Les Essais d’éclairage électrique à l’Opéra

Revue des Deux Mondes tome 48, 1881
J. Jamin

Les Essais d’éclairage électrique à l’Opéra


LES ESSAIS
D’ÉCLAIRAGE ÉLECTRIQUE
À L’OPÉRA

La Revue devant publier prochainement une étude scientifique étendue de l’exposition actuelle, je ne veux rien dire aujourd’hui des nombreuses et importantes questions que l’électricité impose à notre attention. Je ne veux que rendre un compte sommaire, et au seul point de vue de l’effet pratique, des essais d’éclairage qui ont été faits récemment à l’Opéra. Au moment où le congrès des électriciens allait se séparer, le ministre des postes et l’administration de l’Opéra invitèrent à une représentation de gala les savans qui avaient assisté aux séances : ce n’était pas seulement un acte de courtoisie pour les remercier de leur concours, c’était encore et surtout pour qu’ils pussent apprécier les conséquences pratiques des principes qu’ils avaient si laborieusement discutés. La soirée eut lieu avec un grand luxe, avec un grand succès, et l’on y vit fraternellement mêlés tous les savans du monde. Elle fut suivie à quelques jours d’intervalle d’une autre séance plus simple, ou un très grand nombre d’invités purent se promener à travers la salle éclairée à l’électricité : c’est de cette soirée que je rendrai particulièrement compte. Au dehors, rien n’annonçait aux arrivans les splendeurs de l’intérieur ; c’était toujours la même façade noire se découpant en silhouette, avec la seule addition dans le haut de deux cordons allumés au gaz, deux lignes minces et maigres d’une lumière insuffisante et terne, derniers et inutiles efforts d’un système d’éclairage qui a cessé de tenir le premier rang. Il faut regretter qu’on n’ait point songé à lancer, sur la façade de M. Garnier un peu de lumière électrique ; elle en aurait montré la belle ordonnance, elle en aurait fait dans la nuit un point de vue brillant et répandu sur le sol d’alentour une suffisante clarté ! c’est la même obscurité dans le vestibule ; mais à peine en a-t-on franchi les limites et pénétré dans la salle du grand escalier que l’impression change et que l’on se sent tout à coup plongé dans une atmosphère si éclatante qu’il faut y habituer l’œil comme si l’on pénétrait dans un espace éclairé par le soleil.

Cette première impression passée, il convient d’examiner, d’observer, de se recueillir, afin de mieux apprécier l’effet. L’ancien éclairage au gaz est allumé comme de coutume ; on y a seulement ajouté trente-huit lampes du système Brush. Elles sont assez mal distribuées, très grossièrement installées, sans aucune prétention à l’élégance, sans aucun souci de l’ornementation, ce qui ne laisse pas que de jurer un peu dans un lieu si précieusement étudié et si luxueusement fréquenté. Mais il faut se rappeler que c’est un simple essai, laisser à cet intrus le soin de se civiliser, donner à ce paysan du Danube le temps d’apprendre les belles manières, et ne porter notre attention que sur la lumière elle-même, qui seule est en cause, et sur l’effet qu’elle produit. Il faut avouer qu’elle est incomparable et qu’il est bien inattendu.

En France plus encore qu’ailleurs, nous avons le culte de l’habitude, l’horreur du changement, et la résistance au progrès. Nous commençons par critiquer quand il faudrait encourager. Il n’est point de reproches qu’on n’ait adressés à la lumière électrique. Le plus grave est que sa teinte est blafarde et pour ainsi dire lugubre. Or l’éclairage de cette salle montre combien cette assertion est peu fondée : les marbres de l’escalier, les albâtres des balcons, les bronzes et les dorures, nous paraissent avoir l’éclat et la couleur qu’ils prennent au soleil et, ce qui nous intéresse encore davantage, le ton des visages prend une coloration chaude et une vivacité d’éclat qu’aucun autre éclairage n’a jamais données. A la vérité, si la beauté naturelle est rehaussée, les artifices de réparation de « l’irréparable outrage des ans » sont dévoilés avec une indiscrétion terrible. On ne doit pas trop s’en plaindre. Il faut accorder aussi que toutes les toilettes ne s’accommodent pas également de l’électricité, qu’elle accuse souvent des incompatibilités de couleurs, mais cela tient uniquement à ce que les étoiles sont choisies au gaz et combinées pour l’éclairage au gaz ; ce ne sera qu’une habitude à changer.

