement impérial ait commencé, il y a quelques années, à frapper un dollar dont il espérait faire le type monétaire, les échanges continuent à se régler au moyen de lingots d’argent, de sapèques, de monnaies et de billets étrangers. M. Vissering, aujourd’hui directeur de la Banque des Pays-Bas à Amsterdam, qui avait antérieurement été appelé à donner son avis sur la question, proposait de commencer par essayer d’unifier la monnaie et de créer une pièce d’argent qui fût acceptée sur le plus grand nombre possible de points du territoire. Une fois que l’usage en serait généralisé, on recourrait au système du fonds d’échange constitué à l’étranger, pour fixer la valeur de cette pièce par rapport aux monnaies d’or.

Parmi les pays qui sont actuellement préoccupés d’établir chez eux l’étalon d’or, on peut citer l’Espagne. M. Navarro Reverter, naguère ministre des Finances, a déposé le 10 décembre 1912 un projet de régularisation du change, qui ne semble pas conforme aux principes consacrés par l’expérience de nombreuses nations. Il aurait dû prévoir la formation d’une réserve à l’étranger, au moyen de laquelle le Trésor eût fourni à ceux qui les réclament des traites payables en or, et fait disparaître, dans un temps donné, la perte de 6 à 7 pour 100 que la peseta subit encore par rapport au franc. Au lieu de cela, M. Reverter proposait d’immobiliser à Madrid une certaine quantité d’or et d’émettre des billets spéciaux, dits « de la Banque et du Trésor, » en représentation de cette encaisse. Nous serions étonnés que cette combinaison eût le résultat désiré. Nous la citons comme exemple d’une méthode différente de celle qui a été suivie avec succès en mainte circonstance. Son échec probable sera une démonstration a contrario de la justesse du procédé généralement admis. Le successeur de M. Reverter, M. Suares Inclan, parait d’ailleurs avoir renoncé au projet.


IV. — LES TRESORS ENDETTÉS

Nous avons, dans les pages qui précèdent, étudié la gestion de Trésors publics qui sont habituellement détenteurs de fonds, soit qu’ils possèdent une encaisse métallique, soit qu’ils aient des sommes plus ou moins élevées à leur crédit chez les banques nationales ou étrangères. Nous avons montré l’action puissante qu’ils sont à même d’exercer sur les marchés indigènes et parfois sur ceux du dehors. Mais tous ne sont pas dans cette situation florissante, loin de là. Nombreux sont ceux qui, au lieu d’excédens budgétaires, ont en face d’eux des déficits et qui, non seulement n’ont pas à se préoccuper de placer temporairement leurs disponibilités, mais doivent chercher à se procurer des ressources. Chez certaines nations, le déficit est chronique et les amène à recourir à toute sorte d’expédiens. Chez d’autres, il est provoqué par des circonstances exceptionnelles, qui entraînent des mesures passagères, peu différentes d’ailleurs de celles qui sont dues à des causes permanentes.

Les besoins budgétaires se couvrent en général de quatre façons : par des rentes, par des bons du Trésor, par des billets à cours forcé, par des avances que consentent au gouvernement les instituts d’émission. Ces deux dernières présentent du reste de grandes analogies. Nous ne parlons pas des impôts, qui sont la façon la plus immédiatement douloureuse pour les contribuables, mais la meilleure au point de vue financier et moral, de combler les déficits. Nous ne nous arrêterons pas à la première des solutions indiquées, parce que le résultat de la souscription à un emprunt est de faire entrer dans les caisses publiques des capitaux dont l’emploi est généralement déterminé d’avance : ces sommes d’ailleurs ne sont pas remboursables, s’il s’agit de rentes perpétuelles, ou bien ne sont exigibles qu’à long terme, quand les obligations sont amortissables par une série de tirages échelonnés, ou payables en bloc à une date éloignée. C’est sur les émissions de bons du Trésor, de billets de Banque ou d’Etat qu’il convient de fixer notre attention, parce que ce sont là des modes de se procurer des ressources qui exercent une action déterminante sur la Trésorerie d’un État, aussi bien au moment de leur création qu’à celui de leur remboursement.

