Les Entretiens d’Épictète/IV/13

Traduction par Victor Courdaveaux.
Didier (p. 440-443).


CHAPITRE XIII




Pour ceux qui parlent trop aisément d’eux-mêmes.

Lorsque quelqu’un semble nous parler de ses affaires à cœur ouvert, nous sommes entraînés, nous aussi, à lui révéler nos secrets; et nous croyons que cela est tout simple: d’abord parce qu’il nous paraît contraire à l’équité d’écouter les affaires de notre prochain, sans lui faire part à son tour des nôtres; puis, parce que nous croyons que nous ne ferions pas aux autres l’effet d’un homme franc, si nous nous taisions sur nous-mêmes. Que de fois certes on nous dit: « Moi, je t’ai dit toutes mes affaires; et toi, tu ne veux me rien dire des tiennes! D’où cela vient-il? » Ajoutez-y qu’on croit pouvoir se confier en toute sûreté à qui vous a déjà confié ses affaires? Car la pensée nous vient que cet homme ne contera jamais les nôtres, de peur que nous aussi nous ne contions les siennes. C’est ainsi qu’à Rome les gens trop prompts à parler se font attraper par les soldats. Un soldat vient s’asseoir auprès de toi sous l’habit d’un bourgeois; il se met à parler mal de César, et toi, comme s’il t’avait donné un gage de sa bonne foi, en étant le premier au dénigrement, tu dis à ton tour tout ce que tu penses; on te garotte alors, et on t’ emmène. C’est là l’image de ce qui nous arrive à tous. Parce qu’un homme s’est confié à moi en toute sûreté, puis-je de même, moi, me confier au premier venu? Si je suis ce que je suis, je me tais, moi, sur ce qu’il m’a dit. Mais lui, il va conter à tout le monde ce que je lui ai dit. Cela fait, si je lui ressemble, je veux me venger, quand j’apprends la chose, et je conte ses affaires; je l’abîme, et il m’abîme. Si je me dis, au contraire, que personne ne peut nuire à un autre, et qu’il n’y a que nos actes propres qui nous nuisent ou qui nous soient utiles, je parviens bien à ne pas faire comme lui, mais ce qui m’est arrivé par suite de mon bavardage, ne m’en est pas moins arrivé.

— Soit! Mais il est contraire à l’équité d’écouter les secrets de son prochain, sans lui faire part à son tour de quoi que ce soit! — O homme, est-ce que je t’ai provoqué à parler? Lorsque tu m’as livré tes secrets, y a-t-il eu convention que tu entendrais les miens à ton tour? Si tu es un bavard, et si tu prends pour des amis tous ceux que tu rencontres, veux-tu que je te ressemble? Quoi donc! si tu as pu sans danger te confier à moi, mais si l’on ne peut sans danger se confier à toi, veux-tu que je tombe dans le piège? C’est comme si j’avais un tonneau bien solide, toi un tonneau percé, que tu vinsses m’apporter ton vin pour le mettre dans mon tonneau, et que tu t’indignasses ensuite de ce que je ne voudrais pas te confier mon vin. Ma raison serait que tu as un tonneau percé. Comment y aurait-il égalité? Tu te livres à un homme sûr, à un homme honnête, qui croit que ses actes seuls peuvent lui être utiles ou nuisibles, et que toutes les choses du dehors ne sont rien; et tu veux que je me. livre à toi, qui tiens pour rien ton libre arbitre, qui veux arriver à la fortune ou à une magistrature, ou bien faire ton chemin à la cour, quand tu devrais pour cela égorger tes enfants, à la façon de Medée? Quelle égalité y a-t-il là? Montre-moi que tu es un homme sûr, honnête, inébranlable; montre-moi que tes idées sont bienveillantes; montre-moi que ton vase n’est pas percé; et tu verras que je n’attendrai pas que tu me confies tes secrets, mais que j’irai moi-même vers toi pour te prier d’écouter les miens. Qui, en effet, ne voudrait pas se servir d’un vase en bon état? Qu’est-ce qui fait fi d’un conseiller bienveillant et sûr? Qu’est-ce qui n’accueillerait pas volontiers celui qui vient pour ainsi dire prendre sa part du fardeau de vos affaires, et vous le rendre plus léger par cela seul qu’il en prend sa part?

— Oui; mais, quand j’ai confiance en toi, n’auras-tu pas confiance en moi? — D’abord, tu n’es pas un homme qui ait confiance en moi; mais un bavard, qui ne peut rien garder. Car, s’il en était ce que tu dis, tu ne confierais tes secrets qu’à moi seul. Or, aujourd’hui, dès que tu vois quelqu’un inoccupé, tu vas t’asseoir à ses côtés et tu lui dis: « Frère, je n’ai personne qui m’aime plus que toi, ni qui me soit plus cher; je te prie donc d’écouter mes secrets. » Et cela, tu le fais à des gens que tu ne connais pas le moins du monde.

Si tu as cependant confiance en moi, il est évident que c’est parce que je suis sûr et honnête, et non point parce que je t’ai conté mes affaires. Laisse-moi donc être dans les mêmes idées. Montre-moi que, par cela seul que l’on conte ses affaires, on est sûr et honnête. Car, en ce cas, je m’en irais partout dire à tout le monde mes secrets, si je devais à ce prix être sûr et honnête. Mais les choses ne vont pas ainsi; et ce qu’il faut pour être tel, ce sont des principes qui ne sont pas les premiers venus. Si donc tu vois quelqu’un s’attacher aux choses qui ne dépendent pas de son libre arbitre, et leur soumettre ce libre arbitre même, sache que cet homme a des milliers d’individus qui peuvent le contraindre ou l’empêcher d’agir. Il n’y a pas besoin d’employer la poix ou la roue pour lui faire dire ce qu’il sait; un signe d’une femme le fera parler au besoin, ou bien les caresses d’un ami de César, le désir d’une charge, d’un héritage, et mille autres choses de cette espèce.

Il faut donc se rappeler, comme règle générale, que les secrets demandent un homme sûr, avec des principes qui le soient aussi. Mais où trouver cela facilement aujourd’hui? Que l’on me montre un homme capable de dire: « Je ne m’inquiète que des choses qui sont à moi, que nul ne peut empêcher, et qui sont libres de leur nature; c’est là qu’est pour moi le bien réel; que les autres arrivent comme elles se trouvent; j’y suis indifférent. »