On adresse à l’éclairage électrique le reproche plus grave encore d’altérer la rétine et les humeurs de l’œil et de conduire rapidement à une cécité inévitable. L’usage a fait justice de ces craintes exagérées. Introduite depuis plusieurs années dans des ateliers, dans des magasins, employée dans la plupart des laboratoires, multipliée hors de toute nécessité à l’exposition, l’électricité n’a donné lieu à aucune plainte et n’a pas produit un seul accident. On pouvait le prévoir en se rappelant que, malgré tout son éclat, elle reste encore singulièrement inférieure au soleil. Mais il ne faut pas la regarder directement ; dans ce cas seulement, elle peut devenir dangereuse et elle partage cet inconvénient avec toutes les autres lumières, même les bougies et les lampes. Un grand industriel me racontait qu’ayant introduit des régulateurs électriques dans un atelier occupé par un grand nombre de femmes, elles se plaignirent tout d’abord unanimement parce que, ne pouvant s’empêcher de les regarder, elles en subissaient l’influence exagérée. Au bout de quinze jours, la curiosité étant satisfaite et l’habitude prise, les plaintes cessèrent tt les avantages d’un éclairage plus riche commençaient à se faire sentir, lorsqu’on se décida à revenir à l’ancien éclairage au gaz. Cette fois, les ouvrières redemandèrent l’électricité avec l’unanimité qu’elles avaient mise à la critiquer.

L’ancien éclairage de l’escalier de l’Opéra comprend environ six cent trente becs de gaz disséminés du haut en bas, les uns dans des candélabres à feu nu, les autres dans des globes dépolis. C’est une très grande somme de lumière et cependant elle semble disparaître et s’effacer devant l’incomparable puissance de l’éclairage électrique. Cela n’a rien qui doive nous étonner. Chaque lampe électrique en effet vaut à elle seule, au bas mot, cent becs de gaz, d’où il suit que trente-huit lampes ont développé dans la salle une lumière égale à celle de trois mille huit cents becs, par conséquent six fois plus grande que l’ancienne. Ainsi le gaz n’intervient que pour un sixième dans l’illumination totale, il n’est pas étonnant qu’il y paraisse si pâle.

Il n’y est pas seulement pâle, il y est terne et d’une couleur jaune tellement prononcée qu’on n’en peut croire ses yeux et qu’on hésite à le reconnaître : le contraste produit toujours ces effets. Tout ce qui est supérieur efface ou enlaidit ce qu’on avait d’abord admiré. En toute chose, c’est la comparaison qui classe. Les bougies ont pâli devant le gaz ; à son tour le gaz cède à la lumière électrique : c’est la loi du progrès. Nous résumerons plus tard les impressions que nous venons de décrire ; il importe avant tout de continuer la visite et de pénétrer dans la salle. La scène est vide ; le rideau est levé sur un décor du Tribut de Zamora ; il n’y a personne à l’orchestre, point de musique ; il n’y a que de la lumière, une profusion de lumière, chaude et claire, du plus beau ton et d’un éclat merveilleux. Cette salle immense, jusqu’alors triste et sombre comme un tombeau, maintenant rajeunie et tout ensoleillée, se laisse voir pour la première fois dans tous ses détails et dans toute sa richesse. Le public, qui ne voit que les effets et à qui l’on cache, — à l’Opéra plus qu’ailleurs, — les procédés d’exécution, ne se doute pas des difficultés, des complications que doit surmonter un architecte pour éclairer un aussi vaste espace.

Pour obéir aux traditions, aux nécessités de l’ornementation, aussi bien que pour éviter des tentatives malheureuses, M. Garnier mit dans la salle un lustre unique ; il le fit énorme : 6 mètres de large, 5 mètres de haut, presque la hauteur de deux étages ; c’est une charpente de fer et de bronze pesant 6,000 kilogrammes, poids si énorme qu’il fallut, pour l’accrocher, construire dans les combles un véritable pont à arcades de fer. Quand on veut l’allumer, on le soulève au-dessus du plafond par le moyen de cabestans énormes et de câbles aussi gros que ceux de la marine, puis on le redescend à sa place à travers une trappe qui se referme derrière lui. Il porte six cent cinquante becs et consomme par soirée 120 mètres cubes de gaz qui lui arrivent par un tuyau flexible. Que l’on songe à cette construction, à cette machinerie, au prix qu’elle a coûté, à ce fleuve de gaz, pour ce résultat si péniblement atteint de six cent cinquante becs que l’on pourrait remplacer et dépasser par une demi-douzaine de régulateurs !