L’aliénation de Bons constitue le procédé classique au moyen duquel un Trésor réunit des fonds immédiatement disponibles. Ils correspondent à deux ordres d’idées différens, suivant qu’ils sont émis, au cours d’un exercice budgétaire d’ailleurs équilibré, pour fournir à l’État les sommes dont il peut avoir besoin pendant quelques mois, au début de l’année, si les débours marchent d’une allure plus rapide que les recettes, ou qu’ils sont au contraire destinés à lui procurer des ressources jusqu’à une date beaucoup plus reculée. Certains Etats, qui éprouvent de la peine à émettre des emprunts consolidés, recourent d’une façon chronique au fâcheux expédient de la Dette flottante et entretiennent une circulation constante de bons du Trésor, à échéances plus ou moins lointaines. Ils les négocient tantôt à l’intérieur des frontières, tantôt à des banquiers étrangers. Nous pourrions citer le Portugal comme l’un des pays qui font l’usage le plus immodéré de cet expédient. Depuis un demi-siècle, il a presque constamment, de ce chef, un chiffre très élevé d’engagemens, qui n’a diminué, à de rares intervalles, que lorsque des circonstances favorables permettaient au Gouvernement de placer sur les marchés anglais, français ou allemands des rentes et de rembourser une partie des bons. Mais, au bout de peu de temps, ceux-ci ne tardaient pas à reparaître. Depuis la proclamation de la République, la quantité s’en est multipliée. Beaucoup ont trouvé leur chemin dans le portefeuille de la Banque de Portugal, dont la circulation est viciée par la présence de cet élément dans l’actif de son bilan. D’après les derniers renseignemens que nous avons pu recueillir, le Trésor portugais devait à la Banque environ 25 millions de milreis, avait émis des bons pour 90 millions, au total 115 millions, c’est-à-dire, au change du jour, environ 575 millions de francs. Il devait en outre d’assez fortes sommes à la Caisse des dépôts et au Mont-de-Piété. C’est une lourde charge pour un pays qui compte environ 5 millions d’habitans. La Belgique, dont la gestion financière ne parait plus être aussi sévère qu’elle le fut jadis, recule devant la consolidation de sa dette et émet des centaines de millions de bons du Trésor, qu’elle devra un jour rembourser au moyen d’une émission de rentes.

Si l’on doit critiquer les nations qui en temps ordinaire abusent de ces opérations de trésorerie, on ne saurait se montrer aussi sévère pour celles qui y ont recours en temps de guerre. Ici le procède est devenu classique, et non sans raison. Les époques de trouble ne sont pas favorables au placement de rentes consolidées, qui ne peut guère se faire alors qu’à des taux anormaux. L’État semble donc avoir avantage à s’engager à payer un intérêt élevé pour une courte période, au bout de laquelle, la paix étant rétablie, il pourra liquider sa dette en émettant un emprunt dont les conditions seront moins onéreuses. C’est ainsi que la Russie se procura les premiers fonds nécessaires à la campagne contre le Japon par la vente, au printemps de 1904, de 800 millions de francs de bons 5 pour 100 à l’échéance de cinq ans. Les porteurs de ces bons ont été remboursés au moment de l’émission de l’emprunt 5 pour 100 de 1906, à la souscription duquel ils eurent un droit privilégié.

L’Italie, en 1912, pour couvrir en partie les frais de la guerre libyenne, a créé 300 millions de lire (francs) de bons 4 pour 100 à l’échéance de cinq ans, qui ont été acquis en presque totalité par un syndicat de banques indigènes. D’après l’exposé que M. Tedesco, ministre du Trésor, a soumis le 7 décembre 1912 à la Chambre des Députés de Rome, il comptait rembourser ces bons au moyen d’excédens budgétaires et éviter ainsi de rouvrir le Grand Livre de la Dette publique. Toutefois, comme, selon des nouvelles récentes, une nouvelle émission de bons vient d’avoir lieu, la consolidation de tout ce passif au moyen d’une création de rentes parait inévitable. Si néanmoins l’espoir du ministre se réalisait, cette solution du problème aurait été la plus élégante de toutes, puisqu’elle aurait couvert les dépenses d’une guerre sans augmenter d’une façon définitive le capital de la Dette.