Sur la scène, les choses sont plus graves et plus difficiles encore. On sait que l’espace est divisé à diverses profondeurs, par des plans parallèles laissant entre eux ce qu’on nomme des rues. C’est là que se fixent les portans, et que l’on descend des toiles toujours prêtes, suspendues et serrées l’une contre l’autre dans les hauteurs. Tous ces intervalles sont éclairés à leur sommet par des rampes de 20 mètres de longueur contenant chacune 130 becs. Ce sont les herses, il y en a neuf, ce qui fait monter à 1,170 le nombre des foyers disponibles dispersés dans ces espaces inconnus du public, et si rapprochés de toiles, de planchers de bois à claire-voie, de cordes, de tuyaux, d’engins de toute sorte, de combustibles de toute nature, qu’on se demande par quel miracle le jeu n’y prend point à chaque moment, et qu’on frémit à la pensée de ces incendies, dont on connaît la redoutable gravité. Cela ne suffit point encore : il faut une rampe. Placée entre la salle et la scène, habilement dissimulée au spectateur, mais lançant obliquement vers les artistes sa lumière et le feu de soixante lampes alignées, la rampe est enfermée dans un coffre vitré, le gaz y brûle de haut en bas entraîné par une ventilation énergique, afin de préserver les jupes de la flamme et de diminuer, s’il se peut, son énorme chaleur ; elle est placée dans un corridor long et étroit qui s’échauffe jusqu’à 50 degrés, jusqu’à devenir inhabitable : séjour mortel où personne ne résiste longtemps. C’est là qu’est accumulée toute sa machinerie, là qu’arrive le gaz par le conduit unique et énorme qui doit tout alimenter, c’est de là qu’il part pour se distribuer par des robinets proportionnés, pour se rendre au lustre, à la rampe, aux herses. C’est là que se tient le gazier ; comme le musicien à son pupitre, il a sa partition étalée sous ses yeux, qui lui commande à des momens précis, suivant les besoins de la mise en scène, d’augmenter, de modérer, d’éteindre ou de colorer la lumière dans chacune des parties de ce vaste ensemble.

Telle est la redoutable et complexe organisation de l’éclairage dans les théâtres. Déjà difficile dans les petits, elle s’exagère tellement avec les dimensions qu’elle touche à des impossibilités quand il s’agit de l’Opéra, quand il faut avec un lustre unique, dans un vaisseau aussi vaste qu’une cathédrale, verser une lumière égale et suffisante sur des milliers de spectateurs. On comprend aisément que l’architecte ait échoué dans cette tâche, car il faut le reconnaître, et M. Garnier le sait mieux que personne, il a échoué : la lumière manque ! Ce n’est pas sa faute, c’est celle du gaz, dont la puissance ne suffit pas, et auquel on a bien été forcé de demander plus qu’il ne pouvait donner. M. Garnier l’avait prévu, il avait fait son possible pour y suppléer ; il avait ménagé tout en haut, sous le plafond, une couronne d’ouvertures circulaires, en harmonie avec la décoration générale, fermées du côté de la salle par des verres dépolis, bombés, taillés à facettes, et il avait disposé par derrière des becs de gaz avec réflecteurs. Il en attendait merveilles, mais l’effet en fut à peu près nul, et l’on avait cessé de s’en servir. On vient d’utiliser ces ouvertures en y plaçant des bougies Jablochkof ; c’est la seule addition que l’on ait faite, elle est très heureuse, elle a suffi pour transformer la salle.

L’art de l’éclairage est compliqué ; il n’est pas souvent compris. Il ne s’agit point d’aveugler le spectateur en lui mettant devant les yeux des lumières éblouissantes et insupportables ; il faut, au contraire, les lui cacher et ne leur donner d’autre rôle que d’illuminer les objets qu’il faut regarder. A l’Opéra, il faut verser cette lumière obliquement, du haut en bas, sur les colonnes, sur l’or des balcons, la faire entrer dans chaque loge, où elle s’éteint dans les tentures foncées qui sont les fonds du tableau, mais où elle s’arrête tout d’abord sur les élégances mondaines qu’elle est chargée de faire valoir et qui apportent à l’Opéra autant d’attraits que les séductions du spectacle. Or c’est là justement ce qu’on a réussi à faire par l’addition des lumières électriques, à peu de frais, sans modification de l’édifice, sans aucune suppression, en profitant d’un travail déjà préparé, en ajoutant la seule chose qui manquât : la vie et la lumière.