Au cours de la guerre balkanique qui a éclaté en octobre 1912, les belligérans ont eu recours à l’émission de bons du Trésor. La Turquie avait déjà, pour les besoins de la campagne engagée contre l’Italie depuis l’automne de 1911, négocié à plusieurs reprises des bons, que des groupes de financiers français et allemands avaient souscrits. Le total des engagemens qu’elle a contractés de ce chef, en y comprenant sa dette en compte courant chez la Banque Ottomane, tenue de par ses statuts de faire certaines avances à la Porte, approche de 300 millions de francs. La Bulgarie avait émis des bons, pour 40 millions de francs, dès le printemps de 1912 ; elle en a négocié encore autant au mois de décembre. Elle a en outre créé des délégations d’une nature spéciale, à échéance indéterminée, destinées à payer les réquisitions militaires opérées au cours de la campagne. La Serbie a procédé à des émissions semblables. La Grèce s’est fait consentir une avance par un syndicat composé de la Banque nationale d’Athènes et de banques françaises et anglaises.

Les émissions de billets à cours forcé sont l’un des systèmes auxquels les gouvernemens ont le plus volontiers recours, parce qu’il est le plus aisé à pratiquer. Il n’exige en effet le concours d’aucun tiers : une décision arbitraire, mais souveraine, de l’État suffit pour imposer à chaque citoyen l’obligation d’accepter en paiement le papier-monnaie, tandis qu’un bon du Trésor ou un titre de rente (sauf les cas extrêmement rares d’emprunt forcé) ne peuvent s’aliéner que s’ils trouvent des acheteurs. Ce n’est pas ici le lieu d’entrer dans le détail de ces créations de billets, qui ont été fréquentes dans le passé et qui font encore aujourd’hui partie du système monétaire de bien des pays. Nous rappellerons seulement que, pour se rendre compte de la situation d’un Trésor public, on doit mettre à son passif les billets au porteur qu’il a lancés dans la circulation, ou ceux qu’il a fait créer à son profit par une banque. Ils apparaissent de deux façons différentes dans les écritures de l’établissement qui les revêt de sa signature : ou bien ils sont portés dans un chapitre spécial, qui mentionne le fait qu’ils ont pour origine une avance à l’État ; ou bien ils restent confondus dans la masse de la circulation qui figure à la charge de la banque. Celle-ci, d’autre part, inscrit à son actif la créance qu’elle a sur le Trésor, à partir du moment où elle s’est endettée pour lui. Parfois les deux espèces de billets, c’est-à-dire ceux que l’État crée directement et ceux que les banques émettent pour son compte, existent simultanément : c’est ainsi que le Trésor italien, a plus d’une reprise, avait fait usage du droit qu’il a d’obliger les banques d’Italie, de Naples et de Sicile à procéder à des émissions pour son compte, en même temps qu’il maintenait en circulation ses propres billets, dont le montant s’élève aujourd’hui à 500 millions de lire. En Grèce, la Banque Nationale, sur une circulation d’environ 225 millions de drachmes, en a émis pour compte de l’État 61, qui figurent à son bilan sous une rubrique spéciale du passif. Une créance sur l’État de même importance est inscrite à l’actif.

D’une façon générale, il est essentiel de connaître la nature exacte des rapports du Trésor avec les instituts d’émission. Beaucoup de gouvernemens se font consentir des avances, en échange du privilège qu’ils octroient ; la Banque de France a fourni 200 millions, remboursables à l’expiration de sa concession, le 31 décembre 1920 ; la Banque d’Espagne prête au royaume 150 millions de pesetas jusqu’en 1921 ; la Banque d’Angleterre avance à l’Échiquier 111 015 100 livres sterling, aussi longtemps que le Parlement ou elle-même ne dénoncent pas la charte de 1844, ce que chacune des deux parties a toujours le droit de faire, moyennant préavis d’une année. La Banque d’Autriche-Hongrie est à découvert, vis-à-vis de la Cisleithanie et de la Transleithanie, de 60 millions de couronnes ; la Banque de Roumanie a versé au gouvernement 15 millions de lei, dont le remboursement a commencé ; la Banque du Japon a consenti au Trésor une avance permanente de 22 millions de yen. Ailleurs, le Gouvernement a le droit de réclamer aux banques un prêt d’un montant déterminé par les statuts, sans que ce prêt ait le caractère d’une avance permanente : tel est le cas en Italie, en Turquie. Dans d’autres pays, on prévoit le chiffre maximum des bons du Trésor que l’établissement peut être tenu d’escompter : en Belgique, il est fixé à 20 millions de francs, en Hollande à 15 millions de florins, sans intérêt. Là où il n’a point été édicté de maximum, ces escomptes de bons du Trésor atteignent parfois des sommes excessives : tel est aujourd’hui le cas du Portugal ; tel fut, à un moment donné, celui de l’Espagne, où la Banque, après la guerre contre les Etats-Unis, se trouva créancière des divers ministères, en particulier de ceux des Finances et d’Outre-Mer, pour près d’un milliard de pesatas. De toute manière, il est nécessaire de tenir compte de ces avances lorsqu’on veut établir le bilan d’un Trésor ; là où il a contracté une dette vis-à-vis des banques, vis-à-vis des porteurs de bons ou de billets d’Etat, le chiffre doit en être déduit de l’actif avant qu’il puisse être question de disponibilités véritables.


V. — CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES

Les problèmes soulevés par les opérations de trésorerie auxquelles se livrent les États modernes, sont de nature complexe et peuvent donner lieu à des difficultés singulières, qui se rattachent à la question des droits et des devoirs des neutres, en cas de guerre, au point de vue des transactions financières des belligérans. Récemment soulevée à la Société d’Economie politique de Paris, elle y a donné lieu à des débats intéressans, dont la conclusion a été qu’il convenait de laisser la plus grande liberté possible aux nations qui ne sont pas engagées dans la lutte. En tout cas, nous sommes ici sur un terrain où la responsabilité du gouvernement n’est pas entière ; on conçoit qu’à la rigueur il puisse s’opposer à l’émission publique, sur son territoire, d’un emprunt, bien qu’il n’existe guère, à notre connaissance, de textes de loi formels qui autorisent cette intervention. Mais de quelles armes dispose-t-il pour empêcher des banquiers ou des particuliers d’acquérir des titres d’un Etat étranger, en particulier les bons que pourrait émettre le Trésor de cet Etat ? L’organisation moderne des marchés financiers a rendu le capital monnayé plus fluide que jamais. L’adoption de l’étalon d’or, en droit ou en fait, par la plupart des grandes nations modernes, diminue beaucoup les risques d’emploi de fonds au dehors : jointe à la merveilleuse facilité des communications de toutes sortes, elle abaisse les barrières et permet à ceux qui désirent emprunter de frapper à bien des portes qui leur étaient jadis fermées. Si les conditions du prêt sont avantageuses, si le taux offert est élevé, les garanties suffisantes, le banquier sollicité conclura l’opération, à moins qu’il ne juge que des raisons de haute politique la lui interdisent. Souvent d’ailleurs, ce n’est pas directement entre le débiteur et le créancier que les négociations se poursuivent : nous avons vu récemment des banques suisses, qui avaient escompté des bons du Trésor hongrois, les offrir à leurs correspondans français. Des bons japonais, souscrits à Londres en 1904 et en 1905, avaient été apportés à Paris par des financiers anglais. C’est ainsi que, sur une même place, il arrive que se négocient concurremment des obligations portant la signature des adversaires qui sont aux prises. Il est de notoriété publique que la Turquie, au Cours de l’année 1912, a recueilli des fonds en France et que, à la même époque, la Bulgarie, sans réussir à y émettre le grand emprunt qu’elle projetait, obtenait une avance partielle, qui a été doublée après la signature de l’armistice de Tchataldja. Des bons serbes ont trouvé leur chemin dans les portefeuilles français. La Grèce, qui avait émis un emprunt « de prévision » dès 1910, avait commencé les hostilités avec une encaisse particulièrement bien garnie : elle a cependant dû, vers la fin de l’année 1912, demander de nouveaux subsides à ses banquiers. Nous ne voudrions pas garantir qu’aucun bon autrichien n’ait été escompté au moyen de fonds appartenant à des Français. En tout cas, beaucoup de nos compatriotes ont des comptes ouverts en Belgique et en Suisse ; ils ne sont pas en mesure d’empêcher les banques de Genève ou de Bruxelles de se livrer à des opérations qui ont pour résultat d’employer leurs dépôts à alimenter les caisses de la Triple-Alliance.