Un résultat qui n’était ni attendu ni cherché s’est trouvé acquis par surcroît. Les savans considèrent la lumière électrique comme la plus parfaite parce qu’elle est celle qui se rapproche le plus du soleil, qu’elle est blanche, qu’elle contient tous les rayons visibles, en un mot parce qu’elle est complète. Ils nous apprennent, au contraire, et ils viennent de nous en donner la preuve incontestable, que la lumière des flammes est entachée d’un irrémédiable défaut, celui d’être dépourvue de bleu et de violet, de contenir un excès de jaune et d’altérer tous les tons. Ils soutiennent que ceux qui la préfèrent obéissent à un préjugé dont l’usage fera justice. Les artistes, les architectes, et beaucoup de gens du monde raisonnent autrement. Ils ne s’inquiètent point de savoir si la lumière électrique est complète ou non ; ils la jugent avec leurs impressions ; ils disent qu’elle est froide ; par opposition, ils affirment que celle du gaz est chaude et ils la préfèrent ; ils demandent, non pas qu’on reproduise l’éclairage du jour, mais qu’on tienne compte d’un besoin des yeux, de la couleur. Il est inutile de discuter. Partant de points de vue et d’idées différens, savans et artistes ne se mettront point d’accord, au moins présentement ; mais il faut reconnaître que les artistes ont le droit d’exiger la lumière qui leur convient sans que les savans aient celui de leur imposer celle qu’ils préfèrent. Or il s’est trouvé que l’expérience récemment faite dans la salle de l’Opéra donne une égale satisfaction aux deux opinions. La lumière froide des bougies Jablochkof s’est trouvée réchauffée par les rayons orangés du lustre ; l’électricité a donné l’éclat, le gaz s’est chargé de la couleur, et la combinaison s’est faite en proportions si heureuses que rien ne semble y manquer, qu’on en doit féliciter M. Garnier et le supplier de rendre définitif un essai qui a si bien réussi. Le public l’y encouragera, au besoin l’y contraindra.

On doit donc conserver le lustre ; mais il faut de toute nécessité remplacer par des lampes électriques la rampe actuelle, et l’on supprimera d’un seul coup toutes ses complications, tous ses dangers et surtout l’insupportable échauffement dont elle est cause. On aura cinquante fois moins de chaleur pour la même somme de lumière ; on enlèvera cette boîte où elle est enfermée, la ventilation ne sera plus nécessaire ; on choisira des lampes fermées qui n’offrent aucune prise au feu ; elles pourront s’éteindre, se rallumer, se modérer ou s’exagérer à volonté ; on les multipliera sans rencontrer de limites et l’on sera étonné de la simplicité du système et des retards qu’on aura apportés à son adoption.

Après avoir parcouru l’escalier et la salle, chacun s’attendait à trouver les mêmes éclats de lumière dans le foyer. On fut tout surpris de n’y voir aucun changement. Pourtant il y avait là aussi de l’électricité, mais employée autrement : il convient de donner à ce sujet quelques éclaircissemens.

Les lampes de la salle et de l’escalier sont entretenues par le passage de l’électricité entre les pointes voisines de deux charbons. Ce passage se révèle par une flamme courbe qu’on nomme l’arc électrique, dont la température atteint et dépasse 2,000 degrés, qui échauffe les pointes de charbon au point de leur donner un éclat comparable à celui du soleil et de développer une quantité de lumière tout à fait blanche, comprise entre trente et mille huit cents carcels. Dans beaucoup de cas, cette lumière est excessive, et l’on cherchait depuis longtemps à la diviser en foyers beaucoup plus petits, plus appropriés aux usages de la vie ordinaire. On apprit tout à coup, il y a une année à peine, que ce problème venait d’être résolu en Amérique, qu’une autre forme de lumière électrique nous arrivait avec le téléphone et le phonographe. Tout d’abord elle effraya la Bourse, puis elle fut niée, et finalement elle vient de se produire avec succès, non sans un peu d’engoûment à l’exposition. C’est la lumière par incandescence d’Edison, de Swan, de Maxim ; c’est celle qu’on vient de placer au foyer de l’Opéra. Elle est très simple : on savait depuis longtemps qu’en traversant les corps conducteurs, l’électricité les échauffe d’autant plus qu’ils offrent plus de résistance à son passage, de sorte qu’en les rendant de plus en plus minces, ils deviennent de plus en plus lumineux. Si ce sont des métaux, ils finissent par fondre ; si c’est du charbon, il résiste, il atteint et dépasse l’éclat des flammes de gaz. C’est un physicien russe, Lodyguine, qui, le premier, en fit la remarque et en proposa l’emploi, et pour empêcher le charbon de se consumer dans l’air, il l’enferma dans le vide, où il devait durer indéfiniment. En principe, la lampe par incandescence était trouvée ; mais, dans la pratique, l’inventeur se heurta à des difficultés qu’il ne put surmonter. Les charbons se désagrégeaient et tombaient en poussière. On raconte qu’Edison ne connaissait ni cette idée première ni ces essais, qu’il employa d’abord des fils de platine dont il chercha à retarder la fusion sans y réussir, qu’alors seulement il songea au charbon, repassant ainsi par une série de tentatives que d’autres avaient inutilement essayées et qu’il finit par mener à bien. Il s’appliqua à façonner des fils de charbon avec des fibres végétales qu’il fit chercher dans toutes les contrées du monde ; il s’arrêta aux parties extérieures du bambou de Chine ; il en détacha des filamens allongés dont le diamètre n’atteint pas un millimètre, il les carbonisa par un procédé dont il garde le secret, ce qui est son droit, et les ayant recourbés, en fer à cheval, il les enferma dans des ampoules de verre dont l’air est ensuite extrait par des machines pneumatiques perfectionnées. Ces fils de charbon, si fins, si réguliers, sont une véritable merveille de soins, de délicatesse, de solidité et de bon marché. Traversés par le courant électrique, ils s’illuminent et peuvent durer plus de cinq cents heures. A la longue, ils finissent par se rompre ; on jette alors l’instrument pour le remplacer par un autre. Comme il coûte moins de 2 francs, cette substitution n’est point onéreuse. Tel est l’appareil qui, avec ceux de Swan et de Maxim, a été placé dans les lustres du foyer.