Nous citons là quelques exemples pris au hasard parmi ceux que fournit l’histoire contemporaine. Les engagemens à court terme des Trésors publics constituent aujourd’hui une sorte de monnaie d’échange fort appréciée des banquiers et qui circule d’une façon incessante sur les principaux marchés. Non seulement ces bons se vendent et s’achètent, mais ils servent de garantie à des avances temporaires que l’on appelle en termes techniques des pensions, et auxquelles de grandes sociétés, telles que les compagnies de chemins de fer, d’assurance, de navigation, consacrent régulièrement des sommes importantes. C’est ainsi que, à l’heure où nous écrivons, il se trouve dans les portefeuilles parisiens une carte d’échantillons de bons du Trésor des pays les plus divers, décantons, de villes, jusqu’à ceux du Congo, récemment émis, au taux de 5 pour 100. Les États modernes voient dans cet élargissement du marché de leurs obligations à court terme une raison de les multiplier. Ils dissimulent souvent par ce moyen une situation, que l’émission de rentes consolidées ferait apparaître plus brutalement aux yeux des contribuables.

C’est un phénomène nouveau que la diffusion extrême de ces valeurs émises par les Trésors publics, qui ne cherchent plus exclusivement leurs acquéreurs, comme autrefois, parmi les nationaux. Il y a quelques semaines, le ministre des Finances autrichien, M. de Zaleski, répondant à un député qui lui reprochait d’avoir traité avec des banques américaines, déclarait, à la tribune du Parlement, que « l’argent a un caractère international et que peu importe le côté d’où il vient, » Cette assertion est significative dans une pareille bouche et à un semblable moment. De nombreux exemples empruntés à l’histoire en démontrent l’exactitude ; mais elle n’avait pas encore revêtu le caractère officiel qui vient en quelque sorte de la consacrer. Quelles seront les conséquences de cet état de choses au point de vue des relations des peuples entre eux ? Les liens qui les unissent en seront-ils fortifiés, ou bien l’esprit particulariste viendra-t-il réagir contre cet internationalisme économique, qui peut paraître aux esprits ombrageux une menace pour l’indépendance et une atteinte à la dignité de la nation ? Nous ne chercherons pas à répondre aujourd’hui à ce point d’interrogation. Nous sommes en présence de l’un de ces courans créés par le développement du capitalisme moderne qui ont une force singulière et contre lesquels il est malaisé de lutter : ils sont une conséquence de révolution industrielle, de la floraison luxuriante des sociétés anonymes, de l’expansion des grandes institutions de crédit. Le besoin d’activité de ces organismes puissans, qui détiennent des milliards, les conduit à faire couler le Pactole dont la source est entre leurs mains, vers les régions où il fera lever les moissons les plus abondantes, c’est-à-dire là où le capital trouvera sa plus large rémunération. C’est presque une loi d’attraction ou d’équilibre physique qui appelle les flots fécondans là où le besoin s’en fait le plus vivement sentir.

Nous sommes les premiers à reconnaître que d’autres causes peuvent contrarier ou retarder l’effet de celles que nous venons de décrire : mais, quelle que soit leur puissance, elles n’agissent que pendant un temps. Nous verrons de plus en plus, en dépit même des législations hostiles, les capitaux se distribuer à la surface du globe selon la loi de l’offre et de la demande, et renverser à un moment donné les barrières qui auraient été élevées entre les nations. Celles-ci d’ailleurs contribuent, inconsciemment peut-être, à accélérer ce mouvement par les tentatives incessantes qui se font pour unifier les lois commerciales. Nous avons déjà parlé de l’importance qu’a dans la matière l’étalon monétaire : à mesure qu’un plus grand nombre de peuples reconnaissent l’or comme seul métal libératoire, susceptible d’effectuer tous les paiemens, une simplification extrême se produit dans les échanges internationaux, autrefois compliqués et souvent arrêtés par la diversité des législations monétaires. Un rouble russe, un yen japonais, un dollar américain étant aujourd’hui des poids d’or certains et invariables, le négociant français qui expédie des marchandises à Pétersbourg, à Tokio ou à New York, n’a aucune inquiétude à concevoir sur la qualité du paiement qui lui sera fait, ni sur la possibilité pour lui de convertir les espèces qui lui seront remises en monnaie française. De nouvelles facilités sont données chaque jour aux échanges : par deux fois les délégués des principales nations du globe se sont réunis à La Haye pour essayer d’unifier les règles qui président à la création et à la négociation des lettres de change et des chèques. Nous ne mentionnons que pour mémoire les conventions postales et télégraphiques qui ont depuis longtemps aplani les voies entre les peuples et qui contribuent tant à multiplier les communications.

Tous les progrès réalisés dans le transport des marchandises, des individus, de la pensée elle-même dévorant en quelques secondes des espaces qui ne sont plus limités que par les dimensions du globe, accroissent naturellement la mobilité des capitaux et leur inspirent cet amour des voyages qui est aujourd’hui si développé chez les humains. A peine un chemin de fer est-il ouvert en Chine, aux Indes, en Afrique, que les indigènes, jaunes, rouges ou noirs, se précipitent dans les voitures et satisfont ainsi un besoin de locomotion qui n’est pas l’apanage des seuls hommes civilisés. Il en est de même pour les espèces monnayées, pour les lingots d’or et d’argent, que de faibles variations du change promènent à travers les océans, d’un continent à l’autre, pour les capitaux qu’elles représentent et qui eux aussi, avec plus de facilité et de rapidité encore, au moyen d’une lettre, d’un télégramme ou d’un câble, émigrent d’un bout à l’autre de la terre. Les statisticiens sont impuissans à nous renseigner sur le volume des transactions de cette nature qui s’effectuent journellement ; mais nous pouvons affirmer qu’il ne cesse de croître. Il grandit, non seulement en proportion du développement en commerce extérieur qui est en augmentation régulière chez la plupart des nations, mais aussi en raison de l’activité financière toujours bouillonnante qui se manifeste sur les diverti marchés du monde : elle a pour alimens des dettes publiques, dont le total se gonfle chaque année, les actions et obligations des sociétés particulières, enfin l’ensemble de ces disponibilités qui tendent de plus en plus à se concentrer dans les banques, où elles servent à l’escompte et aux avances à court terme. Dans cette dernière catégorie viennent se ranger les encaisses des Trésors publics, appelés à jouer sur ce domaine un rôle d’autant plus important qu’ils disposent de ressources plus considérables.

L’extension des attributions de l’État, qui est un des caractères de l’évolution des sociétés modernes, tend à faire passer par ses caisses des sommes de plus en plus fortes. Nous avons montré quelques-unes des conséquences de ce phénomène, dont l’intensité, selon toute vraisemblance, ira plutôt en augmentant qu’en diminuant. Il est un de ceux qui démontrent les progrès que fait chaque jour ce que l’on peut appeler l’internationalisation des intérêts. On eût bien étonné nos pères en leur disant qu’au XXe siècle les plus grands empires ne craindraient pas de laisser une partie de leurs trésors de guerre en dépôt à l’étranger, parfois même chez des nations dont rien ne prouve qu’elle ne seront pas leurs adversaires de demain. Certes, ces dépôts ne courent point de risques sérieux ; la rigueur des engagemens commerciaux, la facilité de rapatriement des sommes déposées même en des points très éloignés sont telles, qu’un crédit de banque peut presque être considéré comme l’équivalent d’une encaisse métallique détenue par le propriétaire des fonds. Mais nos observations n’eussent-elles d’autre résultat que celui d’attirer l’attention sur un état de choses nouveau, sans analogie dans l’histoire des siècles passés, qu’elles ne nous paraîtraient pas inutiles. Elles indiquent une fois de plus la tendance des peuples modernes à étendre leur activité économique au delà de leurs frontières : ce ne sont pas seulement les particuliers qui placent au dehors une partie de leur fortune, mais les Gouvernemens eux-mêmes qui se trouvent amenés à suivre cet exemple et à donner des argumens à ceux qui espèrent que ce chevauchement d’intérêts, ces rapports incessans, même bornés au champ des intérêts matériels, assureront une détente durable dans les relations internationales. C’est une vérité dont sont certainement pénétrés les diplomates qui se sont réunis à Londres à la fin de l’année 1912, et qui, dans les graves discussions d’où doit sortir un remaniement de la carte de l’Europe Orientale, ne sauraient oublier la situation financière des Etats qu’ils représentent.


RAPHAËL-GEORGES LEVY.

  1. Projet de budget de 1912. Mémoire explicatif du ministre des Finances.