Tout a été disposé pour comparer l’ancien éclairage au nouveau. On a conservé le gaz dans quelques-uns des lustres, on l’a remplacé par l’électricité dans d’autres ; sur l’un d’eux enfin on a superposé les deux sortes de lampes, et voici quel a été le résultat : la lumière par incandescence est absolument fixe, tout à fait silencieuse. Étant enfermée dans une ampoule, elle ne dégage ni fumée ni gaz délétères, ni rien qui puisse altérer les peintures ou les étoffes ; elle développe moins de chaleur que le gaz, on peut la diminuer ou l’exagérer à volonté par les variations du courant. Mais, à côté de ces avantages dont on ne peut pas méconnaître la valeur, elle est jaune, elle n’a ni plus ni moins d’intensité qu’un bec de gaz, elle en a la couleur orangée ; l’effet général n’est point changé, le foyer n’est pas devenu plus lumineux, les peintures de Baudry n’en sont pas plus visibles ; on n’a rien perdu, mais on n’a rien gagné, si ce n’est une diminution de chaleur et l’inaltérabilité assurée pour l’avenir aux peintures. Il faut avouer que c’est beaucoup, mais on doit reconnaître que ce n’est pas assez. La question n’est point de faire autant, le progrès exige qu’on fasse davantage, et qu’on jette dans cette belle architecture les profusions de lumière que nous avons rencontrées dans la salle et dans l’escalier ; c’est alors seulement qu’il sera possible d’admirer de nouveau les belles peintures qu’un emploi inconsidéré du gaz a recouvertes d’une couche de charbon et a rendues invisibles, s’il ne les a détruites à jamais. La place de la lumière par incandescence n’est point là ; elle est sur la scène, dans les herses, où elle supprimerait, à tout jamais les dangers d’incendie. En quittant ce foyer qui ne m’avait pas satisfait, je redescendis lentement l’escalier d’honneur qui me frappa de nouveau par le contraste et où je me sentis réchauffé par l’abondante clarté. Je récapitulai la complication de l’ancien système, la multiplicité de ses organes, la faiblesse de ses effets, ce qu’il avait exigé de constructions, ce qu’il avait multiplié de travaux inutiles, combien il avait embarrassé les architectes, combien il avait englouti de dépenses. Je me représentai, d’autre part, la puissance, la simplicité des appareils électriques, la facilité de les approprier à nos besoins, ce qu’ils apporteraient de satisfactions au luxe, à l’élégance, à la sécurité publique, et, chemin faisant, je me retrouvai dans la nuit des rues avoisinantes, d’autant plus profonde et plus triste qu’elle succédait à un plus grand éclat. En face de luminaires qui parvenaient à peine à la diminuer, je ne pus m’empêcher de subir sans l’avoir provoquée une conviction inéluctable. Nous sommes arrêtés par un système qui a fait son temps, à l’aurore d’un progrès indéniable ; il faut renoncer à ce qui ne suffit plus et développer les promesses de l’avenir, donner bénévolement à l’électricité la place qu’elle prend d’autorité et que nulle coalition, nulle résistance ne peut l’empêcher de garder désormais.


J. JAMIN.